L’Île à hélice/Deuxième Partie/Chapitre IX

J. Hetzel (p. 328-345).


IX

UN CASUS BELLI.


Toutefois, alors que nos artistes se dépensent en promenades et prennent un aperçu des mœurs de l’archipel, quelques notables de Standard-Island n’ont pas dédaigné d’entrer en relation avec les autorités indigènes de l’archipel. Les « papalangis », — ainsi appelle-t-on les étrangers dans ces îles, — n’avaient point à craindre d’être mal accueillis.

Quant aux autorités européennes, elles sont représentées par un gouverneur général, qui est en même temps consul général d’Angleterre pour ces groupes de l’ouest qui subissent plus ou moins efficacement le protectorat du Royaume-Uni. Cyrus Bikerstaff ne crut point devoir lui faire une visite officielle. Deux ou trois fois, les deux chiens de faïence se sont regardés, mais leurs rapports n’ont pas été au delà de ces regards.

Pour ce qui est du consul d’Allemagne, en même temps l’un des principaux négociants du pays, les relations se sont bornées à un échange de cartes.

Pendant la relâche, les familles Tankerdon et Coverley avaient organisé des excursions aux alentours de Suva et dans les forêts qui hérissent ses hauteurs jusqu’à leurs dernières cimes.

Et, à ce propos, le surintendant fait à ses amis du quatuor une observation très juste.

« Si nos Milliardais se montrent si friands de ces promenades à de hautes altitudes, dit-il, cela tient à ce que notre Standard-Island n’est pas suffisamment accidentée… Elle est trop plate, trop
LE TEMPLE DES ESPRITS À VITI-LEVOU.
uniforme… Mais, je l’espère bien, on lui fabriquera un jour une montagne artificielle, qui pourra rivaliser avec les plus hauts sommets du Pacifique. En attendant, toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, nos citadins s’empressent d’aller respirer, à quelques centaines de pieds, l’air pur et vivifiant de l’espace… Cela répond à un besoin de la nature humaine…

— Très bien, dit Pinchinat. Mais un conseil, mon cher Eucalistus ! Quand vous construirez votre montagne en tôle d’acier ou en aluminium, n’oubliez pas de lui mettre un joli volcan dans les entrailles… un volcan avec boîtes fulminantes et pièces d’artifices…

— Et pourquoi pas, monsieur le railleur ?… répond Calistus Munbar.

— C’est bien ce que je me dis : Et pourquoi pas ?… » réplique Son Altesse.

Il va de soi que Walter Tankerdon et miss Dy Coverley prennent part à ces excursions et qu’ils les font au bras l’un de l’autre.

On n’a pas négligé de visiter, à Viti-Levou, les curiosités de sa capitale, ces « mburé-kalou », les temples des esprits, et aussi le local affecté aux assemblées politiques. Ces constructions, élevées sur une base de pierres sèches, se composent de bambous tressés, de poutres recouvertes d’une sorte de passementerie végétale, de lattes ingénieusement disposées pour supporter les chaumes de la toiture. Les touristes parcourent de même l’hôpital, établi dans d’excellentes conditions d’hygiène, le jardin botanique, en amphithéâtre derrière la ville. Souvent ces promenades se prolongent jusqu’au soir, et l’on revient alors, sa lanterne à la main, comme au bon vieux temps. Dans les îles Fidji, l’édilité n’en est pas encore au gazomètre ni aux becs Auër, ni aux lampes à arc, ni au gaz acétylène, mais cela viendra « sous le protectorat éclairé de la Grande-Bretagne ! » insinue Calistus Munbar.

Et le capitaine Sarol et ses Malais et les Néo-Hébridiens embarqués aux Samoa, que font-ils pendant cette relâche ? Rien qui soit en désaccord avec leur existence habituelle. Ils ne descendent point à terre, connaissant Viti-Levou et ses voisines, les uns pour les avoir fréquentées dans leur navigation au cabotage, les autres pour y avoir travaillé au compte des planteurs. Ils préfèrent, de beaucoup, rester à Standard-Island, qu’ils explorent sans cesse, ne se lassant pas de visiter la ville, les ports, le parc, la campagne, les batteries de la Poupe et de l’Éperon. Encore quelques semaines, et, grâce à la complaisance de la Compagnie, grâce au gouverneur Cyrus Bikerstaff, ces braves gens débarqueront dans leur pays, après un séjour de cinq mois sur l’île à hélice…

