L’émancipation de la femme (Daubié)/10

Ernest Thorin (p. 147-159).


DIXIÈME LIVRAISON.


CARRIÈRES PROFESSIONNELLES POUR LES FEMMES.


Le nombre des congrégations enseignantes de femmes, qui a triplé dans ces vingt dernières années, fait que dans l’instruction primaire seulement les religieuses enseignent deux filles sur trois, tandis que les religieux n’instruisent qu’un garçon sur cinq. Pour l’enseignement supérieur des pensionnats, l’institutrice séculière a succombé à tel point dans les petites villes que le combat contre le cloître a cessé depuis longtemps déjà, faute de concurrence. Cette oppression, qui empêche notre enseignement laïc de recruter un personnel honorable, livre les écoles de filles aux méthodes routinières du couvent dans les communes mêmes qui accordent la gratuité absolue d’instruction. Il y a là une cause d’antagonisme sur laquelle on ne saurait trop attirer l’attention des vrais législateurs, c’est-à-dire des hommes de progrès. Certes si le sentiment de la justice m’a fait un devoir de démontrer que le principe de l’enseignement laïc ne doit ni ne peut être absolu, le même sentiment de la vraie liberté m’oblige à m’élever contre des privilèges scandaleux, causes des réactions sanglantes qui déchirent si souvent notre malheureux pays.

Si nous cessons enfin de réagir d’une manière maladroite et impuissante contre les effets du mal, pour chercher à le combattre dans ses causes, nous verrons que l’abandon et l’exploitation de la fille du peuple dans la société ne lui laissent souvent que le cloître pour refuge, soit qu’elle ne trouve pas le pain quotidien en échange du travail, soit qu’elle craigne les naufrages de ses sœurs ou ait horreur de leur dégradation. Je n’ai pas besoin de rappeler à ce sujet le chiffre formidable de femmes et d’enfants que nos villes et nos campagnes offrent chaque année en holocauste au minotaure de la débauche. On comprendra peut-être mieux toute l’étendue de cette misère si l’on apprend que la France saturée d’orgies peut encore livrer à l’exportation des instruments du vice et même alimenter les harems orientaux[1].

Cette corruption de l’homme honnête, qui pousse une jeunesse sans devoir et sans frein vers les femmes malhonnêtes, produit nécessairement un grand antagonisme dans l’éducation et, par suite, dans la société et le mariage. De là le dégoût invincible que prennent pour le monde une foule de femmes du peuple qui ont de la valeur morale et intellectuelle. Ayant horreur de ces hommes aux instincts de brute, de ces sacs à vin qui se rient des devoirs les plus sacrés de la famille, de ces électeurs souverains qui cherchent dans le mariage, comme hors du mariage, la triple satisfaction de leur cupidité, de leur despotisme et de leur concupiscence, ces femmes, ainsi que dans les jours de décadence de l’empire romain, fuient une société d’où la licence a banni les devoirs nécessaires qui font l’honneur de l’homme et la dignité de la mère de ses enfants. Il résulte de là que, dans les classes ouvrières, les femmes qui, comme l’homme, finissent par se marier sont souvent celles qui, pour avoir partagé sa vie licencieuse, sont le moins propres aux devoirs du foyer ; aucune société qui lâche la bride au sensualisme ne peut échapper à ces conséquences extrêmes. Elles expliquent suffisamment le déclin de la famille chez nous et le déclin même de la vigueur physique, morale et intellectuelle de l’individu, s’il est vrai que la mère transmet ses qualités natives à l’enfant par la filiation et s’il est incontestable qu’elle lui inculque des habitudes, des idées, des principes et des exemples par l’éducation.

La femme accablée de devoirs sans compensation trouve donc à son entrée au couvent tous les moyens de travail que la société lui refusait : instruction professionnelle pour le soin des malades et les œuvres variées de l’assistance ; certitude de subsistance en cas de chômage ; d’asile, de retraite en cas de maladies, d’infirmités, de vieillesse, etc., et toujours réduction de moitié prix pour ses voyages en chemin de fer. Quoi qu’il arrive, la voilà prémunie contre l’isolement de la séculière dans la lutte si rude de l’existence ; la voilà pourvue d’armes victorieuses contre cette concurrence téméraire.

