La batterie part au galop.


CHAPITRE XXVI

La charge de Balaklava. — À l’ambulance.


À six heures, le lendemain, la diane sonnait, les tambours battaient aux champs. Les clairons se répondaient de colline en colline et par tous les points les troupes arrivaient.

Le général en chef de l’armée française était accouru dès l’aube sur la limite extrême de nos retranchements, limite occupée par le quartier général anglais, afin de prévenir lord Raglan qu’il savait les Russes en marche vers le col de Balaklava.

En effet, en masses compactes les Russes gravissaient déjà les collines du côté de la Tchernaïa, voulant alors, comme toujours par la suite, nous attirer à leur rencontre en dehors de nos excellentes positions.

Au premier coup de canon, la brigade Vinoy et la division Bosquet se portèrent à droite, sur les croupes qui descendent à Balaklava, afin d’appuyer l’extrémité de l’armée anglaise.

Les troupes de réserve restèrent en arrière à côté de l’artillerie à cheval, prêtes à marcher.

Lord Raglan et le général Canrobert se tenaient avec leurs états-majors sur des mamelons voisins, à portée de suivre tous les mouvements, d’envoyer des ordres et de recevoir les messages.

Après plusieurs engagements, il semblait que la journée se passerait en escarmouches et que les régiments d’infanterie des highlanders avaient décidément refoulé l’ennemi.

À midi, lord Raglan crut voir les Russes désarmant de leurs bouches à feu les redoutes qu’ils avaient conquises le matin sur la division turque bousculée au plateau de Kamarac. Pour reprendre ces pièces, lord Raglan ne voulait pas engager le gros de son armée, mais, en lançant à l’ennemi sa cavalerie légère, il crut pouvoir l’empêcher d’emporter les canons.

La cavalerie légère, commandée par lord Cardigan, faisait partie de la division Lucan. Apportant l’ordre du général en chef, le capitaine Nolan partit à fond de train ; mais il dut faire un long circuit, et tout avait changé d’aspect lorsqu’il remit la dépêche à lord Lucan. En ce moment, avec son artillerie et ses tirailleurs, l’ennemi enfilait en écharpe la plaine et la colline où, si elle partait, la cavalerie s’engagerait d’abord afin d’atteindre les canons.

Devant l’hésitation de lord Lucan, de vive voix le capitaine Nolan répéta que « le général devait lancer la cavalerie immédiatement ».

« Mais où faut-il la lancer ? Elle sera écharpée avant d’arriver seulement au bas du ravin.

— Mylord, répondit le capitaine très sèchement, là-haut sont vos canons, et l’ordre est précis. »

Le général n’hésita plus ; mais il s’adressa à l’officier d’ordonnance présent : « Capitaine Keith, dit-il, portez cet ordre à lord Cardigan, et de ma part commandez-lui de se hâter. »

Keith partit, accompagné de Nolan. Lord Cardigan lut deux fois l’ordre de son chef. « C’est incompréhensible, s’écria-t-il, car nous n’arriverions pas dix là-haut. Mylord Raglan doit avoir mal embrassé l’ensemble de la position.

— Voulez-vous, mylord, que je coure au quartier général ? reprit Keith.

— Vraiment, insista Nolan, vos yeux ne vous suffisent-ils pas avec ma parole ? Relisez encore la dépêche ; quant à moi, je puis vous jurer que la décision du commandant en chef ne variera pas. Votre général l’a compris d’ailleurs. Cette hésitation, mylord, ne prendrait-elle pas sa source dans une légère frayeur et… ?

— Capitaine, interrompit Harry Keith en portant la main à son sabre.

— Messieurs, une querelle serait indigne de nous. » Après avoir prononcé ces paroles, lord Cardigan fit sonner la marche, et, sautant sur son cheval, il vint se placer à la tête de sa brigade. Très pâle, les sourcils froncés, il regardait cette belle troupe qui allait mourir.

« Au revoir, Keith, dit-il ; vous parlerez de moi at home. »

Pas un mot à Nolan, qui rangea son cheval à côté de celui de lord Cardigan.

« Mylord, s’écria Keith en se plaçant à la gauche du dernier, mylord, si vous daignez me le permettre, je vous accompagnerai sur la colline.

— Sur la colline, my dear, je ne le pense pas ; mais tout de même merci. »

Et le sabre haut, souriant à la mort, comme il souriait à Windsor en défilant devant la reine, lord Cardigan cria en lançant son grand cheval noir au galop : « En avant le dernier des Cardigan ! »

Des hauteurs voisines, toute l’armée vit dans un tourbillon passer la cavalerie légère, son commandant toujours en tête.

