L’économie politique en vingt-deux conversations/Les trois géants

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 293-312).

LES TROIS GÉANTS.


Un soir que John Hopkins était assis fumant sa pipe devant sa maisonnette, au milieu de ses enfants qui jouaient, un vieux colporteur se présenta et lui offrit ses marchandises ; il ne fit que de petites empiètes, car sa bourse était légère ; mais ce pauvre homme paraissant fatigué, il lui offrit un siège et quelques rafraîchissements.

« Je viens de loin et je suis las, dit le vieillard ; vous m’obligerez en m’indiquant où je pourrai trouver un logement pour la nuit.

— Je voudrais pouvoir vous en offrir un, répondit Hopkins, mais nous sommes déjà très-nombreux ici ; il y a bien une espèce de hangar derrière la maison, où je vous ferai un lit de paille fraîche avec une bonne couverture, si cela peut vous convenir.

— Je l’accepte, et vous en remercie de bon cœur, reprit le marchand ambulant, et, si vous le permettez, j’amuserai vos enfants en leur racontant une histoire.

— Une histoire, une histoire ! répétèrent tous les enfants en se pressant autour de lui.

— J’espère qu’elle sera merveilleuse ! s’écria Tom ; qu’il y aura des géants et des fées !

— Bah ! ce sont des niaiseries, dit Jenny ; j’aime beaucoup mieux une histoire vraie.

— Vraie ou fausse, reprit Hopkins, peu importe, pourvu qu’on y apprenne quelque chose d’utile.

— Oh ! je vous en prie, dit la petite Betty, récitez-nous un joli conte comme il y en a dans mon livre de fables ; mais pas de morale à la fin, s’il vous plaît, elle est toujours si ennuyeuse !

— Je crains qu’il ne me soit bien difficile de vous satisfaire tous, répliqua le vieux marchand : l’un veut un conte merveilleux, l’autre une histoire vraie, un troisième me demande du bon sens, et cette petite fille ne veut pas de morale. Eh bien ! je ferai de mon mieux pour vous plaire à tous. »

Après avoir un peu toussé pour s’éclaircir la voix, le colporteur commença ainsi :

« Il y avait autrefois, dans un temps qui ne valait pas mieux que celui-ci, un pauvre laboureur chargé d’une nombreuse famille ; il se nommait Jobson, et résolut de s’embarquer sur la mer pour aller chercher fortune ailleurs. Plusieurs de ses voisins, qui se trouvaient dans la même détresse, réalisèrent ce qu’ils possédaient, afin de partir aussi pour les colonies, où on leur dit qu’ils pourraient acheter à très-bon compte de petites fermes. Ils se rendirent tous à Liverpool, où l’on s’embarquait pour… j’ai oublié le nom du lieu où ils voulaient aller ; mais peu importe, car les pauvres diables n’y arrivèrent jamais. Ils étaient en pleine mer depuis quelques semaines, lorsqu’il s’éleva un orage terrible ; le vaisseau lutta plusieurs jours et plusieurs nuits contre les éléments en furie, puis finit par aller se briser sur la côte. Les passagers eurent beaucoup de peine à se sauver ; mais lorsqu’ils se virent sur une terre fertile, ils furent un peu consolés de leur naufrage. C’était une île déserte.

« Tant mieux, dirent-ils ; nous serons les maîtres, et nous pourrions vivre ici aussi heureux que dans une colonie, si seulement nous avions nos outils et quelques vêtements.

— Et quelques marmites et casseroles pour faire la cuisine, » ajoutèrent les femmes.

« Les hommes s’occupèrent alors à examiner le vaisseau naufragé, et ils en tirèrent un beaucoup meilleur parti qu’ils n’avaient espéré. Pour dire les choses en peu de mots, ils eurent de quoi s’établir commodément dans cette île ; en moins d’une année chaque famille posséda sa maisonnette et son petit jardin potager. Les fruits y croissaient en abondance, sans culture, et comme le climat y était très-chaud, les raisins, les figues et la noix de coco y venaient à maturité. Ils avaient ensemencé un champ de blé qui leur donna une récolte suffisante pour eux tous ; la difficulté était d’en faire de la farine et ensuite du pain. Ils essayèrent d’écraser le grain entre deux cailloux, mais cela prenait beaucoup de temps, et Jobson, qui avait une nombreuse famille à nourrir, n’y trouvait pas son compte.

« Qu’y a-t-il donc de merveilleux dans cette histoire ? demanda Tom ; je n’y vois ni fée ni géant.

— Tout vient à point à qui sait attendre, mon enfant, reprit le colporteur ; il faut être patient avec les vieillards : nous ne pouvons pas courir aussi vite que vous autres petits garçons. Écoutez la suite de mon récit.

« Comme Jobson se promenait un jour dans l’île, tout en pensant à ses fils qu’il aurait désiré voir déjà assez grands pour l’aider dans ses travaux, il pénétra dans une vallée qu’il n’avait point encore vue ; une rivière la traversait, et elle était ombragée par de beaux arbres. Cet endroit lui parut si agréable qu’il s’y arrêta longtemps, et il ne songeait pas à retourner chez lui, lorsque tout à coup sa vue tomba sur un objet qui le fit tressaillir et reculer.

— Oh ! s’écria Tom en frappant ses mains de joie, qu’est-ce que c’est que cela ? Ce ne peut être une fée, elle ne lui aurait pas fait peur.

— En effet, reprit le marchand, ce n’était pas une fée ; c’était un énorme géant étendu sur la terre. Jobson se disposait à fuir, lorsqu’il lui parut que le géant dormait, et qu’il avait d’ailleurs une de ces bonnes physionomies tout à fait inoffensives. Ses habits brillaient au soleil et reflétaient la verdure des arbres, de manière qu’il semblait vêtu d’une soie verte changeante. Comme Jobson le considérait avec surprise, le géant ouvrit les yeux et le regarda d’un air tout à fait bon enfant.

