L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 28

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 137-144).


XXVIII

AUX MAINS DE L’ENNEMI.


La torche, en éclairant l’intérieur du blockhaus, me montra un spectacle qui justifiait trop mes appréhensions. Les pirates étaient en possession du fort et des approvisionnements. Tonneau d’eau-de-vie, quartiers de porc salé, sacs de biscuits, étaient à leur place, comme avant mon départ. Mais ce qui me glaça d’horreur fut de n’apercevoir aucune trace de prisonnier. Mes amis avaient donc tous péri, jusqu’au dernier !… Et je n’étais pas là pour me battre à leurs côtés !…

Il n’y avait que six hommes. Pas un autre ne survivait. Cinq d’entre eux s’étaient levés, la figure rouge et gonflée, sortis en sursaut du lourd sommeil de l’ivrogne. Le sixième, resté couché, se levait sur son coude. Il était d’une pâleur mortelle et sa tête était entourée d’un bandage taché de sang. Je me souvins de l’homme qui avait été blessé à l’assaut et qui s’était enfui dans le bois ; je ne doutais pas que ce ne fût lui.

Le perroquet avait enfin cessé de crier et lissait ses plumes sur l’épaule de son maître. Il me sembla que Silver était plus pâle et plus sérieux qu’à l’ordinaire. Il portait encore l’habit de drap sous lequel il était venu parlementer : mais cet habit était déjà déchiré, couvert de boue et de taches.

« Eh donc ! c’est Jim Hawkins qui vient nous faire une petite visite ! dit-il en me reconnaissant. Que le diable m’emporte si je t’attendais !… Mais grand merci de la politesse, tout de même !… »

Il s’assit sur le tonneau d’eau-de-vie et se mit à bourrer sa pipe.

« Approche la torche, Dick, reprit-il.

Et quand il eut allumé son tabac :

« C’est bien, merci… Fixe le tison dans ce tas de bois. Et vous, Messieurs, ne vous gênez pas : inutile de rester debout pour M. Hawkins ; il vous excusera sûrement… Eh donc, Jim, c’est bien toi en chair et en os ?… L’aimable surprise pour ton vieil ami ! Je savais bien que tu étais un finaud. Je te l’ai dit la première fois que je t’ai vu. Mais ceci, je l’avoue, passe mes prévisions… »

Je ne soufflais mot, on peut le supposer, et je restais immobile, le dos collé au mur, comme on m’avait placé, regardant Silver bien en face et sans montrer de faiblesse, — je l’espère au moins, — mais avec un affreux désespoir au cœur.

Silver tira une ou deux bouffées de sa pipe, avec le plus grand calme, puis il reprit :

« Puisque tu es ici, Jim, j’en profiterai pour te parler franchement. J’ai toujours eu de l’affection pour toi, garçon, car tu es mon portrait vivant, de l’époque où j’étais jeune et beau ; j’ai toujours souhaité te voir avec nous, afin que tu prennes ta part du magot et que tu puisses mourir un jour dans la peau d’un gentleman. Or, te voilà ici, mon poulet. Ne perds pas cette occasion. Le capitaine Smollett est un marin de vieille roche, ce n’est pas moi qui dirai le contraire, mais un peu dur sur la discipline, un peu dur… « Le devoir avant tout », il ne sort pas de là. Et il n’a pas tort. Fais attention au capitaine, Jim. Si tu m’en crois, tu te tiendras à distance respectueuse de ses eaux… Le docteur lui-même est enragé contre toi, « Ce déserteur ! » voilà comment il t’appelle… Bref, mon garçon, tu ne peux pas revenir à eux, car ils ne veulent plus de toi. À moins donc de former un tiers parti à toi tout seul, ce qui ne sera pas très gai, il ne te reste plus qu’à t’enrôler sous le capitaine Silver. »

Il y avait dans tout cela au moins une bonne nouvelle. Mes amis étaient encore vivants !… À la vérité, s’il fallait en croire Silver, leur irritation contre moi semblait être plus grande que je ne l’avais supposé. Mais n’importe ! j’avais un énorme poids de moins sur la poitrine.

« Je n’ai pas besoin de te faire remarquer que tu es à notre merci, Jim, continua Silver. Je suis trop poli pour cela, et j’ai toujours été pour la discussion tranquille. Rien qui me répugne comme les menaces. Si ma proposition te convient, fort bien, tu n’as qu’à le dire. Sinon, réponds sans te gêner, camarade ! Je ne puis pas te parler plus gentiment, n’est-ce pas ?

