L’Île de Crète, souvenirs de voyage/01

L'ILE DE CRETE
SOUVENIRS DE VOYAGE

I.
LE PAYS : CARACTERE PHYSIQUES ET PRODUCTIONS NATURELLES. — LES RUINES.

L’île de Crète, connue en Occident, depuis le moyen âge, sous le nom d’île de Candie, est la plus vaste et la plus belle de toutes les îles de l’archipel grec : c’est la Sicile de la Méditerranée orientale. Une poétique légende témoigne de la réputation de merveilleuse fertilité dont elle jouissait chez les anciens : c’est là, racontait-on, que, dans un champ trois fois retourné par la charrue, Cérès avait mis au monde Plutus, dieu de la richesse, tradition qu’un moderne rappelle en des vers vraiment dignes de la muse antique. Il s’adresse à Cérès, et, l’invitant à venir habiter de nouveau cette Grèce si longtemps désolée et stérile, il fait souvenir la déesse de tout ce qu’elle avait jadis versé de bienfaits sur ces campagnes où le sol est tout prêt encore à rendre avec usure la semence qui lui serait confiée :

On dit que Jasion, tout couvert de poussière,
Premier des laboureurs, avec toi fut heureux ;
La hauteur des épis vous déroba tous deux,
Et Plutus, qui se plaît dans les cités superbes,
Naquit de vos amours sur un trône de gerbes.

L’étendue de cette île, la variété des productions qu’offraient ses rivages et ses vallées, les hautes forêts qui, dans l’origine, couvraient les flancs de ses montagnes maintenant déboisées, les rades spacieuses et les ports bien abrités qui se creusent en divers points de ses côtes septentrionales, sa situation enfin, intermédiaire entre le Péloponèse, dont elle semble continuer les promontoires méridionaux, et la plage libyenne, qu’elle regarde au sud, voilà bien des avantages, bien des circonstances favorables qui sembleraient avoir dû assurer à la Crète les plus brillantes destinées. Cependant, si l’on y regarde de près, et que l’on jette les yeux sur la carte, on est frappé tout d’abord de la forme allongée de l’île, et des difficultés qu’une telle configuration a dû opposer à l’établissement de l’unité politique. Cette impression devient bien autrement vive et forte chez le voyageur qui, se rendant de Malte en Syrie, longe les rivages Crétois pour se couvrir des vents du nord, et surtout chez celui qui met le pied dans l’île, qui en parcourt les campagnes et en gravit les sommets. Il voit courir presque en ligne droite, sur une longueur de trente-cinq lieues environ, la chaîne de montagnes qui forme comme l’épine dorsale de la Crète ; il la voit s’élever et s’abaisser, se relever et redescendre encore, enfermer dans ses plis ou serrer entre ses escarpemens et la mer de profondes vallées, des plaines étroites qui n’ont pour ainsi dire pas de communication avec le reste du pays, et il ne peut se défendre de penser qu’il y avait bien des chances pour qu’un sol ainsi découpé et fractionné ne réussît pas à échapper au morcellement politique et à toutes les conséquences désastreuses que peut entraîner ce système poussé à l’excès.

Les Hellènes commencèrent de bonne heure à répandre sur les rivages crétois de nombreux groupes de hardis colons, et à peupler de cités achéennes et doriennes les vallées de l’Ida et des Leuca-Ori ou Monts-Blancs. Avant que cette population ne fût devenue trop nombreuse et trop dense, la Crète, dans les plus anciennes traditions que la Grèce ait conservées, nous apparaît réunie sous une domination unique que représente le nom légendaire de Minos, et, grâce à cette réunion, maîtresse de toutes les mers qui baignent ses rivages. La thalassocratie de Minos, c’est-à-dire la suprématie maritime que la Crète avait conquise pendant cette période toute primitive, était restée célèbre en Grèce : historiens et orateurs y font plus tard de fréquentes allusions à propos de l’empire maritime que fondèrent, au profit d’Athènes, dans le cours du Ve siècle avant Jésus-Christ, les Thémistocle, les Aristide, les Cimon, les Périclès. La suite par malheur ne répondit pas à ces débuts, qui semblaient pleins de promesses. Tandis que des îles bien moins grandes, et pour qui la nature avait bien moins fait, comme Chios, Rhodes ou Samos, comme Thasos même ou Egine, jetaient à certaines époques un incomparable éclat, la Crète, depuis le commencement des temps historiques jusqu’à nos jours, est restée tout à fait au second plan, et, loin de conserver cette situation prépondérante qu’elle avait occupée un moment, n’a pris qu’une faible part aux grandes luttes où se sont jouées les destinées du monde grec.

Ce n’est pourtant ni les bras ni la richesse qui ont fait défaut à la Crète ; elle est connue, dès les âges héroïques, sous le nom de Crète aux cent villes, hecatompolis, et ce que le temps a épargné des ruines de ces nombreuses cités, les imposans débris des grands travaux d’utilité publique qu’elles avaient exécutés pour approprier le sol aux besoins de leurs habitans et aux exigences de la vie policée, toutes les traces enfin que le sol a conservées de ce passé lointain concourent, avec les témoignages historiques, à prouver que la Crète, pendant tout le cours de l’antiquité, a possédé une population des plus denses, des plus opulentes et des plus actives. Partout s’offrent au voyageur qui explore les côtes de l’île et qui remonte ses vallées les restes de ports, de citernes profondément creusées dans le roc ou construites à grands frais avec un indestructible ciment, d’aqueducs taillés dans la pierre vive et courant au flanc des montagnes ou les perçant de part en part pour amener aux cités des sources éloignées ; devant lui s’ouvrent de vastes carrières, comme celles qui sont connues sous le nom de labyrinthe de Crète, et d’où sont sortis tous les matériaux des édifices de la puissante Gortyne ; de tous côtés enfin se présentent à ses regards les monumens variés d’une industrieuse richesse, armée de tous les arts que la Grèce a connus, et commandant en souveraine maîtresse à tout un peuple d’esclaves. Pourquoi donc alors, dans le tableau que nous tracent les histoires générales des fortunes diverses de la race grecque et des différentes formes qu’a successivement revêtues son génie, pourquoi la Crète ne figure-t-elle en quelque sorte que pour mémoire ? Pourquoi n’a-t-elle exercé, sur le cours des grands événemens qui se sont passés dans son voisinage, qu’une influence si indirecte et si peu sensible ? C’est, comme la géographie suffirait à nous le faire pressentir avant même que l’histoire ne vînt confirmer ces prévisions, c’est que nulle part ailleurs les Grecs n’ont plus docilement obéi à leur goût inné pour l’indépendance municipale ; nulle part le système de l’autonomie des cités voisines et rivales n’a été plus rigoureusement appliqué : ni dans le Péloponèse, ni dans la Grèce centrale ou sur les côtes de l’Asie-Mineure un aussi grand nombre de petits états séparés et ennemis ne se sont constitués dans un espace aussi restreint.

La division avait commencé dès le temps d’Homère. « Au milieu de la mer profonde, dit-il, s’élève une terre riante et fertile, l’île de Crète, habitée par des hommes nombreux, population immense qui vit dans quatre-vingt-dix cités, qui parle des langages divers. Il y a des Achéens, des Étéocrétois magnanimes, des Kydoniens, des Doriens à l’aigrette flottante, et des Pélasges de race divine. Parmi les cités, la plus illustre est Cnosse, où durant neuf ans régna Minos, ami du grand Jupiter. » Bientôt après l’élément dorien prit le dessus, et il imprima aux institutions civiles et politiques des républiques crétoises, ainsi qu’au dialecte qui s’y parlait, un caractère tout particulier, dont l’originalité avait attiré l’attention des anciens eux-mêmes ; mais aucune des trois grandes cités doriennes de l’île, Gnosse, Kydonie et Gortyne, ne réussit, malgré des guerres longues et opiniâtres, à conquérir une suprématie assez marquée pour disposer à son gré des ressources de la Crète entière, et pour en réunir les forces dans une action commune. Les villes de second ordre, comme Aptera, Polyrrhénie, Lampe, Axos, Elyros, Hierapytna, se joignant, selon les circonstances ou le caprice du moment, tantôt à Kydonie, tantôt à Gortyne ou à Gnosse, éternisaient la lutte en empêchant aucun des partis de remporter une victoire décisive et de s’assurer une durable prépondérance. Également infructueux furent les efforts tentés à diverses reprises pour rattacher les unes aux autres les cités crétoises par le lien tout moral d’une équitable fédération. Plusieurs fois ébauchée sous le nom de syncrétisme, terme qui, en passant dans notre langue, a reçu une signification toute métaphorique, et bien éloignée de son sens primitif, cette ligue ne prit pas de consistance ; elle resta toujours incomplète et fragile, et ne réussit point à donner à la Crète l’unité politique, à la mettre en passe de faire sentir sa puissance sur le continent et dans les îles voisines, et de défendre avec succès son indépendance contre toute agression étrangère.

Il eût été difficile qu’il en fût autrement, avec toutes ces étroites et sinueuses vallées qui aboutissent à la mer et ne communiquent entre elles que par des cols élevés ou des gorges faciles à défendre. Que l’on construisît, à l’endroit le plus resserré du passage, une de ces grosses tours bâties sans ciment, en blocs énormes soigneusement appareillés, comme on en trouve encore plus d’une, à peine ébréchée par les siècles, au cœur de ces montagnes, une faible garnison suffisait pour fermer les routes qui conduisaient à la cité ; celle-ci d’ailleurs était elle-même pourvue de fortes murailles et située sur quelque hauteur d’où l’on voyait au loin venir l’ennemi. Dans ces conditions, la guerre entre états limitrophes pouvait continuer et continuait de génération en génération, sans autre résultat que l’enlèvement de quelques troupeaux et le ravage des plantations d’oliviers situées dans le bas pays, à l’issue des vallées et sur les rivages. Il fallait, pour arriver enfin à un succès décisif, quelque insigne perfidie, quelque odieuse trahison, comme celles dont furent victimes les Lyctiens et les Apolloniates ; alors la haine, exaspérée jusqu’au délire par de longues années d’hostilités non interrompues, d’insultes et de défis réciproques, s’emportait à d’horribles cruautés, s’assouvissait en de féroces vengeances, dont le récit fait frémir, tel qu’il s’offre à nous dans quelques pages de Polybe. Dans ces luttes acharnées, obscures et sanglantes, qui n’avaient point pour mobile et pour excuse, comme les guerres d’Athènes et de Sparte, une noble ambition prête à faire de grandes choses, dans ces compétitions passionnées où la victoire restait ordinairement au parti qui violait le plus effrontément les sermens prêtés sur les autels des dieux, tout patriotisme hellénique, tout sentiment élevé s’usa et disparut bientôt. Malgré les sollicitations de leurs frères du continent, les Crétois refusèrent de prendre part à la guerre médique et d’aider la Grèce menacée par toutes les forces de l’Asie ; mais, rompus au maniement des armes par l’éducation dorienne et par leurs guerres intestines, ils prirent, dès la fin du Ve siècle ayant notre ère, l’habitude de se louer, sur toutes les côtes de la Méditerranée, à tous ceux qui pouvaient payer leurs services. En même temps, dès qu’une puissance comme Athènes, ou plus tard la Macédoine et Rome, n’était plus là pour faire la police des mers, de hardis forbans sortaient de tous les ports de la Crète et infestaient la Mer-Égée. Pendant trois siècles, la Crète ne fut guère qu’un repaire de pirates et un nid de mercenaires. Célèbres comme archers et formant une excellente infanterie légère, on trouve partout les Crétois mêlés, pour le compte d’autrui, à toutes les querelles, à toutes les expéditions militaires du temps, et toujours prêts à se vendre au plus offrant. À ce métier, les plus habiles, les plus brillans de ces aventuriers arrivèrent parfois en pays étranger à la situation de ministres et de généraux des princes qu’ils servaient : le gros des soldats se contentait de rentrer au pays avec quelques esclaves de prix et une riche part de butin ; mais chez tous ces condottieri, officiers de haut rang ou simples archers, c’était la même absence de moralité, le même mépris cynique de la foi jurée. Aussi la réputation des Crétois était-elle détestable. La Grèce s’est toujours montrée indulgente pour la ruse heureuse et le mensonge adroit, témoin Pallas, la déesse de la sagesse, qui, dans l’Odyssée, félicite très sérieusement Ulysse du talent et de l’aisance qu’il apporte à mentir ; on était pourtant d’avis, en Grèce même, que les Crétois allaient trop loin et dépassaient toute mesure. Crétois devint synonyme de menteur ; un proverbe populaire ajoutait qu’il est permis d’agir à la Crétoise, de crétiser quand on a affaire à un Crétois, c’est-à-dire de tromper un trompeur. On connaît aussi le fameux syllogisme, qui des écoles grecques a passé dans tous nos manuels de logique, et dont la majeure est cet aphorisme : tous les Crétois sont des menteurs. Des hommes qui se souciaient aussi peu de la considération et qui faisaient si bon marché de leur dignité personnelle devaient tenir avant tout à l’argent ; les Crétois n’étaient pas en effet moins diffamés pour leur avidité que pour leur fourberie. « L’argent, dit Polybe, est en si grande estime auprès d’eux qu’il leur paraît non-seulement nécessaire, mais glorieux d’en posséder. Bref, l’avarice et l’amour de l’or sont si bien établis dans leurs mœurs que seuls dans l’univers les Crétois ne trouvent aucun gain illégitime. » A propos d’un Crétois qu’avaient jeté en Italie, au temps de la guerre sociale, les hasards de sa vie d’aventure, Diodore de Sicile nous rapporte une piquante anecdote, où se peint au vif le caractère national. Il raconte comment un Crétois vint trouver le consul Jules César, et s’offrit comme traître. « Si par mon aide, lui dit-il, tu l’emportes sur les ennemis, quelle récompense me donneras-tu en retour ? — Je te ferai, répondit César, citoyen de Rome, et tu seras en faveur auprès de moi. » À ces mots, le Crétois éclata de rire et reprit : « Un droit politique est chez les Crétois une niaiserie titrée ; nous ne visons qu’au gain, nous ne tirons nos flèches, nous ne travaillons sur terre et sur mer que pour de l’argent. Aussi je ne viens ici que pour de l’argent. Quant aux droits politiques, accorde-les à ceux qui se les disputent et qui achètent ces fariboles au prix de leur sang. » Le consul se mit à rire et dit à cet homme : « Eh bien ! si nous réussissons dans notre entreprise, je td donnerai mille drachmes en récompense. »