— Ce n’était donc pas un méchant géant ? dit Betty.

— Non, en vérité, répliqua le vieillard ; cependant lorsque Jobson le vit bien réveillé, il voulut partir ; mais le géant, sans faire un seul mouvement, de crainte de l’effrayer, le rappela d’une voix si douce que Jobson s’arrêta.

— Ne craignez rien, bonhomme ; de ce que je suis fort et puissant, il ne s’ensuit pas que je sois cruel, et je ne veux vous faire aucun mal.

» Jobson hésitait encore ; mais le géant le regardait avec tant de bienveillance qu’il prit confiance en lui et s’en approcha peu à peu.

» Pourquoi avez-vous peur de moi ? Est-ce à cause de ma taille élevée ? la colline qui est ici près est bien plus haute, cependant elle ne vous cause aucun effroi.

— Mais vous êtes vivant, dit Jobson, et j’ai lu des histoires de méchants géants ; jusqu’ici je n’en avais jamais vu, il est vrai, et je croyais que c’étaient des contes faits pour amuser les enfants.

— Je le crois aussi, répliqua le géant ; mais il y a dans la nature de véritables géants qui, loin d’être enclins au mal, sont disposés à faire aux hommes tout le bien qui est en leur pouvoir, et je suis un de ceux-là.

— Vous devez pouvoir faire beaucoup de bien ? reprit Jobson, car votre force doit égaler celle de Samson. »

» Et, réfléchissant combien il lui serait avantageux que le géant voulût bien l’aider dans ses travaux, il s’enhardit jusqu’à le lui demander. Le géant lui répondit qu’il était prêt à faire toute espèce d’ouvrage qu’il lui plairait de lui proposer : « Mais je vous préviens, ajouta-t-il, que, n’étant pas habitué à travailler dans cette île déserte, j’aurai besoin de quelques directions.

— Oh ! si ce n’est que cela, dit Jobson, je vous enseignerai bien vite le travail que vous aurez à faire. »

» Mais il lui vint à l’esprit que le géant voudrait un salaire proportionné à son travail, et il lui demanda avec anxiété combien il lui faudrait.

— « En salaire ! reprit le géant, je ne vous en demande pas, je ne sais pas même ce que c’est. »

» Jobson fut prêt à sauter de joie, à la pensée d’un laboureur qui ferait l’ouvrage de cent ouvriers et qui ne demandait point de salaire, et il allait courir chez lui pour annoncer cette bonne nouvelle, quand le géant lui proposa de le porter : cela lui épargnerait, dit-il, la peine de se fatiguer, et il arriverait beaucoup plus vite.

» Jobson ne s’en souciait guère ; ne voulant cependant pas le désobliger, il y consentit.

« Je vous paraîtrai étrange en vous demandant comment je dois vous porter, dit le géant ; mais jusqu’ici je n’ai porté personne, et je ne sais comment m’y prendre. »

« Qu’il est stupide ! pensa Jobson ; mais il n’y pas de mal qu’il présume si peu de lui-même et qu’il ait le désir d’apprendre.

« Voulez-vous monter sur mon dos, ajouta-t-il, ou que je vous porte dans mes bras ? »

» Jobson fut bien aise d’avoir à opter, car il aimait mieux monter sur le dos du géant que d’être porté dans ses bras comme un enfant au maillot. En outre, pour tout vous dire, la vérité est qu’il lui restait une certaine frayeur de voir le géant debout et de se sentir pressé entre ses bras. S’étant donc fait une selle avec quelques morceaux de bois, il s’assit après avoir coupé une longue baguette pour s’en servir au besoin, et pria le géant de prendre le chemin du logis.

» Le géant obéit ; il ne marchait ni ne courait, mais il glissait doucement, de manière que Jobson n’éprouvait aucune secousse.

» En peu d’instants ils arrivèrent à la maison.

» Vous pouvez vous représenter la frayeur de madame Jobson et de toute sa petite famille, quand ils le virent monté sur un pareil animal ; les enfants s’enfuirent en criant comme s’ils avaient vu une bête féroce, et la pauvre femme se tordit les mains de désespoir ; puis, se jetant aux genoux du géant, elle le pria en pleurant de rendre la liberté à son cher mari.

« Il est libre, répondit le géant ; je l’ai porté jusqu’ici pour qu’il ne se fatigue pas, et maintenant, ma bonne femme, si je puis faire quelque chose pour vous, je suis à vos ordres, car je ne demande qu’à m’occuper. »

» La pauvre femme le remercia en tremblant, essuya ses yeux et essaya de sourire ; mais elle était si effrayée par l’aspect de ce géant monstrueux, et en même temps si surprise de son bon caractère, qu’elle commença à croire qu’elle n’était pas dans son bon sens. Et quand son mari lui eut raconté tout ce qui venait de se passer entre lui et le géant, sa surprise ne fit qu’augmenter.

» Les enfants, qui s’étaient éloignés, voyant leur père et mère causer amicalement avec le géant, ne tardèrent pas à se rapprocher.

« Regarde ses jambes, dit Jack, je ne puis pas seulement atteindre avec ma tête jusqu’à son mollet.

— S’il se tenait debout, observa Will, il pourrait cueillir les noix sur le cocotier. »

» Tout en parlant ainsi, ils se pressaient les uns vers les autres, comme pour se défendre mutuellement ; cependant, lorsqu’ils virent le géant leur sourire et qu’ils entendirent leurs parents leur assurer qu’ils n’avaient rien à craindre, leur terreur cessa, car ni père ni mère ne les avaient jamais trompés, et ils croyaient tout ce qu’ils pouvaient leur dire. Leur frayeur fit place à la curiosité, et au bout de quelques instants ils grimpèrent sur le géant, qui était toujours étendu sur l’herbe, et se mirent à jouer avec lui. Pendant ce temps Jobson et sa femme se consultaient pour savoir comment ils logeraient et nourriraient le géant.