Pour ne considérer que l’instruction, la femme en prenant la coiffe et le voile reçoit un bonnet de docteur qui lui permet de professer sans diplôme dans l’enseignement des femmes à tous ses degrés. La lettre d’obédience, en conférant aux supérieurs des congrégations religieuses le droit d’envoyer aux communes des sujets qui ne relèvent que d’eux, de débattre seuls leurs intérêts avec ces communes, de désigner aux écoles les livres à employer, etc., forme une espèce d’État dans l’État aussi despotique que l’a été jusqu’à ce jour notre centralisation administrative. La loi de disjonction qu’établit entre l’institutrice séculière et l’institutrice congréganiste ce privilége d’obédience est la ruine même de l’enseignement des femmes livré à tous les préjugés de l’ignorance. Inutile de dire que les règles les plus élémentaires de l’équité et du droit public demandent qu’une loi réagisse avec promptitude et énergie contre cet abus ; il nous aurait révoltés depuis longtemps déjà si nos différents régimes administratifs avaient pu nous laisser quelques sentiments du juste et de l’honnête[2].

Toutefois, en attendant que des écoles normales aient créé des sujets nombreux dans tous nos départements, la pénurie d’institutrices laïques capables et dignes, l’absorption presque complète de notre enseignement public et privé par les sœurs, exigent que la loi use des sages ménagements qu’avait pris en 1848 M. H. Carnot pour amener graduellement le régime du droit commun ; en abolissant le privilége d’obédience, M. Carnot annonçait le projet de dispenser de l’examen les sœurs au-dessus de trente ans et d’accorder aux autres un délai de cinq ans pour se préparer à le subir.

La même équité doit s’appliquer à l’enseignement secondaire et supérieur, où il faut veiller surtout à ce que des priviléges abusifs en faveur des propriétés de main morte ne nous préparent les réactions vengeresses qui ont noyé dans le sang notre ancien régime.

Du développement normal des facultés de l’individu par l’initiative sociale dans les emplois ouverts ou à ouvrir aux femmes ; de l’identité de leurs diplômes pour l’enseignement professionnel primaire, secondaire et supérieur, dans les postes, les télégraphes, l’enregistrement, etc., nous arrivons logiquement à déduire l’égalité complète des salaires et des droits à la retraite, à l’avancement hiérarchique, sans aucune acception de sexe, pour tous les emplois qui relèvent de l’État. Je dis qui relèvent de l’État, parce que dans notre ordre économique les emplois libres étant laissés à la loi de l’offre et de la demande, la femme n’y peut améliorer sa condition que par son développement intellectuel et moral ; la société ne lui doit donc ici que l’égalité civile, l’instruction professionnelle, qui lui permettra de soutenir la lutte dans des conditions égales. Mais quand l’État paye ses employés avec l’argent de tout le monde, il commet une spoliation manifeste soit en substituant arbitrairement un homme à une femme, soit en réduisant le salaire des femmes qu’il occupe.

Le principe de l’égalité de salaire devant l’égalité de services rentre dans les lois d’une justice si élémentaire, qu’on est honteux d’avoir à le revendiquer et même à le démontrer pour les emplois payés par le budget. L’inégalité énorme de rétribution pour les employés d’un même ministère, qui donnent le même temps et la même intelligence, atteste une société oligarchique fondée sur le mépris de l’humanité en général et de la femme en particulier ; une société qui, en fournissant le superflu aux uns, en retranchant le nécessaire aux autres, alimente les désordres de quelques privilégiés au détriment de l’ordre public ; qui méconnaît les lois de la saine économie politique au point d’accorder des indemnités aux hauts fonctionnaires, pour frais de représentation, sous prétexte de faire aller le commerce. Cet abus était un trait distinctif du régime impérial qui, au lieu de donner de modestes avancements hiérarchiques, basés sur la nature et la durée de l’emploi, établissait une disparité énorme de rétribution et payait quelquefois d’autant plus certains favoris qu’ils travaillaient moins. Cette appréciation arbitraire de la valeur du service rendu était scandaleuse, surtout selon qu’elle concernait un homme ou une femme ; qu’on en juge plutôt par la condition que nos gouvernants nous ont faite dans l’enseignement et les postes, les seuls emplois où ils nous aient jusqu’à présent tolérées.