Oubliant qu’il ne pouvait entendre, chacun lui criait : « Arrêtez, c’est insensé ! »

Encore au grand galop, la brigade s’engagea entre les deux mamelons qui lui cachaient la vue des ennemis ; mais alors les Russes commencèrent à tirer à coups répétés sur la troupe. Celle-ci, sabrant un régiment de Cosaques et un escadron de cavalerie, s’en allait toujours plus vite, mais déjà décimée, vers ce but, qui était Tchorgoune et la mort. Rien ne l’arrêta.

Derrière elle se reformèrent les escadrons d’abord enfoncés, puis d’autres en masses compactes l’attaquèrent par son flanc droit ou en avant. Ensuite des feux croisés convergèrent sur la brigade, qui fut bientôt enveloppée. Seulement alors : « Tournez bride, en retraite, » crie le commandant.

Mais en se retirant, il faut combattre. À coups de lances, les Russes poursuivent les Anglais dont pas un ne se débande, en ligne quand même. Les rangs bien éclaircis se resserrent, voilà tout.

Au bas de la colline, on doit traverser une plaine que balayent les canons ennemis des monts Fédioukine.

« En avant ! » crie le général.

« En avant ! répètent les officiers. Là, du secours ! »

Là-bas en effet, prête à donner la main à l’armée anglaise, se trouve la brigade Rosquet… Mais arrivera-t-elle à temps ? Et, par la position de cette plaine, le secours ne peut venir d’aucun autre point.

Les cadavres jonchent le sol, des chevaux sans maître et affolés suivent et heurtent ceux dont ils entravent la marche. Quelques-uns traînent leurs cavaliers désarçonnés, morts ou vivants. C’est effroyable. Et il ne faut pas songer à ralentir ce galop désordonné.

Un officier se débat vainement ; accroché par une main à la crinière de son cheval, il essaye de dégager son pied pris dans un étrier, l’autre étrier est tombé, la selle a tourné… et il sent que c’est fini… Tout à coup une poigne vigoureuse le saisit au collet, le dégage… et, brusquement tombé sur le sol, tout étourdi, il entend ces mots :

« À côté, un autre cheval ; sautez, si vous pouvez. »

L’officier comprend, arrête un cheval sans cavalier, et bientôt en selle il rejoint celui auquel il doit de vivre encore : lord Cardigan qui était maintenant derrière le reste de sa brigade, comme il galopait en front tout à l’heure, toujours le plus exposé : s’il arrive vivant, il arrivera le dernier. Et, hors d’haleine, il s’écrie :

« Tiens, c’est vous, Keith ?

— Oui, mylord, grand merci, reprend Harry d’une voix éteinte.

— Et Nolan ?

— Resté là-haut.

— Dieu ait son âme et la nôtre, s’il daigne… »

À l’instant même une volée d’obus atteint encore la malheureuse troupe ; à une centaine de mètres plus loin elle se fût trouvée hors de danger sous le feu de nos positions avancées. Un seul homme survivra-t-il parmi ceux qui accomplissent cette charge, restée légendaire, des cavaliers anglais à Balaklava ?

À environ un kilomètre des Russes, l’arme au bras, la division Bosquet attendait l’ordre de charger. Au commandement et comprenant l’importance d’une rapide attaque, le général s’adressa à l’un de ses officiers d’ordonnance :

« Allez, lui dit-il, trouver l’officier d’artillerie de ma division, et en mon nom ordonnez-lui de porter en avant sa demi-batterie, de manière à prendre en écharpe la ligne des tirailleurs ennemis, sur laquelle alors, profitant de sa surprise, je lancerai mes colonnes à l’assaut. »

L’officier, c’est Ferdinand qui répond : « Oui, mon général ; mais ensuite dois-je rester ou revenir ?

— Restez jusqu’à ce que vous ayez vu l’ordre exécuté. »

À cheval et au galop, Ferdinand atteint la batterie ; là il transmet à l’officier les ordres du général.

Cet officier, il le reconnaît : c’est le même qui avec les servants hissait une demi-batterie au-dessus d’Almatanack.

Le lieutenant comprend et exécute rapidement le plan de son chef. La batterie, déjà attelée, part au galop et s’arrête seulement à l’extrémité de la ligne des tirailleurs ennemis : «  À coups de sabre et de pistolet, déblayez le terrain ! » s’écrie l’officier, et s’adressant à Ferdinand, il ajoute :

« Vous, capitaine, allez vers la droite, où certainement l’adjudant n’a pas compris mes ordres. »

Ferdinand se précipite, les balles tombent dru et sifflent ; mais il parvient à l’extrémité de la batterie. En effet, l’adjudant hésitait, arrêté :

« En avant ! lui crie Ferdinand ; en avant donc ! ordre de votre capitaine. »

Regardant alors, il reste un moment stupéfait. C’est Thomy, cet adjudant.