Quelquefois nos artistes causent avec ce Sarol, qui est très intelligent, et emploie couramment la langue anglaise. Sarol leur parle d’un ton enthousiaste des Nouvelles-Hébrides, des indigènes de ce groupe, de leur façon de se nourrir, de leur cuisine — ce qui intéresse particulièrement Son Altesse. L’ambition secrète de Pinchinat serait d’y découvrir un nouveau mets, dont il communiquerait la recette aux sociétés gastronomiques de la vieille Europe.

Le 30 janvier, Sébastien Zorn et ses camarades, à la disposition desquels le gouverneur a mis une des chaloupes électriques de Tribord-Harbour, partent dans l’intention de remonter le cours de la Rewa, l’une des principales rivières de l’île. Le patron de la chaloupe, un mécanicien et deux matelots ont embarqué avec un pilote fidgien. En vain a-t-on offert à Athanase Dorémus de se joindre aux excursionnistes. Le sentiment de curiosité est éteint chez ce professeur de maintien et de grâces… Et puis, pendant son absence, il pourrait lui venir un élève, et il préfère ne point quitter la salle de danse du casino.

Dès six heures du matin, bien armée, munie de quelques provisions, car elle ne doit revenir que le soir à Tribord-Harbour, l’embarcation sort de la baie de Suva, et longe le littoral jusqu’à la baie de la Rewa.

Non seulement les récifs, mais les requins se montrent en grand nombre dans ces parages, et il convient de prendre garde aux uns comme aux autres.

« Peuh ! fait observer Pinchinat, vos requins, ce ne sont même plus des cannibales d’eau salée !… Les missionnaires anglais ont dû les convertir au christianisme comme ils ont converti les Fidgiens !… Gageons que ces bêtes-là ont perdu le goût de la chair humaine…

— Ne vous y fiez pas, répond le pilote, — pas plus qu’il ne faut se fier aux Fidgiens de l’intérieur. »

Pinchinat se contente de hausser les épaules. On la lui baille belle avec ces prétendus anthropophages qui n’« anthropophagent » même plus les jours de fête !

Quant au pilote, il connaît parfaitement la baie et le cours de la Rewa. Sur cette importante rivière, appelée aussi Waï-Levou, le flot se fait sentir jusqu’à une distance de quarante-cinq kilomètres, et les barques peuvent la remonter pendant quatre-vingts.

La largeur de la Rewa dépasse cent toises à son embouchure. Elle coule entre des rives sablonneuses, basses à gauche, escarpées à droite, dont les bananiers et les cocotiers se détachent avec vigueur sur un large fond de verdure. Son nom est Rewa-Rewa, conforme à ce redoublement du mot, qui est presque général parmi les peuplades du Pacifique. Et, ainsi que le remarque Yvernès, n’est-ce pas là une imitation de cette prononciation enfantine qu’on retrouve dans les papa, maman, toutou, dada, bonbon, etc. Et, au fait, c’est à peine si ces indigènes sont sortis de l’enfance !

La véritable Rewa est formée par le confluent du Waï-Levou (eau grande) et du Waï-Manu, et sa principale embouchure est désignée sous le nom de Waï-Ni-ki.

Après le détour du delta, la chaloupe file devant le village de Kamba, à demi caché dans sa corbeille de fleurs. On ne s’y arrête point, afin de ne rien perdre du flux, ni au village de Naitasiri. D’ailleurs, à cette époque, ce village venait d’être déclaré « tabou », avec ses maisons, ses arbres, ses habitants, et jusqu’aux eaux de la Rewa qui en baignent la grève. Les indigènes n’eussent permis à personne d’y prendre pied. C’est une coutume sinon très respectable, du moins très respectée que le tabou, — Sébastien Zorn en savait quelque chose, — et on la respecta.

Lorsque les excursionnistes longent Naitasiri, le pilote les invite à regarder un arbre de haute taille, un tavala, qui se dresse dans un angle de la rive.

« Et qu’a-t-il de remarquable, cet arbre ?… demande Frascolin.