— Vous voulez que je réponde ? demandai-je d’une voix tremblante, car, à travers l’ironie de John Silver, je sentais bien une menace de mort suspendue sur ma tête ; mes joues étaient brûlantes et, mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine.

— Mon gars, dit Silver, personne ne te presse. Prends ton temps. Les heures ne nous paraîtront jamais longues en ta compagnie….

— Eh bien, si je dois faire un choix, repris-je d’un ton assuré, j’ai le droit de savoir d’abord pourquoi vous êtes ici et où sont mes amis.

— Ah ! ah !… grommela un des pirates. Il serait fin, celui qui pourrait te dire le pourquoi !…

— Toi, tu vas me faire le plaisir de taire ton bec jusqu’à ce qu’on te donne la parole ! cria Silver à l’interrupteur, d’un ton furieux.

Puis reprenant son air le plus gracieux pour s’adresser à moi :

« Je suis à la disposition de M. Hawkins pour les explications qu’il désire…. Sachez donc, monsieur Hawkins, qu’hier matin, à la première heure, le docteur Livesey nous est arrivé sous pavillon parlementaire. « Capitaine Silver, vous êtes trahi : le navire a disparu, » m’a-t-il dit. C’est vrai que nous avions bu quelques verres de trop pendant la nuit, et chanté à perdre haleine. Bref, nous n’avions plus pensé au navire. Nous tournons tous nos yeux vers le mouillage. Le schooner n’y était plus… Tu vois d’ici la tête que nous avons faite, moi tout le premier… Là-dessus, le docteur propose un arrangement. « Va pour l’arrangement, » lui dis-je. Et le résultat, c’est que nous sommes où tu nous vois, avec les provisions, le cognac, le blockhaus, le bois que vous avez eu l’obligeance de couper pour nous, — bref, toute la boutique… Quant à eux, ils ont déguerpi et nous ne savons pas où ils sont…

Silver s’arrêta pour tirer deux ou trois bouffées de sa pipe, puis il poursuivit :

« Ne va pas au moins te mettre en tête que tu as été compris dans le traité, Jim !… Voici les derniers mots qui ont été échangés : « Combien êtes-vous à évacuer le blockhaus ? » ai-je demandé ? — Nous sommes quatre hommes valides et un blessé, m’a répondu le docteur. Quant au mousse, que le diable l’emporte, je ne sais ce qu’il est devenu, ni ne tiens à le savoir. Nous sommes las de lui et de ses escapades. » Ce sont ses propres paroles.

— Est-ce tout ? demandai-je.

— C’est tout ce que j’ai à te dire, mon fils.

— Et maintenant, il faut que je fasse mon choix ?

— Assurément.

— Eh bien, m’écriai-je, je ne suis pas assez sot pour ne pas deviner à peu près ce qui m’attend… Advienne que pourra !… J’ai vu trop souvent la mort, depuis quelques jours, pour beaucoup la craindre… Mais il y a une chose ou deux que je suis bien aise de vous dire, repris-je en m’animant. La première, c’est que votre position n’a rien pour me tenter : vous voilà sans navire, sans trésor, réduits à cinq, ayant, en un mot, absolument raté votre affaire… Et si vous voulez savoir quel est celui qui vous l’a fait manquer, je vais vous l’apprendre. C’est moi !… J’étais caché dans le tonneau aux pommes, le soir où nous sommes arrivés en vue de cette île. Je vous ai entendu, Silver, et vous aussi Dick, et Israël Hands qui est maintenant au fond de la mer. Une heure ne s’était pas écoulée que j’avais tout dit au capitaine, au docteur et au squire… Quant au schooner, c’est moi qui ai coupé son amarre ; c’est moi qui ai tué les hommes qui le gardaient ; c’est moi qui l’ai conduit où vous n’irez pas le chercher, ni les uns ni les autres !… J’ai le droit de rire, allez, car j’ai tout dirigé depuis le commencement jusqu’à la fin !… Je ne vous crains pas plus que je ne crains une mouche. Tuez-moi si vous voulez, ou épargnez ma vie, cela m’est parfaitement égal… Je n’ajouterai qu’un mot. Si vous m’épargnez, je vous ménagerai à mon tour, quand vous comparaîtrez en cour martiale pour piraterie, et je ferai mon possible pour vous sauver. À vous de choisir. Si vous me tuez, cela ne vous servira pas à grand’chose. Si vous me laissez la vie, peut-être pourrai-je empêcher que vous soyez pendus… »

Je m’arrêtai, hors d’haleine. Pas un homme n’avait bougé. Assis en rond autour de moi, ils me regardaient l’air hébété. Je repris donc :

« Monsieur Silver, vous êtes le meilleur de tous. Si les choses finissent mal pour moi, je compte que vous direz au docteur comment j’ai pris votre proposition.

