Éditions Édouard Garand (p. 44-47).

XIII

LE TRIOMPHE


Le Grand Prix décerné au « Moteur Giraldi » n’avait pas tardé à attirer l’attention des professionnels de l’auto et dans les revues scientifiques des États-Unis comme du Canada, on signalait l’événement avec force louanges et avec tous les détails de construction révélés jusqu’alors. Mais la réaction ne tarda pas à se manifester ; bien vite deux camps se formèrent : d’un côté les sceptiques, qui de parti pris plutôt qu’à l’aide d’arguments, mirent leur amour-propre à nier ce qui les dépassait ; de l’autre les vrais amis du progrès, assez grands pour reconnaître le mérite et y applaudir en quelque lieu qu’ils le rencontrent.

Il s’ensuivit des controverses, puis des polémiques ardentes, où chacun mit à contribution toutes les ressources de sa rhétorique pour le besoin de son parti. Une revue française ayant traduit quelques articles de l’« American Scientific », des hommes compétents et de bonne foi qualifièrent de merveilleux, les résultats obtenus par le « Moteur Giraldi » et ne ménagèrent pas les éloges à l’ingénieux inventeur.

Une sorte de revirement se produisit dans l’opinion grâce auquel l’auteur du système nouveau fut moins discuté ; on lui fit crédit d’un peu de patience, en attendant qu’une grande démonstration publique imposât sa supériorité avec une évidence indiscutable.

Pendant ce temps, Monsieur Giraldi ne quittait pas les ateliers « Kinsley » de Milwaukee ; secondé par des mécaniciens et des ingénieurs de l’établissement, il travaillait sans relâche à la mise au point de son appareil ; il avait dû modifier certains détails de sa conception primitive, mais n’avait éprouvé aucune désillusion quant au principe même de sa découverte, et il entrevoyait déjà pour l’avenir bien d’autres succès, grâce à des perfectionnements successifs, qu’il se sentait de taille à réaliser.

Au cours de cette période fiévreuse, pendant laquelle l’espoir et l’orgueil du triomphe gonflaient son cœur, ses auxiliaires admiraient son ardeur au travail, sa tranquille et froide volonté et l’instinct presque infaillible par lequel, il suppléait au point de vue technique, l’expérience qui lui manquait encore.

Toutefois, il eut à compter avec l’envie et la méchanceté humaines, car toute gloire qui s’élève, appelle sa contingence de haines suscitées ou par des intérêts froissés, ou par des motifs moins avouables encore.

Un jour, Léo Giraldi trouva brisées plusieurs pièces de son carburateur ; un autre jour, à la veille d’une expérience, du gravier fin ayant été jeté dans les cylindres eût causé un fatal accident, sans la perspicacité prévoyante du jeune inventeur. Nul de ces attentats n’avait réussi à le décourager, et il en éprouvait plus de peine que de crainte, attribuant à des étrangers ces actes de jalousie haineuse.

Restée seule avec les enfants, Lucie attendait le retour de son mari avec une résignation plutôt inquiète. Les journaux, heureusement gardèrent le silence sur ces tentatives criminelles qui avaient menacé Léo et dans son œuvre et dans sa vie.

Or, la démonstration attendue, la grande épreuve qui devait consacrer officiellement le triomphe ou échec du moteur nouveau, devait avoir lieu à Chicago le 26 juillet au grand Vélodrome de la Cité.

Six maisons ou Compagnies formant un total de 14 machines avec des modèles différents de moteurs, allaient entrer en concurrence. Par une après-midi splendide, la foule des spectateurs, évaluée à plus de cent mille, avait envahi les gradins de l’estrade, dont la toiture, ce jour-là, devait être particulièrement appréciée, étant donnée l’ardeur du soleil.

Partagées en deux séries, les voitures portant leur grand numéro matricule à l’avant, viennent s’aligner devant le kiosque surélevé où trône le Jury. Armé d’un puissant porte-voix, le Gérant-Directeur des courses, rappelle en termes sonores quelques articles du règlement, puis le coup de cloche retentit. C’est un spectacle magnifique, véritable salon de l’Automobile qui remue comme au Cinéma.

