L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 02

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 10-17).

CONVERSATION II.


INTRODUCTION, Suite.

Définition de l’économie politique. — Origine et progrès de la société. — Rapports de l’économie politique à la morale. — Définition de la richesse.
CAROLINE.

J’ai beaucoup rêvé à l’économie politique depuis hier, ma chère madame B. ; mais je crains bien que ce n’ait été sans fruit ; du moins tout ce que j’ai pu découvrir, c’est qu’il règne dans mon esprit une grande confusion d’idées. Cette science semble comprendre tout dans son enceinte, et toutefois j’avoue que je n’entends pas de quoi elle traite. Ne pourriez-vous pas me donner à ce sujet une courte explication, afin qu’en commençant à l’étudier, j’aie une idée nette de sa nature ?

MADAME B.

J’entendais un jour une femme demander à un philosophe de lui dire en peu de mots ce que l’on entend par économie politique. Madame, répliqua-t-il, vous entendez très-bien ce que c’est que l’économie domestique ; vous n’avez qu’à étendre l’idée que vous vous en faites, d’une famille à tout un peuple, à une nation entière, et vous aurez quelque idée de la nature de l’économie politique.

CAROLINE.

Pour répondre en peu de mots, c’était apparemment fort bien ; mais comme j’ai un peu plus de patience que la personne à qui il s’adressait, j’espère que vous voudrez bien m’expliquer d’une manière plus détaillée l’objet de cette science universelle.

MADAME B.

Je la définirais la science qui nous apprend à rechercher les causes de la richesse et de la prospérité des nations.

Dans un pays habité par des sauvages, on trouve un petit nombre d’hommes répandus sur une vaste étendue de terre. Comme ils n’ont que des moyens de subsistance précaires, que leur fournissent la pêche et la chasse, ils sont fréquemment exposés à la disette et à la famine, qui les font périr en grand nombre : ils élèvent peu d’enfants, parce que le manque de nourriture et les besoins de tout genre les enlèvent dans les premières années de la vie. Les vieillards et les infirmes sont souvent mis à mort par un sentiment d’humanité bien plus que par cruauté ; car comme la vie du chasseur requiert une grande étendue de terres, de longues et périlleuses expéditions pour pourvoir à sa subsistance, les infirmes et les vieillards, ne pouvant suivre les forts et les jeunes, seraient réduits à mourir de faim, ou deviendraient la proie des bêtes féroces.

Dès que les sauvages commencent à se livrer à l’éducation des troupeaux, leurs moyens de subsistance se renferment dans de plus étroites limites ; il ne leur faut plus que l’espace requis pour errer en passant d’un pâturage à un autre. Comme ils trouvent dans leurs troupeaux une subsistance plus facile, leurs familles commencent à s’accroître ; ils perdent en partie leur ancienne férocité, et leur caractère reçoit une amélioration considérable.

Par degrés, on en vient à découvrir l’art du labourage ; une petite étendue de terre devient capable de nourrir un plus grand nombre d’hommes ; il n’est plus nécessaire d’errer pour trouver sa nourriture ; les familles commencent à s’établir dans des habitations fixes, et les arts de la vie sociale naissent et font des progrès.

À peine, dans l’état sauvage, y a-t-il une forme de gouvernement établie ; les hommes semblent ne reconnaître d’autre autorité que celle de leur chef militaire en temps de guerre.

La possession des troupeaux, de gros et menu bétail, introduit, dans la vie pastorale, la propriété ; des lois deviennent nécessaires pour la rendre assurée ; les anciens et les chefs de ces tribus errantes commencent donc à faire des lois, dont la violation est réputée crime, et punie comme telle. Telle est l’origine de l’ordre social. Quand, arrivés au troisième état de société, les hommes se sont établis dans des habitations fixes, les lois prennent graduellement la forme plus régulière d’un gouvernement monarchique ou républicain. Tout dès-lors prend un aspect nouveau ; l’industrie fleurit, on crée les arts, on découvre l’usage des métaux ; le travail se subdivise, chacun se livre plus particulièrement à une occupation distincte, et y devient plus habile et plus exercé. Ainsi, par de lents degrés, ce peuple sauvage, qui dans l’origine était grossier et misérable, devient un peuple civilisé ; occupant un pays bien cultivé, traversé par de belles routes, qui conduisent à des villes riches et populeuses ; faisant enfin un commerce étendu avec les autres pays de la terre.

CAROLINE.

Voilà une esquisse fort agréable de l’origine et des progrès de la civilisation : mais je voudrais un peu plus de détails.

MADAME B.

