Une forte rafale atteignit l’embarcation.


CHAPITRE XV

Double sauvetage.


En vue de la Martinique le 16 février, la Coquette s’engagea dans le canal du Sud, entre Sainte-Lucie et la Martinique. À vingt-cinq milles au large, on apercevait déjà les montagnes Vertes, qui, en bornant l’horizon, se dressent au-dessus de l’île. Jusqu’à leurs sommets, ces montagnes sont couvertes d’une superbe végétation tropicale.

L’île doublée, voilà le Diamant, roche qu’il faut contourner en la laissant par tribord. On navigue près des côtes. Très profondes, les eaux sont d’une grande transparence. Le vent est debout ; on doit courir trois bords en veillant les petites voiles, à cause des rafales, et en évitant le banc Saint-Marc, seul écueil de cette magnifique rade. Enfin on mouille en fond solide près de Fort-Royal, à Fort-de-France.

Au bout d’une demi-heure, sa baleinière déposait le commandant au bas d’un escalier, en vue de la statue de l’impératrice Joséphine, édifiée sur la Savane. La Savane est une belle promenade, où était et est encore située l’habitation du gouverneur.

Deux heures s’écoulèrent, qui parurent bien longues aux officiers et aux hommes, tous consignés à bord jusqu’au retour de leur chef. Sans crépuscule, la nuit allait tomber tout d’un coup. Une délicieuse fraîcheur invitait à descendre ceux qui n’étaient pas de service. Des promeneurs, des voitures commençaient a parcourir la Savane ; on les apercevait de la dunette, et non sans un violent sentiment d’envie. Aussi un cri de joie salua-t-il l’annonce de la baleinière du commandant accostant à l’échelle de tribord. Mais la malheureuse embarcation, ayant pris trop d’aire, heurta violemment les derniers échelons, et, pour n’avoir pas assez vite rentré leurs avirons, les matelots furent vertement apostrophés par Le Toullec.

« Il jure ses plus gros mots, murmura Langelle ; je pressens quelque chose de désagréable. »

Les prévisions du lieutenant se trouvèrent justifiées, et tous à bord partagèrent bientôt l’irritation du commandant, lorsque celui-ci, en montant sur le pont, s’adressa à son état-major :

« Messieurs, dit-il, aussitôt parés, et nos rechanges prises, avec des vivres frais, nous partirons pour le Gabon, car le gouverneur charge la Coquette d’une mission de confiance consistant à larguer là-bas un souverain nommé Charlemagne. Vous pensez que je déraisonne, pas vrai ? ajouta Le Toullec, qui s’excitait à mesure ; non vraiment, continua-t-il, je suis dans mon bon sens, et ce serait à rendre fou cependant ! mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports ! Ceux qui sont libres peuvent aller à terre, ils n’iront pas souvent ici, et vous, Langelle, venez chez moi, j’ai des ordres à vous transmettre.

— Mais la Caravane ? demanda un officier au moment où le commandant s’éloignait.

— Ni vu, ni connu ; j’espère qu’elle est perdue corps et biens, cela leur apprendra ! Parole d’honneur, l’amiral croyait-il pas que nous l’apportions dans la soute aux poudres ? car tout de suite il m’a fait la même question, et je lui ai répondu : « Monsieur le gouverneur, depuis le golfe de Gascogne pensez-vous que nous ayons seulement aperçu son bout-dehors ? » Ma réponse a fait rire l’amiral Bruat ; mais, à la fin, il m’a renvoyé en prenant son grand air, et le diable d’homme sait prendre cet air-là quand il veut. « Commandant, m’a-t-il dit, les ordres sont des ordres et votre devoir consiste à les exécuter sans murmure. Allez, je vous salue. » Tout ça parce que je bougonnais à propos de Charlemagne, mille… »

Là-dessus, les deux commandants disparurent, laissant les officiers aussi intrigués que possible ; leur curiosité gagna vite l’équipage. Enfin le lieutenant revint et donna la clef de l’énigme.

Charlemagne était un nègre de la tribu des Paugonés[1], amené par un navire de commerce du Gabon à Fort-de-France, se disant ou se croyant sorcier. Il arriva à la Martinique aux jours troublés qui suivirent l’abolition de l’esclavage en 1848.

Parlant un mauvais français, possédant une espèce d’instruction des plus fantaisistes, il exerça bientôt une grande influence sur les faibles cerveaux de ses « f’é’es en couleu’ », ainsi qu’il les appelait ; il leur racontait d’interminables légendes sur son propre « a’ié g’andpé, l’empé’eu’Cha’lemagne » (on sait que les noirs ont une peine extrême à prononcer les r). Il fallut que les autorités comptassent avec celui-là, car, disait-il : « Si moâ commandait : Allez, b’ulez cases, moulins des blancs, quoi ça qui a’ive’ait ! » Et c’était absolument vrai : toute cette race brusquement affranchie ne demandait qu’à faire le mal.

