L’économie politique en vingt-deux conversations/La population, ou l’ancien-monde

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 312-319).

LA POPULATION,
OU
L’ANCIEN MONDE.


« Mon père, dit Tom le jour suivant, je ne comprends pas pourquoi nous sommes si pauvres en Angleterre, où les géants travaillent beaucoup plus pour nous qu’ils ne le faisaient pour les habitants de l’île déserte. Qu’est-ce qu’un seul moulin à vent, un seul moulin à eau et une pauvre petite fabrique, tels que ceux qu’ils avaient établis, en comparaison de toutes les machines que nous avons ici ? Cependant dans cette île les hommes vivaient dans l’abondance, tandis que nous sommes souvent affamés.

— Leur île n’était qu’une coquille de noix comparée à ce pays-ci, répondit Hopkins, et ils étaient en petit nombre ; en sorte que les moulins et la petite fabrique suffisaient à leurs besoins. Mais ici nous sommes trop nombreux de moitié pour tous nos moulins et toutes nos fabriques.

— Alors, mon père, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à en construire davantage ; ce ne sont pas les bras qui manquent.

— Non, mais il faut de l’argent, Tom, pour payer les ouvriers, et l’argent est rare parmi nous.

— Nous en avons pour le moins autant que les habitants de l’île déserte, reprit Tom, car je crois me rappeler qu’ils en avaient seulement une bourse pleine, et qu’ils n’en faisaient aucun usage ; pourquoi donc ne saurions-nous pas nous en passer aussi ? Il n’y a qu’à nourrir les ouvriers au lieu de leur donner un salaire.

— Et n’est-ce pas la même chose, Tom, de nourrir et de vêtir des ouvriers ou de leur payer des gages ? et si l’on manque de nourriture et de vêtements, cela ne revient-il pas au même que de manquer d’argent ? Le mal est que nous sommes trop nombreux ici ; cela fait qu’il n’y a pas de place, de nourriture ni de vêtements pour tous. Ta mère a eu seize enfants, et Dieu sait si nous avons eu de la peine pour en élever la moitié seulement ; mais tu es trop jeune, Tom, pour comprendre ces choses-là : va à ton ouvrage et ne reste pas là sans rien faire. »

Quand Tom fut parti : « Il est bien dur, en effet, dit sa mère, que moi, qui ai mis au monde seize enfants et qui ai travaillé, comme on dit, jour et nuit, je n’aie pas de quoi les habiller proprement, leur donner une nourriture saine et abondante et un peu d’éducation pour les pousser dans le monde. Que de peine nous avons eue à placer Dick et Nancy ! et maintenant vient le tour de Jenny, qui est bien d’âge à faire quelque chose. Je l’ai envoyée chez le fermier Wilkins, mais il n’y avait pas moins de six jeunes filles se présentant pour cette place, et celle qui l’a eue s’est engagée pour une bagatelle de plus que sa nourriture et une paire de souliers par an.

— C’est qu’il y a beaucoup plus de filles que de places, observa John.

— Oui, mais que faire d’elle à la maison ? Voilà Jenny, qui a si bon appétit que je ne puis la rassasier, elle gagnerait volontiers le pain qu’elle mange si elle savait comment ; mais on n’a pas voulu d’elle au moulin, et la fabrique ne manque pas d’ouvrières.

— C’est parce qu’il y a peu d’ouvrage et beaucoup d’ouvriers, dit John.

— C’est assez dit, s’écria sa femme impatientée ; je me soucie bien de cela ! Ce que je te demande, c’est comment je dois faire pour avoir du pain pour tous nos enfants ? »

Mais John répondit, avec un soupir, que c’était plus qu’il n’en pouvait savoir.

« Tu pourrais du moins m’en dire la cause ?

— Oh ! rien n’est plus aisé : c’est qu’il y a peu de pain et beaucoup de bouches à nourrir.

— Et quel est le remède ?

— C’est une question difficile, femme ; maintenant que nous avons ces enfants, il faut faire de notre mieux et diviser entre eux le peu que nous possédons ; mais si notre famille était moins nombreuse, nous serions bien plus à l’aise. Regarde le voisin Fairburn, chez lui on ne manque de rien.

— Oh ! c’est vrai, répliqua madame Hopkins. Sa fille Souki était à l’église dimanche en jolie robe de coton, et je n’ai pu m’empêcher de lui jeter un coup d’œil d’envie en la comparant aux guenilles raccommodées de mes pauvres enfants. Et cependant je me rappelle que Patty, lorsqu’elle était toute petite, portait d’aussi jolies robes que Souki Fairburn ; mais les temps sont bien changés.