» Il lui faudrait une chambre plus grande que toute la maison, et quant à sa nourriture, en un seul repas il dévorerait tout un carré de choux et un gros jambon. Jobson n’avait pas songé à tout cela, et il commença à douter d’avoir fait un bon marché.

» Nous ferons mieux de parler au géant, ma femme, dit-il, et de lui demander quelle sorte de repas il lui faut.

— Rien qu’une coupe d’eau fraîche, répondit-il.

— C’est bien de la modération ! reprit Jobson ; point de liqueur ni de bière ?

— Mais que mangez-vous, mon ami ? lui demanda la bonne madame Jobson, qui commençait à trembler pour sa cuisine.

— Je ne mange jamais, répliqua le géant ; fort comme je suis, je n’ai pas besoin de nourriture : ainsi, ne vous inquiétez pas de moi, et, pour ce qui est d’un logement et d’un lit, je n’en fais aucun usage : lorsque je ne suis pas occupé, je me repose sur l’herbe. »

Jobson et sa femme furent transportés de joie en entendant un si habile ouvrier ne demander ni salaire, ni logement, ni nourriture.

« Bientôt nous ne manquerons plus de rien, dirent-ils, pourvu qu’il soit toujours de bonne humeur et disposé à travailler.

— Nous ne devons pas trop exiger de lui, ajouta la femme, et faire tout ce qui dépendra de nous pour lui être agréable. »

» Jobson déclara à son nouvel ouvrier qu’il ne prétendait point qu’il travaillât lorsqu’il serait las.

« Ce que je ferai dépendra entièrement de vous, mes bons amis, répondit-il ; je travaillerai toutes les fois que vous aurez de l’ouvrage à me donner. Quant à la fatigue, je ne sais pas ce que c’est.

— En vérité ! s’écria Jobson, vous me paraissez toujours plus surprenant. Vous ne dormez donc que la nuit ?

— Je ne dors jamais, et je travaille aussi aisément pendant vingt-quatre heures que pendant une minute. »

» Jobson, dont la surprise et la joie allaient toujours croissant, s’occupa alors à déterminer de quelle manière il emploierait le géant. « Il moudra le grain, pensa-t-il, je suis fatigué de le faire ; « et il lui montra les pierres dont il se servait à cet effet, mais ce n’était qu’un jeu pour le géant, et Jobson comprit que s’il pouvait se procurer deux grandes pierres plates comme celles dont on se sert dans les moulins, le géant ferait beaucoup plus d’ouvrage ; malheureusement la carrière était fort éloignée de sa demeure, et, à supposer qu’il pût s’y rendre et couper les pierres en question, comment les transporterait-il jusque chez lui ? »

» Le fardeau ne sera pas trop lourd pour moi, lui dit le géant, partons. »

« Jobson enferma ses outils dans une boîte qu’il plaça sur le dos du géant ; il monta dessus, et ils eurent bientôt atteint la carrière, où ils coupèrent les deux pierres qui, en peu d’instants furent amenées au logis. Une fois qu’elles furent convenablement disposées, le géant se mit à l’ouvrage et travailla comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. La nuit étant venue, les heureux époux l’engagèrent à prendre quelque repos, mais il ne voulut pas y consentir ; pour eux, ils se couchèrent après avoir remercié Dieu de tout leur cœur de ce qu’il leur avait envoyé un si bon ouvrier.

» Et je vous prie, dit Tom, interrompant le marchand, quel était le nom de ce merveilleux géant ?

— Aquafluens.

— Oh ! quel nom difficile à prononcer ! s’écria Betty.

— Les géants ne portent pas les mêmes noms que nous, reprit le colporteur et je vous assure que celui-ci est très-significatif. Mais laissez-moi continuer mon histoire.

« Pendant la nuit les enfants furent éveillés par le bruit que faisait le géant en écrasant le blé ; ils eurent peur ; mais leur mère les rassura, et cette bonne femme, voyant son mari paisiblement endormi auprès d’elle, songea combien elle était heureuse de ne plus le voir obligé de faire un travail aussi dur, et elle appela sur son nouvel ami toutes les bénédictions du ciel.

» Le jour suivant, Aquafluens ayant achevé de moudre le blé, demanda de l’ouvrage, et tandis que Jobson lui en préparait, il se mit à laver la maison et la nettoya complètement. Il sortit ensuite avec les enfants, les conduisit au bord de l’eau, joua avec eux, leur apprit à nager, et lorsqu’ils revinrent à la maison, frais et dispos, avec un bon appétit, ils se louèrent beaucoup de leur compagnon.

» Pendant ce temps Jobson lui avait trouvé de la besogne. Depuis longtemps il désirait amener de la forêt voisine un arbre que le vent avait déraciné, afin d’en faire un plancher à sa maison, qui devenait humide et malsaine pendant les temps de pluie ; mais il n’avait pu le faire jusqu’alors, manquant de moyens nécessaires pour transporter un fardeau si lourd ou pour le diviser en planches. Maintenant rien de plus aisé ; il établit l’arbre en travers sur les épaules du géant, qui le porta ainsi sans difficulté. Jobson lui enseigna à se servir de la scie, et fut agréablement surpris de son habileté à la manier. Il pensa que s’il pouvait attacher ensemble huit ou dix scies, le géant serait assez fort pour les mettre en activité toutes ensemble, et scierait ainsi huit à dix planches à la fois, la difficulté était de se procurer plusieurs scies. Jobson s’adressa à ses voisins et leur promit de leur fournir des planches en retour du prêt de leur scie.