— Rien, répondit le pilote, si ce n’est que son écorce est rayée d’incisions depuis ses racines jusqu’à sa fourche. Or, ces incisions indiquent le nombre de corps humains qui furent cuits en cet endroit, mangés ensuite…

— Comme qui dirait les encoches du boulanger sur ses bâtonnets ! » observe Pinchinat, dont les épaules se haussent en signe d’incrédulité.

Il a tort pourtant. Les îles Fidji ont été par excellence le pays du cannibalisme, et, il faut y insister, ces pratiques ne sont pas entièrement éteintes. La gourmandise les conservera longtemps chez les tribus de l’intérieur. Oui ! la gourmandise, puisque, au dire des Fidgiens, rien n’est comparable, pour le goût et la délicatesse, à la chair humaine, très supérieure à celle du bœuf. À en croire le pilote, il y eut un certain chef, Ra-Undrenudu, qui faisait dresser des pierres sur son domaine, et, quand il mourut, leur nombre s’élevait à huit cent vingt-deux.

« Et savez-vous ce qu’indiquaient ces pierres ?…

— Il nous est impossible de le deviner, répond Yvernès, même en y appliquant toute notre intelligence d’instrumentistes !

— Elles indiquaient le nombre de corps humains que ce chef avait dévorés !

— À lui tout seul ?…

— À lui tout seul !

— C’était un gros mangeur ! » se contente de répondre Pinchinat dont l’opinion est faite au sujet de ces « blagues fidgiennes ».

Vers onze heures, une cloche retentit sur la rive droite. Le village de Naililii, composé de quelques paillottes, apparaît entre les frondaisons, sous l’ombrage des cocotiers et des bananiers. Une mission catholique est établie dans ce village. Les touristes ne pourraient-ils s’arrêter une heure, le temps de serrer la main du missionnaire, un compatriote ? Le pilote n’y voit aucun inconvénient, et l’embarcation est amarrée à une souche d’arbre.

Sébastien Zorn et ses camarades descendent à terre, et ils n’ont pas marché pendant deux minutes qu’ils rencontrent le supérieur de la Mission.

C’est un homme de cinquante ans environ, physionomie avenante, figure énergique. Tout heureux de pouvoir souhaiter le bonjour à des Français, il les emmène jusqu’à sa case, au milieu du village qui renferme une centaine de Fidgiens. Il insiste pour que ses hôtes acceptent quelques rafraîchissements du pays. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas du répugnant kava, mais d’une sorte de boisson ou plutôt de bouillon d’assez bon goût, obtenu par la cuisson des cyreæ, coquillages très abondants sur les grèves de la Rewa.

Ce missionnaire s’est voué corps et âme à la propagande du catholicisme, non sans de certaines difficultés, car il lui faut lutter avec un pasteur wesleyen qui lui fait une sérieuse concurrence dans le voisinage. En somme, il est très satisfait des résultats obtenus, et convient qu’il a fort à faire pour arracher ses fidèles à l’amour du « bukalo », c’est-à-dire la chair humaine.

« Et puisque vous remontez vers l’intérieur, mes chers hôtes, ajoute-t-il, soyez prudents et tenez-vous sur vos gardes.

— Tu entends, Pinchinat ! » dit Sébastien Zorn.

On repart un peu avant que l’angélus de midi ait sonné au clocher de la petite église. Chemin faisant, l’embarcation croise quelques pirogues à balanciers, portant sur leurs plates-formes des cargaisons de bananes. C’est la monnaie courante que le collecteur de taxes vient de toucher chez les administrés. Les rives sont toujours bordées de lauriers, d’acacias, de citronniers, de cactus aux fleurs d’un rouge de sang. Au-dessus, les bananiers et les cocotiers dressent leurs hautes branches chargées de régimes, et toute cette verdure se prolonge jusqu’aux arrière-plans des montagnes, dominées par le pic du Mbugge-Levou.

Entre ces massifs se détachent une ou deux usines à l’européenne, peu en rapport avec la nature sauvage du pays. Ce sont des fabriques de sucre, munies de tous les engins de la machinerie moderne, et dont les produits, a dit un voyageur, M. Verschnur, « peuvent avantageusement soutenir la comparaison vis-à-vis des sucres des Antilles et des autres colonies ».