Tant de perversité et de corruption n’empêchait pas le Crétois de tirer vanité de cette vie de bandit qu’il préférait à toute autre. Athénée nous a conservé, en l’attribuant au poète Hybrias, une chanson crétoise où débordent l’insolent orgueil du soldat de fortune et son mépris pour ce monde des sots et des faibles qu’il exploite dédaigneusement. « Je possède une grande richesse, chantait le Crétois dans les festins : c’est ma lance, et mon épée, et mon beau bouclier long, rempart du corps. Oui, avec cela je laboure, avec cela je moissonne ; avec cela je foule l’agréable vin que produit la vigne ; avec cela j’ai des esclaves qui m’appellent maître. Eux, ils n’ont pas le cœur d’avoir une lance ni une épée, ni un beau bouclier long, rempart du corps. Tous tombent de frayeur et embrassent mon genou, en s’écriant : Maître ! et : Grand roi ! »

Quand l’ombre chaque jour grandissante de la puissance romaine commença à s’étendre sur l’Orient, les Crétois semblèrent aller au-devant de la conquête en fournissant eux-mêmes au sénat de justes sujets de plainte et de spécieux prétextes d’intervention dans les affaires de l’île. Les Romains n’employaient guère de mercenaires ; sur le champ de bataille, ils faisaient eux-mêmes leur besogne : il y avait donc plus à gagner au service des tyrans de Grèce, des rois de Macédoine, de Pont ou de Syrie. Les cités Crétoises, qui commençaient à sentir le danger et à prendre peur, avaient beau promettre officiellement à Rome de lui envoyer les auxiliaires qu’elle réclamait en se fondant sur les traités, c’était sous les drapeaux des ennemis de Rome qu’affluaient, attirés par l’appât d’une haute paie, les archers crétois. Dans toutes ces armées qu’eut à disperser l’une après l’autre la conquête romaine, Rome trouva toujours devant elle les Crétois ; Philippe, Antiochus, Persée, Nabis, Mithridate, comptaient parmi leurs meilleurs officiers des aventuriers crétois, rompus à la guerre de montagnes et féconds en stratagèmes et en ruses variées ; des Crétois formaient l’élite de leurs troupes légères. En même temps, séduites par les profits dont on leur offrait le partage, les cités crétoises ouvraient leurs ports aux pirates de Cilicie, fournissaient de nombreuses recrues à leurs équipages, et leur achetaient le butin et les esclaves qu’ils allaient enlever jusque sur les côtes de l’Italie, jusqu’aux portes de Rome. C’était trop d’imprévoyance et d’audace : Rome finit par perdre patience ; une armée romaine débarqua dans l’île ; malgré des succès passagers et une vigoureuse résistance, les cités principales, l’une après l’autre, capitulèrent ou furent emportées d’assaut, et en 66 avant Jésus-Christ un Métellus mérita par la soumission définitive de l’île le surnom de Critique.

Je ne vois pas de pays dans le monde ancien à qui la conquête ait dû être plus avantageuse qu’à la Crète : pour la première fois depuis bien des siècles, les guerres intestines cessèrent de ravager l’île, et peu à peu s’éteignit jusqu’au souvenir des haineuses et sanglantes rivalités d’autrefois. Sous l’influence de la paix romaine, comme dit Pline, la Crète paraît avoir atteint un degré de richesse et de prospérité qu’elle n’avait jamais connu. Sa situation insulaire la mit longtemps à l’abri des invasions barbares qui désolaient le continent, et elle resta pendant tout le cours des Ve et VIe siècles de notre ère une des provinces les plus peuplées et les plus florissantes de l’empire d’Orient. Ce ne fut qu’au VIIe siècle, quand les Arabes devinrent maîtres de la mer, qu’elle commença à souffrir ; après y avoir fait de nombreuses incursions, les musulmans finirent, en 825, par s’emparer de l’île tout entière. La ville de Candie dut son origine et son nom au large fossé, kandak en arabe, que les conquérans creusèrent autour du premier camp retranché où ils se fortifièrent après leur débarquement, non loin des ruines de Cnosse. Nicéphore Phocas, en 961, replaça la Crète sous la domination grecque jusqu’à l’époque de la quatrième croisade. Après la prise de Constantinople par les Latins, cette île devint la possession la plus importante de Venise dans la Méditerranée. La république, après avoir victorieusement défendu cette royale conquête contre les soulèvemens des Grecs crétois excités et secourus par la jalousie de Gênes, en resta maîtresse incontestée jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Les sultans ottomans ne pouvaient pourtant se résigner à laisser toujours aux mains de Venise une position aussi avantageuse, d’aussi beaux ports, d’aussi fertiles rivages. La lutte s’engagea en 1645 : après de longues alternatives de succès et de revers, après un siège qui dura plus de vingt ans, et qui fut illustré par l’opiniâtre génie de Morosini, par l’héroïque et folle bravoure de La Feuillade et des Français qui servaient sous ses ordres, Candie capitula le 6 septembre 1669. La Crète est demeurée depuis lors au pouvoir des Turcs. Malgré la part glorieuse qu’elle avait prise à la guerre de l’indépendance, malgré les victoires qui avaient rejeté les musulmans dans les forteresses, la Crète, reconquise pour le sultan, comme la Morée, par les armes d’Ibrahim-Pacha, fut rendue et garantie à la Porte-Ottomane par la conférence de Londres en 1830. Telle a été l’histoire de l’île de Crète, telles ont été les vicissitudes qu’a traversées la population grecque, qui s’y est maintenue en dépit de toutes les invasions et de toutes les conquêtes ; mais c’est sa situation présente qui doit surtout appeler notre attention. On veut savoir quels sont les principaux caractères physiques du pays et ses aspects les plus frappans ; on se demande quels fruits y porte la terre partout où l’homme prend la peine de la solliciter à produire, de quels arbres s’y revêtent les collines là où ne les a point dénudées la folle incurie du pâtre ou l’aveugle rage du barbare, quelle belle race d’agiles et hardis montagnards nourrissent les fertiles vallées de Sélino et les inaccessibles gorges de Sfakia. Quelques souvenirs personnels pourront répondre à ces diverses questions ; ils feront comprendre aussi, nous l’espérons, de quel intérêt il eût été pour le royaume de Grèce de s’adjoindre dès l’origine l’île de Crète, et quel important accroissement de richesse et de force elle eût été pour le nouvel état.


I

Comme la plupart des îles de l’Archipel, la Crète est traversée par une longue chaîne qui court, de l’est à l’ouest, d’un rivage à l’autre. Cette chaîne se compose de trois montagnes bien distinctes qui s’en détachent en saillie, et semblent au premier aspect former autant de massifs isolés, mais qui n’en sont pas moins reliées en un même système. Ce sont le Dicté (aujourd’hui Lassiti ou Sitia) à l’est, l’Ida (aujourd’hui Psiloriti) au centre, et les Monts-Blancs (Leuca-Ori, aujourd’hui Aspro-Vouna ou monts Sphakiottici) à l’ouest, ainsi nommés dans l’antiquité soit à cause des neiges qui en couvrent les cimes pendant une grande partie de l’année, soit plutôt, si je ne me trompe, à cause de la couleur blanchâtre que présentent le plus souvent ces massifs abrupts, formés d’une roche calcaire qui imite souvent l’aspect du marbre. L’île est partagée naturellement par ses montagnes en trois régions distinctes, dont chacune a sa physionomie et son caractère. Comme c’est à La Canée que vous amène le paquebot qui, par Syra, met Athènes et l’Europe en communication avec la Crète, et comme La Canée est située au pied même des Monts-Blancs et au centre du pays que dominent ces âpres sommets, c’est de La Canée que nous partirons pour visiter l’île, et c’est la région occidentale que nous parcourrons la première.

Le premier aspect de la Crète, quand on débarque à La Canée, ne répond guère à l’attente du voyageur ; on espérait mieux de cette contrée, que ses habitans comparaient autrefois au paradis, et où les Arabes, dans les premiers jours de leur conquête, croyaient reconnaître cette terre de lait et de miel que leur avilit dépeinte le Coran. La Canée, qui occupe, on ne saurait en douter, l’emplacement de l’ancienne Kydonia, est une petite ville d’environ dix-huit mille âmes, toute badigeonnée de blanc, dépourvue de jardins et d’arbres, sans rien de cette élégance, de cet aspect agréable et varié que présentent presque toujours de loin les villes turques. Autour de La Canée s’étend, pierreux et brûlé du soleil, un petit plateau qui, dans la saison où je vis pour la première fois ce pays, au mois de septembre 1857, avait depuis longtemps déjà perdu son seul ornement, les maigres moissons qu’il donne à grand’peine ; vers l’est, ce sont les rochers nus et tristes de Chalepa et d’un énorme promontoire montueux nommé l’Acrotiri ; vers l’ouest, une île, un cap non moins desséchés, non moins désolés. Le fond du tableau est formé par l’imposante masse des Monts-Blancs ; ce qui manque à ces montagnes pour être vraiment belles, ce n’est pas la hauteur, mais la netteté des contours, la distinction et l’originalité des formes. Grâce à l’excessive transparence de l’air, l’œil peut en remonter les pentes, en sonder les ravins, en atteindre les sommets arrondis et tous semblables l’un à l’autre ; partout c’est la même absence de végétation, la même nudité, la même teinte grise et terreuse. Nulle forêt ne noircit les flancs de la montagne ; à peine aperçoit-on des oliviers au fond de quelques vallées.

Auprès de la ville, les champs sont tous bordés d’énormes aloès ; tout ce site et cette nature ont quelque chose d’africain. Ce qui ajoute à la ressemblance, c’est un village de fellahs bâti sous les murs de la ville. Venus en Crète comme soldats d’Ibrahim, ces paysans d’Égypte et de Syrie y restèrent la guerre finie, et y appelèrent leurs femmes et leurs enfans, ou s’y marièrent avec des Africaines amenées dans l’île par l’esclavage. Au lieu de s’établir dans l’intérieur de la cité, ils se refirent là, sur le rivage, un petit coin d’Égypte. À voir ces maisons blanches et basses à peu près sans fenêtres, ces toits plats couverts de feuillages desséchés, ces femmes musulmanes, arabes ou nubiennes, assises sans voile sur le pas de leur porte, tandis que d’autres, revenant de la fontaine, portent sur leur tête une grande jarre d’argile rouge et la soutiennent de leurs deux bras que l’on dirait empruntés à quelque belle statue de bronze, on peut se croire sur la plage du Delta, quelque part autour de Damiette ou d’Alexandrie.

Ce qui rendait encore l’illusion plus vive et plus complète, c’est qu’il y avait alors près de la ville, campée sous la tente, toute une tribu d’Arabes Benghazis, que la misère avait chassés de l’Afrique. Qu’il faut donc peu de chose à ces gens-là pour s’abriter et se vêtir ! Leurs tentes sont faites de quatre bâtons fichés en terre, d’une espèce de cloison tissée de roseaux et de lambeaux d’une étoffe noirâtre en poil de chèvre. Pour tout vêtement, hommes et femmes ont une espèce de sarrau en toile grise. Presque toutes les femmes, de bonne heure hâlées, desséchées et comme tannées par cette vie sous le vent, le soleil et la pluie, sont affreuses dans leurs vilains haillons, et le tatouage bleuâtre dont elles ornent leur menton, leurs épaules et leurs bras ne les embellit point : elles ont en général l’air de vraies sorcières ; mais, parmi celles qui sont très jeunes encore, il en est de fort jolies, et parfois, en passant près d’une tente, on en voit sortir quelque tête étrange et gracieuse où brillent des yeux d’un éclat admirable. Dans le village des fellahs comme dans le campement des émigrés de Benghazi, on n’entend retentir que les sons rudes et gutturaux de la langue arabe.