Néanmoins les têtes se calmèrent un peu ; nommé gouverneur de la Martinique, l’amiral Bruat profita d’un moment de brouille entre massa Charlemagne et ses amis pour décider le premier à rejoindre sa patrie. Charlemagne se laissa tenter par l’offre de partir sur un navire de guerre où lui-même serait nourri à la table du commandant.

Il ne fallait pas laisser au nègre le temps de se rétracter ou de se réconcilier avec ses anciens adhérents. La Coquette arrivant, ce fut elle qui « écopa » cette ennuyeuse mission, dont à bord chacun prit philosophiquement son parti, après les premières heures données à la mauvaise humeur. Seul Le Toullec sacrait, jurait à cœur joie, au demeurant le plus brave homme du monde, quoique son lieutenant ne lui accordât pas une qualité.

Quel métier il accomplit alors à Fort-de-France, ce pauvre second, et quelles bourrades il reçut de son commandant ! Ah ! s’il avait trouvé un officier disposé à permuter !

« Mais, vous comprenez, Résort, disait-il, en admettant qu’il s’en rencontrât un ici, je devrais l’avertir au sujet du commandant, et alors il refuserait ce poste peu enviable. Je n’ai qu’à me résigner ; d’ailleurs j’aurais peine à quitter cette jolie corvette, vous et les autres. Savez-vous combien de fois j’ai pu aller à terre depuis une semaine ? Une seule, et pour quatre heures. Je vais descendre un moment ce soir, car, à force de piétiner sur place, mes jambes commencent à s’engourdir. Voulez-vous m’accompagner ? Nous serons de retour avant l’heure de votre quart.

— Merci beaucoup, lieutenant, j’accepte. À quel moment faut-il être paré ?

— Dans dix minutes ; nous prendrons un bateau de passage, il m’attend déjà, car, sauf le canot-major et la baleinière du commandant, les embarcations sont toutes à la peinture. » (Or, chacun le sait, lorsqu’il s’agit de peinture, un bon second devient féroce et se prive comme il prive les autres.)

Il avait plu dans la journée : c’était la saison de l’hivernage, avec des grains chauds et des rafales, celles-ci très fortes, et comme toujours arrivant du fond de la rade par une vallée appelée Lamantin. Cela est si bien établi, que les noirs donnent aux rafales le nom de « Lamantins ».

Manœuvrés par deux nègres et généralement avec une grande habileté, les bateaux de passage portent une seule voile carrée, dont les écoutes très longues sont tenues en main.

En embarquant avec Ferdinand et Stop, Langelle murmura entre ses dents : « Il me semble que le patron a bu. »

Certainement le nègre titubait en tenant la barre ; Langelle prit sa place en lui disant :

« Mets-toi aux écoutes, vous ne serez pas trop de deux, car les rafales paraissent dures. »

Le nègre obéit sans protester, il tomba sur son banc, ses gros yeux lui sortaient de la tête.

« Oui, dit-il, ça sû et ce’tain, g’os Lamantin, faut veiller, pas chavi’er, aut’ement’equins tout autou’gober nous, ça pas long. » (Sûr et certain, faut veiller, autrement requins tout autour gober nous, ça pas long.)

Mais il ne veillait pas, et deux fois il raidit son écoute, au lieu de la larguer comme faisait son camarade, au commandement de Langelle, et, la voile à demi retenue, l’embarcation s’engageait aussi à moitié. « Il n’en faudrait pas une troisième pour capoter, s’écria Langelle. Résort, prenez la place de cette brute ; mais d’abord ôtez votre sabre, on ne sait pas ce qui peut arriver… Ah !… » s’écria-t-il. Il n’eut pas le temps d’achever. À l’instant même où l’aspirant quittait sa place et se disposait à obéir, une forte rafale atteignit l’embarcation et la coucha au ras de l’eau en un clin d’œil, parce que la voile résista au lieu de donner… Langelle et Résort crurent que, l’écoute lâchée, la barque se relèverait ; au contraire, restant engagée, elle se remplit et coula bientôt à pic. Gardant tout son sang-froid : « Nageons, dit Langelle, et faisons grand bruit, crions, à cause des requins ; un bateau va passer par ici dans un instant. »

En effet, à une faible distance, des cris répondirent à l’appel des naufragés, qui aperçurent bientôt une barque ; mais alors il se passa quelque chose d’effroyable : on entendit comme un hurlement désespéré, et bientôt une grande tache rouge apparut à la place où le patron nègre nageait quelques secondes auparavant…

« Les jambes hors de l’eau, s’écria Langelle ; Résort, agitez donc les jambes, les bras, criez donc plus fort.