Vers une heure, l’embarcation arrive au terme de son voyage sur la Rewa. Dans deux heures, le jusant se fera sentir, et il y aura lieu d’en profiter pour redescendre la rivière. Cette navigation de retour s’effectuera rapidement, car le reflux est vif. Les excursionnistes seront rentrés à Tribord-Harbour avant dix heures du soir.

On dispose donc d’un certain temps en cet endroit, et comment le mieux employer qu’en visitant le village de Tampoo, dont on aperçoit les premières cases à un demi-mille. Il est convenu que le mécanicien et les deux matelots resteront à la garde de la chaloupe, tandis que le pilote « pilotera » ses passagers jusqu’à ce village, où les anciennes coutumes se sont conservées dans toute leur pureté fidgienne. En cette partie de l’île, les missionnaires ont perdu leurs peines et leurs sermons. Là règnent encore les sorciers ; là fonctionnent les sorcelleries, surtout celles qui portent le nom compliqué de « Vaka-Ndran-ni-Kan-Tacka », c’est-à-dire « la conjuration pratiquée par les feuilles ». On y adore les Katoavous, des dieux dont l’existence n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin, et qui ne dédaignent pas des sacrifices spéciaux, que le gouverneur général est surtout impuissant à prévenir et même à châtier.

Peut-être eût-il été plus prudent de ne point s’aventurer au milieu de ces tribus suspectes. Mais nos artistes, curieux comme des Parisiens, insistent, et le pilote consent à les accompagner, en leur recommandant de ne point s’éloigner les uns des autres.

Tout d’abord, à l’entrée de Tampoo, formé d’une centaine de paillotes, on rencontre des femmes, de véritables sauvagesses. Vêtues d’un simple pagne noué autour des reins, elles n’éprouvent aucun étonnement à la vue des étrangers qui viennent les émouvoir dans leurs travaux. Ces visites ne sont plus pour les gêner depuis que l’archipel est soumis au protectorat de l’Angleterre.

Ces femmes sont occupées à la préparation du curcuma, sortes de racines conservées dans des fosses préalablement tapissées d’herbes et de feuilles de bananier ; on les en retire, on les grille, on les racle, on les presse dans des paniers garnis de fougère, et le suc qui s’en échappe est introduit dans des tiges de bambou. Ce suc sert à la fois d’aliment et de pommade, et, à ce double titre, il est d’un usage très répandu.

La petite troupe entre dans le village. Aucun accueil de la part des indigènes, qui ne s’empressent ni à complimenter les visiteurs ni à leur offrir l’hospitalité. D’ailleurs, l’aspect extérieur des cases n’a rien d’attrayant. Étant donnée l’odeur qui s’en dégage, où domine le rance de l’huile de coco, le quatuor se félicite de ce que les lois de l’hospitalité soient ici en maigre honneur.

Cependant, lorsqu’ils sont arrivés devant l’habitation du chef, celui-ci, — un Fidgien de haute taille, l’air farouche, la physionomie féroce, — s’avance vers eux au milieu d’un cortège d’indigènes. Sa tête toute blanche de chaux, est crépue. Il a revêtu son costume de cérémonie, une chemise rayée, une ceinture autour du corps, le pied gauche chaussé d’une vieille pantoufle en tapisserie, et — comment Pinchinat n’a-t-il pas éclaté de rire ? — un antique habit bleu à boutons d’or, en maint endroit rapiécé, et dont les basques inégales lui battent les mollets.

Or, voici qu’en s’avançant vers le groupe des papalangis, ce chef butte contre une souche, perd l’équilibre, s’étale sur le sol.

Aussitôt, conformément à l’étiquette du « bale muri », tout l’entourage de trébucher à son tour, et de s’affaler respectueusement, « afin de prendre sa part du ridicule de cette chute ».

Cela est expliqué par le pilote, et Pinchinat approuve cette formalité, pas plus risible que tant d’autres en usage dans les cours européennes — à son avis du moins.


L’embarcation croise quelques pirogues à balanciers.

Entre temps, lorsque tout le monde s’est relevé, le chef et le pilote échangent quelques phrases en langue fidgienne, dont le quatuor ne comprend pas un mot. Ces phrases, traduites par le pilote, n’ont d’autre objet que d’interroger les étrangers sur ce qu’ils viennent faire au village de Tampoo. Les réponses ayant été qu’ils désirent simplement visiter le village et faire une excursion aux alentours, cette autorisation leur est octroyée après échange de quelques demandes et réponses.


