L’embarcation accoste la bouée.


CHAPITRE VIII

Une bouée dans l’océan Pacifique et une nichée de martins-pêcheurs à la Hague.


Un autre hémisphère. Deux jours après avoir quitté Valparaiso, sa première relâche dans le Pacifique, le Neptune se trouvait à la hauteur de Coquimbo (Chili). Le soleil allait disparaître. Sous son immense voilure, au milieu de ces eaux très calmes, le navire avançait lentement, et à l’approche de la nuit la brise mollissait.

Tambours et clairons avaient rappelé au branle-bas, et, les couleurs amenées, l’aumônier venait de réciter la prière à l’équipage tête nue et rangé sur le pont. Les gabiers commencèrent bientôt la distribution des hamacs. Glissant alors sur l’écoute de misaine que le vent ne raidit plus, un des gabiers tombe à l’eau. « Un homme à la mer ! » crient ses voisins. « Coupez les bouées, commande l’officier de quart ; la barre dessous toute ; baleiniers de sauvetage, embarque. » Le vaisseau est bientôt en panne, bâbord au vent. En même temps, la baleinière fait force de rames, nageant vers une bouée sur laquelle, malgré l’obscurité croissante, on distingue un homme accroché. L’embarcation accoste promptement, ensuite elle rallie le vaisseau avec l’homme et la bouée. Et, une fois la baleinière enlevée par des garants à l’avant, le commandant donne l’ordre de remettre en route vers le nord.

La vie régulière a repris son cours. La bordée est étendue sur le pont. Penché au dehors sur son banc de quart, l’officier de service surveille la brise qui mollit toujours. La nuit tombe, sans lune ; les étoiles magnifiques illuminent le ciel. Le commandant et le capitaine de frégate arpentent la dunette.

« Très bien faite, cette dernière manœuvre, dit le premier, pas un fil de caret cassé avec toutes ces bonnettes. Ce jeune Kérec est déjà un bon officier et vos baleiniers ont été parfaits.

— Oui, commandant, mais ils ont oublié la seconde bouée, jetée après l’autre, de sorte qu’avec les deux enlevées par une lame au cap Horn, il en reste seulement une à bord, et c’est peu.

— Eh bien, mon cher, nous en achèterons au Callao.

— Certainement ; mais d’ici là, qui sait ? Et si nous perdions un homme faute de bouée ?… Nous avancerons peu cette nuit. La brise telle quelle sera remplacée à minuit par des souffles de terre, et, tout considéré, ne pensez-vous pas, commandant, qu’il serait facile de combiner nos routes de façon à nous trouver au point du jour sur la bouée perdue ?

— Hem ! je ne verrais pas absolument d’obstacle à tenter l’aventure ; mais le succès m’en paraît douteux. À votre guise, cependant. Bonsoir, Résort, à demain. Je vais écrire les ordres pour la nuit. »

Le lendemain dès l’aube on gouvernait sur la bouée restée suivant toute probabilité à quelques milles dans le sud. Brise molle de l’est et mer plate. Le Neptune « au plus près » filait à peine deux nœuds ; glissant sans secousse, il semblait immobile sous ses voiles très légèrement gonflées. Les hommes de vigie, longue-vue en main, fouillaient l’horizon. L’aspirant de quart était sur les barres du petit perroquet, et sur la dunette les deux commandants regardaient avec leurs jumelles. Cette recherche d’un morceau de bois, perdu au milieu du Pacifique, intéressait tout l’équipage à un égal degré.

« La bouée devant, un quart par tribord », cria-t-on du mât de misaine.

L’intérêt augmentait, tous admiraient le coup d’œil du chef. M. de Résort se frottait les mains. On avait mis la bordée de quart au poste de manœuvre.

« Voyez-vous aussi la bouée ? demanda le commandant à l’enseigne de service sur le gaillard d’avant.

— Oui, commandant, elle nous reste très peu sur bâbord. Ah… mais… mais… oui… j’en suis certain !… il y a quelqu’un dessus, un homme !

— Allons donc… » cria le commandant. Mais l’officier de manœuvre ajouta, son binocle à la main : « Il y a positivement quelqu’un sur cette bouée. »

Bientôt on n’en put douter : tout extraordinaire et invraisemblable que cela parût, il y avait quelqu’un sur la bouée, et maintenant à l’œil nu on distinguait un homme, le bras en l’air, agitant un objet.