— Pour ce qui est de cela, tu te trompes, dit John ; le coton est beaucoup meilleur marché à présent qu’il ne l’était alors : mais tu as eu treize enfants depuis Patty, et il ne faut pas t’étonner si tu ne peux lui acheter aussi souvent des robes neuves, quoique le prix du coton ait baissé de moitié. Lorsque nous n’avions que trois enfants, nous vivions aussi bien que notre voisin Fairburn, car il en a trois aussi, et nous gagnons autant l’un que l’autre ; mais partager ses gages entre trois ou entre seize, c’est bien différent.

— Mais tu sais, John, que nous n’en avons jamais eu seize de vivants à la fois, ni près de là.

— C’est vrai ; et s’il en est mort plusieurs, c’est une preuve que nous en avions plus que nous n’en pouvions élever. Si nous ne nous étions mariés qu’à l’époque où Fairburn et sa femme l’ont fait, nous n’aurions pas une famille si nombreuse. »

La bonne femme, qui ne pouvait pas souffrir la moindre réflexion sur le nombre des enfants qu’elle avait eus, et qui cependant n’était pas forte en arguments en sa faveur, prit un air câlin, et dit :

« Mais, John, ne connais-tu pas ce proverbe : Plus on est, plus on rit ?

— Et celui-ci, femme, l’as-tu oublié : Moins on est, plus la chère est bonne ? »

John chercha alors à lui expliquer que si les laboureurs n’avaient que des familles peu nombreuses, non-seulement ils auraient peu d’enfants à nourrir et à élever, mais que leurs gages seraient plus considérables, parce que les riches, au lieu d’avoir des ouvriers à choix, en manqueraient. Madame Hopkins objecta que l’état des laboureurs n’en serait pas amélioré, parce qu’ils auraient trop d’ouvrage.

« Oh ! dit John, nous ne sommes pas des esclaves, et nous ne travaillons qu’autant que nous le voulons bien. Si nous étions moins nombreux, nous serions plus recherchés et par conséquent mieux payés, car nous pourrions dire à ceux qui auraient besoin de nous : « Si vous ne me payez pas davantage, j’ai de l’ouvrage ailleurs, et je ne ferai pas le vôtre, » tandis qu’à présent nous ferions du tort à nous seuls en agissant ainsi : il y a tant d’ouvriers sur le pavé, qu’ils sont prêts à travailler pour un très-petit salaire !

— Je ne crois pas, John, que les riches nous permettent jamais de fixer le prix de notre travail ; ils sont plus sages que nous et toujours habiles à faire tourner les choses à leur avantage particulier ; ils voudraient plutôt obtenir une loi qui défendît la hausse des salaires. Comme tu dis, ils ne peuvent nous obliger à travailler ; mais par une loi ils peuvent nous forcer à recevoir un petit salaire si nous travaillons, et nous ne saurions vivre sans travailler.

— Sans doute ; je me rappelle que la dernière fois que j’allai payer le maître d’école, je le trouvai occupé à lire dans un vieux volume ; il m’invita à m’asseoir un moment, et me lut quelques détails curieux concernant les laboureurs. Voici ce que c’était, autant que je puis m’en souvenir. Une épidémie appelée la peste fondit sur l’Angleterre, et plus de la moitié de sa population mourut.

— Pauvres gens ! dit madame Hopkins d’un ton de pitié, c’est affreux ! mais les laboureurs devinrent rares, je pense ?

— Certainement, et le livre raconte que ceux qui survécurent prirent avantage de leur petit nombre pour demander de plus forts salaires.

— Cependant, reprit la bonne femme, on ne devait plus avoir besoin d’un aussi grand nombre de laboureurs, car il ne devait pas rester beaucoup de propriétaires qui eussent des terres à faire labourer. La peste ne respecte personne ; elle tombe sur le riche aussi bien que sur le pauvre, comme nous le lisons dans l’Écriture sainte.