» La réputation du géant s’était répandue dans l’île, et chacun apporta sa scie afin d’avoir part au produit de son travail.

» Un des colons, qui était charpentier, entreprit l’arrangement des scies en forme de charpente ; d’autres creusèrent une fosse à scier : tout cela prit un peu de temps ; mais lorsque ces apprêts furent terminés, le géant se mit à l’ouvrage, et dans l’espace d’un jour il scia l’arbre entier en belles planches bien lisses. Lorsque Jobson eut payé à ses voisins le prêt de leurs scies, il lui resta assez de planches pour réparer son plancher, faire une porte neuve à sa maison, quelques tablettes et une jolie table.

» Le charpentier lui avait offert de travailler à ces objets moyennant que le géant lui moudrait son blé ; c’était un marché avantageux pour tous deux : aussi furent-ils bientôt d’accord ; et lorsque les colons s’aperçurent combien la petite maison de Jobson était devenue commode et confortable, ils se mirent à couper les arbres de la forêt afin d’en tirer le même parti. Mais il fallut payer Jobson pour le travail d’Aquafluens, qui continuait à transporter le bois et à le scier. Chacun s’empressa de lui apporter ce qu’il pouvait avoir de meilleur en réserve et dont il croyait que Jobson manquait. L’un vint avec un panier de poisson tout fraîchement péché ; un autre lui offrit la moitié d’un jeune cabri qu’il venait de tuer ; un troisième, des canards sauvages, et ainsi de suite, de manière que la maison de Jobson se trouva aussi bien fournie que le garde-manger d’un grand hôtel. Un des colons se présenta à lui avec une bourse remplie d’argent qu’il avait sauvée du naufrage, et voulut lui payer les services du géant, argent comptant.

« Hélas ! mon bon ami, que ferais-je de votre argent ? Il ne peut m’être ici d’aucun usage. Cependant, comme j’ai de la nourriture pour plusieurs jours, je consens à prendre votre argent ; il pourra m’être utile une fois ou l’autre. »

» La dernière personne qui vint fut une pauvre veuve qui avait perdu son mari peu après le naufrage ; elle aurait eu besoin d’un plancher à sa petite chaumière pour que ses enfants fussent au sec ; mais elle n’avait rien à donner en échange qu’un panier de pommes-de-terre arrachées dans son jardin.

« Je ne prendrai pas vos pommes-de-terre, Marthe, dit Jobson : ainsi, remportez-les.

— Hélas ! je n’ai pas autre chose à vous offrir, vous savez comme je suis pauvre. Jackson m’a promis de couper un arbre pour moi si je puis obtenir les secours du géant, et j’ose croire que le charpentier me prêtera une main secourable pour faire mon plancher.

— Et croyez-vous, Marthe, que je serai le seul à refuser un coup de main à une pauvre voisine ? répliqua Jobson d’un air un peu fâché. Retournez chez vous, bonne femme ; dites à Jackson de couper votre arbre, et comptez sur l’assistance d’Aquafluens. »

» La pauvre femme le remercia les larmes aux yeux, et s’en retourna avec son panier de pommes-de-terre, qui lui parut bien léger, tant elle était joyeuse de rapporter le dîner de ses enfants ?

n Deux hommes vinrent rôder autour de l’habitation de Jobson ; ils auraient volontiers profité des services du géant ; mais, ayant toujours vécu en paresseux, ils n’avaient rien à offrir en échange.

« Vous ferez tout aussi bien de vous en aller, leur dit Jobson ; le géant ne travaille pas pour encourager la paresse.

— Que ferons-nous, alors ? répliqua l’un d’eux ; nous ne pouvons rien donner, puisque nous ne possédons rien.

— Vous avez chacun une paire de bons bras, et si vous vous en étiez servis jusqu’à présent comme vous deviez le faire, vous ne viendriez pas ici les mains vides. »

» La femme de Jobson, sachant qu’ils étaient mariés tous deux, se sentit touchée en pensant à leurs pauvres femmes :

« Si vous voulez travailler pour nous, leur dit-elle, mon mari vous permettra, je n’en doute pas, de profiter de l’habileté du géant.

— Mais quel besoin ai-je de ces hommes, dit Jobson, tant que le géant travaille pour moi ?

— Il y a des choses que ne peut faire Aquafluens, tu le sais bien, mon ami, reprit sa femme ; et ne t’ai-je pas entendu dire qu’il travaille si vite que tu as à peine le temps de lui préparer de l’ouvrage ? Eh ! bien, repose-toi un peu, et ces messieurs te remplaceront.

— Cela est vrai, répliqua-t-il ; d’ailleurs nous voilà assez à notre aise pour que je ne me rende pas esclave. Mais dois-je me confier à ces paresseux ?

— Tu les surveilleras de temps en temps. En outre, dit madame Jobson, j’ai besoin qu’ils me fassent quelques grands paniers pour enfermer toutes les bonnes choses que nous ont apportées nos voisins. »

» Il fut conclu que le géant moudrait le blé de ces deux hommes, à condition que Jobson les emploierait à ce qu’il lui plairait. L’un fut chargé de dépouiller un arbre de son écorce, tandis que l’autre courut couper des tiges de saule pour faire des paniers.

» Il serait trop long de détailler tous les avantages que la colonie retira des services du géant ; mais, quoique le bénéfice fût général, Jobson en profitait beaucoup plus que tous les autres ; aussi les habitants de l’île, lorsqu’ils avaient un jour de loisir, ne manquaient pas d’aller se promener au loin, dans l’espérance de rencontrer quelque autre géant.