— Je n’y manquerai pas, » répondit cet homme singulier, d’un ton qui me laissa indécis sur sa véritable pensée. — Se moquait-il de moi, ou au contraire était-il favorablement impressionné par mon courage ? Je n’aurais pu le dire.

Ici, un nommé Morgan, ce même matelot à la face couleur d’acajou que j’avais vu à Bristol dans la taverne de Silver, jugea à propos d’intervenir :

« C’est lui aussi qui a reconnu Chien-Noir ! s’écria-t-il.

— Sans compter que c’est lui qui a pris la carte dans le coffre de Billy Bones ! ajouta Silver. Mais cette fois nous le tenons, Jim Hawkins.

— Et je vais l’expédier sans plus tarder ! rugit Morgan en tirant son coutelas.

Il s’élançait sur moi, mais Silver l’arrêta court.

— Tout beau, Tom Morgan ! tu n’es pas encore capitaine ! lui dit-il rudement. Fais attention, je te le conseille, si tu n’as pas envie d’aller où j’en ai envoyé depuis trente ans plus d’un qui valait mieux que toi, — soit à la grande vergue, soit par-dessus bord !… Rappelle-toi bien que pas un homme ne m’a encore regardé entre les yeux sans qu’il lui en ait coûté cher, Tom Morgan ! »

L’homme s’était arrêté. Mais un murmure s’éleva parmi les autres :

— Tom a raison, dit l’un.

— J’en ai assez d’être embêté ! reprit un autre. Je veux être pendu si je me laisse faire plus longtemps la loi !…

— Est-ce qu’un de ces messieurs éprouve le besoin d’avoir affaire à moi ? demanda John Silver en se redressant sur son tonneau, la pipe à la main. Qu’il le dise !… mais qu’il le dise donc !… Vous n’êtes pas muets, que je sache ! Son compte sera bientôt réglé… Il n’a qu’à parler…

Pas un homme ne bougea. Personne ne dit mot. Silver remit sa pipe entre ses dents.

« Les voilà, mes héros ! reprit-il. Ah ! vous êtes encore de jolis merles ! Il paraît que cela ne vous dit pas, de vous aligner avec John Silver !… Mais peut-être comprendrez-vous ce que parler veut dire. Je suis le capitaine, ici, parce que j’en vaux vingt comme chacun de vous… Et sacrebleu, puisque vous ne savez pas vous battre comme des chevaliers de fortune, quand on vous offre de dégainer, je fais mon affaire de vous forcer à obéir, vous pouvez y compter !… Pour commencer, vous allez laisser cet enfant tranquille. C’est un brave garçon, plus brave qu’aucun de vous, vieux rats que vous êtes !… Qu’on ose lever la main sur lui, et nous rirons, je le jure ! »

Il y eut un long silence. J’étais toujours debout contre le mur, mon cœur battait lourdement comme un marteau sur une enclume, mais repris d’un vague espoir. Silver, les bras croisés, la pipe au coin des lèvres, semblait absorbé dans ses réflexions, mais ne perdait de vue aucun des mouvements de la bande indisciplinée. Peu à peu les hommes s’écartaient au fond de la salle ; ils chuchotaient, et le sifflement de leurs paroles m’arrivait comme dans un rêve. Je crus comprendre pourtant qu’il n’était plus question de moi, car, à la lueur rouge de la torche, je les voyais l’un après l’autre tourner leurs regards vers Silver.

« Vous semblez avoir beaucoup à dire, remarqua celui-ci en crachant devant lui. Voyons un peu ce que c’est ; je vous écoute.

