Éditions Édouard Garand (p. 129-133).

VII

LE RÉCIT DE DUPRAS


Dès que le Docteur eut fermé la porte :

— Mon cher Dupras, croyez-moi, s’écria Parizot, je suis venu ici dans votre intérêt : il faut que vous me disiez toute la vérité.

— La vérité !… je l’ai dite…

Le jeune homme avait déjà repris l’expression égarée des jours précédents. Parizot lui prit la main, et parlant doucement comme à un enfant malade :

— Mon pauvre ami, quoi que vous ayez dit. personne encore ne veut croire à votre culpabilité : on ne s’improvise pas criminel si facilement… Ni Monsieur Giraldi, ni sa famille n’ont encore fait part à la justice de vos prétendus aveux.

C’est sans doute le cauchemar d’une nuit de fièvre que vous aurez pris pour la réalité. On est tellement persuadé de votre innocence, que la scène de l’autre soir, a été tenue secrète ; les domestiques même, n’en ont rien su.

— Vous croyez cela, Monsieur Parizot ? reprit Dupras avec un sourire étrange ?… Eh bien ! moi, je vous assure que le vieux Harry est déjà au courant de tout.

Parizot regarda son interlocuteur, frappé de la manière dont il avait accentué les dernières paroles, et il se souvint que Lédia avait fait allusion aux bizarres procédés de Dupras, vis-à-vis du chauffeur de Madame Giraldi.

— C’est donc Harry que vous soupçonnez ?… dit-il en baissant involontairement la voix.

— Je n’accuse que moi, je n’ai pas eu de complices.

Et dégageant sa main d’un geste brusque, le jeune homme alla se jeter dans un fauteuil à l’autre extrémité de la chambre.

— Réfléchissez, insista Parizot : il n’y va pas seulement de votre vie, mais de votre honneur. Voudriez-vous infliger à votre nom, la flétrissure d’une pareille ignominie ?

— Ma mère est morte, reprit-il amèrement ; je n’avais qu’elle au monde, ma condamnation ne flétrira que moi !…

Un instant Parizot demeura silencieux ; il n’était pas désemparé, mais songeait à ses nouveaux moyens d’attaque.

— Vous ne voulez pas me livrer votre secret, reprit-il, et c’est naturel ; nous nous connaissons depuis si peu de temps !… Mais moi, je vais vous donner une preuve de la confiance que j’ai en vous, en vous disant tout ce que je sais du drame et quelle est mon opinion au sujet du coupable.

Quand il eut terminé, Parizot se tut, attendant l’impression de Dupras.

Le jeune homme rêva une minute, puis secoua mélancoliquement la tête :

— Si vous réussissez à connaître celui qui s’attache ainsi à élucider le mystère, conseillez-lui de renoncer à son enquête, car, je vous le jure, Monsieur, il ne pourrait qu’attirer de nouveaux malheurs au Parc des Cyprès…

Qu’il se tienne en repos et me laisse agir, moi, dont l’existence n’est utile à personne.

Parizot lui posa la main sur l’épaule :

— Mais, mon pauvre ami, ne venez-vous d’avouer vous-même que vous n’êtes pas coupable ?… Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de vos aveux ? Me croyez-vous incapable de garder votre secret ?… Je vous en donne ma parole d’honneur, que rien de vos confidences ne sera divulgué, qu’auparavant, vous ne m’y ayez autorisé.

Quelques secondes encore l’hésitation persista. Mais Dupras, dont la volonté n’avait jamais été bien tenace, fléchissait visiblement :

— Je n’ai pas tué, dit-il enfin, et pourtant, je suis coupable. C’est moi, qui en remettant à Monsieur Giraldi l’Agenda de son fils, lui ai fourni le document terrible, la pièce à conviction établissant le crime. Jusqu’alors, la famille, aussi bien que la justice, admettait une mort accidentelle ; que d’angoisses évitées, si cette version eût prévalu !

— Pourtant, vous ne pouvez vous reprocher d’avoir rendu compte à monsieur Giraldi d’un fait aussi grave. Il avait le droit de connaître la vérité, comme vous, le devoir de la dire…

A. Dupras fixa son interlocuteur de ses grands yeux enfiévrés :

— Je n’ai pas dit la vérité !…

— Comment ?… vous n’avez pas découvert l’Agenda à demi enfoui dans un fossé du Parc, près de la pièce d’eau ?…

Dupras fit un signe de tête négatif : puis, parlant bas, comme s’il eût craint que de la Longue-Pointe sa voix ne fût entendue au Parc des Cyprès :

— C’est dans l’automobile de Harry, que j’ai trouvé l’Agenda de Jean… Parizot demeura stupéfait !… tout à coup, le drame lui apparaissait sous un jour nouveau…

Essayant en vain une conciliation entre les faits connus et la déclaration de Dupras, finalement cette protestation jaillit de ses lèvres :

— Mais c’est impossible ! Jean était à Montréal et c’est à Pointe à Fortune, dans la direction opposée, que le chauffeur Harry a conduit madame Giraldi…

— En grande vitesse, reprit Dupras, on va promptement de Pointe à Fortune à Montréal !… une fois l’alibi constitué, ils ont eu le temps de faire un second voyage !…

Les deux hommes étaient assis en face l’un de l’autre, séparés par un guéridon, sur lequel Dupras s’accoudait parfois en parlant.