Si nous rentrons dans la ville, nous n’y trouvons rien de remarquable. Elle est entourée d’une enceinte fortifiée dans le système moderne, avec des ouvrages dont la crête dépasse à peine le fossé ; il y a cinq bastions à glacis en terre, qui seraient gazonnés sans le soleil de la Crète. Large et profond, le fossé sert provisoirement à cultiver des légumes. Le bazar n’a aucune originalité ; on n’y trouve que des marchandises européennes de qualité inférieure. La seule chose intéressante, ce sont les restes des édifices publics et privés des Vénitiens, le port et les magasins, les loges des galères entourant le bassin et couvertes d’un toit, les maisons des nobles vénitiens, dont beaucoup sont encore bien conservées, avec leur écusson au-dessus de la porte. Plusieurs de ces habitations sont ornées de moulures dans le goût des XVe et XVIe siècles ; mais aucune ne rappelle, même de loin, les palais du Grand-Canal. Le luxe provincial des seigneurs candiotes ne pouvait égaler en bon goût et en magnificence celui des patriciens de la métropole. Peut-être aussi, comme cela arrive parfois, sont-ce les plus belles choses qui ont été détruites. Tout ce qui reste d’ailleurs des églises latines, depuis converties en mosquées, ainsi que des couvens qui en dépendaient, est laid et insignifiant. Quant à des vestiges de l’ancienne Kydonie, en dépit des affirmations de quelques touristes du dernier siècle, il nous fut impossible d’en retrouver ni dans la ville même ni dans ses environs. Les recherches auxquelles je me livrai à cet effet avec mon compagnon de route, M. Léon Thenon, un de mes collègues à l’école française d’Athènes, n’eurent aucun résultat. La ville moderne a évidemment employé dans ses constructions tout ce qui pouvait subsister de l’antique cité déjà mentionnée par Homère.

Il n’y a donc rien à La Canée qui mérite d’y retenir longtemps le voyageur, et nous pouvions avant la mauvaise saison nous hâter de nous enfoncer dans l’intérieur de l’île, de nous diriger vers la côte occidentale, vers les intéressans districts de Sélino et de Sfakia. Deux heures de chemin à l’ouest de La Canée conduisent, à travers des collines pelées et fort laides, jusqu’à Platania, un village qui doit son nom aux beaux platanes que borde sa rivière. Un peu plus loin, on rencontre le couvent de Gonia, situé, comme l’indique son nom, dans l’angle extrême du golfe de La Canée, à la naissance du cap Spada, l’ancien Mont-Dictymnéen. Du couvent jusqu’à la pointe de cette étroite langue de terre, il n’y a que des montagnes stériles et nues. Après avoir franchi la chaîne qui rattache le cap Spada au noyau central des Monts-Blancs, on se trouve, au commencement du second jour de marche, dans l’éparchie ou district de Kissamos. Elle a pour chef-lieu Kissamo-Kastéli, une bourgade d’une vingtaine de maisons, qui doit son importance administrative aux murailles de sa petite forteresse, jadis construite par les Vénitiens, comme l’attestent deux inscriptions latines qui se lisent au-dessus de la grande porte d’entrée ; la plus moderne est de 1653, d’un Contarini, qui a fait remettre la place en état de défense au moment où la menaçaient déjà les Turcs, qui s’en emparèrent bientôt après. Pendant la guerre de l’indépendance, tous les musulmans de l’éparchie, se sentant trop faibles pour tenir la campagne, s’étaient réfugiés dans le château de Kissamo et s’y défendirent longtemps. La peste les y décima, et après de longues et affreuses souffrances ils finirent par se rendre aux Grecs.

À peu de distance au sud de Kissamo-Kastéli, le village de Palæeo-Castro occupe une toute petite partie de l’enceinte que remplissait autrefois Polyrrhénie, une des villes les plus importantes de l’ancienne Crète. Cette ville était située sur une haute et raide colline, à une heure et demie de la mer. Vers le nord-est seulement, le sommet qui portait l’acropole se rattachait aux montagnes voisines ; de tous les autres côtés, ce sont des pentes rapides et des précipices, de profondes vallées qui remontent vers les Monts-Blancs. Une partie de l’enceinte subsiste encore, ainsi que de nombreuses chambres taillées dans le roc, et qui formaient sans doute la partie postérieure d’autant de maisons. On reconnaît aussi les débris du péribole et de la cella d’un temple auprès duquel se trouvent plusieurs inscriptions en l’honneur de divers empereurs romains, une entre autres consacrée à Hadrien ; mais ce que Polyrrhénie nous a laissé de plus intéressant, ce sont sans contredit ses aqueducs. La ville, sur la hauteur où elle s’était établie, manquait d’eau ; le torrent qui coule au fond de la vallée était trop loin, et d’ailleurs les premiers soleils de l’été suffisaient à le dessécher. Pourtant, lorsque la ville fut devenue riche et populeuse, il était difficile de se contenter des citernes, comme avaient dû faire les premiers habitans. Quand on n’a d’autre eau que celle d’une citerne, on est forcé d’en être toujours avare ; on ne boit point sans une certaine inquiétude, et l’on éprouve presque des remords chaque fois qu’on se lave les mains. C’est qu’une fois le réservoir vide, la pluie seule peut le remplir, et en Crète, comme dans l’Attique, une fois le printemps venu, qui sait quand il pleuvra ? On voulut donc avoir de l’eau courante, une fontaine où les femmes pussent emplir sans crainte, vers la chute du jour, leurs larges amphores, et le matin laver la laine à grand bruit, un abreuvoir où les pâtres menassent leurs troupeaux boire à longs traits. On trouva une source sur le flanc septentrional de la montagne dont l’autre versant portait, bâties en amphithéâtre, les maisons de Polyrrhénie ; on perça la montagne, et l’on conduisit l’eau au sud de la ville. Il y a deux aqueducs creusés dans la roche vive, qui se trouvait être heureusement un tuf calcaire assez tendre ; l’un a 1 mètre 35 de large sur 2 mètres 30 de haut, l’autre est de plus petites dimensions. Ils ont d’ailleurs perdu l’un et l’autre de leur élévation par suite des nombreux dépôts qu’y a formés le travail des siècles. Le plus grand paraît aussi le plus soigné : il est divisé intérieurement en deux parties, une rigole où court l’eau, et un couloir où peut commodément circuler l’ouvrier chargé d’inspecter le conduit et de le maintenir en bon état. Plusieurs paysans m’affirmèrent avoir pénétré très avant dans l’aqueduc, et y avoir marché plus d’une heure sans rencontrer d’obstacles et sans arriver à la source. Il paraît, d’après leurs dires, qu’il y a de place en place des espèces d’auges creusées dans le roc sur le passage de l’eau ; elles étaient destinées sans doute à la faire reposer et à l’aider ainsi à se débarrasser du sable et des matières étrangères qu’elle pouvait tenir en suspension. La source, maintenant même, ne tarit jamais, et c’est encore elle qui fait vivre l’humble hameau, bâti des débris de la grande et fière cité.

Les Polyrrhéniens ne paraissent pas s’être contentés d’avoir atteint leur but principal en approvisionnant leur ville d’eau courante et en assurant, par de sages précautions, l’entretien des conduits. Comme aux autres Grecs, il ne leur suffisait pas qu’un ouvrage fût utile, ils voulaient encore qu’il fût beau. L’une au moins des deux fontaines paraît avoir été disposée et ornée de manière à former un monument qui ne devait manquer ni d’originalité ni de noblesse. À côté de l’entrée du souterrain se trouve une grotte qui était sans doute consacrée à la nymphe de la source ; on y voit encore une petite niche qui renfermait vraisemblablement une statuette. Tout près de là, dans un amas de débris, nous trouvâmes les restes d’un entablement, des moulures ioniques bien exécutées et du meilleur goût. À l’aide de ces fragmens, il est aisé de se représenter, en dehors de la grotte et devant l’aqueduc, une façade élégante où étaient ménagées avec art l’entrée du sanctuaire et l’ouverture par où l’eau s’échappait. À droite et à gauche, le rocher, taillé à pic, paraît avoir reçu un revêtement de marbre.

La petite plaine qui occupe le fond du golfe de Kissamos et qui formait autrefois la banlieue de Polyrrhénie a gardé le nom tout grec de Mésogée. Le cap Corycos, dont les âpres montagnes la bornent à l’ouest, est horriblement nu et décharné : aucun village ; de route, point. Un détestable sentier où, même avec des mulets, il faut souvent mettre pied à terre, conduit en face de la petite île où se trouve Grabuse, château qui joue un grand rôle dans l’histoire des guerres de Venise contre les Turcs et des luttes récentes de l’indépendance grecque. Le pas le plus dangereux, c’est un endroit connu dans le pays sous le nom de Kaki-Scala, mot à mot le mauvais escalier, de grands murs d’une belle roche rouge tombent à pic dans l’eau profonde et bleue ; de quelque distance, à peine croirait-on qu’une chèvre ou un écureuil pût, en s’accrochant aux anfractuosités de la pierre, trouver une route parmi ces escarpemens, et pourtant hommes et mulets y passent ; comment ? on ne sait trop, mais ils y passent. Tout dans ce lieu est étrange et saisissant, la couleur du roc, sa forme bizarre et tourmentée, ses saillies sans nombre et ses pointes aiguës, l’idée enfin qu’il suffirait d’un faux pas pour tomber dans l’abîme, sans espoir de salut.

Les îles Grabuses et la côte qui leur fait face ne forment pas un site moins frappant. L’ensemble est dominé par le cône effilé du mont Corycos, gris, sombre et nu ; au nord et au sud se prolonge une haute et menaçante falaise. Les petites îles, peu éloignées de la terre, dont est semée la mer, ne sont que d’arides rochers, partout taillés en précipice, qui se dressent au milieu des flots, comme d’énormes citadelles. L’une des plus petites est celle même qui renferme la célèbre et presque imprenable forteresse que les Vénitiens conservèrent jusqu’en 1696, quand ils avaient perdu Candie depuis 1669. On n’y peut descendre que d’un seul côté, et du débarcadère jusqu’à la plate-forme qui porte le château il faut encore gravir une pente raide où la défense a beau jeu. Entre le rivage et l’île, le détroit forme une sorte de rade où peuvent mouiller sans crainte, presque par tous les temps, les plus grands navires.

Nous ne passâmes point dans l’île ; nous n’avions point de bateau pour nous y transporter, et il eût fallu perdre trop de temps à héler du rivage les quelques soldats qui y tiennent garnison. De la côte, on aperçoit, sur la Marine ainsi que tout en haut, sur la falaise, les restes des nombreuses maisons qui y furent bâties par les Grecs pendant la guerre de l’indépendance. Maintenant Grabuse n’a plus d’autres habitans qu’une quarantaine de soldats qui, sous les ordres d’un pauvre sous-lieutenant, y passent quatre mois à fumer et à dormir ; mais à l’époque dont nous parlons, plusieurs années durant, elle abrita des milliers d’hommes, qui de toutes parts étaient accourus se mettre sous la protection de ces redoutables rochers et des nombreux canons dont on les avait trouvés garnis. Grabuse était tombée au pouvoir des chrétiens grâce à un hardi coup de main exécuté pendant une nuit d’hiver par Dimitri Kalergi, tout jeune alors et aujourd’hui ministre de Grèce à Paris. Aussitôt les fugitifs affluèrent dans ce sûr asile ; c’étaient surtout des Crétois, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans ; c’étaient aussi des Hydriotes, des Spezziotes, des Rouméliotes. Tous ces exilés, jetés là par les victoires des Turcs, tâchaient de se venger et de vivre de la course maritime, car l’île ne produisait rien, pas même de l’herbe pour le bétail que l’on y avait amené du continent. Une foule de petits bâtimens, armés en guerre, se pressèrent bientôt à l’abri des formidables batteries de la forteresse ; on allait faire des incursions sur le territoire turc, y enlever des denrées et des esclaves ; on arrêtait en mer les navires ottomans. Toutefois dans ces parages et chez ces peuples les corsaires se changent vite en pirates ; les goélettes et les bricks de Grabuse ne tardèrent pas à prendre l’habitude d’arrêter aussi en mer, quand l’occasion était belle, les bâtimens marchands des nations européennes ; des équipages anglais, français, italiens, furent massacrés, des cargaisons pillées. On ne pouvait tolérer ces désordres ; en février 1828, l’escadre anglaise vint s’embosser devant Grabuse. Les plus hardis forbans, ceux qui avaient le plus de méfaits à se reprocher, avaient déjà pris la fuite ; tout ce que l’on trouva encore là de bâtimens grecs fut brûlé ; on occupa le fort, on dispersa la population de Grabuse en renvoyant, autant que possible, chacun chez soi ; on prit enfin possession des énormes amas de marchandises entassés dans l’île par les pirates. Il y avait là, me racontait un témoin oculaire, des objets de toute sorte, dont beaucoup ne pouvaient être d’aucun usage à ceux qui s’en étaient emparés ; les plus précieux encombraient des hangars en planches qui avaient été construits en toute hâte ; d’autres étaient abandonnés en monceaux sur la plage. C’étaient des articles de Paris, rubans, gants et chapeaux destinés aux élégantes de Smyrne et de Péra ; comme on n’en était point encore venu, sur l’îlot de Grabuse, à suivre les modes françaises, tout cela restait sur la plage, en attendant que l’on trouvât à écouler sur quelque marché complaisant tous ces fruits de sanglantes rapines. À côté de ballots de soieries gisait à terre tout un chargement de papier ; mais à Grabuse que pouvait-on faire de ce papier, sinon des bourres de fusil ?

Quand les Anglais débarquèrent dans l’île, toutes ces marchandises furent séquestrées, et l’on annonça, par l’intermédiaire des consuls, dans les principaux ports de la Méditerranée, que tous les négocians dont les navires avaient été pillés pouvaient faire reconnaître et enlever ce qui leur appartenait. Bien peu se présentèrent ; déjà beaucoup de ces pertes remontaient à plusieurs mois, à une année, et ceux qui les avaient subies en avaient pris leur parti. On laissa les choses en l’état pendant assez longtemps ; bien des objets se gâtèrent en attendant leurs maîtres, d’autres furent soustraits, et peu à peu, sans que l’on sût trop comment, les magasins se vidèrent. On avait livré tout le papier au gouvernement grec, qui dès lors, avec Gapodistria, commençait à être grand faiseur de décrets, à user beaucoup d’encre dans ses bureaux.