Dieu seul savait d’où venait ce malheureux qu’il s’agissait d’aller secourir. On manœuvra donc et on prit la panne… Quelques minutes s’écoulèrent entre la mise à l’eau d’une baleinière et son retour. Et alors dans l’embarcation, hissée à bord, se trouvait… Jacques de Langelle, un aspirant du Neptune, évanoui !

Le pauvre enfant resta ainsi, inerte, durant plusieurs heures. Enfin, le soir, grâce aux soins du docteur, il ouvrit les yeux, et, ses forces revenues, il put donner la clef du mystère.

Au moment où l’on avait crié : « Un homme à la mer ! », l’aspirant, dans les porte-haubans d’artimon de tribord, regardait le soleil se coucher. Alors, confiant dans son habileté de nageur, il se jeta à l’eau pour secourir le matelot. Tous ayant les yeux tournés vers tribord où l’accident s’était produit, personne ne vit Langelle, qui plongeait et saisissait la bouée de bâbord, pendant que l’embarcation se dirigeait vers l’autre homme, beaucoup plus rapproché du vaisseau que lui-même.

Certain d’avoir été aperçu par l’équipage de la baleinière, l’aspirant resta saisi de stupeur en découvrant cette baleinière en l’air qu’on hissait à bord… Et puis le Neptune rétablit ses voiles et s’éloigna. Il cria avec frénésie, toujours poussant sa bouée, et au milieu de l’obscurité nageant à s’épuiser pour atteindre le navire devenu invisible…

La réflexion suivante acheva de le désespérer : « Certainement, personne ne s’inquiétera de mon absence, je n’ai aucun service à faire avant huit heures demain matin, et si par hasard, ce soir, on pense à moi, on sera convaincu que je dors couché dans mon hamac. » Un instant, la folie du vertige s’empara de cette jeune tête, et Jacques éprouva la tentation de se laisser couler. Cette eau profonde, unie, l’attirait. En bas, tout au fond, des voix semblaient l’appeler et des étoiles paraissaient danser sous ses pieds. Une de ses mains avait déjà lâché l’appui précaire…, mais, secouant sa torpeur, l’enfant pensa à sa mère : alors, il leva les yeux vers les étoiles, immobiles celles-là, dont la douce clarté le consola. Il récita : « Notre père… » Ensuite il se jura de lutter quand même jusqu’à l’aube. Certainement on viendrait à sa recherche dès que sa disparition serait signalée. Les commandants ne se lasseraient pas avant de retrouver celui qui manquait à l’appel… Dans cette eau presque tiède, le froid n’engourdissait pas ses membres ; mais il fallait attendre avec courage. Il se fit une chaise avec les attrapes de la bouée, et de temps en temps, pour chasser le sommeil, il nageait aux environs. Ensuite il reprenait sa place, il pensait à sa mère et au pays ! Quelle aventure à raconter là-bas !… Les heures passèrent, et si lentement ! Le jour parut enfin et son courage augmenta avec son espoir. Très affaiblis cependant, ses yeux se fermaient quelquefois, il rêvait…, et, avec le soleil levant, apercevant le Neptune faisant route vers lui, il ne fut ni étonné, ni très joyeux.

« Maintenant, ajouta-t-il, je comprends quels risques j’ai courus et quelle reconnaissance je dois aux commandants. »

Après avoir quitté le jeune aspirant : « Mon cher Résort, dit M. Chartier à son second en lui serrant les mains, quelle douleur nous aurions éprouvée sans votre heureuse inspiration et combien je vous remercie. »

Huit jours après, le Neptune mouillait au Callao.

Callao est le port de Lima, capitale du Pérou ; de la rade on apercevait le sommet des grands édifices de l’opulente cité qu’ont bâtie les successeurs de Pizarre. Sur le bord de la mer, descendant jusqu’à la plage, s’étendent en amphithéâtre les maisons jaunes et blanches du Callao.

Cette dernière ville a conservé son cachet espagnol, avec des rues très étroites, où, à cause des tremblements de terre, les maisons n’ont généralement qu’un étage.