Ce sorcier campé sur sa porte…

Le chef, d’ailleurs, ne manifeste ni plaisir ni déplaisir de cette arrivée de touristes à Tampoo, et, sur un signe de lui, les indigènes rentrent dans leurs paillotes.

« Après tout, ils n’ont pas l’air d’être bien méchants ! fait observer Pinchinat.

— Ce n’est point une raison pour commettre quelque imprudence ! » répond Frascolin.

Une heure durant, les artistes se promènent à travers le village sans être inquiétés par les indigènes. Le chef à l’habit bleu a regagné sa case, et il est visible que l’accueil des naturels est empreint d’une profonde indifférence.

Après avoir circulé dans les rues de Tampoo, sans qu’aucune paillote se soit ouverte pour les recevoir, Sébastien Zorn, Yvernès, Pinchinat, Frascolin et le pilote se dirigent vers des ruines de temples, sortes de masures abandonnées, situées non loin d’une maison qui sert de demeure à l’un des sorciers de l’endroit.

Ce sorcier, campé sur sa porte, leur adresse un coup d’œil peu encourageant, et ses gestes semblent indiquer qu’il leur jette quelque mauvais sort.

Frascolin essaie d’entrer en conversation avec lui par l’intermédiaire du pilote. Le sorcier prend alors une mine si rébarbative, une attitude si menaçante, qu’il faut abandonner tout espoir de tirer une parole de ce porc-épic fidgien.

Pendant ce temps, et en dépit des recommandations qui lui ont été faites, Pinchinat s’est éloigné en franchissant un épais massif de bananiers étages au flanc d’une colline.

Lorsque Sébastien Zorn, Yvernès et Frascolin, rebutés par la mauvaise grâce du sorcier, se préparent à quitter Tampoo, ils n’aperçoivent plus leur camarade.

Cependant l’heure est venue de regagner l’embarcation. Le jusant ne doit pas tarder à s’établir, et ce n’est pas trop des quelques heures qu’il dure pour redescendre le cours de la Rewa.

Frascolin, inquiet de ne point voir Pinchinat, le hèle d’une voix forte.

Son appel reste sans réponse.

« Où est-il donc ?… demande Sébastien Zorn.

— Je ne sais… répond Yvernès.

— Est-ce que l’un de vous a vu votre ami s’éloigner ?… » interroge le pilote.

Personne ne l’a vu !

« Il sera sans doute retourné à l’embarcation par le sentier du village… dit Frascolin.

— Il a eu tort, répond le pilote. Mais ne perdons pas de temps, et rejoignons-le. »

On part, non sans une assez vive anxiété. Ce Pinchinat n’en fait jamais d’autre, et, de regarder comme imaginaires les férocités de ces indigènes, demeurés si obstinément sauvages, cela peut l’exposer à des dangers très réels.

En traversant Tampoo, le pilote remarque, avec une certaine appréhension, qu’aucun Fidgien ne se montre plus. Toutes les portes des paillotes sont fermées. Il n’y a plus aucun rassemblement devant la case du chef. Les femmes, qui s’occupaient de la préparation du curcuma, ont disparu. Il semble que le village ait été abandonné depuis une heure.

La petite troupe presse alors le pas. À plusieurs reprises, on appelle l’absent, et l’absent ne répond point. N’a-t-il donc pas regagné la rive du côté où l’embarcation est amarrée ?… Ou bien est-ce que l’embarcation ne serait plus à cet endroit, sous la garde du mécanicien et des deux matelots ?…

Il reste encore quelques centaines de pas à parcourir. On se hâte, et, dès que la lisière des arbres est dépassée, on aperçoit la chaloupe et les trois hommes à leur poste.

« Notre camarade ?… crie Frascolin.

— N’est-il plus avec vous ?… répond le mécanicien.

— Non… depuis une demi-heure…

— Ne vous a-t-il point rejoint ?… demande Yvernès.

— Non. »

Qu’est donc devenu cet imprudent ? Le pilote ne cache pas son extrême inquiétude.