Après avoir donné un coup d’œil à Grabuse, si on continue à suivre, en marchant vers le sud, cette côte âpre et déserte, on rencontre bientôt des ruines antiques. Ce sont celles d’une ancienne cité souvent mentionnée dans les vieux auteurs, Phalasarna. Toute située qu’elle fût sur le continent, Phalasarna devait être presque aussi inexpugnable que Grabuse même dans son île. La ville occupait un plateau fort inégal qui surmonte une haute masse de rochers serrée entre la mer et une petite plaine. Du côté de la mer, elle était inaccessible dans toute la force du terme. Ce sont de prodigieuses falaises où trouvent seules à prendre pied les colombes qui font leur nid dans les trous du rocher, et qui au moindre bruit s’élèvent et tourbillonnent par volées. Du côté de la terre, Phalasarna n’était guère moins bien défendue. Elle était d’abord couverte dans la plaine, à peu de distance du pied de la hauteur, par une double muraille flanquée de tours carrées. À peu de distance en arrière de cette enceinte se dresse le rocher, qui n’offre nulle part d’accès, hors peut-être à des chèvres. En un seul endroit, une pente assez raide encore, mais qui permet pourtant l’ascension, conduit à une dépression, à une sorte de large brèche qui coupait la ville en deux. De là, deux escaliers, à demi taillés dans le roc même, à demi formés de blocs rapportés, conduisaient aux deux plates-formes qui portaient les édifices et les maisons. Il reste encore des traces de ces degrés, quoique la suite en soit interrompue. Pour arriver jusqu’en haut, bien que personne ne s’opposât à notre marche, et que nous eussions même, pour nous donner la remorque, un paysan agile comme un chamois, nous faillîmes dix fois nous casser les reins. On se demande, au terme de cette ascension, non pas comment l’ennemi pouvait s’emparer d’une pareille cité, — il semble qu’il n’ait jamais dû songer même à le tenter, — mais comment les habitans faisaient pour en sortir. Pour qu’une population riche, active et policée comme celle qui a laissé en ces lieux des traces de son long effort, se soit résignée à vivre ainsi pendant des siècles entre ciel et terre, pressée sur l’étroit sommet de ces âpres rochers qui ne semblent faits pour servir de demeure qu’aux aigles et aux vautours, il faut que l’état social de l’île ait été bien troublé, que la paix et la sécurité n’aient jamais réussi à s’y établir d’une manière durable. Ce qui devait encore ajouter à la gêne d’un pareil séjour, c’est que Phalasarna devait manquer d’eau. Ce fut la soif qui nous chassa de ces parages. Il nous fallut beaucoup peiner dans le sable du rivage pour trouver, assez loin déjà de ces ruines étranges, une petite source qui sort goutte à goutte du pied d’un rocher tout tapissé de mousse. Au-dessus étendent leurs branches deux courts et larges figuiers qui semblent vouloir rester le plus près possible de terre pour mieux faire respirer à leur feuillage altéré l’humide fraîcheur de la fontaine.

Toute la contrée qui entoure Phalasarna est encore nue, aride et triste, comme la pointe nord-ouest de l’île, tandis qu’à quelques lieues plus loin, vers le sud, on entre dans un district connu sous le nom d’Enia-Choria, mot à mot les neuf villages, qui est tout plein de bois et d’eaux courantes, mais où ne se rencontre presque aucun vestige vraiment antique ; c’est qu’aux populations qui avaient élevé en Crète les premières cités, le choix des emplacemens où elles s’établirent avait été dicté non par l’agrément des lieux et la fertilité du- sol, mais par la constante préoccupation de se protéger contre un voisin qui était toujours un ennemi, par les impérieuses nécessités de la guerre et de la défense. C’est pourtant un bien charmant pays que tout ce district d’Enia-Choria ! Il est doux, au sortir de ces rochers échauffés par le soleil et de ces sables stériles, de cheminer tout d’un coup à l’ombre entremêlée des oliviers, des platanes, des châtaigniers, parmi de bruyans ruisseaux d’où s’exhale une forte odeur de menthe sauvage. Ce qui, pour les habitans actuels de la Crète, distingue entre tous ce canton, ce sont les forêts de châtaigniers dont il est couvert ; cet arbre précieux ne se rencontre que très rarement dans tout le reste de l’île. Il atteint ici, surtout auprès du village d’Elos, qui a gardé un vieux nom hellénique, des dimensions qui nous frappèrent. De tous les sites ravis-sans qui s’offrirent à nous pendant les deux jours que nous passâmes dans ce district, le plus aimable est encore ce vallon d’Elos, où nous arrivâmes par une belle soirée d’octobre. Au fond court une petite rivière que bordent des deux côtés ici des plantations d’oliviers, là des pâturages marécageux où pousse, parmi les tamarix et les hautes bruyères, une herbe épaisse et parfumée. Plus haut, aux deux flancs des collines, se tordent et s’étalent de grands marronniers, dont les énormes racines s’abreuvent à de nombreux et rapides ruisseaux. L’automne est venu, les fruits sont mûrs, et parmi le bois, lentement, la tête penchée et les yeux fixés au sol, écartant du pied les feuilles mortes, les femmes et les enfans vont cherchant les châtaignes tombées à terre ; à l’ombre des arbres les plus touffus se cachent les maisons dispersées dans la forêt. À la lumière près, ici plus joyeuse et plus brillante, on dirait un site de l’Occident ; on se croirait en septembre au milieu des grands bois de marronniers du Limousin et de la Marche, près d’un de ces pauvres hameaux pour qui les châtaignes remplacent pommes de terre, viande et pain, et forment pendant de longs mois toute la nourriture du paysan.

À une heure d’Elos, on quitte l’éparchie de Kissamos pour entrer dans celle de Selino, qui occupe tout le sud-ouest de l’île. On cesse peu à peu de voir des châtaigniers ; mais on traverse de magnifiques bois d’oliviers. Ni dans cette Attique, où la lance de Pallas fit naître pour sa cité chérie l’arbre sacré, ni sur les coteaux de Tivoli, d’Amalfi ou de Sorrente, ni dans ces merveilleux jardins qui entourent Palerme d’une si riche couronne de feuillages et de fleurs, nulle part, ni en Grèce, ni en Italie, ni en Sicile, je n’ai vu oliviers comparables à ceux de Selino, pareil air de force et d’élégance, troncs aussi massifs, rameaux aussi hardiment élancés et plus chargés de fruits. Comme ces oliviers, dont les plus hautes branches atteignent ici sans effort la cime des noyers ou des châtaigniers voisins, prendraient en pitié, s’ils pouvaient les voir, nos pauvres petits oliviers de Provence, si frileux, si souffreteux, et qui semblent avoir peur de grandir, qui rendent si laides et si tristes les collines de Montpellier et de Béziers ! Ici c’est l’homme qui manque à la nature ; de ces beaux fruits que la terre porte presque sans culture, le paysan crétois ne sait extraire qu’une huile de qualité très inférieure, à laquelle on ne s’habitue point sans effort. Tout ce que la Crète exporte d’huile pour Marseille et Trieste est destiné à l’industrie ; nos palais ne pourraient supporter l’âcreté d’un liquide mal préparé, auquel les olives pourries, que l’on jette avec les autres dans le pressoir, donnent un goût rance et une odeur désagréable.

C’était, quand nous traversions ces campagnes, le moment de la récolte ; les villages étaient déserts ; on campait dans les plantations, qui retentissaient tout le jour de voix, de chants et d’appels. Sous les arbres étaient étendues de larges couvertures, de grandes nappes où les olives tombaient drues comme grêle ; d’en haut, d’en bas, on tapait à grands coups de gaule. Des jeunes filles, pour atteindre les branches d’en haut, avaient grimpé sur les arbres, et, à demi cachées par le feuillage, elles allongeaient la tête et nous regardaient passer.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire en détail les ruines intéressantes que renferme Selino, les nombreuses tours de style hellénique que l’on rencontre debout encore au-dessus des cols et à la gorge des vallées, les restes surprenans d’une cité toute primitive auprès du village de Temenia, cité dont les murs sont bâtis en blocs presque aussi grossiers et aussi énormes que ceux de Tyrinthe, et qui semble avoir été abandonnée dans l’antiquité même au profit d’Elyros, grande ville dorienne dont la souveraineté s’étendait autrefois sur tout le pays qui porte maintenant le nom de Selino. Du village de Rhodovani, tout voisin des ruines d’Elyros, on voit se dresser en face de soi, vers l’est, à peu de distance, la masse centrale des Monts-Blancs, qui cachent dans leurs replis ces gorges de Sfalda, où la population grecque, restée pure de tout mélange, a toujours conservé, sous la domination turque comme sous la domination vénitienne, avec une indépendance armée que le conquérant étranger attaquait rarement de près, un patois curieux où l’on reconnaît à plusieurs traits le caractère et la tradition du dialecte dorien autrefois parlé dans toute l’île de Crète. Si haute et si infranchissable est du côté de Selino la barrière qui couvre les vallées sfakiotes que le plus court chemin pour pénétrer à Sfakia est encore de repasser par La Canée. La route qui nous y ramena traverse le territoire du village d’Alikianou, célèbre en Crète par ses riches vergers. Le citronnier et l’oranger, qui, en Italie et sur la côte de Syrie, à Jaffa même, ne sont guère plus hauts et plus larges que les pommiers plantés au bord de nos routes de Normandie, atteignent ici, comme l’olivier à Selino, une élévation et une ampleur que je ne leur avais encore vues nulle part ailleurs. On comprend mieux ici la réputation que les poètes et les voyageurs ont faite à l’oranger. La culture de cet arbre n’a été introduite dans l’île, assure-t-on, que dans les premières années de ce siècle, et pourtant à eux seuls les jardins d’Alikianou produisent, année moyenne, environ quatre millions d’oranges. Ces oranges de Crète, très grosses et très parfumées, sont fort recherchées dans tout le Levant ; à Athènes, à Constantinople et à Smyrne, les marchands crient dans les rues : oranges de Crète ! comme on crie à Paris : chasselas de Fontainebleau !

Une dizaine d’heures de marche séparent La Canée du district que l’on appelle la Rhiza, c’est-à-dire la Racine ; c’est tout le pays qui s’étend au pied même et comme à l’ombre des versans septentrionaux des Monts-Blancs. Un puits forme dans la petite plaine de Crapi la limite de Sfakia ; aussitôt après y avoir abreuvé les chevaux, qui vont avoir à faire un rude service, on entre dans un défilé très étroit. Les montagnes, couvertes d’yeuses et de chênes-lauriers assez clair-semés, tombent des deux côtés à pentes très raides. Si l’assaillant qui attaque Sfakia par le nord veut essayer de quitter le sentier et de se déployer sur les hauteurs, il lui faut gravir parmi des roches brisées et croulantes, sur des cailloux qui s’éboulent à chaque instant sous ses pas, en face d’un ennemi abrité derrière des bouquets d’arbres et tirant à coup sûr. Aussi en août 1821 les Turcs essuyèrent-ils ici un cruel désastre, qui leur coûta près d’un millier d’hommes, trois pièces de campagne et tous leurs équipages. Treize ans après cette rencontre, le voyageur anglais Pashley, auquel nous devons la seule carte de la Crète que nous possédions jusqu’à ce jour, voyait encore tout le long du sentier des monceaux d’ossemens blanchis par la pluie et les hivers.

Trois quarts d’heure de chemin dans une gorge tournante et resserrée conduisent au premier des cantons sfakiotes, à la plaine d’Askyfo. Le territoire d’Askyfo est un bassin intérieur, de toutes parts entouré de montagnes, qui, par sa configuration, rappelle les hautes plaines de l’Arcadie orientale, Stymphale, Phénée, Orchomène, Mantinée et Tégée. L’eau qu’y précipitent la pluie et la fonte des neiges n’a d’autre issue que des émissaires souterrains ; les principales de ces bouches se trouvent vers le nord-ouest, dans une sorte de bas-fond qui, après les orages, est presque entièrement couvert par les eaux. Avant que celles-ci ne se fussent ouvert ces passages, tout ce bassin formait évidemment un lac ; mais ni la tradition ni l’histoire n’ont gardé le souvenir de cette époque, et de mémoire d’homme il ne semble pas que l’évacuation se soit jamais interrompue, ni que les habitans de ce canton aient été menacés de voir, comme cela arrive périodiquement à Stymphale et à Phénée, l’élément liquide reconquérir une partie du terrain qu’il avait abandonné, noyer leurs plantations, effacer les traces de leurs cultures et enterrer sous le limon les bornes de leurs champs. Ce qui seul par le de cette époque, ce sont de petites collines rocheuses qui en quelques endroits se dressent au-dessus de la surface unie de la plaine ; c’étaient sans doute autrefois des îles au milieu du lac : la pierre dont elles sont formées est d’une autre couleur que celle des montagnes environnantes et porte d’évidentes marques du long séjour et de la lente action des eaux.