Dès que l’ombre du soir a ramené la fraîcheur, la ville, endormie tout le jour, se réveille. De tous côtés s’élèvent des bruits joyeux, des sons de guitare et des chansons. On danse avec une sorte de frénésie la samacueca, pas national du pays. Des groupes de mañolas (jeunes filles) circulent, se promènent, la mantille sur la tête ; chaque jeune fille, chaque groupe glisse rapidement, s’entre-croise, s’arrête toujours avec les mêmes exclamations joyeuses. Et en franchissant un seuil ami : Ave Maria purisima, disent les entrantes. San pecado concebidi, leur répond-on invariablement. C’est la formule consacrée des saluts. Celles qui arrivent prennent place à côté de leurs amies. Les jeux, les rires, les danses se succèdent alors jusqu’à une heure avancée de la nuit ; — très peu de cavaliers, encore moins de femmes mariées, absence complète de pères ou de mères. Il semble qu’il n’y ait au Callao et dans bien d’autres villes de l’Amérique du Sud que de très jeunes filles, à l’abri de tout souci, de tout chagrin, et dont l’unique affaire soit de rire et de danser.

Très bien accueillis, les jeunes officiers du Neptune se mirent vite à l’unisson ; ils apprirent en quelques jours les danses du pays et


Un homme, le bras en l’air, agitait un objet.

assez d’espagnol pour jouer un rôle au milieu de ces fêtes et de ces

joyeux bavardages. Ce port péruvien resta comme un de leurs plus charmants souvenirs parmi leurs relâches de l’Océan Pacifique.

Au Callao, on attendait les lettres de France, et tous ceux qui espéraient des nouvelles guettaient sur le pont ou les gaillards le retour du canot envoyé à terre. La vigie venait de signaler ce bienheureux canot et il semblait à tous qu’il ne reviendraitjamais.

« Le vaguemestre accoste avec le canot », cria une voix. Le dépouillement ne fut pas long ensuite, et les heureux, que le service ne retenait pas, s’en allèrent dans leur chambre ou dans un coin écarté pour lire ces petites feuilles racontant tant de choses, nouvelles joyeuses ou pénibles, que leur apprendraient des lettres à présent vieilles de six mois !

M. de Résort relisait les siennes, étonné, très ému aussi par les événements extraordinaires arrivés aux Pins, lorsqu’un timonier entra chez lui.

« Qu’est-ce ? dit-il.

— Commandant, le consul de France fait savoir à tous les bâtiments en rade qu’il y a un trois-mâts de commerce, très fin voilier, partant pour France et faisant escale quatre fois seulement d’ici à Bordeaux. Le capitaine de ce trois-mâts prendra nos lettres pas plus tard que demain matin. »

Alors chacun courut à son encrier. M. de Résort écrivit longuement à sa femme et à son fils. Nous allons suivre celle de ces lettres que Ferdinand reçut en poussant des cris de joie : c’était la première depuis le départ du Neptune et pour lui seul.

Après une foule de réponses à quantité de questions adressées depuis son appareillage, M. de Résort continuait ainsi :

« Non vraiment, mon cher enfant, je ne pense pas que cette petite fille jetée si étrangement dans ma famille y doive être autre chose qu’une bénédiction et tu peux donc te rassurer à ce sujet ; j’approuve et approuverai toujours ce que fera et décidera ta mère pendant mes longues absences. Mais toi, mon chéri, l’adoption te crée des devoirs et des charges, et je connais trop le cœur de mon fils pour n’être pas certain que plus tard il acceptera avec joie ces charges et ces devoirs. Maintenant, pour finir, je vais te raconter une assez plaisante histoire. Ta mère te dira où se trouve en ce moment le Neptune et ce que nous avons fait et vu depuis Rio.

« Donc, au Callao, où nous sommes encore, j’ai profité des quelques heures laissées par le service pour aller tous les jours faire de longues promenades à terre. En arrivant de l’une d’elles, hier au soir, je rentre dans ma chambre, où je trouve Mlle Frisette couchée dans mon lit, la couverture sur le nez ; elle tremblait, mais ne bougeait pas. Et comme c’est généralement une personne bien élevée, je veux entendre ses raisons avant de la corriger d’importance ; alors, découvrant le lit, j’aperçois la délinquante toute mouillée et mes draps trempés de part en part.