Pour l’enseignement, l’Empire avait établi une disparité énorme de rétribution, non-seulement entre les instituteurs et les institutrices, mais entre les inspectrices à différents degrés. Ainsi le décret du 14 août 1855, qui régit les asiles, fixe, pour l’inspectrice spéciale, les frais de tournée à six francs par jour d’absence de sa résidence et à quatre francs par myriamètre parcouru, tandis que l’indemnité de déplacement avait été antérieurement fixée pour l’inspectrice générale à douze francs par jour d’absence et à 5 fr. 50 par myriamètre parcouru. Un réglement de 1862 accorde à l’inspecteur primaire 7 francs par jour d’indemnité pour les voyages à 16 kilomètres et de 9 francs pour les missions plus éloignées. Ces simples données font voir quel bon plaisir règne dans la rétribution des emplois : l’avancement hiérarchique par degré d’ancienneté et de capacité expliquerait à peine cette énorme disproportion.

Objectera-t-on de plus grands besoins pour l’homme ? Les besoins factices sont, nous le savons, plus dispendieux que les besoins naturels, et ceux-ci sont semblables pour les deux sexes. Les dépenses indispensables du chauffage et du logement leur occasionnent les mêmes frais ; quant à la consommation, celle de la femme est regardée comme si peu différente de celle de l’homme qu’aucun restaurant à prix fixe, aucune table d’hôte ne réduit ses prix en faveur de la femme. D’ailleurs, si l’État cherche à appliquer la fameuse maxime : « À chacun selon ses besoins, » il ne doit pas s’étonner que les masses la prennent aussi pour loi. Ne sont-ce pas les femmes oisives qui ont les besoins les plus dispendieux ? Ne trouvons-nous point une fureur de jouissances destructives chez ces femmes vaines et sensuelles qui gaspillent l’honneur et l’avenir de la France avec notre jeunesse dorée ? Si certaines femmes ont plus d’ordre et d’économie que certains hommes, faut-il les en punir et décourager leur esprit d’épargne ; la richesse nationale ne se forme-t-elle pas de ces pécules accumulés qui à un jour donné deviennent la rançon de la France ?

Songeons aussi que les économies d’une femme servent souvent à nourrir de vieux parents, à élever de jeunes enfants ; rappelons-nous surtout qu’une honorable indépendance, conquise par le salaire et l’épargne, constitue la dot sur laquelle seule repose encore chez nous la vie de famille et, par conséquent, le salut d’un pays assez malheureux pour avoir détruit les liens les plus sacrés en enlevant toute sanction législative aux devoirs naturels.

D’ailleurs les chiffres cités plus haut, relativement aux indemnités de voyage des inspecteurs et des inspectrices d’école, prouvent que l’infériorité de salaire de celles-ci repose plutôt sur une volonté arbitraire que sur des vues équitables. On sait que dans les hôtels, les chemins de fer, les courses en ville, etc., l’inspectrice a certaines dépenses de convenance auxquelles l’inspecteur peut se soustraire.

Les droits des instituteurs et des institutrices à la retraite doivent aussi se fonder sur la valeur du service rendu sans acception des personnes, et les directrices d’écoles normales, les inspectrices, après avoir subi les mêmes épreuves que les directeurs et inspecteurs, recevront un traitement identique ; le progrès de l’enseignement demande aussi que l’action de l’inspectrice s’étende à toutes les écoles de filles et aux écoles mixtes où l’on enseigne les travaux féminins.

De cette étude nous tirons la conviction que pour améliorer la situation intellectuelle et morale de la France il faut rendre les femmes indépendantes des hommes, qui les asservissent au profit de leurs passions, qui mettent tous leurs soins à les détourner des idées générales, qui ne développent chez elles qu’une sagacité étroite, mesquine pour les intérêts immédiats, parce qu’ils craignent partout les grandes qualités du caractère.