— Mais, femme, tu ne réfléchis pas que le riche peut payer le médecin et les drogues du pharmacien, ce qui fait qu’il y en a plus que de pauvres qui se rétablissent. Il n’y a pas de doute que beaucoup de riches moururent ; mais lorsqu’ils meurent, leurs richesses ne sont pas ensevelies avec eux, elles restent à leurs parents, à leurs amis : aussi y avait-il encore plusieurs riches propriétaires qui avaient besoin que l’on travaillât pour eux. Le livre dit que le roi qui régnait alors fut fâché lorsqu’il apprit que ses sujets demandaient une augmentation dans les salaires, et que n’ayant point égard à cette demande, il les taxa à ce qu’ils étaient avant que la peste fût venue désoler le pays. Mais le peuple s’étant révolté, le roi se vit obligé de faire ce qu’il désirait.

— Je ne sais pas si c’est à tort, dit madame Hopkins ; mais depuis ce qui nous est arrivé avec la fée, je n’ai plus bonne opinion de ces hausses dans le salaire des ouvriers.

— Cette hausse-là était produite par une cause surnaturelle, comme on dit ; la fée l’avait ordonnée d’un coup de sa baguette, et elle n’eut pas plus de succès que le décret par lequel le roi voulut commander à son peuple de se contenter d’un modique salaire. La nature des choses est plus puissante que les lois d’un roi ou la baguette d’une fée ; puisque le nombre des laboureurs avait été diminué par la peste, il s’ensuivait très-naturellement une augmentation dans le prix de leur travail, sans qu’il en dût résulter aucun inconvénient.

— Ah ! s’écria madame Hopkins, revenant à son sujet favori, les laboureurs pouvaient à cette époque se marier jeunes, car ils devaient gagner assez pour élever de nombreuses familles. »

John en convint, lui faisant observer cependant qu’il n’eût pas fallu pousser cela trop loin, parce que, si tous les jeunes gens d’alors s’étaient mariés et qu’ils eussent eu beaucoup d’enfants, au bout de quelques années la population se fût trouvée trop nombreuse et réduite au même état de misère où elle était avant que la peste l’eût décimée.

« Et c’est où nous en sommes aujourd’hui, murmura la pauvre femme ; néanmoins que Dieu nous préserve d’un pareil fléau !

— La peste ne visitera plus ce pays, reprit John ; mais nous ne devons pas oublier la leçon qu’elle nous a donnée. Il est certain que si chaque ouvrier convenait de n’élever qu’un petit nombre d’enfants, au bout de quelques années nous nous en trouverions tous beaucoup mieux ; s’il ne s’était présenté qu’une ou deux filles pour entrer chez le fermier Wilkins, Jenny aurait eu plus de chance d’avoir la place et d’y gagner deux ou trois guinées par an, car les servantes étant plus rares, elles ne seraient pas si sottes que de servir pour un peu plus que leur nourriture et une paire de souliers. Notre pays ressemble à notre famille ; il y a trop de bouches à nourrir pour que chacun puisse y gagner honnêtement sa vie ; il n’en serait pas ainsi si chaque famille avait agi avec plus de sagesse. Dieu, en nous donnant des bras pour travailler, nous a donné aussi le bon sens pour réfléchir sur ce qui nous convient le mieux, et c’est notre faute si nous ne savons pas nous tenir en garde contre la pauvreté, au moyen de la prudence et de l’économie. Nous ne devions pas nous marier si jeunes, femme ; nous n’aurions pas eu tous les soucis que donne une nombreuse famille ; mais on ne peut revenir sur ce qui est fait : cela doit seulement nous servir d’avertissement pour une autre fois.

— Mais, John, ni toi ni moi ne voulons nous remarier, et d’ailleurs si c’était à faire maintenant, nous ne serions plus trop jeunes.

— Je ne pense ni à toi ni à moi, ma chère, mais bien à nos enfants ; notre fils Georges n’a que vingt-deux ans, et ne s’amuse-t-il pas déjà à faire sa cour à Betzy Bloomfield, qui est une fille de dix-neuf ans ! Georges n’aurait que le travail de ses mains pour entretenir elle et la douzaine d’enfants qu’ils ne tarderaient pas à avoir. Je ne veux pas entendre parler de ce mariage avant que Georges ait assez travaillé pour avoir mis quelque chose de côté. Quant à Betzy, il faut qu’elle entre en service, et lorsqu’elle aura fait des économies, et que tous deux auront quelques années de plus, ce sera assez tôt pour se mettre en ménage.

— Bon Dieu, John, que diront-ils de cela ? C’est bien cruel pour eux.