« Comment a-t-on laissé baigner cette bête dans ces eaux pleines de requins ? dis-je au timonier qui répondit à mon vigoureux coup de sonnette.

— Je sais pas, commandant, j’ai pas idée.

— Eh bien, allez vous informer et venez me le dire. »

« Cependant Frisette, l’air honteux, tremblait toujours de peur bien plus que de froid. Le timonier revient.

« Commandant, c’est que Frisette s’est jetée à l’eau, et alors, crainte des requins, Maillart, le quartier-maître de la hune d’artimon, il a sauté de sa hune sur le gaillard d’avant et du gaillard dans l’eau pour repêcher Frisette, il y a une demi-heure de ça, commandant, et voilà…

— Appelez cet imbécile de Maillart. »

« Ledit imbécile arrive. Lui n’est plus mouillé, sauf ses cheveux restés collés aux tempes, et chiffonnant son bonnet, il baisse les yeux.

« Voyons, raconte vivement et franchement.

— Eh bien, commandant, j’étais pour lors dans ma hune, très occupé avec mon perroquet, il commenceà très bien parler, c’t’oiseau, et il dit Frisette comme vous et moi, aussi distinctement, et… et… »

« L’animal souriait et commençait à me regarder du coin de l’œil. Je sentais venir une de ces interminables digressions chères aux matelots.

« Si tu ne t’expliques pas vite, tu iras aux fers, » lui dis-je en fronçant les sourcils, et j’ajoute : « Comment as-tu pris un bain dans une rade bourrée de requins ?

— Vrai, que je suis fautif, commandant ; enfin, voilà : j’étais donc dans ma hune et tout à coup j’aperçois Frisette sur le balcon du carré, et elle sautait, ayant l’air d’avoir perdu la tête. Alors je vois la cause de sa folie : c’étaient des poissons volants, des drôles de bêtes, allez, qui passaient et repassaient autour de Frisette, ayant l’air de la narguer. Les poissons voulaient tout bêtement échapper aux autres qui les poursuivaient. Mais ces poissons asticotaient Frisette, et dans un élan : « Bon, que je me dis, la caniche est à l’eau ! » Elle y était, en effet. Alors, je me redis : « Le commandant aime sa bête, et puis le petit au commandant y pleurait en quittant Frisette. » Je l’ai vu dans la baleinière pendant que nous le ramenions sur le Dauphin avec votre dame, commandant, et alors les requins auraient dévoré Frisette avant qu’on ait mis le youyou à l’eau… Alors j’ai fait ni une ni deusse, je me jette à bas de ma hune par les haubans sur le gaillard d’arrière et ensuite à l’eau, où j’attrape Frisette par son collier et nous remontons à bord ensemble ; j’ai eu du mal tout de même, car l’entêtée, elle voulait continuer sa chasse sans penser aux requins, car il y en avait des poissons volants, tout autour de nous, j’en ai jamais tant vu, commandant. Et alors, avant de me sécher, j’ai enfermé Frisette dans votre chambre, et voilà l’histoire, commandant, foi de Marius Maillart. »

« L’animal contait cela avec son accent toulonnais…, il parut tomber des nues quand je lui répliquai :

« Et toi-même, les requins ne t’auraient-ils pas mangé en une bouchée ? C’est miracle que tu sois là avec tes deux jambes. Ne songeais-tu pas à cela ? et pour un chien !

— Commandant, c’était la bête à votre petit, et votre petit, sans vous offenser, il a les yeux d’un que nous avons perdu tout petit ! Mais, vous savez, commandant, on regrette tout de même. »

« L’animal souriait de nouveau et me regardait. J’ai promis ensuite cinq jours de fers à quiconque se baignerait sans permission. »

La fin de la lettre n’intéresserait pas le lecteur. L’histoire de la bouée et celle du chef de hune défrayèrent longtemps les conversations aux Pins. La malle de Paris, si impatiemment attendue, venait alors de distribuer à Cherbourg et aux environs le courrier de l’Amérique du Sud. La campagne du Neptune durait déjà depuis dix-huit mois.