Le froid est ici très vif pendant l’hiver ; la neige y séjourne longtemps, et dans tout Askyfo il n’y a qu’un olivier, que l’on montre comme une curiosité. Le blé n’y vient pas bien ; on n’y cultive que de l’orge et des vignes. Ici, comme dans toute la province de Sfakia, les habitans sont tous Grecs, ils habitent six villages répandus dans la plaine auprès des hauteurs ; mais ces villages sont presque abandonnés pendant l’hiver. La plupart des Askyfiotes ont des maisons et des oliviers sur le littoral, et y descendent vers la fin d’octobre. Les quelques familles qui n’émigrent pas doivent avoir soin de faire à l’avance toutes leurs provisions et de prendre toutes leurs mesures pour se suffire à elles-mêmes pendant un assez long temps ; elles restent quelquefois pendant plus de six semaines sans communication possible avec le reste du monde. Le chemin qui d’Askyfo conduit vers la côte méridionale a en effet le même caractère que celui qui descend vers La Canée. On sort de la plaine vers le sud en franchissant une sorte de col au-delà duquel on entre dans un étroit défilé qui est connu sous le nom de la gorge d’Askyfo, tou Askyphou to pharanghi. Pendant deux heures, on y chemine péniblement dans le lit desséché du torrent, sur des pierres polies par les eaux. Il est bien entendu qu’il faut mettre pied à terre ; les mulets glissent plutôt qu’ils ne marchent sur le roc lisse et sonore qui retentit sous leurs sabots.

On peut voir ailleurs des vallées plus profondes, dominées par de plus hautes cimes, par de plus effrayans précipices ; mais je doute que l’on rencontre nulle part un défilé plus resserré. Ce n’est plus, à proprement parler, une vallée, mais une fente creusée par l’effort séculaire du torrent ; dans la masse compacte du rocher il y a des endroits où, en étendant les bras, on peut toucher à la fois les deux parois opposées. Pendant près d’une lieue, la largeur moyenne de cette brèche ne dépasse pas 4 ou 5 mètres ; à une demi-heure seulement du rivage, les murailles s’écartent, et l’on avance un peu plus à l’aise. Ce qui ajoute à l’effet de cette gorge, c’est la grâce étrange de la verdure qui, dans ces humides profondeurs, se cramponne à toutes les fentes du rocher ; il y a des endroits où les figuiers sauvages pendent au-dessus de nos têtes, jettent et croisent leurs branches d’un bord à l’autre, et forment comme un plafond au sombre et tournant couloir. Ailleurs, dans les endroits où le défilé s’ouvre et s’élargit un peu, des cyprès et des pins garnissent les grandes pentes qui descendent au torrent. L’impression est profonde quand tout d’un coup, au sortir de cette gêne et de cette obscurité, la mer vous apparaît avec ses flots étincelans, avec ses îles perdues dans une brume légère et transparente, avec son horizon immense, au fond duquel l’imagination cherche et l’œil croit entrevoir la lointaine Afrique.

En approchant du rivage, on trouve la petite plaine de Franco-Casteli avec les ruines de son château perché sur un haut promontoire ; puis, en tournant à l’ouest le long de la côte, à travers un pays aride et nu, on arrive bientôt au bourg de Sfakia, chef-lieu administratif de la province. On y compte de quatre à cinq cents maisons ; mais l’aspect n’en est pas gai. Beaucoup de ces habitations, ruinées pendant la guerre de l’indépendance, n’ont été qu’imparfaitement réparées ; d’autres, qui n’abritent leurs propriétaires que pendant l’hiver, étaient encore fermées au moment où nous visitions Sfakia. Point de port ; quelques caïques dorment sur le sable. Ce fut à l’aide de l’une de ces embarcations que nous quittâmes Sfakia ; les sentiers qui du bourg conduisent à la seconde des vallées sfakiotes, celle d’Haghia-Roumeli et de Samaria, ne peuvent guère servir qu’aux montagnards eux-mêmes, et aux agrimia ou chèvres sauvages qui abondent dans les Monts-Blancs, et dont la tête figure sur les monnaies de plusieurs des cités antiques de cette région. Poussée par un bon vent, notre barque longea pendant une demi-journée de hautes et âpres montagnes qui se terminent à la mer par des falaises escarpées où les vagues ont creusé de nombreuses cavernes. À mi-chemin à peu près entre Sfakia et Haghia-Roumeli, nous passâmes devant Loutro, l’ancien Port Phœnix ; c’est le seul mouillage qu’il y ait sur toute cette côte inhospitalière. Quelques goélettes s’y balançaient à l’ancre.

Le village d’Haghia-Roumeli, qui occupe à peu près l’emplacement d’une vieille cité dorienne, Tarrha, est situé à vingt minutes environ de la mer, à l’entrée de la vallée à laquelle il donne son nom. Il y a une quarantaine de maisons, dominées par deux hautes murailles de rochers que les chamois seuls sauraient gravir. La vallée est encore pourtant assez large pour permettre aux chaumières d’avoir autour d’elles quelques jardins et quelques petits champs. De ce point, trois heures de route, qu’il faut faire à pied, conduisent à Samaria, autre village situé à la naissance de la vallée, au cœur même des Monts-Blancs. Le défilé, dans l’ensemble, est moins resserré que celui d’Askyfo ; mais il a plus de variété, plus de grandeur, et l’eau, qui, même l’été, ne manque jamais ici, et qui gronde parmi les rochers, ajoute, par son mouvement et son bruit, à l’effet du spectacle. L’aspect change sans cesse ; ici la vallée est large, les pentes sont boisées ; là les deux colossales parois se rapprochent tout d’un coup et semblent vouloir barrer le passage au voyageur, les roches se dépouillent de toute verdure et se coupent à pic ; elles pendent sur votre tête, rouges, abruptes, menaçantes. En un endroit, on n’a plus devant soi qu’une fente étroite où l’on ne s’engage pas sans terreur. Ce n’est pas la main de l’homme qui l’a creusée, c’est, comme à Askyfo, le torrent qui s’est frayé cette voie. Quand ses eaux sont basses, il laisse de la place aux passans ; mais dès que les pluies ou la fonte des neiges l’ont enflé, il prend pour lui tout l’espace, il se précipite avec fureur contre les murs de marbre qui l’emprisonnent, il amoncelle dans la gorge son écume et ses flots, il lance contre le roc, comme s’il espérait l’ébranler et le renverser, les arbres qu’il arrache au flanc de la montagne. Alors, comme on dit dans le pays, la porte est fermée, et les habitans de Samaria, tout le temps que durent les grandes eaux, restent bloqués dans le ravin, sans pouvoir descendre à Haghia-Roumeli et à la mer.

Plus loin, les montagnes s’écartent et se fuient de nouveau, et l’on a comme un vaste cirque au milieu duquel un bouquet de hauts cyprès et de grands pins, les plus beaux peut-être que j’aie vus dans l’île, couvre de son ombre une vieille église à demi ruinée. Un peu plus haut jaillit, dans un bois de platanes et de chênes verts, une source abondante qui ne tarit jamais. Puis la vallée se rétrécit encore, et elle monte, étroite, tournante et profonde, jusque dans le voisinage de Samaria. Samaria n’a qu’une douzaine de maisons, partagées en deux groupes par le torrent. Derrière ce hameau, la vallée se termine brusquement ; on se trouve au pied même des précipices qui portent les plus hauts sommets de la chaîne, et par les déchirures de la montagne, bien au-dessus de soi, dans le bleu du ciel, on aperçoit l’Elino-Seli, la plus élevée de toutes ces cimes, la rivale même de l’Ida.

Un chemin, le plus dangereux de toutes les routes de l’île, et qui n’est praticable que pendant quelques mois d’été, part de Samaria, et, par des ravins difficiles et scabreux, gravit jusqu’à un haut plateau, situé entre les sommets mêmes des Monts-Blancs et qui s’appelle l’Omalo (mot à mot, l’uni). L’Omalo appartient à la province de Selino. Il ne communique avec Sfakia que par un sentier où l’on fait rarement passer les bêtes de somme. Les mulets eux-mêmes y sont exposés à être pris de vertige, et on en a vu souvent rouler avec leur charge au fond de l’abîme. Ce chemin porte le nom de Xyloscala (l’échelle de bois), parce que dans certains endroits, pour trouver à poser le pied au flanc du rocher, on a été obligé de jeter d’une anfractuosité à l’autre des troncs de cyprès sur lesquels reposent des traverses grossièrement assemblées.

Une route affreuse, mais où nous réussissons pourtant à faire passer sans accident nos bagages, conduit d’Haghia-Roumeli aux plateaux pierreux et froids d’Anopolis et d’Aradhena, coupés par une étroite et profonde fissure où le sentier descend et remonte en lacets. Les cyprès épars sur les pentes sont de taille médiocre, mais les chênes verts atteignent dans certains endroits de belles proportions. Ces plateaux, qui ne produisent guère que de l’orge, forment, avec la vallée d’Haghia-Roumeli, cette province de Sfakia, qui n’est accessible, du côté de La Canée, que par ce redoutable défilé de Carpi, où il est si facile d’arrêter l’envahisseur dès ses premiers pas. Je ne connais point de pays de montagne que la nature ait pour ainsi dire plus soigneusement fortifié, qu’elle ait mieux préparé pour servir d’abri à l’indépendance farouche et aux longues résistances d’une race vaincue et d’une religion persécutée.

Le reste de la province de La Canée ne présente rien d’aussi remarquable que cette gigantesque citadelle avec ses murs prodigieux, avec ses portes étroites, que la neige et les torrens suffisent à fermer pendant la plus grande partie de l’année. Une presqu’île montueuse, l’Acrotiri, l’ancien cap Kyamon, sépare le golfe de La Canée de la baie de La Sude, qui, dans ses eaux profondes et abritées contre tous les vents, pourrait contenir toutes les flottes du monde. Il suffirait de remplacer par des ouvrages mieux construits et bien armés le château vénitien que contient l’île de La Sude, située à l’entrée de la baie, pour faire ici le plus beau port militaire qu’on puisse rêver. L’Acrotiri est maintenant en grande partie désert et ne produit plus guère que des oliviers ; ces arbres, qui appartiennent pour la plupart aux grands couvens de Saint-Jean et de la Sainte-Trinité, sont petits et sans apparence, mais ils donnent l’huile la plus douce et la plus légère qui se fasse dans l’île. Le miel de l’Acrotiri passe aussi pour le meilleur que l’on puisse trouver dans toute la Crète. Il paraît que sous les Vénitiens, dont on voit partout les manoirs ruinés, tout le plateau était cultivé et portait d’admirables récoltes.

Au golfe de La Sude commencent les belles campagnes d’Apocorona, district compris entre les Monts-Blancs, les prolongemens qu’ils envoient à l’Acrotiri et la rivière de Murzulla, l’ancien Messapos, qui forme la frontière orientale de la province de La Canée. Ce n’est pas une plaine que le territoire d’Apocorona ; ce sont de larges pentes, avec des collines qui paraîtraient hautes, avec des vallées qui paraîtraient profondes, si au-dessus ne s’élevait la masse énorme des Monts-Blancs. Le sol est presque partout cultivé ; de nombreux villages blanchissent parmi les oliviers. Ce canton renferme des ruines intéressantes, celles surtout de deux cités qui comptaient autrefois parmi les plus célèbres de la Crète, Aptera et Lampe. Aptera, située sur un plateau d’un accès difficile, qui porte maintenant le nom de Palseokastro, dominait la baie de La Sude, sur laquelle elle avait son port, Kissamos. Une partie de son enceinte subsiste encore, construite ici en blocs polygonaux, là en belles assises régulières qui rappellent les murs de Messène ; mais ce qu’Altéra nous a laissé de plus curieux, ce sont ses nombreuses et vastes citernes voûtées : l’une surtout, qui a trois rangs d’arcades, paraît vraiment belle après même que l’on a vu les immenses citernes de Constantinople. Celle-ci a 25 mètres de long sur 12 de large. Plusieurs des tuyaux en terre cuite qui amenaient l’eau dans ce grand réservoir sont encore en place. Le corps de la maçonnerie est en brique, mais les voûtes sont en pierre de taille soigneusement appareillée. Intérieurement, les murs de la citerne sont revêtus d’une sorte de stuc ou d’enduit très dur qui a persisté presque partout.

Tandis que l’emplacement d’Aptera est désert, ou plutôt n’est habité que par quelques moines qui gèrent pour le grand couvent de Pathmos une métairie située au milieu même des ruines, un assez gros village occupe une partie du terrain que couvraient autrefois les édifices de l’ancienne Lampe ou Lappa. Ce village porte plusieurs noms ; ses habitans l’appellent Argyropolis, la ville d’argent, Palseopolis, la vieille ville, ou simplement Polis, la ville ; mais les paysans des cantons voisins le désignent souvent, je ne sais pourquoi, par les noms de Gaïdouropolis, la ville des ânes, ou Samaropolis, la ville des bâts. Des hommes ont été tués, nous raconte-t-on, pour avoir apporté au village des lettres dont l’adresse contenait une de ces appellations offensantes. Ce sont surtout des inscriptions et des ruines romaines que rencontre ici l’antiquaire ; les débris encore subsistans de vastes thermes prouvent de quelle prospérité cette ville jouissait sous les empereurs. Son importance avait été grande aussi avant la conquête ; elle commande un défilé qui, sans présenter de passages trop pénibles, traverse les hautes collines par où les Monts-Blancs se relient à l’Ida. C’est là, vers le milieu de l’île, la route la plus courte de l’une à l’autre mer.


II

Tandis que les Monts-Blancs forment comme une muraille qui court de l’est à l’ouest, l’Ida s’élève au centre même de la Crète comme une grande pyramide dont le sommet atteint à environ 2,500 mètres. De nombreux contre-forts partent du pied de la montagne et rayonnent en tout sens comme pour mieux étayer le cône gigantesque qui s’appuie sur eux et qui les domine. C’est le développement de ces chaînes accessoires et des vallées qu’elles enferment qui donne à l’île en ce point sa plus grande largeur.