Jamais Parizot ne devait oublier la pitoyable physionomie de ce jeune homme malingre, dont les yeux creusés et la voix débile faisaient effort pour accentuer le plus sincère et le plus accablant des réquisitoires.

— Oui, ils sont coupables !… Oh !… avant même qu’on eût retrouvé le cadavre de Jean, je savais qu’il y avait eu crime…

À entendre son récit circonstancié, l’idée ne pouvait venir, qu’on l’eût jamais accusé de folie.

Le jour du crime, dit Dupras, j’avais accompagné Jean qui allait prendre le train pour Montréal. Dans l’auto qui nous conduisait à la gare, l’enfant m’avait montré un bel Agenda en cuir fauve, marqué aux initiales : « J. G. » accompagné d’une jolie plume-fontaine.

— Regardez, Monsieur, me dit-il le joli cadeau de Papa.

Tandis que Jean prenait au guichet, son billet d’aller et retour, l’auto conduit par Harry, était reparti vide. Quant à moi, ajouta Dupras, je devais aller au bureau de poste faire enregistrer une lettre adressée à un monsieur Holden de Chicago, et à laquelle, monsieur Giraldi attachait une grande importance. Mais tandis que Jean prenait de nouveau son Agenda pour y placer son billet de retour, l’enfant eut un geste de pénible contrariété :

— Je joue vraiment de malchance : j’ai perdu ma belle plume-fontaine. C’est sans doute en vous montrant le cadeau de Papa, que j’ai dû la laisser choir à côté de ma poche…

— Si elle est tombée dans l’auto, répliquai-je, vous n’avez pas à vous inquiéter, Harry vous la tendra.

À ce nom le visage de Jean se rembrunit :

— Je n’ai pas confiance dans Harry… ayez donc l’obligeance, je vous prie, d’aller, en rentrant, la chercher vous-même, je vous en serais bien reconnaissant.

Rassuré par ma réponse affirmative, Jean monta dans le train, après avoir remis dans sa poche, l’Agenda contenant le billet de retour.

Revenu au Parc des Cyprès, encore tout préoccupé des formalités qu’avait exigées la recommandation de la lettre, j’oubliai la promesse faite à mon élève, et lorsqu’elle me revint à l’esprit, l’auto n’était plus au garage ; madame Giraldi l’ayant pris pour aller à Pointe à Fortune.

Ce ne fut que vers les sept heures que j’entendis rentrer la puissante machine. Je pris alors ma lampe électrique de poche et me dirigeai vers le garage. La voiture stationnait devant la porte toute couverte de la boue amassée en cours de route. Et quelle boue ! par quels chemins était-elle donc passée ?… les glaces, les roues maculées de vase, accusaient une vitesse vertigineuse ; mais de prime abord, le fait ne me parut pas mériter réflexion.

D’une main, tenant ma lampe sourde, j’ouvris la portière prêt à commencer mon inquisition relative à la plume de Jean, quand j’aperçus, à demi caché par un pli du tapis, un Agenda en cuir fauve… Je le ramassai dans la pensée de le remettre à madame Giraldi ; mais en regardant de plus près, le doute ne fut plus possible ; c’étaient bien les initiales « J. G. » de mon élève ; d’ailleurs, le billet de retour, était là dans une des poches destinées à cette fin.

J’en étais là de mes constatations, lorsque j’entendis quelqu’un approcher. Instinctivement, je dissimulai l’objet de ma trouvaille. C’était le chauffeur qui venait laver l’auto ; la grosse lanterne qu’il avait à la main, éclairant sa figure de bas en haut, la faisait paraître encore plus sinistre…

Son regard me parut si dur, que sans avoir été questionné, je me crus obligé de lui expliquer ma présence, en disant que j’étais venu chercher un objet oublié dans la voiture.

J’eus l’imprudence d’ajouter :

— Vous êtes allé à Montréal, aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Il tressaillit convulsivement, comme un homme qui recevrait un coup à l’improviste. Je ne saurais vous dire ce que ses yeux pâles exprimèrent alors de menace silencieuse… il fit un pas vers moi, les mains crispées, levées à la hauteur de la gorge… Je vous jure qu’à cette minute, monsieur, il avait le désir de m’étrangler…

— J’ai conduit Madame à Pointe à Fortune, dit-il d’une voix sourde : pourquoi dites-vous que nous sommes allés à Montréal ?…

Plus tard, je me souvins que ce Harry qui prétendait ignorer notre langue, m’avait alors parlé en français sans la moindre hésitation. A dire vrai, j’eus peur ; mais dominant mon émotion, j’affectai le dédain devant son attitude menaçante et ajoutai d’un ton aussi platonique que possible :

— Ah ! excusez-moi, j’avais cru que Madame était allée à Montréal. Ma bravade eut son effet ; après m’avoir encore observé un instant avec défiance, le chauffeur cessa de faire obstruction à mon passage.

— Eh bien ! grommela-t-il, puisque vous avez trouvé ce que vous cherchiez ici, allez-vous-en, et laissez-moi laver ma voiture.

Je m’éloignai bouleversé ; rentré dans ma chambre, si je n’avais tenu l’Agenda dans mes mains, j’aurais cru à un rêve !…