Cependant l’affection de Thomy pour « la dame » devenait de plus en plus bizarre et jalouse. Devant lui, Mme de Résort parla un jour d’une nichée de martins-pêcheurs aperçue contre une paroi de falaise. Le lendemain, dès l’aube, la nichée lui était apportée par Thomy, tout sanglant, ses vêtements en lambeaux, et qui avait certainement risqué sa vie pour atteindre une place accessible aux seuls oiseaux de mer. Mme de Résort, très touchée, remercia le petit sauvage tout en lui défendant de recommencer. Mais la semaine suivante les oiseaux devinrent l’occasion d’un drame. Entrant alors dans une rage folle, Thomy menaça de frapper Marine qu’il avait trouvée en extase devant une grande cage où gazouillait cette même nichée de martins-pêcheurs.

« Qui t’a permis de prendre cela ? criait Thomy ; ce n’est pas à toi, tu es une voleuse et je vais te battre si tu touches encore à ces oiseaux ; ils sont à la dame.

— Maman nous les a donnés, répondit Marine, épouvantée de l’expression méchante qu’avait le visage de Thomy ; elle nous les a donnés, ajouta-t-elle, à Dinand et à moi, et ils nous connaissent déjà, et c’est très vilain de m’appeler voleuse ; je ne vole jamais, entends-tu ? Laisse-moi emporter mes oiseaux, tu les effrayes en secouant leur cage.

— Ah ! je leur fais peur ; ah ! la dame te les a donnés ; eh bien, moi, je te les ôte et personne ne les aura, parce que je vais les tuer. »

Marine, effrayée, eut envie d’abord de se sauver. Mais étant une courageuse créature, elle ne voulut pas abandonner ses oiseaux, et tenta avec ses toutes petites mains de reprendre l’objet en litige. Devant cette résistance et fou de colère, Thomy arracha la cage, l’ouvrit, saisit les oiseaux et étouffa les jolies petites bêtes, l’une après l’autre. Ensuite il courut sur Marine, épouvantée, qui poussa des cris aigus.

Un malheur allait peut-être arriver, quand Charlot entendit les appels de Marine ; alors, coupant au travers de la pelouse, il saisit Thomy d’une main et de l’autre il lui administra une violente correction. Thomy se défendait, hurlait, essayait de mordre ; mais le géant ne s’en souciait guère et tapait toujours.

Mme de Résort arriva accompagnée de Ferdinand et de Fanny ; les deux derniers entourèrent Marine, qui sanglotait sans pouvoir se calmer.

Cependant Charlot avait interrompu la correction, mais il retenait le coupable ; celui-ci ne se défendait plus et tremblait.

Le berger parut enfin, très surpris en voyant Thomy qu’il croyait dans la lande avec le troupeau. Pastoures accompagnait son maître, mais il resta auprès de Marine, qui achevait de conter à Ferdinand la cause de son chagrin. Le chien se mit à gémir doucement et à lécher la petite figure couverte de larmes ; ensuite, comprenant à demi, et sans froisser une de leurs plumes dans sa gueule, il rapporta l’un après l’autre les trois oiseaux sans vie dans le tablier de la petite fille, dont naturellement les pleurs redoublèrent. Ferdinand, cette fois, faisait chorus, et Pastoures, n’essayant plus de deviner, baissa la tête, immobile, désolé et la queue entre ses jambes.

« Jamais on n’a vu une bête pareille, disait ensuite Fanny en causant de cette scène avec son neveu. C’est égal, ajouta-t-elle, t’as cogné dur, mon petit, et je ne te blâme point. Quel scélérat que ce Thomy ! Pour le coup, madame en aura assez, car il n’y a rien à espérer de ce démon d’enfant. »

En effet, le soir même, Mme de Résort et le berger s’entretinrent longuement de l’avenir réservé à ce malheureux petit garçon qui, justement la veille, avait été renvoyé du catéchisme. Le curé de Siouville, ayant avec raison jugé l’enfant étranger indigne de faire sa première communion cette année-là, parce qu’il donnait à ses camarades de détestables conseils et des exemples pernicieux.