Il nous faut enfin rompre avec ces traditions funestes ; il nous faut dégager les femmes de leur esprit de coterie, de leur partialité routinière, de leurs préjugés de classe et de nationalité ; il faut réveiller chez elles le saint amour de la justice, du devoir et de l’humanité ; il faut comprendre enfin et surtout qu’on les ramènera d’autant mieux à leur destinée spéciale qu’on leur inspirera un plus grand amour pour l’intérêt public. Pour atteindre ce but, nous considérerons, à l’exemple des peuples libres, la capacité électorale comme l’instrument indispensable de tout progrès, parce qu’elle est l’unique garantie de la justice qu’on mettrait à examiner les réclamations des femmes, et de l’équité avec laquelle on résoudrait les questions relatives aux droits et aux intérêts de leur sexe. N’entendons-nous pas en effet les satisfaits nombreux d’une injustice qui leur est profitable s’en applaudir sans honte ? Après avoir monopolisé la dotation universitaire par la spoliation des anciennes dotations des femmes, après avoir détruit au profit de leurs vices les lois universelles de l’ordre public, ils nous disent avec un imperturbable sang-froid : Résignez-vous à voir votre salaire amoindri partout ; vos droits lésés dans l’enseignement primaire, annulés dans l’enseignement secondaire supérieur et professionnel, etc. ; laissez immoler la famille et conspuer la femme, puisque cela a été résolu par les députés du suffrage universel et fixé dans des budgets volés par la nation.

De tels apôtres de sophisme doivent, on le comprend, nous trouver trop ignorantes et trop corrompues pour voter et affirmer que notre condition sociale ne réclame aucune amélioration. Il est donc important d’inculquer à tous que la diminution du droit des femmes est une diminution du droit social et par conséquent de la conscience publique. Mais, reprennent d’autres satisfaits, quelle prétention étrange de regarder le suffrage féminin comme la base, ou même comme le couronnement des améliorations à apporter dans la condition sociale des femmes ; n’a-t-on pas vu de nombreuses civilisations se fonder sur la justice et prospérer sans leur donner voix représentative ?

Oui, répondrai-je, lorsque ces civilisations ont eu des législateurs dont le front était illuminé d’un rayon d’en haut, des esprits supérieurs qui leur ont apporté comme une révélation du ciel un code de philosophie rationnelle ; mais il est facile de voir que dans une société démocratique, où les lois sont l’expression de la volonté générale, l’harmonie des droits et des devoirs nécessaires ne peut s’établir sans la participation des femmes à la vie publique. Depuis surtout qu’un suffrage universel sans contrepoids tourne toutes les pensées vers l’instruction, les places et les priviléges à donner aux électeurs plutôt qu’aux obligations sociales auxquelles il faut les soumettre, on peut regarder le suffrage des femmes comme un droit personnel, une arme défensive et un intérêt social de premier ordre, non-seulement pour le vote politique ou national, mais pour le vote régional, le vote municipal, le vote professionnel, surtout dans les industries et les associations diverses de philanthropie, d’enseignement, de sciences et d’arts[3].

C’est par là seulement que nous combattrons l’anarchie de nos principes et préparerons la régénération sociale, sans laquelle les efforts tentés pour élever la condition des femmes sont frappés d’avance d’une radicale impuissance. Si nous ne renouons enfin la chaîne interrompue des traditions libérales, si nous ne renouvelons l’œuvre des Lakanal et des Condorcet, etc., nous ne construirons que cette tour de confusion et de ruines qui attestera à tous les âges notre vaniteuse folie. Cette vérité se confirme par les lumières de la raison, par le témoignage des siècles, par l’autorité des penseurs, à la tête desquels il faut placer M. J. Stuart-Mill, le plus judicieux, le plus convaincu et le plus ardent de tous : « Tous les penchants égoïstes, dit-il, le culte de soi-même, l’injuste préférence de soi-même, qui dominent dans l’humanité, ont leur source et leur racine dans la constitution actuelle des rapports de l’homme et de la femme et y puisent leur principale force… Elle corrompt l’homme tout entier à la fois comme individu et comme membre de la société[4]. »

Réagissons donc contre cette corruption ; cherchons enfin la voie de l’avenir dans la liberté et l’honneur que développent la responsabilité civile et morale, la justice distributive qui forme la solidarité humaine. Pour nous, quand même le droit devrait subir une plus longue éclipse en France, nous aurons conscience d’avoir accompli un devoir en l’affirmant, en le proclamant, dans l’humble mesure de nos forces, à la face de ses blasphémateurs.