» Plusieurs d’entre eux s’informèrent d’Aquafluens s’il avait des frères.

« J’en ai un, leur dit-il, mais nous nous rencontrons rarement : j’aime à me reposer dans les vallées, et lui fréquente les hauteurs.

— Et peut-il travailler autant que vous ?

— Oui, répondit Aquafluens, lorsqu’il est bien disposé ; mais il est d’une humeur variable et quelquefois très-colère ; il lui arrive souvent de me chicaner, et alors je deviens furieux. »

» Les colons cherchèrent longtemps inutilement ; mais un jour l’un d’eux, nommé Jackson, étant monté sur un rocher à la poursuite d’une chèvre, aperçut une belle figure fixée sur le sommet. Au premier moment il put à peine en distinguer la forme, tant ses yeux étaient éblouis par l’éclat qu’elle répandait ; mais ce qui le frappa le plus furent deux ailes énormes, aussi légères et transparentes que celles d’un moucheron, et aussi grandes que les voiles d’un vaisseau.

» Jackson ne douta pas que ce ne fût là le frère d’Aquafluens : il hésitait à s’approcher de lui, craignant l’irritabilité de son caractère, lorsque le géant se mit à sourire ; ce qui le rassura tout à fait ; alors il l’aborda, et lui demanda qui il était et s’il voulait s’engager à son service.

« Mon nom est Ventosus, cria le géant ailé, et je suis prêt à travailler pour vous, si vous me promettez de ne pas me contrarier. Je n’ai pas les dispositions rampantes de mon frère, qui voyage laborieusement toujours dans les mêmes lieux. Je ne puis m’empêcher quelquefois de rire de sa démarche lente, et je m’amuse à le mettre en colère, afin de le voir se hâter un peu ; je lui prête fréquemment mon aide quand il est chargé d’un lourd fardeau ; je m’assieds sur son sein, j’étends mes ailes et je marche si rapidement que je l’enlève presque de terre. »

» Jackson, très-surpris d’entendre Aquafluens accusé de paresse, raconta à Ventosus la prodigieuse quantité d’ouvrage qu’il avait fait pour la colonie.

« Comparé à moi, c’est un escargot, » lui cria Ventosus, qui quelquefois élevait la voix d’une manière effrayante ; et pour lui montrer la rapidité de sa course, il déploya ses ailes et disparut.

» Jackson craignit de ne pas le revoir, mais il revint bientôt, et consentit à l’accompagner chez lui, à condition qu’il l’établirait dans un lieu élevé.

» Ma maison, dit Jackson, est bâtie sur une colline, je vous placerai à la cime.

— C’est bon, répondit le géant ; si vous pouvez me procurer une couple de meules, je moudrai du blé dans une heure autant qu’Aquafluens dans deux. Je travaille, comme mon frère, pour rien, et je n’ai pas besoin de manger, mais j’ai l’humeur indépendante et ne puis pas souffrir d’être enfermé ; je travaille seulement lorsqu’il me plaît, et je ne suis pas d’autre volonté que la mienne.

— Ce géant n’est pas aussi traitable que l’autre, pensa Jackson, mais il est encore plus puissant ; aussi je dois le soigner de mon mieux ; » et il se mit immédiatement à lui construire une maison sur le haut de la colline pour y moudre son blé. Pendant ce temps, Ventosus descendit dans la vallée pour voir son frère.

» Il le trouva occupé à transporter des planches qu’il venait de scier. Les deux géants s’embrassèrent, et Ventosus, étant de bonne humeur, dit à son frère de permettre qu’il l’aidât :

« De ce pas si lent vous n’arriverez jamais.

— Si lent ! répétèrent les enfants perchés sur les planches que portait le géant ; pas un homme ne pourrait faire le quart du chemin qu’il fait dans une heure !

— Cela se peut, reprit Ventosus, mais nous ne sommes pas des pygmées comme vous autres. » Disant cela, il s’assit à côté des enfants, étendit ses ailes, et partit avec une vitesse qui d’abord les effraya ; mais n’apercevant aucun danger, ils s’amusèrent beaucoup de cette course rapide. Lorsqu’ils furent arrivés et que le bois fut déchargé. Aquafluens pria son frère de l’aider encore.

« Non, répondit Ventosus, j’ai affaire ailleurs ; venez avec moi, si cela vous plaît, sinon bonjour. »

» Aquafluens trouva cette réponse malhonnête ; il s’en plaignit, son frère répliqua ; ils se querellèrent, luttèrent ensemble ; puis Ventosus se prit à hurler plus fort qu’une bête sauvage, et Aquafluens à écumer de rage. Les pauvres enfants se tenaient à l’écart, ne reconnaissant plus leur bon ami, tant il était défiguré par la colère ; il semblait vouloir les engloutir. Ventosus se dégagea enfin des bras de son frère et disparut, mais longtemps encore on entendit ses soupirs et ses gémissements.

» Aquafluens, après s’être un peu lamenté des mauvais traitements de son frère, se calma peu à peu, reprit les enfants sur son dos, et retourna tranquillement à la maison.

» Jackson vint s’informer de Ventosus, et quand un des enfants lui eut raconté ce qui s’était passé, il commença à désespérer de le revoir ; ce dont il était d’autant plus désappointé ; qu’il lui avait préparé beaucoup d’ouvrage : cependant il arriva le soir même, et le lendemain matin, lorsque Jackson se leva, il trouva qu’il avait déjà moulu plus de la moitié de son blé.