Mme de Résort, navrée du mauvais résultat de ses soins, déplorait surtout la charge que Thomas était désormais résolu à porter seul ; mais, en prenant congé, le berger dit à la « dame » :

« Le bon Dieu me récompensera un jour, et puis, jusqu’à l’arrivée de Thomy, j’en faisais à ma tête, heureux tant que l’année était longue. Avec Pastoures et mes bêtes j’avais aussi une trop douce existence. À présent la vie sera plus dure ; mais, encore une fois, c’est à la volonté du bon Dieu. Je vais m’en aller plus tôt que les autres automnes, le regain a été hâtif par ici, c’est donc pour le mieux de partir. Ne vous inquiétez point du vieux berger ; d’ailleurs je vous écrirai, si vous le permettez, et peut-être m’adresserez-vous une lettre ou deux, me marquant des nouvelles de tous ceux des Pins et aussi du commandant. Avec moi Thomy ne sera jamais méchant, n’ayant personne à jalouser, sauf Pastoures, qui ne le peut souffrir. L’instinct ne trompe pas les chiens, » continua Thomas, l’air rêveur, debout dans la lande où Mme de Résort disait adieu à son vieil ami, qu’elle quitta le cœur gros après lui avoir tristement serré les mains.

Depuis la scène du jardin, farouche et silencieux, Thomy n’avait plus voulu voir personne ; mais il suivait son parrain en se cachant dès qu’il apercevait un être humain. Ce dernier jour, il feignit de dormir ; la figure cachée dans un fagot de bruyère, il ne remua pas lorsque Mme de Résort essaya de lui dire quelques mots.

Après le départ du berger, la vie reprit aux Pins comme avant ces derniers événements. Des lettres arrivaient régulièrement, datées d’un point ou d’un autre, dans lesquelles Thomas questionnait surtout la dame au sujet des habitants du manoir, parlant fort peu de lui-même ; il ajoutait quelquefois : « Thomy va bien, il est assez docile. »

Mme de Résort répondait à son humble ami qu’elle le plaignait tout en l’appréciant de plus en plus, et chaque été ramenait le berger et Thomy dans les landes de Siouville.

Des mois, des saisons s’écoulèrent ; à un dernier hiver succéda un printemps à la fin duquel le Neptune fut rappelé en France pour venir désarmer à son port d’attache.

L’immense navire entra en rade le 1er juillet, et une demi-heure après il mouillait en prenant le même corps mort qu’il avait largué trois ans et un mois auparavant. Les échelles une fois amenées, une baleinière du Dauphin accosta par tribord. Le commandant en second, heureux, pâle et tremblant de joie, attendait au pied de l’escalier sa femme et son fils. Ferdinand était alors un beau garçon de onze ans, grand et fort pour son âge, avec un air ouvert et des yeux intelligents.

M. de Résort, très maigre, bronzé, avait bien plus de cheveux gris qu’au départ. « Mais le bonheur me remplumera, répondit-il en riant des inquiétudes de sa femme. Vous, Madeleine, vous êtes toujours la même, et Dieu soit béni qui nous rassemble encore. Savez-vous que je suis frappé et charmé par l’honnête figure de notre fils ? Ferdinand paraît tellement plus raisonnable qu’autrefois, et puis il sait s’oublier. Quand il a mis cette jolie petite créature dans mes bras avant de s’y jeter lui-même, aussitôt à bord, en me disant : « Papa, voilà ma sœur Marine ; papa, il faut l’aimer autant que vous m’aimez, » eh bien, Madeleine, j’ai eu grand’peine à ne pas sangloter comme un enfant, là, devant tout le monde.

— Devinant votre émotion, répondit Mme de Résort, j’ai regardé autour de nous et je puis vous assurer que le commandant et les officiers présents avaient les yeux humides. Elle vous plaît donc, ma petite épave ?

— Oui, Madeleine, cette enfant me charme et j’espère remplacer le père qu’elle a perdu, comme vous avez su remplacer la mère absente ; je crois que notre fils aura plus tard le cœur trop haut placé pour jamais regretter cette adoption. Mais parlez-moi du garçon et de votre ami le berger ?