Quoi qu’il arrive, nous ne désespérerons jamais de la raison humaine, qui poursuit sans relâche son œuvre à travers les siècles, lors même qu’un absolutisme aveugle, semant à pleines mains les ténèbres épaisses sur l’univers, ne lui laisse éclairer sa voie qu’à travers la lueur des bûchers des Arnaud de Brescia et des Savonarole.

Nous avons donc confiance que l’heure de la femme sonnera dans une atmosphère calme et sereine ; que son jour luira enfin sans que nos oreilles soient attristées par le tocsin qui mêle trop souvent chez nous sa voix lugubre à ses cris d’émancipation.


LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[5].


DISCOURS DE MADEMOISELLE HARE.


Je ne me serais pas aventurée à prendre la parole dans cette assemblée si l’on ne m’avait dit qu’il est très-désirable qu’un nombre de femmes aussi grand que possible parlent pour lever le doute de certaines personnes qui ne savent si les femmes désirent ou non obtenir la capacité électorale. Il y a aussi un point dont on n’a pas parlé spécialement et sur lequel je voudrais dire quelques mots. Certaines personnes ont pensé qu’une participation à la vie active détruirait sans doute ces sentiments de politesse et de pureté qu’on prise naturellement d’une manière si spéciale chez les femmes. Il me semble que c’est prendre le sujet à rebours et que l’argument, s’il a quelque valeur, s’applique à toute extension du suffrage. S’il y a un si grand mal, une si grande violence morale et physique, une corruption et une agitation si grandes dans le fait de voter ; s’il est démoralisateur pour les femmes de leur donner une part au vote, les mêmes effets se produisent sûrement sur les hommes, et un mal réel doit être fait à tout homme qui acquiert le droit de vote. Pourtant, en réalité, personne ne le pense. Chacun sait qu’un homme est pour l’accomplissement du devoir électoral ce qu’il est pour tout autre devoir : l’indigne et le corrupteur votent indignement et par corruption ; l’esprit élevé et consciencieux vote d’une manière intègre et consciencieuse. Il en sera ainsi pour les femmes. Au lieu de détruire leurs qualités naturelles, l’affranchissement les portera seulement dans le vote, avec cette grande différence qu’après quelque temps les consciencieuses parmi elles se feront un devoir de considérer les questions politiques de manière à se rendre capables de voter avec discernement et équité. Priver les femmes de leur juste part, dans les franchises c’est seulement ajouter une autre tache au système actuel de représentation ; on doit trouver le remède réel en mettant à la fois les hommes et les femmes à même de partager les avantages d’un système plus juste et plus parfait, qui doit élever la capacité électorale à son véritable rang moral et intellectuel parmi les devoirs de la vie.



DISCOURS DE M. LE PROFESSEUR HUNTER.


Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,

On a fait très-justement observer que la question du suffrage des femmes peut être discutée indépendamment des demandes plus étendues et plus importantes que nous venons d’entendre formuler. Bien des personnes peuvent en conséquence accepter cette innovation moins importante des droits des femmes sans s’engager à rien de plus. Un argument qui effraye certaines personnes, c’est que si les femmes votent, elles ne seront pas satisfaites avant d’entrer au parlement. L’expérience que fournit l’Église d’Écosse ne confirme pas cette opinion. Dans les églises dissidentes, les femmes votent pour l’élection des ministres et de leurs auxiliaires. Ce privilége ne les a jamais fait aspirer à l’emploi. Elles se sont contentées d’élire des représentants au parlement ecclésiastique sans demander autre chose que d’y assister en auditrices. Jamais elles n’ont songé à monter dans la chaire, quoique je voie peu de fonctions dont elles puissent mieux s’acquitter, les plus mordants satiriques des femmes ne leur ayant jamais contesté le don de l’éloquence. Jamais leur vote n’a au moindre degré porté atteinte à la vie de famille, ni troublé en rien les relations ordinaires de la société. Quant à ses bienfaits, je ne puis m’empêcher de croire qu’il a créé un immense intérêt pour la prospérité de l’Église et un grand accroissement du zèle des femmes à recueillir des fonds pour ses besoins.