Enfin, les pièces sont mises en ligne, et leur tir rapide et précis enfile les rangs ennemis.

Mais l’officier d’artillerie tombe à bas de son cheval, blessé à la tête.

L’adjudant Thomy l’aide à se remettre en selle.

Cet adjudant se distingue par l’intelligence avec laquelle il exécute les divers commandements.

Profitant du désordre causé par la canonnade, les colonnes d’infanterie s’élancèrent à l’assaut des batteries russes, qui de ce côté-là furent conquises presque sans combat.

Sur un autre point, des escadrons de cavalerie, la brigade d’Allonville et des bataillons de chasseurs avaient démonté les pièces qui mitraillaient la brigade Cardigan. Le combat fut meurtrier, mais le but était atteint quand sonna la retraite. Une canonnade sans effet termina cette journée, « mal engagée », disait le général Canrobert.

En somme, et malgré des combats où nous eûmes l’avantage, les Russes avancèrent ce jour-là, car ils s’établirent dans la vallée de la Tchernaïa et sur trois mamelons repris à la division turque.

Cette sortie prouva aux généraux en chef que leurs ouvrages avancés s’étendaient trop loin. Les Anglais abandonnèrent donc leurs lignes extrêmes de défense pour se concentrer sur les collines dominant la vallée et le port de Balaklava.

Dans la soirée qui suivit la bataille, au quartier général français, autour des généraux, quantité d’officiers apportaient ou emportaient des dépêches.

Arrivant du camp anglais, Ferdinand rendit compte au général Bosquet de ce qu’il avait appris à propos de la terrible charge dont toute l’armée parla bien longtemps.

« Enfin, qu’en reste-t-il debout ? demanda le général.

— Mon général, ils étaient sept cent cinquante, dont la moitié survit, deux cent cinquante ont déjà succombé parmi les blessés ; beaucoup succomberont encore, et cinq cents chevaux sont morts. Mais celui qui s’est constamment exposé, lord Cardigan, n’a pas une égratignure ; je viens d’avoir l’honneur de lui être présenté, il avait de grosses larmes dans les yeux en me parlant de l’héroïsme des soldats et des officiers. Pas un n’a hésité, reculé ou murmuré, et tous en partant connaissaient le sort probable qui les attendait ! Il paraît que lord Cardigan répète à chaque instant : « Quelle chose horrible de leur survivre ! » Et figurez-vous, mon général, que cet aide de camp de lord Lucan, Harry Keith, mon ami, eh bien, il a chargé aussi à côté du commandant sans recevoir une balle. Mais le capitaine Nolan est tombé des premiers.

— Une grosse responsabilité pour les généraux d’avoir donné ou fait exécuter cet ordre, répliqua le général Bosquet. Notre division s’est distinguée ; en tout cas, ajouta-t-il, je suis content d’elle, de vous aussi, qui me semblez bien pâle. Seriez-vous blessé ?

— Blessé, je ne sais… Peut-être, » répondit Ferdinand, prêt à se trouver mal.

Pendant l’action une balle, reçue à l’avant-bras, lui avait causé une assez vive douleur, puis au milieu de l’exaltation du combat il n’y avait plus songé ; mais, en quittant la tente de son chef, il dut s’appuyer sur des soldats pour se rendre à l’ambulance, où l’on constata une fracture de la clavicule. Après l’avoir réduite et une fois les bandages posés :

« C’est une jolie petite blessure, bien propre, dit le chirurgien ; une blessure charmante, sans plaie, et vous ne manquez pas de chance, jeune homme, car, si cette balle qui vous a frappé n’avait été amortie, votre épaule serait en bouillie. »

Ensuite, et malgré « cette chance », Ferdinand souffrit horriblement pendant les premiers jours. Il eut une fièvre ardente, le délire et l’épaule fort douloureuse.

Cependant les attaques des Russes continuaient tantôt sur un point, tantôt sur un autre. De chaque côté on faisait de formidables apprêts : une grande bataille était probable et prochaine…

Galopant entre les deux camps, Keith venait chaque soir à l’ambulance du Clocheton, et là il s’ingéniait à soulager son ami et aussi les autres blessés. La vue du jeune Anglais amenait un sourire dans tous les yeux. Le général Bosquet témoigna beaucoup de sympathie à son « petit enseigne », le général Bouat encore davantage. À côté du lit de Ferdinand un officier de chasseurs souffrait aussi, mais d’une blessure incurable, car on venait de lui couper la jambe gauche au-dessus du genou.