— Je ne… puis…, répondit une voix à peine distincte, je… ne puis…, mon sabre m’entraîne… Laissez-moi, laissez-moi…, » ajouta le pauvre enfant que l’officier essayait en vain de soutenir. Celui-ci n’hésita pas, il plongea, pour dégrafer le ceinturon de l’aspirant.

Là-dessous un bruit sinistre, des mâchoires acharnées sur le corps du nègre… Lorsque Langelle reparut, soutenant Résort enfin débarrassé de son sabre, tous les deux purent agiter leurs pieds en criant à tue-tête jusqu’à l’arrivée d’une grande embarcation de commerce, où les officiers furent promptement hissés par l’arrière, tandis que l’autre nègre grimpait seul par l’avant. La tache rouge restait encore visible à quelques mètres.

Pendant qu’on s’empressait autour de Ferdinand, à moitié évanoui :

« Et Stop ? cria Langelle, il nous suivait, il n’y a qu’une seconde. Stop ! Stop ! répéta-t-il.

Wap, wap, » fit une voix plaintive. Tous alors aperçurent le chien qui fuyait devant un ennemi invisible ; affolé, il s’éloignait du secours au lieu de s’en rapprocher. Sans rien entendre, après avoir arraché son habit et ses souliers, Langelle sauta à l’eau, nageant à force de bras, les pieds en l’air et poussant des cris sauvages. Stop atteint, saisi par le collier, dix bras tendus au-dessus des plats-bords de l’embarcation enlevèrent l’homme et le chien.

La scène n’avait pas duré longtemps ; mais jamais Résort n’en perdit le souvenir ; il se rappela toujours ces minutes d’angoisses où on le retenait de force pendant que son sauveur courait au-devant d’une effroyable mort. Ensuite il sanglotait en embrassant Langelle, qui, impassible, caressait Stop et regardait le long des plats-bords les requins mis en appétit et dont les horribles têtes émergeaient de temps en temps.

Au carré, on ne s’entretint, pas d’autre chose le lendemain et après l’appareillage. Quels risques avaient couru l’officier et l’aspirant ! car aux Antilles les rades fourmillent de requins. Sans compter Stop, sauvé par son maître, au péril de sa vie. Résort était présent, invité à déjeuner.

« Écoutez, mon petit, lui dit alors Langelle, si vous n’imitez la réserve de mon chien, je ferai un malheur ! Ainsi, tâchez de ne plus me parler de reconnaissance ou d’autres balivernes pareilles ; en tout cas, je suis à peine quitte envers votre père. »

Un officier l’interrogeant, Langelle raconta l’histoire de cette nuit passée sur une bouée, dans le Pacifique, et il ajouta : « Voilà ma troisième noyade ; trois étant un nombre fatidique, je pense que je mourrai sur la terre ferme à présent.

— Trois, nous en connaissons seulement deux ? dans quels parages l’autre ?

— En rade de Brest tout simplement, en 46 ; j’étais enseigne alors et nous revenions de l’Atlantique sud, après une croisière de trente mois, pendant laquelle notre commandant avait fait de tels coups d’écoute, si risqués, parfois si intempestifs, que nous croyions la Doris insubmersible. Au cap Horn, par exemple, lorsque plusieurs navires rencontrés ou croisés avaient deux et trois ris, nous n’en prîmes qu’un seul. Ensuite à la hauteur de Montévidéo, le commandant et un capitaine baleinier anglais firent un pari : à celui qui apercevrait le plus tôt Rio. Nous gagnâmes le pari, malgré un coup de vent, une mer démontée, et nous arrivâmes notre bout-dehors cassé avec de graves avaries, que le commandant paya de sa poche… Et près de la pointe du Portzic, rentrant au port, un violent grain du nord-ouest s’abattit sur la Doris ; le grain arriva tout d’un coup avec une saute de vent. Par les panneaux ouverts, l’eau embarqua dans la cale et nous coulâmes avant de nous être rendu compte du danger. Sur les bâtiments mouillés aux environs, les hommes de veille crurent avoir rêvé d’une corvette entrant en rade toutes voiles dehors, qu’un grain épouvantable masqua bientôt, et, le grain dissipé, plus rien du tout ! seulement au milieu d’un grand remous dans l’eau, des têtes çà, et là, et des mains s’accrochant à des épaves. Plusieurs embarcations arrivèrent, qui repêchèrent trente hommes sur quatre-vingts, et moi seul d’officier. Ah ! mes enfants, je vous donne ma parole que, pour ne m’être pas noyé aussi, je me sentais bien honteux devant la femme de mon commandant lorsque celle-ci voulut me voir ensuite ! je pleurais aussi fort qu’elle et j’aurais voulu être à la place de son mari. Eh bien, qu’est-ce ? dit Langelle, en s’adressant à un timonier qui venait d’entrer au carré.