La piste est à la fois la ligne de mire et la trajectoire du projectile qu’est la voiture. Il y a le chemin à suivre, le voisin à éviter, le rival à dépasser. Il n’y a pas que la vitesse qui tende ses pièges mortels : les nerfs du chauffeur, les cris des assistants, les cent mille paires d’yeux qui l’électrisent, la victoire qu’il entrevoit dans un nimbe lumineux, autant de stimulants à contrôler, de dangers à éviter…

Le neuvième et avant-dernier tour de piste va être achevé par la voiture qui détient le record de la vitesse ; elle est suivie de près par la voiture No 7 que dirige Giraldi lui-même. Quatre concurrents sont encore en présence. De nouveau la cloche a sonné rappelant que ce tour, qui est le dernier, va être décisif.

Avec une ardeur égale, les deux rivaux de tête luttent de vitesse et se distancent à peine de quelques pieds. C’est alors qu’au sein d’une immense clameur de cent mille voix, le « Char » de Léo Giraldi, rasant pour ainsi dire la clôture, parvient au tournant à se glisser entre celle-ci et son rival et franchit la ligne du but par un pied d’avance sur son concurrent. Dans un tonnerre d’applaudissements où s’agitent cannes chapeaux et mouchoirs, éclatent les hourras pour le No 7.

Une semblable épreuve ayant eu lieu pour la deuxième série de voitures, on mit alors en présence les vainqueurs de chaque course pour décider du championnat final.

Les deux chars rivaux sont côte à côte… Environnés par la foule de leurs partisans respectifs, qu’un même enthousiasme excite jusqu’à la frénésie, les concurrents, calmes, le sourire aux lèvres remercient de la voix et du geste.

Prenant ensuite leur position, ils attendent l’esprit et les nerfs tendus, le déclanchement qui sera le signal de leur infortune ou d’un triomphe incomparable. Une seconde encore, puis, dans le ronflement des moteurs, le coup de cloche résonne, lançant à toute vitesse les deux machines qui durant près d’un demi-tour se tiennent à la même hauteur. Bientôt le No 3 prend de l’avance en déchaînant les « hourras » des spectateurs. Le No 7, que pilote Giraldi, semble résigné à suivre son adversaire à la distance d’un demi-arpent environ. Mais au huitième tour l’habile chauffeur, faisant appel à toutes ses réserves d’énergie, fonce avec une vitesse vertigineuse, réussit à reprendre la tête du mouvement ; puis, d’aussi près que la prudence le lui permet, une seconde fois, il rase la clôture intérieure. En vain, son adversaire le talonne, Giraldi les bras nus, les cheveux au vent, une forte paire de besicles sur les yeux, accélère, tient tête au rival. Tandis que la cloche sonne, électrisé par les vociférations de la foule, il franchit la ligne 5 secondes avant son concurrent.

Des estrades, la foule comme un flot qui déborde, envahit la piste de courses et dans un transport délirant, le vainqueur est hissé sur les épaules de ses partisans qui lui font un triomphe comme à un général romain au retour d’une expédition glorieuse.

C’était le triomphe du « Moteur Giraldi » c’était la fortune, c’était la gloire. Demain, le portrait du Champion sera dans les journaux des deux Pays et son nom dans toutes les bouches. On parlera de lui comme d’un héros de la science, d’un pionnier de la civilisation, d’un bienfaiteur de l’humanité…

Et pourtant, dans cette même voiture qui avec lenteur comme pour mieux le laisser voir à la foule, le ramenait à l’Hôtel où il avait pris pension, Léo GIRALDI restait distrait, silencieux, presque sombre. Il possédait ce qu’il avait souhaité, et ne paraissait pas rayonnant. Son regard avait cette froide fixité que Lucie connaissait bien et qui n’était pas sans la laisser rêveuse elle-même. Giraldi semblait regarder en soi, quelque chose de morne et d’amer, plus fort que la fortune et la gloire et qui lui faisait oublier son triomphe.