Le territoire auquel l’Ida verse ses eaux contient deux places d’importance, Rhetimo et Candie. Rhetimo, l’ancienne Rhytimnos, est le siège d’un pacha et la capitale d’une province qui comprend tous les cantons intermédiaires entre les Monts-Blancs et l’Ida. Ce n’est d’ailleurs qu’une toute petite ville avec une citadelle et des murailles assez délabrées, et une population de 7 à 8,000 âmes. Le port est sûr, mais très étroit. Le commerce vient y chercher, outre l’huile, qui se trouve partout en Crète, la vallonée, que la province de Rhetimo est seule à produire. La ville n’a d’ailleurs rien conservé d’antique que son nom et ne mérite pas d’arrêter un seul jour le voyageur ; mais le district voisin de Mylopotamo renferme une curiosité naturelle que nous ne saurions oublier : je veux parler de la grotte de Melidhoni, dont les stalactites et les aspects étranges n’ont rien à envier à la célèbre grotte d’Antiparos. L’intérêt que cette caverne et ses formations calcaires peuvent inspirer au savant et au curieux est encore avivé par les tristes et sanglans souvenirs que fait planer sur ce site un des plus douloureux épisodes de la guerre de l’indépendance.

L’entrée de la grotte s’ouvre au milieu d’une paroi de rocher que la main de l’homme a taillée dans l’antiquité ; sous la terre et les pierres amoncelées, on distingue encore les premiers vers d’une inscription métrique de l’époque romaine, qui a pu être à peu près entièrement lue et transcrite. Cette inscription prouve que du temps de l’empire on adorait en ce lieu Hermès sous le nom de Talléen ; mais ce culte ne paraît pas très ancien, et il est probable que la grotte était autrefois consacrée à cet homme de bronze, à ce Talos, vieille divinité crétoise qui joue un assez grand rôle dans le cycle de Minos. Les sacrifices humains paraissent, à une époque très reculée, avoir été en usage dans l’île de Crète, comme dans plusieurs autres parties de la Grèce, et quelques traits de la légende de Talos donnent lieu de croire que ce dieu en particulier recevait de telles offrandes. Il est donc possible que cette caverne ait été, à une époque très reculée, le théâtre de rites mystérieux et sanglans. Peut-être l’hécatombe humaine que les Turcs y ont immolée pendant la guerre récente n’est pas la première qu’elle ait enveloppée de ses ombres ; peut-être les os d’autres victimes reposent-ils dans le dur et brillant linceul sous lequel elle se hâte de couvrir et de cacher tout ce qu’on lui abandonne.

La grotte est très profonde. Nous y passâmes plus de deux heures avec des paysans du village qui nous servaient de guides, et qui s’étaient munis chacun de plusieurs grandes torches de cire que nous avait vendues le papas. Toujours nous entrions dans de nouvelles salles, de nouvelles galeries, et, dans toutes les directions que nous prenions, nous revenions sur nos pas bien avant d’avoir trouvé le passage barré devant nous. Il faudrait, pour s’avancer hardiment sur ce sol inégal et au milieu de ces précipices souterrains, des cordes et des échelles. La forme de la caverne paraît fort irrégulière, et il est très difficile de s’en faire une idée, même après avoir parcouru la grotte dans tous les sens. Dans l’origine, c’étaient, je crois, de vastes espaces vides où l’eau, tombant goutte à goutte du haut plafond de roche pendant des milliers d’années, a bâti peu à peu des murs et des piliers, a élevé des séparations, a créé des appartemens de formes et d’aspects très divers. À Melidhoni, comme partout d’ailleurs où j’en ai vu, les stalactites n’ont point cette transparence, ces facettes étincelantes qu’on leur prête dans certaines descriptions plus poétiques que vraies ; elles sont au contraire d’un blanc mat et presque terreux. C’est surtout à leurs formes variées, imprévues, bizarres, qu’est dû l’effet qu’elles produisent : ici, ce sont des rangs de colonnes et des culs-de-lampe comme ceux de nos cathédrales gothiques ; là, de minces colonnettes, serrées les unes contre les autres, semblent figurer des tuyaux d’orgues ; plus loin, séparant deux salles l’une de l’autre, pendent à grands plis d’énormes draperies, de prodigieux rideaux : on dirait du velours ou du brocart blanc. Le plafond d’où descendent ces immobiles tentures se relève souvent si haut qu’il se dérobe à notre vue ; nos torches, mises au bout d’une grande perche, ne peuvent projeter assez loin leur fumeuse lumière pour nous montrer les bornes des sombres salles où nous errons, le cœur serré de cette angoisse secrète que l’homme éprouve toujours tant qu’il reste plongé dans les entrailles de la terre, loin des joyeux rayons du soleil et de cette lumière « si douce à voir » qu’invoquent et que regrettent en mourant les héroïnes de la tragédie grecque.

Les récits que nous font nos guides, des Grecs de Melidhoni, pendant cette longue promenade, contribuent encore à attrister et à frapper notre imagination. Dans l’été de 1822, plus de trois cents chrétiens s’étaient réfugiés dans cette grotte ; c’étaient surtout des femmes, des enfans et des vieillards. Il y avait pourtant avec eux assez d’hommes résolus pour défendre contre toute une armée l’étroite entrée, où l’on ne peut se glisser que sur le ventre. Les fugitifs avaient des provisions, et les Turcs, impatiens de vengeance, ne voulaient pas s’arrêter à un blocus et attendre l’effet de la famine. Profitant donc d’un jour où le vent soufflait avec violence contre l’ouverture béante, les musulmans entassèrent au pied du rocher toute espèce de matières combustibles, et y mirent le feu. Chassée par la brise, une épaisse et acre fumée se précipita aussitôt dans l’intérieur. Les malheureux chrétiens s’enfuirent jusque dans les retraites les plus reculées, jusque dans les dernières profondeurs du souterrain ; mais le nuage fatal les y atteignit. Tous, sans exception, périrent étouffés. Les Turcs, doutant eux-mêmes du succès de leur terrible invention, attendirent dix-huit jours devant la grotte. Enfin, n’entendant plus sortir aucun bruit de ce tombeau, ils y firent entrer un prisonnier qui eut grand’peine à les convaincre qu’il ne s’y trouvait plus aucun être vivant, et qu’ils n’avaient à craindre aucune embuscade. L’explorateur eut beau leur apporter des preuves certaines de son dire, ils restèrent encore trois jours avant de mettre le pied dans la caverne. Alors enfin ils s’y risquèrent et y dépouillèrent les morts.

Peu de temps après, et pendant que les beys turcs étaient encore campés à Melidhoni, six chrétiens visitèrent la grotte. Pendant que trois d’entre eux restaient à faire le guet au dehors, les trois autres pénétrèrent dans le souterrain. Deux sur ces trois avaient, un mois plus tôt, déposé leurs femmes et leurs enfans dans cet asile, pensant les mettre ainsi à l’abri de tout danger et de toute injure. On peut imaginer ce qu’ils ressentirent quand ils retrouvèrent étendus sur le sol, abandonnés nus et sans honneur, les cadavres déjà presque méconnaissables de ces êtres chéris auxquels ils n’avaient pas cru dire adieu ! Le saisissement fut tel que ni l’un ni l’autre ne purent s’en remettre, et qu’ils moururent tous deux, l’un au bout de neuf, l’autre au bout de vingt jours. Quand les Grecs, vers la fin de cette année 1822, furent redevenus maîtres de la province, ils firent célébrer dans la grotte même le service funèbre, et pour mieux perpétuer le souvenir de la barbarie turque, ils laissèrent les os des morts sur le sol où ils reposaient. Beaucoup d’entre eux se voient encore, déjà collés au sol par la pierre qui se forme autour d’eux, et qui bientôt les dérobera entièrement aux regards.

Encore tout émus de ces récits, que nous faisaient les fils et les neveux des victimes, nous quittâmes Melidhoni pour aller chercher parmi d’assez âpres chemins les ruines d’Axos, dont l’emplacement est encore indiqué par un petit village qui porte le même nom. Elles présentent peu d’intérêt ; il y a plus de profit à visiter, dans le même district, celles d’Eleutherna. La ville antique était située, comme la plupart des villes de la Crète, assez loin du rivage, au-dessus de la plaine, à l’entrée des grandes montagnes. Elle occupait une sorte de promontoire entre le confluent de deux vallées. Un étroit plateau porté par de hauts rochers formait l’acropole. Plus bas, sur des terrasses qui descendaient aux ravins, s’étendait la ville. Ici, comme à Polyrrhénie, comme à Aptera, ce qui frappe le plus les yeux et l’imagination, ce sont les travaux exécutés par les anciens habitans en vue de prendre leurs mesures contre la sécheresse du climat et de se défendre contre la soif. Sous la citadelle s’étendent deux grandes citernes creusées dans le roc ; le plafond en est supporté par d’énormes piliers carrés, taillés, eux aussi, dans la pierre vive. Ces grands réservoirs ont chacun environ vingt mètres de long sur dix de large et huit de haut ; il y avait là de quoi abreuver pendant des mois une ville assiégée. Tout avait d’ailleurs été disposé pour qu’une pluie d’orage pût remplir en quelques heures ces spacieuses cavités ; on ne s’était pas contenté d’y précipiter par des ouvertures verticales toutes les eaux qui tombaient sur les édifices de la ville haute ; pour que rien ne se perdît, on avait creusé dans le tuf des gouttières qui couraient obliquement tout autour du massif escarpé que surmontait la citadelle. Là se rassemblaient, pour être aussi conduites dans la citerne, toutes les eaux qui glissaient et ruisselaient le long de ces escarpemens.

Les ruines d’Axos, celles d’Eleutherna, celles aussi de Sybritia, que nous avons reconnues près du petit village de Veni, se trouvent dans l’intérieur d’une chaîne de moyenne hauteur, appelée maintenant Kendros, qui rattache les Monts-Blancs à l’Ida. C’est aussi dans ce même canton que le voyageur rencontre le couvent d’Arkadia, le plus grand peut-être de toute l’île. L’église, qui est du XVIIe siècle, a toute une façade d’ordre corinthien ; mais le couvent, comme les autres couvens de Crète, a tout perdu à la révolution : diplômes, manuscrits, livres, images anciennes, tout a été pillé, brûlé, détruit. Une large vallée, connue sous le nom d’Amari-Casteli, sépare la chaîne du Kendros de la masse centrale de l’Ida. Cette vallée est beaucoup moins belle que les campagnes de Mylopotamo ; ici la neige fait souvent souffrir les oliviers, et les rafales qui tombent de la montagne leur cassent des branches. Les villages sont pourtant nombreux sur ces pentes occidentales de l’Ida, et les chrétiens y sont partout à côté des musulmans. L’Ida n’inspire pas aux Turcs la même frayeur que les Monts-Blancs ; dans ces vallées bien plus ouvertes et plus accessibles que celles de Sfakia, la population est plus mélangée et les forces mieux balancées.

En franchissant les contre-forts allongés que l’Ida envoie vers le sud-ouest, on descend dans la Messara, que se partageaient autrefois les villes de Phestos et de Gortyne. La Messara est la plus grande plaine, ou pour mieux dire la seule plaine de la Crète. Comprise entre une petite chaîne qui la sépare de la mer et les hautes collines qui forment à l’Ida, vers le sud, un large soubassement, elle court de l’est à l’ouest sur une longueur d’une quinzaine de lieues et une largeur moyenne de deux à trois. Elle est divisée en une plaine haute et une plaine basse par un étroit défilé qui s’ouvre au bas de la colline que couronnait Phestos. Au fond coule le Ieropotamo, l’ancien Electras, qui a toujours un peu d’eau, même en été. Presque tout le terrain est cultivé. Le sol porte des céréales de toute espèce, du coton, du tabac ; autour des villages qui se sont établis au pied des collines se pressent les orangers et les citronniers, ainsi que des mûriers où s’enlace et grimpe la vigne. Les oliviers s’abritent de préférence dans le creux des ravins qui montent à l’Ida.

Gortyne, dont les restes se trouvent auprès d’un village grec appelé Haghious-Deka, était une des trois plus puissantes cités de la Crète indépendante ; sous l’empire romain, elle prit une suprématie incontestée, et ce fut elle dont la prospérité dura le plus longtemps. Il fallut pour la ruiner la conquête arabe. Ses débris, parmi lesquels nous retrouvâmes une inscription archaïque des plus curieuses, occupent une très grande étendue de terrain ; le plus considérable, celui qui appelle tout d’abord le regard, c’est la basilique autrefois consacrée à saint Titus, le compagnon de saint Paul et le patron de la Crète. Il ne reste que le chevet de l’église ; elle est d’une construction soignée et de style purement romain. Elle n’a pas dû être bâtie plus tard qu’au IVe ou au Ve siècle de notre ère, car on n’y sent nulle part l’influence de cet art byzantin dont Sainte-Sophie nous offre le plus parfait modèle. Tout abandonnée et démantelée que soit l’antique cathédrale, les populations chrétiennes des environs accourent encore ici une fois par an, le jour de la fête du saint ; on dit la messe sur un autel improvisé, et il se tient là, au pied de ces hautes murailles dorées par le soleil de tant de siècles d’esclavage et d’abaissement, une panégyrie ou fête religieuse qui attire, me disait-on, plus de dix mille personnes. C’est, en même temps qu’un pieux souvenir du passé, comme une protestation contre le présent et comme un témoignage d’indestructible espérance, un appel à un meilleur avenir.