— Faites excuse, capitaine, répondit un des hommes ; mais vous en prenez à l’aise avec le règlement… Cet équipage est mécontent… Cet équipage n’aime pas être traité comme un tas de vieux fauberts… Cet équipage a ses droits comme tout autre équipage, si j’ose ainsi dire… D’après les règles que vous avez établies vous-même, nous avons le droit de nous concerter librement et de tenir conseil… C’est ce que nous allons faire, en sortant à cet effet, capitaine, sauf votre respect. »

En finissant ce discours, l’orateur salua John Silver avec un singulier mélange d’humilité et de bravade, puis il quitta la salle. Les autres suivirent. Et tous, en passant devant leur capitaine, ils le saluaient de quelques excuses :

« Selon le règlement, disait l’un.

— Le conseil du gaillard d’avant, » ajoutait l’autre.

Je restai seul avec Silver. Aussitôt, il ôta sa pipe de ses lèvres :

« Écoute-moi, Jim Hawkins, me dit-il à demi-voix. Tu es en danger de mort, et, qui pis est, en danger d’être mis à la torture. Ils vont me déposer, c’est clair. Mais je ne veux pas t’abandonner, quoi qu’il arrive… Pour dire la vérité, j’étais autrement disposé jusqu’au moment où tu as parlé. Ce n’est pas drôle, vois-tu, d’avoir manqué cette affaire et d’être pendu par-dessus le marché !… Mais je vois maintenant de quelle pâte tu es fait. Je me dis : « Sauve Jim Hawkins, John Silver, et Jim Hawkins te sauvera !… Tu es sa dernière carte, comme il est ton dernier atout… Donnant donnant… Ménage-toi un témoin, et peut-être empêchera-t-il que tu n’ailles à la potence !… » Voilà ce que je me dis….

Je commençais à comprendre.

— Voulez-vous dire que tout est perdu ? demandai-je.

— Parbleu ! répondit-il. Le navire est parti, il y va de la corde, ni plus ni moins !… Oh ! je l’ai bien compris tout de suite !… Quand j’ai levé le nez sur la baie, Jim Hawkins, et que je n’ai plus vu le schooner, eh bien ! je suis pourtant un dur à cuire, mais je me suis dit : Il n’y a plus qu’à mettre les pouces… Quant à ces ânes-là et à leur conseil, je vais faire de mon mieux pour te tirer de leurs griffes, mon petit Jim… Mais, à ton tour, le moment venu, tu tâcheras d’empêcher que je ne danse au bout de la corde, hein ?…

J’étais stupéfait de cette demande. Comment le vieux pirate, celui qui avait tout mené, pouvait-il conserver une lueur d’espoir ?

— Ce que je pourrai, je le ferai, dis-je enfin.

— Affaire conclue ! s’écria Silver. Ah ! tu n’as pas froid aux yeux, petit !… Et mille tonnerres, nous verrons si John Silver ne sait pas jouer sa dernière carte !…

Il alla en sautillant jusqu’à la torche et ralluma sa pipe.

« Comprends-moi bien, Jim, dit-il en revenant vers moi. Je ne suis pas une bête, n’est-ce-pas ?… Et c’est pourquoi, de ce moment, je me remets du côté du squire… Tu sais évidemment où est le schooner et où aller le retrouver… Comment cela s’est fait ? je n’en ai pas la moindre idée… Sans doute Hands et O’Brien ont tourné casaque. Je n’ai jamais eu grande foi dans leur poudre… Mais il ne s’agit pas de cela. Je ne te demande rien, et je ne te dirai rien de mes affaires… Je sais reconnaître quand la partie est perdue, voilà tout, comme je sais rendre justice à qui le mérite… Ah ! Jim, si nous avions su nous entendre, que de choses nous aurions pu faire, toi et moi !…

Il tira un peu de rhum du tonneau, dans un gobelet d’étain.

« En veux-tu, petit ? me demanda-t-il.

Et sur mon refus :

« Ma foi, je vais toujours boire une goutte, reprit-il. Il faut prendre des forces, j’en aurai besoin tout à l’heure. Mais dis-moi un peu, Jim, pourquoi diable le docteur m’a donné la carte de l’île ?…

À cette nouvelle, ma physionomie exprima sans doute une si profonde surprise, que Silver jugea inutile de m’interroger davantage.

« Cela t’étonne aussi ? dit-il. C’est pourtant l’exacte vérité. Et il y a sûrement quelque chose là-dessous, Jim, quelque chose que je ne m’explique pas ! »

Et il secoua sa grosse tête ébouriffée, avant d’avaler son rhum, en homme qui n’attend rien de bon d’une pareille concession.