L’amputé était un tout jeune homme et qui supporta héroïquement l’opération. Seulement, lorsqu’elle fut terminée, il sourit tristement en regardant le membre séparé du tronc et qu’on n’avait pas encore emporté.

« Qu’en va-t-on faire ? » demanda-t-il au chirurgien.

Celui-ci répondit : « On va enterrer cela avec les autres objets du même genre.

— Objet est charmant, répliqua l’officier. Eh bien, on m’obligera fort en mettant sur ma jambe le papier que je vais vous donner. »

Alors, demandant son calepin, il en déchira un feuillet où il écrivit ces mots :

« À l’une de mes meilleures amies. Regrets éternels. »

« Voilà qui est bien français, » dit le général en chef, à qui l’anecdote fut racontée le soir même par un témoin.

Un matin, déjà soulagé, Ferdinand écoutait le bruit de la canonnade, qui ne cessait plus jamais, et il s’impatientait d’être cloué là, bon à rien :

— Mon capitaine, lui dit son ordonnance, un capitaine de marine demande après vous.

— Eh bien, priez-le d’entrer, répliqua Ferdinand, qui poussa un cri de joie en apercevant Langelle.

— Mon cher Résort, s’écria celui-ci, quelle joie de vous voir sain et sauf ! Ah ! que je suis donc content, mon vieux Résort. »

Et il ajouta, un peu ému, en pressant doucement la main non attachée :

« À bord, on parle de cette blessure-là ; vous avez été d’un chic, paraît-il. Enfin, ça leur montre ce que nous valons, à ces bons troupiers. Et le général en chef ne nous a-t-il pas adressé un bel ordre du jour ! Mais, voyons, quand serez-vous sur pied ?

— Pas encore, j’en ai peur. Et toutes les nuits une bête de fièvre me prend.

— Ces ambulances sont malsaines, trop encombrées. Il faudrait passer quelques jours à notre bord. Si vous y consentez, j’en demanderai l’autorisation au commandant Jehenne, un de nos meilleurs officiers et des plus charmants. Aussitôt que le docteur vous jugerait en état, nous choisirions un jour où le Henri IV serait mouillé à Kamiesh, et une corvée de matelots vous y porterait, hein ?

— Oui, si décidément le docteur ne veut pas signer mon exeat avant les trente jours révolus, j’irais volontiers passer une quinzaine auprès de vous. Comme c’est gentil de me le proposer !

— Le commandant Jehenne est fort lié avec votre père, ainsi la chose ira de soi. Mais, dites-moi si vous avez reçu des nouvelles de l’amiral ?

— Oui, et de ma mère, qui s’inquiète parce que mon père est revenu de la Baltique le mois dernier extrêmement fatigué. Sa croisière a été très dure, vous le savez ; cependant il espère obtenir le poste d’un des contre-amiraux qui débarqueront de l’escadre Hamelin.

— On parle trop à côté du lit no 7, cria un vieux chirurgien occupé non loin des deux amis.

— Je m’en vais, docteur, » répondit Langelle, et il ajouta au moment de quitter l’ambulance :

« Préparez-vous donc, Résort, à passer une semaine ou deux à bord. »

Le jour suivant, Ferdinand reçut la visite de Thomy, qu’il ne trouva point changé à son avantage. Assez beau garçon, cet adjudant, mais trop élégant, sanglé, pommadé, coiffé, et avec des yeux ne regardant jamais en face.

Après s’être légèrement enquis de « la famille », Thomy parla longuement de lui-même : « Débarqué de la Coquette, à Rio, il fut renvoyé après sa guérison en France et bientôt embarqué sur un vaisseau de l’escadre d’évolution. Il venait d’être libéré lorsque la guerre éclata. En ayant assez de la marine, il se réengagea dans un régiment d’artillerie partant pour la Crimée ; bientôt brigadier, il obtenait à l’Alma ses galons d’adjudant ; à Balaklava Ferdinand l’avait vu à l’œuvre.

« Car je puis vous appeler ainsi quand nous serons seuls, comme dans notre enfance ? continua le sous-officier.

— Certainement, » répondit l’enseigne, mais sans aucune chaleur, et très choqué par cette indiscrétion. Thomy en arriva bientôt au but intéressé de sa visite.