» Cette diligence extraordinaire était très-avantageuse, mais pourtant Ventosus ne promettait pas d’être aussi utile à la colonie que son frère. Il transportait les objets avec une rapidité étonnante, mais toujours selon son caprice ; en sorte qu’il fallait savoir vers quel lieu il lui plaisait diriger sa course avant de rien lui confier ; il lui arrivait souvent même de changer de direction avec l’inconstance et la légèreté d’une girouette, de manière que les marchandises dont il était chargé, au lieu d’atteindre le lieu de leur destination, arrivaient fréquemment où on ne les attendait pas, ou bien revenaient chez celui qui les avait expédiées. Un autre de ses inconvénients c’est que Ventosus disparaissait tout à coup au moment où l’on avait besoin de lui.

« La présence des deux géants avait tellement amélioré le sort de la petite colonie, que chaque colon possédait non-seulement une jolie maison commodément bâtie, mais encore des meubles élégants et un grand nombre d’objets de goût exécutés par leurs femmes, qui, depuis qu’elles n’avaient plus à s’occuper des gros ouvrages, avaient acquis beaucoup d’adresse.

» Vous devez comprendre aisément quel désir les habitants avaient de découvrir quelque nouveau géant.

» Aquafluens répondit un jour à leurs questions multipliées, qu’il avait un fils qui avait demeuré dans l’île : « Mais, ajouta-t-il, il y a longtemps qu’il m’a quitté et que je n’ai eu aucune nouvelle de lui. Sa mère était de la famille des Salamandres, et il a toujours préféré sa parenté à la mienne ; aussi un jour d’été qu’il prenait un bain au soleil, il partit, et je ne l’ai pas revu.

— Alors nous avons peu de chances de le rencontrer, » dit un des colons. Mais Watson, qui était un homme entreprenant et courageux, ayant de nouveau questionné le géant, apprit qu’il n’était pas impossible que son fils se trouvât encore dans l’île : « Il s’amusait souvent, lui dit-il, à se baigner dans un ruisseau d’eau chaude qui coule au fond d’une vallée à l’autre extrémité de l’île, dans un lieu peu fréquenté. Le fait est, ajouta-t-il, qu’il a le tempérament de sa mère et ne peut vivre que dans un pays chaud. Ces eaux sont brûlantes, et cependant elles ne font qu’augmenter sa vigueur. »

» Watson lui demanda s’il le croyait bon ouvrier.

« Je ne puis en parler que par ouï-dire, reprit le géant ; mais si ce qu’on dit est vrai, il ferait plus d’ouvrage à lui seul que nous n’en faisons ensemble mon frère et moi. La difficulté est de s’emparer de lui et de le renfermer ; il ne travaille que lorsqu’il est emprisonné, et demande à être bien nourri.

— S’il en est ainsi, dit Watson, il perd à mes yeux un de ses mérites principaux, car s’il est à peu près aussi grand que vous, son appétit doit être difficile à satisfaire, et ce qu’il m’en coûterait pour le nourrir absorberait les profits que je pourrais faire par son travail.

— Pas du tout : il ne mange que du bois et du charbon, qu’il dévore tout brûlants, et plus vous lui en donnerez, plus il travaillera : mais il faut, comme je vous l’ai déjà dit, l’enfermer soigneusement.

— Mais où trouverons-nous un vase assez grand pour le contenir ?

— Quoiqu’il paraisse quelquefois toucher aux nues, il peut être contenu dans un très-petit espace, et plus il sera comprimé, plus il travaillera vigoureusement.

— Sûrement, il ne peut aimer à être emprisonné ainsi.

— Non sans doute, et il ne travaille que pour obtenir sa liberté, dont il est aussi désireux que Ventosus.

— Eh bien, si vous voulez m’aider, dit Watson, peut-être réussirons-nous à l’atteindre. »

» Le jour suivant ils se mirent tous deux en route, Watson ayant obtenu la compagnie du géant, en offrant à Jobson un beau jambon.

» Comme ils cheminaient, Watson assis sur le dos du géant, ils parlèrent du meilleur moyen de s’emparer de celui qu’ils allaient chercher.

« Voici ce que j’ai apporté pour le renfermer, » dit Aquafluens en montrant une bouteille à Watson, qui rit beaucoup de cette idée.

Arrivés à la source, ils virent une épaisse vapeur s’élever au-dessus de l’eau.

« Regardez, le voilà, » s’écria Aquafluens.

» Mais Watson ne vit qu’un nuage qui, prenant à peu près la forme d’un énorme géant, continua à monter, puis disparut.

» Il est parti, dit Watson, et peut-être pour toujours.

— Non, reprit Aquafluens ; puisque nous connaissons le lieu qu’il fréquente, nous serons plus heureux une autre fois. »

» Le matin suivant ils arrivèrent de bonne heure et ne trouvèrent pas le géant.

» Tant mieux, dit Aquafluens, nous avons le temps de tout préparer avant qu’il soit là ; » et, prenant sa bouteille, il la tint renversée sur l’eau, et donna le bouchon à Watson, le priant de le remettre aussitôt qu’il verrait la bouteille pleine de vapeur.

» Watson fut prêt à éclater de rire à l’idée d’un géant de cette taille renfermé dans une bouteille ; mais il se retint, la chose étant pour lui d’un intérêt trop haut, pour qu’il la tournât en plaisanterie.

» Au bout de quelques instants la vapeur commença à s’élever et à remplir la bouteille, que Watson boucha soigneusement, bien qu’il ne put croire qu’il était en possession du trésor tant désiré.

« Eh bien ! s’il est dans la bouteille, dit-il, il se soumet d’assez bonne grâce à son sort ; il est aussi doux qu’un agneau.

— Ne vous y fiez pas ; il est calme maintenant, mais cela ne durera pas. »

» Quand ils furent arrivés chez Watson, le géant posa la bouteille dans une marmite de fer pleine d’eau bouillante ; mais, à la grande consternation de Watson, le bouchon sauta, le géant sortit et décampa par la cheminée.