Ce qui mérite le plus de retenir et d’occuper le voyageur dans les environs de Gortyne, ce sont les vastes excavations qui s’ouvrent au flanc d’une montagne voisine, tout près d’un village turc nommé Roufo, qui est situé lui-même à une heure environ d’Haghious-Deka, au nord-ouest des ruines. L’imagination des Grecs du pays a, de bonne heure sans doute, rattaché à ces excavations le nom et les traditions du fameux labyrinthe que dans l’antiquité on plaçait tantôt auprès de Gortyne, tantôt dans les environs de Cnosse ; c’était même cette dernière ville qui le faisait figurer sur ses monnaies. Il est inutile de dire qu’il ne faut attribuer aucune espèce de valeur à cette désignation, que les premiers voyageurs modernes ont cependant prise au sérieux. Le prétendu labyrinthe n’est autre chose qu’une vaste carrière d’où ont été tirées toutes les pierres qui ont servi à la construction des édifices et des maisons de Gortyne[1]. L’entrée est presque complètement obstruée ; pour pénétrer dans l’intérieur, il faut parcourir 30 ou 40 mètres en rampant sur le ventre ; le sol s’abaisse ensuite un peu, mais pourtant, dans beaucoup d’endroits, il est impossible de se tenir debout et il faut marcher courbé, ce qui rend cette excursion très fatigante. Les galeries, toutes poussées en ligne droite et soutenues par des piliers carrés, semblent avoir eu autrefois plusieurs mètres de hauteur ; mais, sans parler des dépôts formés par l’eau qui çà et là suinte de la voûte, les innombrables chauves-souris qui habitent cette humide et chaude retraite ont amoncelé peu à peu à terre une épaisse couche de guano ; ces passages finiront par être tout à fait bouchés par cet amas de fumier dont les cultivateurs du pays, s’ils étaient moins routiniers et moins ignorans, pourraient s’emparer avec avantage. Dans quelques endroits où par exception le rocher ne se dérobe point sous ce noir et glissant tapis, on distingue encore aisément les ornières creusées dans le tuf calcaire par les roues des chariots qui servaient à l’exploitation. Les pierres, taillées en moellons de grosseur ordinaire, sont en beaucoup d’endroits rangées en ordre des deux côtés de la galerie contre les parois, toutes prêtes à être emportées. Il n’y a d’ailleurs rien ici d’effrayant ni de mystérieux ; on peut hardiment s’engager dans le labyrinthe sans le fil d’Ariane, sans autre guide qu’un villageois qui y soit entré quelquefois, et qui puisse indiquer les passages les plus commodes à suivre et les moins obstrués. Quelque chemin enfin que l’on suive, on trouve aisément le bout des galeries, et il est toujours facile de regagner l’entrée. La seule précaution à prendre, c’est de ne point oublier ses allumettes ; éveillées par le bruit de nos voix, les chauves-souris qui s’enlevaient lourdement et nous frappaient le visage de leurs ailes froides et gluantes, éteignirent deux fois nos torches. Pourvu que l’on évite de se trouver égaré dans l’obscurité, le danger est nul. La moindre mine de quelque importance offre un bien autre développement que cette carrière ; celle-ci ne peut étonner que les paysans naïfs et bornés qui ont remplacé sur cette terre les puissantes générations de l’antiquité.

Lors de la guerre de l’indépendance, environ cinq cents familles ont vécu pendant près de trois ans dans le labyrinthe, et en dépit de sa réputation sinistre il les a mieux protégées que ne l’a fait pour d’autres fugitifs la grotte de Melidhoni. Le jour, on sortait, on prenait l’air, on menait paître aux environs les troupeaux et les bêtes de somme ; le soir, bêtes et gens, tout le monde rentrait dans la grotte, et pendant la nuit des sentinelles veillaient auprès de l’étroit soupirail. Dans les galeries, les lampes ne cessaient jamais de brûler ; on y célébrait l’office divin, on y dansait même ; un large carrefour, à la rencontre de plusieurs voies, servait de salle de bal. Des bandes de Turcs enlevèrent parfois quelques moutons, quelques promeneurs qui s’étaient trop écartés de la grotte ; mais on n’osa jamais en attaquer l’entrée.

Il court dans le pays, sur cet apocryphe labyrinthe, plusieurs histoires merveilleuses. En voici une que j’ai entendu raconter aux Turcs aussi bien qu’aux Grecs. À l’extrémité de l’une des galeries se trouverait, habilement dissimulée, une porte de marbre que l’œil indifférent ne peut apercevoir, et qui d’ailleurs ne s’ouvre qu’au son de certaines paroles magiques. Il y a une centaine d’années, des voyageurs européens, des Francs, comme on dit là-bas, prirent pour les conduire un paysan d’un village voisin. On entre donc dans la caverne, et on va jusqu’au fond ; arrivés là, les voyageurs s’arrêtent et déclarent à leur guide qu’il sera richement payé, mais qu’il lui faut jurer de ne rien révéler de ce qu’il va voir ; il n’a d’ailleurs rien à craindre, aucun danger ne le menace, pourvu qu’il soit obéissant et muet. Le malheureux, tremblant de tous ses membres, fait la promesse qu’on lui demande. Aussitôt l’un des Francs prononce je ne sais quelle mystérieuse formule et touche du doigt la paroi ; le roc s’ouvre, une grande porte roule silencieusement sur ses gonds, et l’on aperçoit une vaste salle. Les audacieux, entraînant avec eux le rustre à demi mort de peur, y pénètrent, et la flamme de leurs torches fait aussitôt étinceler l’or dans de nombreux coffres rangés tout autour de l’appartement. Au fond de la pièce, debout et immobile sur un piédestal de pierre, l’épée à la main, un nègre de bronze semble le gardien du trésor. Sans s’effrayer à cette vue, les Européens saisissent les caisses les moins lourdes, celles qui contenaient les monnaies les plus précieuses, et ils les portent hors du caveau. Quand ils en ont pris autant que pouvaient en porter leurs mulets, ils disent à leur guide, avant de sortir, de remplir ses poches de sequins. Le pauvre homme avait bien envie d’obéir, tant ce bel or jaune l’attirait et lui donnait le vertige. D’un autre côté, il avait une peur affreuse du nègre, qui semblait fixer sur lui ses prunelles ardentes et irritées. Éperdu, Il regardait d’un air suppliant la sombre tête, qui tout d’un coup, comme pour répondre à cette muette prière, s’ébranle et semble faire un signe de consentement et d’encouragement. Aussitôt toute hésitation cesse ; le paysan plonge ses bras dans un coffre, enlève l’or à poignées, en bourre ses habits, en remplit ses bottes ; puis, suivant les Européens, il se précipite hors de la pièce, et la porte se referme aussitôt. Les voyageurs partirent avec leur butin ; quant au villageois qui les avait accompagnés, on le vit bientôt acheter des champs et des vignes, et devenir, sans que l’on sût trop comment, un des plus riches propriétaires du pays. Ce ne fut qu’à son lit de mort qu’il fit à ses fils ce récit et qu’il leur révéla le secret de sa fortune.

De Gortyne et du labyrinthe, douze heures de chemin sur les pentes orientales de l’Ida conduisent à Candie, la capitale arabe, byzantine et vénitienne. L’Ida, vu de ce côté, est très abrupt et très aride ; on traverse de tristes plateaux pierreux qu’égaie çà et là le vol des perdrix rouges se levant à grand bruit sous les pieds des chevaux. À moitié route environ, auprès du village d’Hagbios-Thomas, se trouvent de curieux tombeaux qui indiquent peut-être le site de la blanche Lykastos, nommée par Homère. Creusés dans des rochers isolés qui ont reçu extérieurement une décoration architecturale, ces tombeaux, dont je n’avais point encore vu les pareils dans l’île, rappellent ceux qui subsistent en si grande quantité auprès des villes du Pont ou de la Lycie. Ce qui ajoute à l’étrange aspect de cette nécropole, c’est que les tremblemens de terre, très fréquens dans toute la région de l’Ida, ont détaché de la montagne un certain nombre de ces rochers, et les ont fait rouler sur la pente, où ils se sont arrêtés à différentes hauteurs et dans les positions les plus variées. De ces petits édifices funéraires, les uns gisent maintenant sur le flanc, les autres ont enfoncé dans le sol la pointe de leur fronton, les pilastres de leurs chapiteaux, et se tiennent, si l’on peut ainsi parler, la tête en bas. D’autres enfin se sont brisés en plusieurs morceaux.

Candie, où réside un pacha de qui dépend toute la partie de l’île qui s’étend à l’est de l’Ida, est une ville agonisante. Sa vaste enceinte fortifiée, œuvre des Vénitiens, est trop large pour la population de douze à treize mille âmes qui l’habite maintenant ; aussi contient-elle, outre les maisons et leurs dépendances, de grands espaces vides, des champs et des jardins. Il y a bien moins de monde et de mouvement dans les rues à Candie qu’à La Canée. Ce qui rendait plus triste encore l’aspect de cette pauvre cité quand nous l’avons visitée, c’était le tremblement de terre qui l’avait frappée l’année précédente, en 1856. Une vingtaine de maisons seulement étaient restées habitables, toutes les autres avaient plus ou moins souffert, et la plupart avaient été entièrement ruinées. On avait déjà beaucoup rebâti, et pourtant l’œil rencontrait encore partout des décombres, et l’on était à chaque instant arrêté dans les rues par des poutres brisées et des monceaux de gravois.

Les fortifications, réparées par les Turcs après le siège célèbre qui mit la ville entre leurs mains, ont toujours été depuis assez bien entretenues, et elles suffiraient à arrêter indéfiniment, pourvu qu’on les garnit de canons, toute force insurrectionnelle rassemblée dans l’île. En revanche, construites selon l’ancien système et s’offrant de toutes parts aux boulets, elles ne tiendraient pas deux jours devant une flotte ou une armée européenne. Ce qu’il y a de plus beau à Candie, ce sont les restes de l’église de Saint-François[2]. Construite au XIVe siècle, elle était de style ogival, d’un goût élégant et riche. Changée en mosquée après le siège, elle ne fut pas réparée à temps, et le récent tremblement de terre a achevé d’en faire une ruine. On y avait employé les marbres les plus précieux, et, toute délabrée et croulante qu’elle soit aujourd’hui, elle donne encore quelque idée de son ancienne magnificence. Quant à la cathédrale, consacrée à saint Titus, elle est mieux conservée, et elle sert encore au culte musulman. Commencée en 1240 et achevée vers le commencement du siècle suivant, elle est plus grande que l’église de Saint-François, mais elle n’a jamais dû être aussi belle. La grande rue, que bordaient autrefois les palais des nobles vénitiens, a conservé peu de traces de sa première splendeur ; les tremblemens de terre et les incendies ont passé par là. Le monument qui a le mieux résisté, c’est l’arsenal. Comme aspect général, il rappelle par la colonnade, qui en forme la décoration principale, la façade du Garde-Meuble, à Paris, sur la place de la Concorde ; mais il est moins grand et moins beau que le palais construit par Gabriel. On peut y voir encore de très anciennes armes, et entre autres de grandes provisions de flèches. Cela indique qu’au XVIIe siècle les Vénitiens, ou quelques-uns du moins des auxiliaires qu’ils soudoyaient, employaient encore ce genre de projectiles. On sait en effet par les voyageurs que les Sfakiotes, ces descendans indomptés des anciens archers doriens, ont conservé fort longtemps l’armé chère à leurs ancêtres, et ne l’ont remplacée que très tard par le long fusil albanais à crosse en queue d’aronde, qu’ils manient maintenant avec une redoutable adresse.

Le port de Candie est mal fermé et peu sûr ; les goélettes et les bricks de Syra, de Trieste et de Marseille, qui viennent tous les ans y faire quelques chargemens d’huile ou de caroubes, y fatiguent parfois beaucoup et risquent d’y chasser sur leurs ancres. Il s’y fit pourtant, dans les beaux jours de la domination vénitienne, un commerce très actif et très prospère. « De toutes les parties du monde, dit le voyageur florentin Buondelmonte, qui visita la Crète au XVe siècle, il y vient des navires qui se chargent d’excellent vin et de froment. » C’était autrefois le port de Cnosse, connu sous le nom d’Herakleion. De là vient l’habitude qu’ont prise récemment les Grecs, qui veulent passer, pour gens du bel air d’appeler Candie Herakleion. Le peuple chrétien ou musulman, d’un bout à l’autre de l’île, en désigne la capitale sous le nom de Megalo-Kastron, mot à mot, la Grande-Forteresse.

La plus ancienne ville de la Crète ancienne, celle qui y posséda jusqu’à la conquête romaine une prépondérance incontestée, Cnosse, n’a pas laissé de ruines. Sur des hauteurs qui dominent au sud-est la petite plaine où s’élève Candie, le nom d’un misérable village, Makriticho ou le Long-Mur, apprend à l’antiquaire qu’il y eut là autrefois de, grandes constructions ; mais il y aperçoit tout au plus quelques informes débris de massifs de brique. Il y a cependant au-dessus de ce hameau des tombeaux semblables à ceux d’Haghios-Thomas et de grandes salles creusées dans le tuf friable de ces collines. On s’explique facilement la disparition de Cnosse : à côté d’elle s’est élevée Candie, qui, bâtie à ses dépens, a employé les grands blocs, de ses murailles et les marbres de ses édifices, enlevant pierre à pierre tout ce qui pouvait rester, après tant de.vicissitudes et de ravages, de la cité déchue.