— Après huit mois d’absence, le berger est revenu hier chez nous ; il ramenait à Siouville ses moutons et son chien, mais non pas son filleul, disparu, sans laisser de trace, à Rennes où Thomas avait dû séjourner quarante-huit heures, afin d’acheter du bétail. La police avertie n’a pu fournir aucun renseignement. Au fond, je suis fort aise de cela, à cause du berger, cassé et vieilli par suite des soucis dont ce méchant petit sauvage l’abreuvait. Mais Thomas affirme que Thomy finira mal et que, lui, il serait peut-être arrivé à le corriger.

— Quel bon temps nous allons passer aux Pins, Madeleine, et quelle soif j’ai de vivre au vert auprès de vous trois ! Cependant la semaine prochaine me sera terrible : on désarmera notre pauvre vieux Neptune. N’est-il pas très beau, malgré cette longue campagne ? Quel commandant j’avais et quels braves officiers, sans compter tous ces hommes qui se fussent jetés à l’eau pour moi !

— Comme l’un d’eux s’y précipita afin de repêcher Frisette. Mais où sont les enfants ?

— Sur la dunette, Madeleine, je les entends rire, et, soyez tranquille, dix matelots doivent s’être mis aux ordres de ces gamins et leur avoir donné une foule d’objets rapportés des pays lointains ; allez y veiller, car ces braves gens sont d’une extravagante générosité dès qu’ils touchent terre. »

En effet, Mme de Résort découvrit son fils et Marine au milieu d’une centaine de petits objets, la plupart horribles, mais auxquels les marins attachent grand prix : coquillages, graines du Pérou, colliers, amulettes… Marine battait des mains et riait un peu affolée, tandis que Ferdinand regardait tendrement un gros perroquet vert, l’ami de Frisette, dont l’oiseau répétait le nom, à la grande satisfaction de son précepteur, un deuxième maître de timonerie. Et le soir il fallut accepter ce perroquet, que son propriélaire affirmait avoir élevé pour le fils du commandant. De son côté Marine revint chargée d’une cage où chantaient une douzaine d’oiseaux des tropiques. D’heureux enfants s’endormirent ensuite à l’hôtel de l’Amirauté. En se réveillant, leur joie ne connut plus de bornes lorsqu’ils aperçurent la cage pleine d’oiseaux chantant et bien portants, déjà pourvus de graines par les soins de Fanny, tandis que le perroquet répétait : « Frisette, Frisette, » et que la caniche répondait : Wap, wap, mordillant la queue du bavard qui ne protestait nullement.

Décidément la vie avait de belles heures, et celles-ci restèrent parmi les plus rayonnants souvenirs de Ferdinand et de Marine. Un papa retrouvé pour l’un, trouvé pour l’autre, et quel papa ! Chose rare aussi, la réalité avait dépassé l’espérance. Les enfants passèrent la matinée à jouer. Alors pour la première fois Ferdinand confia à Marine ses projets d’avenir. Il serait marin, il combattrait auprès de papa devenu un grand amiral de France, et tous deux détruiraient des escadres et tueraient quantité d’ennemis.

« Quels ennemis ? des méchants alors ?

— Non, les ennemis c’est pas toujours des méchants.

— À ta place, Dinand, j’aimerais pas à tuer des bons ennemis, moi d’abord ça me ferait trop de chagrin.

— Les filles ne comprennent pas ces choses, » reprit Ferdinand d’un air légèrement dédaigneux.

Pendant le déjeuner et pour la dixième fois peut-être depuis son lever, Marine répétait à Mme de Résort :

« Maman, j’aime ce papa ; il va venir, dites ? Et puis j’aime Frisette, mais pas de la même manière, et aussi le perroquet vert et les autres oiseaux, et bien sÙr, maman, je ne croyais pas qu’une petite fille pût être aussi heureuse que moi. »

Alors, s’adressant à Ferdinand, Marine ajouta :

« Tu n’es pas fâché, dis, tu veux bien me céder la moitié de ton papa ? Ça ne te fait pas de chagrin, dis ? »

Ayant réfléchi un moment : « Non, répliqua Ferdinand, je ne suis pas du tout fâché ; mais pourtant il ne faut pas m’en prendre plus de la moitié, ni moins. Je te donne juste la moitié de notre papa. »

Et le soir, gravement consulté à ce sujet, M. de Résort répondit avec le plus grand sérieux qu’il approuvait et ratifiait ce partage de sa personne.