« Plusieurs adjudants, dit-il, ont été proposés pour le grade de sous-lieutenant ; je n’ai pas eu leur chance. À Balaklava, sans mon secours, notre lieutenant eût été foulé aux pieds des chevaux, écrasé peut-être, le voilà capitaine. Il m’a récompensé, je ne le nie pas, et proposé à notre colonel ; mais ensuite le général Bosquet a effacé mon nom sur la liste qui doit être soumise au commandant en chef. Je sais, Ferdinand, que vous êtes fort bien avec le général Bosquet, et je vous supplie de me recommander à lui ; faites cela en souvenir de notre enfance et au nom de votre mère. Les protections m’ont toujours manqué : je serais pourtant un officier tout aussi bon, sinon meilleur, que beaucoup. »

Ferdinand ne sut pas refuser ce qu’on lui demandait au nom de sa mère, quoiqu’il ne se sentît nullement charmé des manières et du ton de Thomy, et que de leur commun embarquement sur la Coquette il se souvînt d’une foule de choses très ennuyeuses. Des soupçons aussi revenaient à son esprit, oubliés milieu de tant d’autres événements. Mais, ces soupçons n’ayant, en somme, aucune base solide, Ferdinand se les reprochait, et, afin de compenser ce tort imaginaire, il recommanda chaudement l’adjudant Thomy au général Bouat.

Deux jours après, ce dernier rendit visite au blessé, et aussitôt assis il s’écria :

« Eh bien, jeune homme, Bosquet m’a traité de la belle façon à propos de votre artilleur : « Vous perdez la tête, m’a-t-il dit, vraiment, Bouat ; avant de faire une pareille démarche au sujet de cet oiseau-là, vous eussiez dû consulter ses notes ; elles m’ont appris que c’est un garçon vantard, insolent, beau parleur, pilier de cantine, constamment puni, et qui se sert d’une réelle intelligence pour discourir sur les chefs et les événements, excitant aussi ses camarades à l’indiscipline ; ces soldats-là sont la plaie de l’armée et leur nombre augmente tous les jours. Et jamais je ne les propose, ni ne les proposerai. Ainsi, Bouat, allez vous promener, vous et votre adjudant ; mais, auparavant, parlons de Résort, que j’ai proposé pour le grade de lieutenant de vaisseau. »

« Naturellement, continua le bon général Bouat, en lui donnant de vos nouvelles, je n’ai point informé Bosquet que vous-même m’aviez lancé cet artilleur dans les jambes. Allons, mon enfant, ne prenez pas un air désolé, vraiment la chose a fort peu d’importance. Avant de vous quitter, je puis vous annoncer que Bosquet vous autorise à passer quelque temps à bord du Henri IV. Décampez donc au plus vite.

— Merci, mille fois, mon général, vous êtes pour moi d’une bonté dont je suis bien touché ; mais une bataille est prochaine.

— Qu’y feriez-vous avec votre bras droit inerte et la fièvre qui revient tous les soirs ? »

C’était trop vrai, et Ferdinand se résigna. On put le transporter sur un cadre jusqu’à la plage de Kamiesh avec d’autres blessés expédiés à Constantinople ou à Scutari. Lui, alors, s’estima heureux de prendre seulement passage à bord d’une grande chaloupe, le 4 novembre, dans la soirée, veille de la bataille d’Inkermann.

Arrivé sur le pont du Henri IV, il ressentit la joie qu’éprouvent tous les marins, après une absence, en se retrouvant à bord, sur un beau vaisseau, dans ce milieu aimé dont beaucoup médisent et que tous regrettent dès qu’ils s’en éloignent.

« C’est bon, dit Ferdinand en descendant au carré, appuyé sur Langelle, c’est agréable de respirer cette excellente odeur de goudron, et encore avec vous.

— Oui, répondit l’autre, vous ne sauriez croire le plaisir que j’ai à vous sentir chez nous. Allons dîner, je vous présenterai à ces messieurs, ensuite au commandant, un type accompli, vous verrez. À propos, vous me parlerez de notre vieux Le Toullec ; il est à Toulon, n’est-ce pas ? Je lui écris de temps en temps, sans jamais obtenir de réponse, parce que, m’a-t-il avoué : « Le style et l’orthographe, ça m’embarrasse toujours. » Quel digne homme ! ici il se fût battu joliment à l’occasion. L’heureux temps que celui de la Coquette ! Vous êtes dans votre épanouissement ; moi, regardez, mes cheveux deviennent tout gris, et je passerai au grade très prochainement. Voilà qui marque le pas à l’âge mur ! »