« Aquafluens lui dit de ne pas s’affliger, mais de se procurer un vase de cuivre ou de fer assez fort pour contenir le géant. Watson en trouva un tel qu’il le fallait avec une fort petite ouverture qui pouvait se boucher solidement.

« Je le défie maintenant, dit-il, de sortir de ce vase ; il est trop fort.

— Cela n’empêcherait pas, répondit Aquafluens, qu’il n’en fit sauter le bouchon ; mais l’ouverture en est si petite qu’il ne pourrait sortir par là ; elle servira seulement à calmer sa rage, et à le contenir dans de justes bornes. »

» Ils ne tardèrent pas à s’emparer de nouveau de Vaporifer, car tel était le nom du troisième géant. Une fois pris, il capitula avec son maître, et lui offrit de travailler pour lui.

« Mais, ajouta-t-il, il serait au-dessous de mes talents de moudre du blé et de scier des planches ; je puis mettre en activité une manufacture de laine ou de coton, ou exploiter une mine de charbon de terre.

— Pour ce qui est du charbon de terre, dit Watson, nous avons trop de bois pour songer à nous en procurer, et l’exploitation d’une mine serait au-dessus de nos moyens. Mais s’il était possible d’établir une manufacture de coton, ce serait d’un grand avantage pour le pays ; il croit en abondance dans l’île, et nous manquons de linge. Je vais consulter les colons afin de savoir s’ils sont d’avis de construire des machines pour filer et pour tisser le coton.»

» Cette innovation parut si utile et si désirable, que chacun des colons s’empressa d’y coopérer ; le charpentier, le serrurier, le charron se mirent à l’ouvrage, et en peu de jours les métiers furent achevés. Un fabricant de grande ville se serait moqué de ces rouages faits à la hâte et si peu perfectionnés ; mais c’était un véritable trésor pour la petite colonie, qui avait beaucoup augmenté en population et en richesse.

« En richesse ! objecta Tom ; il me semble que vous nous avez dit qu’ils ne faisaient aucun usage de l’argent, et par conséquent ne désiraient pas en avoir.

— C’est vrai, reprit le marchand ; mais j’entends par richesse le blé, le bétail et les légumes qu’ils avaient en abondance, de même que des maisons commodes et bien meublées, de jolis bateaux, au moyen desquels ils se procuraient autant de poisson qu’ils pouvaient en consommer. Au bout de quelques années, ce pays n’était pas reconnaissable, et quoique ce fût aux trois géants que les colons dussent cette prospérité toujours croissante, ils n’avaient cependant pas cessé de travailler, soit à leur préparer de l’ouvrage, soit à disposer de celui qui était achevé.

— Et les femmes, dit la petite Betty, lorsqu’elles eurent des étoffes de coton, elles taillèrent et cousurent des robes et des jupons pour leurs petites filles ?

— C’est cela, ma chère enfant ; et les petites filles aidaient leurs mamans à cet ouvrage, car il y avait dans l’île une école où elles apprenaient à coudre, à lire et à écrire. On avait aussi bâti une petite église simplement ornée, où les colons allaient prier Dieu sincèrement et le remercier des bienfaits dont il les avait comblés.

— Mais, demanda Tom, avec quoi les hommes s’habillaient-ils ?

— Une fois la manufacture de coton en activité, reprit le colporteur, il ne fut pas difficile d’en établir une de draps.

» Vaporifer pouvait faire mouvoir plusieurs machines en même temps.

» Les colons bâtirent un vaisseau, et les trois géants se disputèrent à qui le conduirait.

« Il ne peut marcher sans mon assistance, dit Aquafluens.

— Il se traînera comme un escargot, dit Ventosus, si je ne me place sur le tillac pour enfler ses voiles. Confiez-le-moi, et il voguera rapidement sur la surface des eaux.

— Mais il voguera à l’aventure, sans guide et sans but, objecta Vaporifer, tandis que je puis diriger sa course en dépit de vos efforts réunis. »

» Aquafluens fut obligé de céder, car s’il pouvait guider le bâtiment sur un fleuve, il n’en était pas de même sur la mer. Les deux autres géants traitèrent amicalement ensemble, et il fut décidé que Ventosus serait nommé capitaine du vaisseau pour tous les moments où il paraîtrait bien disposé à le diriger vers les lieux qu’on désirait atteindre, mais que, dès qu’il deviendrait mutin et contrariant, Vaporifer prendrait le commandement.

» Les colons se trouvaient alors en état de retourner en Angleterre ou d’aller chercher la terre où ils avaient dû émigrer ; mais, après vingt ans de séjour dans cette île, qu’ils avaient cultivée et embellie, ils s’y étaient attachés, et aucun des anciens ne désirait la quitter. Les jeunes gens nés dans l’île, et qui avaient souvent entendu leurs parents s’entretenir de leur patrie, furent seuls curieux de la visiter ; ils s’embarquèrent avec un chargement de marchandises, produits de leur île, qu’ils vendirent très-bien en Angleterre, et ils revinrent chez eux avec toute sorte d’objets dont la colonie manquait.

» Le commerce s’étant établi entre cette île et l’Angleterre, la colonie atteignit le plus haut point de prospérité, et c’est là la fin de mon histoire. »

— Ah ! quel joli conte plein de géants ! s’écria Tom.

— Je voudrais bien savoir, dit John Hopkins, quelle est l’utilité de cette histoire ? Car Dieu n’envoie pas des géants à notre aide, et quel avantage peut-il y avoir à envier ce que l’on n’a pas et à être mécontent de ce que l’on a ?