— Il le serait bien davantage de les laisser se marier sitôt pour avoir de pauvres enfants mal nourris, rachitiques, qui, élevés au sein de la misère et des maux qu’elle engendre, périraient bientôt, et qui, loin de faire la joie de leurs parents, ne seraient pour eux qu’une source de chagrins et de regrets.

— Ah ! comme nos chers petits ! dit madame Hopkins en soupirant. Mais, John, tu sais bien que l’un d’eux mourut de la rougeole ; cette maladie n’était point causée par le manque de nourriture, c’est Dieu qui nous l’avait envoyée.

— Oui, reprit John ; mais s’il n’avait pas été un pauvre petit enfant faible, il aurait pu supporter la rougeole comme tant d’autres qui l’ont sans en mourir. Nous ne pouvons pas dire qu’aucun de nos enfants soit mort positivement de faim, mais peut-être auraient-ils tous vécu s’ils avaient été élevés dans l’abondance.

— Hélas ! dit la pauvre mère en essuyant ses yeux, ce n’est pas leur mort qui m’affligeait le plus, c’étaient leurs cris et leurs souffrances. Pauvres petits êtres ! ils n’avaient pas une minute de repos. Ah ! quels pénibles moments j’ai passés ! Plus je les aimais, plus j’étais désolée. Nous en avions perdu quelques-uns de la petite-vérole lorsqu’on découvrit la vaccine ; je pensais que ceux qui restaient seraient sauvés, mais je les ai perdus également, l’un par une maladie, l’autre par une autre ; aussi je n’ai pu m’empêcher de croire que c’était la volonté de Dieu que nos malheureux enfants tombassent comme la fleur d’un arbre qui ne doit point porter de fruits.

— C’est toujours la volonté de Dieu que les enfants meurent, si leurs parents ne peuvent pourvoir à leurs besoins ; et, quand il n’y a pas de petite-vérole, les pauvres créatures sont emportées, les unes par la rougeole, les autres par la coqueluche et même par un rhume ; car elles doivent mourir, puisqu’il n’y a pas de quoi les nourrir.

— John, je ne puis supporter que tu parles ainsi ; on dirait que leur mort a été pour toi une bonne aubaine.

— Femme, je crois que c’est un péché et une honte que de mettre au monde des enfants pour les voir souffrir et mourir. Un berceau, puis une tombe, rien entre eux que la douleur et la misère ; non, nous ne devons pas permettre que nos petits enfants aient un sort pareil. Hâte-toi donc de faire entrer Betzy Bloomfield au service.

— Je me rappelle, dit madame Hopkins, après un moment de silence, qu’on a besoin au château d’une bonne d’enfants. J’y ai envoyé Jenny, mais on l’a trouvée trop jeune. Betzy conviendrait parfaitement ; c’est une fille propre et soigneuse ; elle a élevé ses petits frères et sœurs, et ferait une excellente bonne d’enfants. »

John s’approcha de sa fille Patty, qui cousait assise près de la fenêtre ; lorsqu’elle vit que son père la regardait, elle rougit, et voulut cacher les larmes qui coulaient sur ses joues.

« Quoi ! Patty, te serais-tu querellée avec Tom Barton ? Que cela ne t’afflige pas, mon enfant, les querelles d’amants ne durent pas.

— Oh ! non répondit la jeune fille, il ne m’a jamais dit une parole dure ; mais j’ai entendu tout ce que vous avez dit à ma mère, et puisque je ne suis pas plus âgée que Betzy, je ne dois donc plus songer à me marier, mais plutôt à entrer au service comme elle.

— Pas du tout, mon enfant, c’est tout autre chose. Barton est en état de t’entretenir, toi et tous les marmots que vous pourrez avoir ; il n’a ni parents ni alliés, et son père lui a laissé son train de commerce et sa boutique, avec un peu d’argent par-dessus le marché ; il ne peut résulter aucun mal de ton mariage avec ce garçon ; au contraire, ma chère enfant, car tu es un fardeau pour nous, qui avons encore plusieurs de tes frères et sœurs à entretenir. »

Patty regarda son père d’un air de reproche ; elle semblait se plaindre d’être appelée un fardeau ; sa mère, qui la comprit, se hâta de lui dire :

« Ton père ne pense pas qu’il sera content de ne plus t’avoir chez lui, ma fille ; mais nous serons bien aises de te savoir heureuse, et de pouvoir partager ta part entre tes frères et sœurs. »

Patty sourit à ces paroles ; mais elle redevenait triste quand elle songeait à son frère et à la pauvre Betzy Bloomfield.