Vous verrez dans la suite ce sujet suffisamment développé ; car l’objet unique de l’économie politique est d’étudier les causes qui ont agi de concert pour enrichir et civiliser une nation. Cette science se fonde donc essentiellement sur l’histoire ; non sur celle des rois, des guerres, des intrigues de cour ; mais sur l’histoire des arts, du commerce, des découvertes et de la civilisation. Nous voyons quelques pays, tels que les États-Unis d’Amérique, marcher d’un pas rapide vers la richesse et la prospérité ; tandis que d’autres, comme l’Égypte et la Syrie, s’appauvrissent, se dépeuplent, et tombent dans la dernière décadence. Quand on se fait une juste idée des causes qui produisent ces effets opposés, on peut former un jugement sur les mesures adoptées par les gouvernements pour procurer le bonheur des peuples ; on voit s’il est convenable d’encourager telle ou telle branche de commerce aux dépens des autres ; de prohiber telle ou telle marchandise ; de donner à l’agriculture des encouragements particuliers ; de régler par des lois le prix des denrées et le prix du travail ; ou s’il convient mieux de les laisser libres, etc.

Vous voyez donc que l’économie politique a deux parties ; la théorie et la pratique ; la science et l’art. La science comprend la connaissance des faits que nous venons d’énumérer ; l’art se rapporte plus particulièrement à la législation, il consiste à faire ce qui est requis pour accroître la richesse nationale et à éviter ce qui lui est préjudiciable. Des erreurs en théorie en produisent dans la pratique. Quand nous entrerons dans les détails, nous aurons occasion d’observer que les gouvernements, égarés par de fausses notions sur l’économie politique, ont arrêté souvent le progrès naturel de la richesse, tandis qu’il était en leur pouvoir de l’accélérer.

CAROLINE.

Mais puisque l’univers était dans l’origine un désert sauvage, et qu’il n’a pas laissé d’arriver à cet état de civilisation avancée auquel nous le voyons parvenu, les erreurs des gouvernements ne peuvent avoir été fort préjudiciables.

MADAME B.

Les causes naturelles, qui tendent à développer la richesse et la prospérité des nations sont plus puissantes que les fautes d’administration qui opèrent en sens contraire. Il n’en est pas moins vrai que ces erreurs font beaucoup de mal ; qu’elles arrêtent l’industrie et retardent les progrès. Sous un mauvais gouvernement, il y a des classes favorisées, d’autres découragées et opprimées : la prospérité se trouve ainsi inégalement répartie, et les richesses distribuées d’une manière peu équitable. Vous paraissez bien sérieuse, Caroline ; êtes-vous déjà lasse de vous occuper de ce sujet ?

CAROLINE.

Oh non ; je crois jusqu’ici vous avoir suivie ; mais avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous faire part d’une objection qui me préoccupe péniblement. Si elle se trouve fondée, je ne puis goûter les maximes de l’économie politique, et cette science cesse d’avoir pour moi de l’intérêt. Je vous entends parler sans cesse de richesse ; des causes productives de la richesse ; et des moyens de l’accroître. Être riche, très-riche, plus riche que tout autre peuple, semble être le grand but de l’économie politique ; tandis que la morale et la religion nous enseignent que c’est notre devoir de modérer en nous l’amour du gain, cette soif de richesse qui est la source de tous les crimes. Il est en outre fort évident que les hommes les plus riches ne sont pas toujours les plus heureux. Mais si la richesse ne fait pas le bonheur des individus, comment peut-elle faire celui des nations ? Un peuple pauvre et vertueux est sûrement plus heureux que celui qui est riche et vicieux. Que d’exemples remarquables de cette vérité ne trouvons-nous pas dans l’histoire ! Nous apprenons de bonne heure à admirer les républiques grecques, qui méprisaient la pompe et le luxe des richesses. Et les Romains ! pendant les premiers temps de leur existence, ils furent pauvres et vertueux ; mais ensuite les richesses qu’ils acquirent dépravèrent leur caractère, et en firent des esclaves et des tyrans. Or l’économie politique me semble inspirer l’amour des richesses, et les présenter comme le grand but auquel le gouvernement doit atteindre.

MADAME B.

Voilà certes une attaque fort alarmante pour l’économie politique ! Mais lorsque vous l’entendrez mieux, vous vous apercevrez que votre censure n’est pas fondée. Quant à présent, contentez-vous de ma parole, car il m’est impossible de vous faire voir les avantages qui résultent des vrais principes de l’économie politique, avant que ces principes vous soient connus ; mais je peux vous assurer qu’ils tendent tous à avancer le bonheur des nations, et qu’ils sont conformes aux préceptes de la plus pure morale. Loin de provoquer un désir déréglé de richesse ou de puissance, ils tendent à modérer une ambition inquiète, en montrant que les vrais moyens d’accroître la prospérité nationale sont la paix, la sécurité et la justice ; que la jalousie n’est pas moins préjudiciable aux nations qu’aux individus ; que chacune d’elles trouve son avantage dans une réciprocité de services et de profits ; et que loin de s’enrichir aux dépens les unes des autres, elles s’entr’aident mutuellement par un système de commerce libéral. L’économie politique en particulier est ennemie des passions d’envie, de jalousie, de malignité, et si jamais la paix et la modération deviennent florissantes sur la terre, c’est aux vues éclairées de cette science que nous devrons un tel miracle.

Mais, ma chère Caroline, je soupçonne qu’il y a quelque méprise dans l’idée que vous vous faites de la richesse.