On a fait de cette inclination le motif d’une objection contre leurs franchises ; c’est ce qui a été traité d’une manière à laquelle je ne puis atteindre par le grand maître de science philosophique et politique, qui m’a précédé. Je demanderai seulement quel est l’enseignement de l’histoire à ce sujet. Les hommes ont-ils toujours été exempts des mêmes reproches ? Il n’y a pas longtemps que les intérêts des hommes étaient absorbés par deux sujets : la religion et la guerre ; un temps où toute intelligence se retirait dans le cloître et toute énergie sur le champ de bataille, où le devoir unique de l’homme pouvait se résumer dans le devoir de sauver son âme et de tuer son semblable. Qui a produit un changement ? Le développement des entreprises industrielles a limité l’étendue de la guerre et dompté l’esprit belliqueux ; le progrès de la science a tempéré l’animosité des luttes religieuses. Portez sur les femmes cette influence qui a été nécessaire pour perfectionner les hommes, et alors nous verrons une répartition salutaire de leur puissance dans toute l’étendue des connaissances humaines.

Par une coïncidence frappante, les arguments employés contre la capacité électorale des femmes sont précisément ceux dont on use dans l’Inde pour les empêcher d’apprendre à lire et à écrire. On dit dans l’Inde au parti libéral qu’il est monstrueux de proposer de leur enseigner la lecture et l’écriture ; que c’est contre nature et contraire à l’économie sociale ; que cela troublerait toutes les relations domestiques et porterait un coup mortel à cette supériorité masculine qui est la seule garantie de la paix du foyer ; que cela bouleverserait l’esprit des femmes, les bouffirait de connaissances vaines, leur ferait mépriser les occupations qui leur conviennent, et enfin que les femmes ne désirent pas l’éducation. Ce dernier argument ne devrait jamais effrayer un seul ami du suffrage des femmes. Avant l’acte de réforme, on nous disait de tous côtés que les classes ouvrières ne réclamaient pas leurs franchises.

Mais quand le jour de l’agitation vint, quand les grilles de Hyde Park furent enlevées, on renonça à cet argument et l’on accorda le suffrage aux classes ouvrières. C’est parce qu’à présent les femmes ne revendiquent pas le suffrage que cette société existe ; son but serait bien exprimé si l’on disait qu’il est un effort pour enseigner aux femmes à réclamer le suffrage et aux hommes à avoir la justice de le leur accorder.

M. Wilfrid Lawson Baronnet, membre du parlement, après quelques mots de sympathie à l’assemblée, termine en demandant pour la présidente des remerciements votés par acclamation. On remarquait la présence de M. Louis Blanc parmi les nombreuses notabilités qui se pressaient à cette séance.


Les personnes qui s’intéressent à la question des femmes pourront en suivre les progrès à la Société d’Émancipation progressive de la femme, rue de la Pompe, n°5, Paris-Passy, et dans le journal l’Avenir des femmes, rue des Deux-Gares, 4, Paris.


FIN.
  1. « Un Français voyageait, il y a un an ou deux, sur le chemin de fer de Lyon à la Méditerranée, en compagnie d’un Levantin. À une station cet homme le quitte un instant et lui dit : J’ai là une douzaine de femmes que je mène sur le Bosphore. » Des hommes au service des pachas conduisent ces odalisques dans les harems ; on les fait musulmanes et personne ne sait plus ce qu’elles deviennent (Souvenirs de Roumélie, Revue des Deux mondes, 15 juillet 1871).
  2. Voir l’École par M. Jules Simon.
  3. Pour la nomination des instituteurs et des institutrices, il est clair que les intéressés, tuteurs, pères et mères de famille, etc., devraient seuls prendre part au vote.
  4. John Stuart-Mill, l’Assujettissement des femmes. Paris, Guillaumin.
  5. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.