— Êtes-vous sûr, reprit le marchand en souriant, que les géants mentionnés dans ce conte n’existent pas parmi vous ? Je vais vous donner quelques explications nécessaires pour comprendre le sens de mon récit. Mais la petite Betty dira que voici l’ennuyeuse morale qu’elle trouve toujours à la fin de ses fables ; ainsi, envoyez coucher vos enfants.

Les deux plus jeunes allèrent au lit, mais les aînés demandèrent à rester.

« En effet, poursuivit le colporteur, n’y a-t-il pas dans la nature des pouvoirs gigantesques, qui assistent l’homme dans ses travaux ? »

(Les enfants écoutaient attentivement, espérant encore qu’ils verraient un géant.)

« Dites-moi, ajouta le marchand en s’adressant à Hopkins, qui est-ce qui fait tourner le moulin à scier les planches dans la forêt voisine ?

— Personne ; c’est la rivière qui fait tourner la roue.

— Et cette rivière, John, elle ne vous demande ni salaire, ni logement, ni nourriture.

— C’est vrai, reprit Hopkins en se grattant la tête, je n’y avais jamais réfléchi.

— Eh bien ! c’est Aquafluens, dit le marchand.

— Je comprends, dit Jenny, qu’il a pu nettoyer la maison, laver les enfants et leur enseigner à nager ; mais comment pouvait-il transporter du bois ?

— Comment ? s’écria Tom ; dans un bateau. Ne vous souvenez-vous pas qu’on avait placé sur son dos une boîte pour contenir le bois ? c’était un bateau.

— Ah ! c’est cela ; et le bâton pour faire marcher le géant, c’était une rame.

— J’avoue, dit Hopkins, qu’il y a dans votre conte plus de vérité que je ne pensais.

— Et Ventosus ?… reprit le marchand.

— Oh ! interrompit Tom, laissez-moi deviner. Je pense que Ventosus n’est autre chose que le vent, qui, lorsqu’il se dispute avec Aquafluens, fait écumer et enfler ses vagues, et qui tourne la roue du moulin pour moudre le blé.

— C’est vrai, dit Hopkins, le vent est encore une de ces puissances gigantesques de la nature, auxquelles nous avons beaucoup d’obligations. Eh bien ! mon ami, votre conte m’a appris à apprécier les grands bienfaits de la Providence, et aussi, je l’espère, en être plus reconnaissant. Mais qu’est-ce donc que ce troisième géant plus puissant que les deux autres ?

— C’est celui sans doute que vous connaissez le moins ; c’est la vapeur qui, comprimée dans le cylindre d’une machine, met en activité toute une fabrique. La vapeur étant produite par l’eau bouillante, je l’ai appelée le fils de l’eau et du feu. Vous savez qu’elle a été appliquée dernièrement à la navigation, et qu’au moyen d’une machine à vapeur un navire peut voyager régulièrement contre vent et marée. Remarquez néanmoins que, malgré ces puissants auxiliaires, les hommes sont obligés de travailler, et que plus les manufactures et les moulins se multiplient, plus les ouvriers sont occupés. Vaporifer, en introduisant dans la colonie des machines à filer et à tisser le coton, donna beaucoup d’ouvrage aux habitants ; et si Ventosus n’avait pas fait tourner les moulins à blé, le prix de cette denrée n’aurait pas si considérablement haussé, et il ne se serait pas établi un aussi grand nombre de boulangeries, parce que les hommes étant obligés de continuer à écraser leur blé entre deux cailloux, n’auraient pas eu le temps d’en semer et d’en récolter une assez grande quantité.

— Et de même, dit Tom, sans Aquafluens, qui était un si habile scieur de planches, les colons n’auraient pas pu se construire de jolies maisons, ni les meubler aussi bien. »

Dame Hopkins, tout occupée qu’elle était des soins du ménage, avait fort peu écouté ce récit du colporteur.

« Ah ! dit-elle, ci ces géants nous obligent à travailler davantage, je ne vois pas de quelle utilité ils nous sont ?

— Comment donc, lui répondit Hopkins, est-ce que nous demandons de rester les bras croisés ? Non, non, tout ce que nous désirons c’est d’acquérir par notre travail une honnête aisance, et c’est ce que nous ne saurions faire sans le secours de ces trois puissances. Sans elles nous serions privés de mille petites douceurs qui nous rendent la vie agréable.

— Sans le secours de Vaporifer, s’écria Jenny, je n’aurais pas de jupon de coton, et toi, Tom, tu n’aurais pas de jolies chemises.

— C’est bon, dit Hopkins, voici une odeur qui nous annonce que ma femme a pensé au souper.

— Et c’est moi seule qui l’ai fait, répliqua celle-ci ; aucun de vos géants ne m’a aidée.

— Avec votre permission, dit le marchand, je vous ferai observer que vous êtes dans l’erreur. Ces pommes-de-terre bouillies ne seraient pas si bonnes sans le secours de la vapeur, et sans l’existence d’une machine à vapeur, vous n’auriez pas une si excellente marmite de fer.

— Ce jeune géant est votre favori, reprit Hopkins.

— Non pas quand il est fainéant et vagabond, mais oui bien lorsqu’il se met à travailler ; c’est le plus puissant des trois.

— Et je vous prie, maman, demanda l’un des enfants, qui donc a moulu le blé qui a servi à faire ce pain ?

— Je crois aussi, ajouta Hopkins, que si nous avons de bon sucre qui vient de fort loin, Ventosus y est pour quelque chose.

— C’est bon, venez souper, » s’écria la bonne femme, un peu humiliée de n’avoir pas compris cette histoire, qui paraissait avoir si fort intéressé sa petite famille.

Ils s’assirent gaîment autour de la table, et malgré tout ce que put dire madame Hopkins, ils lui prouvèrent qu’elle n’aurait pu, sans le secours des trois géants, leur préparer un aussi bon souper.