Il resterait à décrire la région du Dicté, mais elle est très loin de présenter le même intérêt que la région de l’Ida ou que celle des Monts-Blancs. Le Dicté est bien moins élevé que ces deux autres montagnes ; il n’a ni la majesté de l’Ida et les fertiles vallées qui se déploient entre ses contre-forts allongés, ni les âpres ravins et les infranchissables défilés des Monts-Blancs, et ces sauvages retraites où quelques hommes de cœur, tant que la, race n’en sera pas perdue, pourront tout au moins arrêter et tenir longtemps en échec la puissance même d’un grand empire. Les sommets s’abaissent dans toute cette région orientale, et l’île même se rétrécit. Au fond du golfe qui s’ouvre au pied du cap de Spina-Longa, elle ne présente plus d’une mer à l’autre qu’une étendue de 12 à 13 kilomètres. La largeur redevient ensuite plus grande, mais sans que les montagnes du district de Sitia, qui terminent la Crète à l’orient, aient l’ampleur et le développement de celles qui, dans la province de La Canée, forment, sous le nom de cap Grabuse et de montagnes de Selino, la côte occidentale. Cette contrée ne constitue même point une division administrative séparée ; le pachalik de Sitia, qui avait été créé après la conquête turque, a depuis longtemps été supprimé, et tout ce qui est à l’est de l’Ida appartient à la province de Candie.

Il y a sur la côte nord quelques ports assez bons dont on paraît avoir tiré parti dans l’antiquité, celui de Spina-Longa particulièrement et celui de Saint-Nicolas ; pourtant les villes de cette région n’eurent toutes qu’une importance secondaire et n’ont laissé que des ruines peu considérables et d’un médiocre intérêt. La plus célèbre et la plus puissante, Ce fut Lyctos, située à quelques heures de Cnosse, dans la partie occidentale du Dicté, connue maintenant sous le nom de Lasiti. Le nom de Lyctos a été conservé par la tradition locale à un site désert tout près du village de Xadi, où nous avons vu quelques inscriptions retrouvées par hasard et deux fragmens de statues romaines. Étant la plus proche voisine de Cnosse, Lyctos. ne pouvait manquer d’être son ennemie acharnée. C’est à ce long duel des deux cités que se rapporte un pathétique récit de Polybe, qui, malgré sa froideur ordinaire ; ne peut se défendre d’une visible émotion en racontant les poignantes péripéties de ces luttes opiniâtres et meurtrières. « Un jour, dit-il, les Lyctiens étaient sortis en masse pour quelque expédition ; sur le territoire ennemi ; les Cnossiens, avertis à temps de cette circonstance, s’emparèrent de Lyctos, restée sans défense, envoyèrent à Cnosse les femmes et les enfans, mirent le feu à la ville, la détruisirent de fond en comble, et, après l’avoir impitoyablement dévastée, regagnèrent leurs foyers. Les Lyctiens, au retour de leur campagne, à la vue d’un pareil désastre, furent saisis d’un tel désespoir qu’aucun d’eux n’eut le cœur de rentrer dans sa patrie en ruine ; tous en firent le tour après avoir, par de longs gémissemens et d’abondantes larmes, déploré leur sort et celui de leur pays, et se réfugièrent sur le territoire des Lampéens. Ils y reçurent l’accueil le plus flatteur et le plus empressé, et, devenus en un jour de citoyens qu’ils étaient étrangers et bannis, ils allèrent avec leurs alliés combattre les Cnossiens. Ainsi périt, par un coup inattendu et terrible, Lyctos, cette colonie de Lacédémone, cette alliée d’Athènes par le sang, la ville la plus ancienne de la Crète, celle qui formait sans contredit les citoyens les plus distingués de l’île tout entière. »

Lyctos, par sa situation même et par tout le système de ses alliances et de ses haines, se rattachait encore à la région centrale que domine l’Ida et aux deux grandes cités, Cnosse et Gortyne, qui s’y disputaient l’influence et la suprématie. Sur l’isthme étroit qui sépare du reste de la Crète sa pointe orientale, ce que l’on appelle aujourd’hui le district de Sitia, s’était élevée, à une époque très reculée, une cité puissante aussi, Hierapytna, qui eut une tout autre destinée. Couverte par toute la masse du Dicté, tournée vers la mer de Libye, où elle avait son port, isolée autant par sa position même que par ses traditions historiques, qui en attribuaient la fondation à des émigrans asiatiques, Hierapytna ne se mêla point aux luttes intérieures de l’île, et employa toutes ses forcés à se rendre maîtresse du territoire situé entre l’isthme qu’elle fermait et la côte orientale. Elle rencontra là devant elle Ampelos, Dragmos, Prœsos, Itanos, cités antérieures à l’invasion dorienne, qui devaient leur origine aux populations primitives de la Crète, les Étéocrétois ou vrais Crétois. Vers le second siècle avant notre ère, elle avait réussi à se subordonner toutes ces villes, et la chute de Prœsos, que les Hiérapytniens détruisirent après de longs et opiniâtres combats, les laissa sans rivaux dans cette région. Sous la domination romaine, cette ville resta maîtresse de tout ce territoire, et, à en juger d’après les débris de tout genre qui jonchent encore le sol et d’après les inscriptions qui nous sont parvenues, elle jouit d’une grande prospérité. Elle est aujourd’hui représentée, avec une légère altération de son nom antique, par le grand village d’Hierapetra, qui compte plus de quatre cents maisons entourées d’un mauvais mur d’enceinte. Ce qui est curieux, c’est que Hierapetra occupe en partie l’emplacement de l’ancien port, que les terres entraînées par les eaux ont peu à peu comblé ; on ne peut se défendre d’un certain étonnement en voyant se presser les maisons là où se balançaient autrefois les navires des Hiérapytniens. Tout artificiel, le port formait un vaste bassin circulaire dessiné par deux môles dont on peut retrouver à peu près partout les fondations. On aperçoit et on suit la trace de ces jetées d’abord dans la mer, qui en bat et en recouvre l’extrémité antérieure, puis dans le village même, à travers le mur, les maisons et les églises, dans la plaine enfin, où ils se prolongent bien au-delà des dernières habitations, et enclosent un sol bas et marécageux. Les restes de la cité antique se voient à quelque distance en arrière de la bourgade moderne, sur un terrain un peu plus élevé. On reconnaît des quais, un théâtre, un amphithéâtre même. Ce dernier monument mérite d’être remarqué. Ce n’est pas que les dimensions en soient considérables : il n’a que soixante pas de diamètre ; mais c’est que les amphithéâtres, à en juger du moins par les ruines encore subsistantes paraissent avoir été rares dans toutes les contrées où dominaient le goût et les traditions de la Grèce. Dans toute l’Asie-Mineure, je n’en connais que deux, ceux de Cyzique et de Pergame. Pour expliquer ici la présence d’un édifice destiné à donner aux Hiérapytniens le spectacle des combats de bêtes et de gladiateurs, spectacle cruel et grossier que repoussa toujours le génie grec, il faut supposer que le commerce d’Hierapytna avec l’Italie était assez actif pour y avoir amené un grand nombre de négocians italiens, des chevaliers romains, des affranchis élevés en Occident, qui ne pouvaient se passer des jeux du cirque, qui voulaient entendre rugir des panthères et voir couler du sang. C’est surtout pour distraire ces étrangers qu’aurait été construit cet amphithéâtre en miniature, qui n’est pas la moitié de celui de Nîmes.

Toute cette région du Dicté, sans être mieux boisée que le reste de la Crète, produit en assez grande abondance quelques arbres qui manquent dans les districts de Selino et de Sfakia, comme le pin à pignon et le caroubier. Le -caroubier, qui dans toute la province de Candie couvre souvent des étendues de terrain considérables, donne sans culture, à quiconque prend la peine d’en récolter les gousses, un revenu très avantageux. Sur les pentes des montagnes de Lassiti, le poirier et le pommier, cultivés avec quelque soin dans certains villages, portent des fruits meilleurs que dans le reste de l’île ; enfin, à l’extrémité sud-est de la Crète, on rencontre un bois de dattiers. Ces palmiers, que l’on ne trouverait ainsi réunis dans aucune autre des îles de l’Archipel, se dressant sur un promontoire qui s’avance dans la mer de Libye, semblent être ici comme une lointaine avant-garde de la végétation africaine et comme un encouragement et une promesse au navigateur qui double les côtes de l’île pour se diriger vers Alexandrie. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, les Doriens de Thera avaient reçu de l’oracle de Delphes l’ordre d’envoyer une colonie en Libye ; ils cherchèrent partout un pilote qui pût guider leurs navires et leurs émigrans vers ces côtes reculées dont aucun Grec alors ne connaissait la route. Ce fut en Crète qu’ils finirent par trouver un vieux marin que la tempête avait jeté jadis aux rivages libyens ; pour obéir aux ordres du dieu, le Crétois entreprit de conduire l’expédition, et il mena les Doriens dans cette contrée fertile, où ils fondèrent la riche et glorieuse Cyrène.

Si l’on excepte les hautes vallées des Monts-Blancs et de l’Ida, la vigne réussit admirablement dans toute l’île de Crète, et, malgré leur négligence et la grossièreté des procédés qu’ils emploient, musulmans et chrétiens y font encore d’excellent vin, qui rappelle celui de la Sicile. Les Vénitiens, qui apportaient sans doute plus de soin à trier les grappes et à surveiller la fermentation, estimaient fort certains crus des districts voisins de la capitale, et leurs historiens et leurs poètes les vantent souvent sous le nom de malvoisie de Candie. L’olivier est aussi répandu, comme la vigne, à peu près partout. À ces deux exceptions près, chacun des autres arbres dont nous avons signalé l’existence en Crète a son canton, en dehors duquel il ne se rencontre guère. De châtaigniers, nous n’en avons trouvé qu’à Enia-Choria et près de quelques villages des montagnes de Selino. La province de Rhetymo a seule des chênes à vallonée, et les caroubiers ne se montrent nombreux que dans les provinces orientales. Sfakia a les chênes verts, les chênes-lauriers et les cyprès, le Dicté le pin à pignon et le palmier. Il ne devait point en être ainsi dans l’antiquité ; quand l’île était plus peuplée et mieux cultivée, il ne devait guère y avoir, pour introduire des différences dans la végétation, que l’orientation et la différence de hauteur : grâce aux accidens du terrain, chaque province devait pouvoir réunir à peu près tous les arbres auxquels convient le climat de l’île.

Ce que nous avons parcouru et décrit, non sans tristesse, c’est la Crète telle que l’ont faite les hasards du temps et de la dévastation, les ravages de tant d’invasions barbares et la lente action d’un détestable gouvernement. Le tissu de forêts et de cultures, si riche et si varié, que la main de Dieu et celle de l’homme s’étaient autrefois complu à étendre sur les montagnes et les plaines de la Crète, a été partout, si l’on peut ainsi parler, troué et déchiré en lambeaux. Ici, c’est une couleur qui a disparu, là, c’en est une autre qui s’est évanouie ; nulle part on ne retrouve cet harmonieux mélange qui faisait jadis la beauté de l’ensemble. Comme nous le montrerons dans une autre étude, les habitans de l’île depuis plusieurs siècles ne songeaient guère au lendemain, parce qu’ils n’étaient jamais sûrs d’en jouir ; ils ne faisaient donc rien pour réparer ces désastres : là où les châtaigniers avaient échappé à l’incendie et aux ravages de toute espèce, ils mangeaient des châtaignes ; là où quelques chênes avaient survécu, ils recueillaient des glands. N’est-ce pas ainsi que dans tout l’Orient, l’homme, affaibli et comme rapetissé par un long découragement, obéit en esclave à la nature, au lieu de commander en maître ? Il tend la main comme un mendiant, pour recevoir d’elle ce qu’en souvenir du passé elle daigne encore lui offrir, comme un dernier hommage aux fortes races d’autrefois qui avaient si vaillamment dompté le sol encore vierge et soumis à leur énergie triomphante sa capricieuse et rebelle fécondité. En Grèce, dans les îles, de la Mer-Égée, en Asie-Mineure, l’homme, c’est un roi détrôné à qui la pitié de ses sujets, depuis longtemps affranchis par une révolte heureuse, sert une pension médiocre et mal payée ; humble et las, s’étant fait un cœur au niveau de sa fortune, il vit de cette aumône et de quelques débris de sa richesse disparue, des miettes tombées de la table somptueuse qu’avaient dressée et où s’asseyaient fièrement ses grands ancêtres.


GEORGE PERROT.

  1. Tandis que Tournefort et Savary, qui visitèrent l’île, l’un au commencement, l’autre à la fin du siècle dernier, persistent à chercher dans ces galeries le monument légendaire dont le nom a passa dans toutes les langues modernes, Pierre Belon et Richard Pococke en ont très bien reconnu et indiqué, le véritable caractère. Au fond du souterrain, nous avons lu très distinctement, gravé dans le tuf avec la pointe d’un couteau, le nom de Pococke, qui parcourut l’Orient de 1737 à 1742. Belon, trop peu lu aujourd’hui, est un des voyageurs les plus exacts et les plus judicieux, un des esprits les plus libres et les plus pénétrans qu’ait produits notre grand XVIe siècle. Il avait été envoyé par François Ier dans le Levant avec ce que nous appellerions aujourd’hui une mission scientifique ; il y passa quatre années entières, et ce fut en 1553 qu’il publia le récit de ses voyages, sous ce titre : Observation de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Égypte, Judée, Arabie et autres pays estranges, en trois livres, par P. Belon, du Mans. Ce livre, où il y a encore beaucoup à apprendre, eut en peu d’années de nombreuses éditions.
  2. Il parait que le nom et la réputation de saint François d’Assise s’étaient répandus jusque chez les Grecs schismatiques, car en 1414 ils avaient demandé et obtenu du pape Jean XXIII la permission de célébrer l’office selon leur rite dans cette église, le jour de la fête du saint, des premières aux secondes vêpres.— Cornélius, Creta sacra, t. II, p. 15.