— Lieutenant, c’est le gabier Thomy Fontaine : il fait le train à l’avant, et il dit comme ça que sa punition elle n’a point été ordonnée par vous, lieutenant, mais seulement par le quartier-maître de manœuvre, et alors…

— Et alors, vous n’êtes qu’un animal vous-même, pour oser répéter des bêtises pareilles, et je ne vous conseille pas de continuer, vous entendez ? Sortez et envoyez-moi le capitaine d’armes. »

Ce dernier arriva bientôt. « Martin, lui dit Langelle, faites mettre aux fers pour trois jours le gabier Fontaine, qui a refusé de se rendre de bonne volonté au magasin général.

— Très bien, lieutenant. » Et le capitaine d’armes se retira l’air fort satisfait, ajoutant à mi-voix : « Ça ne sera pas volé, car le matelot pourrait gâter l’esprit des hommes de sa bordée. »

Conduit au cachot et mis aux fers, Thomy vit encore sa peine doublée pour avoir battu et injurié les hommes qui l’emmenaient à fond de cale ; ensuite il passa quinze jours encore en prison parce qu’il avait adressé directement et sans la faire passer hiérarchiquement une réclamation écrite au commandant à propos des injustices dont on l’accablait.

De ce côté-là les prévisions de M. de Résort se réalisaient également à bord de la Coquette. Thomy était le plus mauvais comme le plus indiscipliné des matelots.

Vaniteux, sot et menteur, le petit héritage du berger ne lui servait qu’à faire des folies et aussi à éblouir ses camarades, auxquels il racontait cent bourdes. Tantôt il se disait le fils d’un homme riche et titré, qui l’avait embarqué pour le punir d’avoir mené trop grand train à Paris. À d’autres il confiait, sous le sceau du secret, qu’il était le frère aîné de « Résort » et que leur mère à tous deux, remariée au comte de Résort, tremblait devant son second mari ; ce dernier, à force de mauvais traitements, l’avait obligé à s’engager dans la marine, où il serait déjà officier si auprès des amiraux son beau-père ne se trouvait toujours au dernier moment pour faire biffer d’une promotion le nom de celui qu’il poursuivait d’une haine implacable. Cependant la malheureuse comtesse de Résort vendait ses joyaux, afin que son fils ne manquât de rien. Au contraire elle n’envoyait aucun cadeau à Résort, qu’elle n’aimait pas. Un jour lui, Thomy, et par une grand’tante, il toucherait un gros héritage, et alors il se vengerait de ces Résort, etc. Quelques matelots ajoutaient foi à ces histoires, d’autres en riaient, mais ils profitèrent tous des largesses que Thomy fit à la Martinique aux hommes de sa bordée ; là des cabarets vidèrent plus d’à moitié les poches du filleu, de Thomas le berger.

Quant aux quartiers-maîtres et aux maîtres, ils prirent promptement en aversion le mauvais gabier, qui leur rendait la tâche difficile et soufflait un esprit de révolte à bord, les matelots étant tous plus ou moins semblables à des enfants et prêts à subir une bonne comme une mauvaise influence.

Vis-à-vis de Ferdinand, son ancien camarade de jeux, Thomy se montrait tantôt très insolent, tantôt trop familier. D’abord, l’aspirant essaya de prendre quelque influence sur le jeune matelot, le raisonnant, le sauvant aussi de maintes punitions méritées, toujours ému lorsque le dernier l’implorait au nom de « Mme de Résort, sa bonne protectrice » ; mais, un jour, le hasard l’ayant rendu témoin auriculaire d’une des histoires que Thomy racontait à ses camarades, Ferdinand traita comme il le méritait ce « misérable menteur », auquel l’aspirant ne voulut ensuite jamais parler hors du service.

Dès lors Thomy, plein de haine, rêva de se venger, mais sans courir aucun risque, parce qu’il était aussi lâche que foncièrement mauvais.




  1. Les Paugonés, de belle race noire, sont peu nombreux et très doux ; ils vivent au Gabon près de la mer, dans des villages de quatre à cinq cents habitants ; ces villages sont séparés par d’assez grands espaces les uns des autres.