CAROLINE.

Être riche est clairement avoir un grand revenu ; être en état de soutenir une beaucoup plus grande dépense que d’autres.

MADAME B.

Vous parlez de la richesse des individus, d’une richesse comparative. Un homme riche dans une certaine classe de la société pourrait être pauvre dans une autre. Ce n’est pas là l’espèce de définition que nous cherchons. Qu’entendez-vous par la richesse en général ; en quoi consiste-t-elle ?

CAROLINE.

Ah ! je suppose que c’est de l’argent que vous voulez parler. Je pourrais donc dire que l’or et l’argent sont ce qui constitue la richesse.

MADAME B.

Songez à l’état où se trouverait un pays, qui n’aurait d’autre richesse que ces métaux. Vous souvenez-vous du cas que faisait Robinson Crusoé de son sac d’or, quand il fit naufrage dans une île déserte ?

CAROLINE.

C’est vrai : mais dans une île qui n’est pas déserte, l’argent achète tout ce dont on a besoin.

MADAME B.

Je dirais donc plutôt que ce sont les choses que nous désirons acquérir avec notre argent, comme la terre, les maisons, les meubles, les habits, les aliments, etc., qui constituent la richesse, et non l’argent avec lequel on les acquiert.

CAROLINE.

Certainement : ce sont là véritablement les choses qui constituent la richesse réelle ; car si l’or et l’argent ne nous procuraient pas les choses nécessaires à la vie, ils ne nous seraient d’aucune utilité.

MADAME B.

Nous pouvons donc dire que la richesse comprend tout objet d’utilité, de commodité, ou de luxe. Cela renferme tout ce qui étant l’objet de nos désirs, peut devenir un article de commerce ; tels sont les fonds de terre, les maisons, les produits de l’agriculture, ceux des manufactures, les vivres, les animaux domestiques, en un mot, tout ce qui peut contribuer au bien-être et aux jouissances des hommes.

CAROLINE.

Pourquoi bornez-vous votre définition de la richesse aux choses qui peuvent devenir des articles de commerce ?

MADAME B.

Parce qu’il y a plusieurs pays où la terre produit spontanément des choses qui ne peuvent être ni consommées ni vendues, et quoique ces choses eussent beaucoup de valeur pour nous, si nous pouvions les obtenir ; elles ne peuvent pas, dans leur état actuel, être envisagées comme une richesse. Les troupeaux de bétail sauvage, par exemple, qui paissent les riches pâturages appelés Pampas, dans l’Amérique méridionale, sont dans ce cas. Plusieurs de ces vastes étendues de terre sont inhabitées, et le bétail qui erre au loin est de nulle valeur. De temps en temps quelques troupes de chasseurs y font des incursions, et tuent quelques bêtes pour en avoir la peau et la graisse, tandis que la chair, qui nous semblerait plus précieuse, est abandonnée et tombe en pourriture, ou bien est employée en guise de combustible, à fondre la graisse ; celle-ci, convertie en suif, se transporte aux lieux où il se vend et se consomme, et où, acquérant quelque valeur, il devient une espèce de richesse.

En d’autres parties de l’Amérique, on brûle l’herbe sur le sol, parce qu’il n’y a point de troupeaux pour la consommer.

CAROLINE.

Cela peut avoir lieu dans des contrées désertes et sans culture : mais dans les pays civilisés, toutes les terres qui donneraient des produits impossibles à vendre seraient bientôt mises par le propriétaire à quelque autre usage.

MADAME B.

J’ai ouï dire que plusieurs vignobles en France ne furent point vendangés il y a quelques années, parce qu’en conséquence d’un décret qui prohibait la sortie des vins, les raisins perdirent si fort de leur valeur, que le prix auquel on les aurait vendus n’aurait pas suffi à payer la dépense de les cueillir. De même, en Angleterre, lorsque toutes les espèces de denrées coloniales étaient exclues du continent de l’Europe, on assure que l’on jeta des cafés à la mer, parce qu’en les mettant à terre ils n’auraient pas suffi à payer les droits. Vous voyez donc que les suites de la guerre, et d’autres circonstances peuvent, en tout pays, détruire, pour un temps, la valeur des marchandises.

CAROLINE.

Combien vous avez déjà étendu mes conceptions sur le sens du mot richesse ! Je sens cependant qu’auparavant toutes ces idées flottaient confusément dans mon esprit. En parlant de richesse, il ne faut pas se borner à la considération de la richesse relative des individus ; il faut étendre ses vues à tout ce qui constitue la richesse en général sans aucun rapport à l’inégalité de leur répartition.

Tout cela est parfaitement clair : personne même au fond ne l’ignore ; il ne faut qu’y réfléchir ; et cependant au premier abord j’étais tout à fait embarrassée à expliquer la nature de la richesse.

MADAME B.

Cette confusion provient de la pratique commune d’estimer la richesse par l’argent, au lieu d’observer qu’elle consiste dans toutes les marchandises utiles ou agréables aux hommes, desquelles l’or et l’argent ne sont qu’une très-petite partie.