« Il faut retourner au village, dit Sébastien Zorn. Nous ne pouvons abandonner Pinchinat… »

La chaloupe est laissée à la garde de l’un des matelots, bien qu’il soit peut-être dangereux d’agir ainsi. Mais mieux vaut ne revenir à Tampoo qu’en force et bien armé, cette fois. Dût-on fouiller toutes les paillotes, on ne quittera pas le village, on ne ralliera pas Standard-Island sans avoir retrouvé Pinchinat.

Le chemin de Tampoo est repris. Même solitude au village et aux alentours. Où donc s’est réfugiée toute cette population ? Pas un bruit ne se fait entendre dans les rues, et les paillotes sont vides.

Il n’y a plus malheureusement de doute à conserver… Pinchinat s’est aventuré dans le bois de bananiers… il a été saisi… il a été entraîné… où ?… Quant au sort que lui réservent ces cannibales dont il se moquait, il n’est que trop aisé de l’imaginer !… Des recherches aux environs de Tampoo ne produiraient aucun résultat… Comment relever une piste au milieu de cette région forestière, à travers cette brousse que les Fidgiens sont seuls à connaître ?… D’ailleurs, n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’ils ne veuillent s’emparer de l’embarcation gardée par un seul matelot ?… Si ce malheur arrive, tout espoir de délivrer Pinchinat serait perdu, le salut de ses compagnons serait compromis…

Le désespoir de Frascolin, d’Yvernès, de Sébastien Zorn, ne saurait s’exprimer. Que faire ?… Le pilote et le mécanicien ne savent plus à quel parti s’arrêter.

Frascolin, qui a conservé son sang-froid, dit alors :

« Retournons à Standard-Island…

— Sans notre camarade ?… s’écrie Yvernès.

— Y penses-tu ?… ajoute Sébastien Zorn.

— Je ne vois pas d’autre parti à prendre, répond Frascolin. Il faut que le gouverneur de Standard-Island soit prévenu… que les autorités de Viti-Levou soient averties et mises en demeure d’agir…

— Oui… partons, conseille le pilote, et pour profiter de la marée descendante, nous n’avons pas une minute à perdre !

— C’est l’unique moyen de sauver Pinchinat, s’écrie Frascolin, s’il n’est pas trop tard ! »

L’unique moyen, en effet.

On quitte Tampoo, pris de cette appréhension de ne pas retrouver la chaloupe à son poste. En vain le nom de Pinchinat est-il crié par toutes les bouches ! Et, moins troublés qu’ils le sont, peut-être le pilote et ses compagnons auraient-ils pu apercevoir derrière les buissons quelques-uns de ces farouches Fidgiens, qui épient leur départ.

L’embarcation n’a point été inquiétée. Le matelot n’a vu personne rôder sur les rives de la Rewa.

C’est avec un inexprimable serrement de cœur que Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès, se décident à prendre place dans le bateau… Ils hésitent… ils appellent encore… Mais il faut partir, a dit Frascolin, et il a eu raison de le dire, et l’on a raison de le faire.

Le mécanicien met les dynamos en activité, et la chaloupe, servie par le jusant, descend le cours de la Rewa avec une rapidité prodigieuse.

À six heures, la pointe ouest du delta est doublée. Une demi-heure après, on accoste le pier de Tribord-Harbour.

En un quart d’heure, Frascolin et ses deux camarades, transportés par le tram, ont atteint Milliard-City et se rendent à l’hôtel de ville.

Dès qu’il a été mis au courant, Cyrus Bikerstaff se fait conduire à Suva et, là, il demande au gouverneur général de l’archipel une entrevue qui lui est accordée.

Lorsque ce représentant de la reine apprend ce qui s’est passé à Tampoo, il ne dissimule pas que cela est très grave… Ce Français aux mains d’une de ces tribus de l’intérieur qui échappent à toute autorité…

« Par malheur, nous ne pouvons rien tenter avant demain, ajoute-t-il. Contre le reflux de la Rewa, nos chaloupes ne pourraient remonter à Tampoo. D’ailleurs, il est indispensable d’aller en nombre, et le plus sûr serait de prendre à travers la brousse…

— Soit, répond Cyrus Bikerstaff, mais ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui, c’est à l’instant qu’il faut partir…

— Je n’ai pas à ma disposition les hommes nécessaires, répond le gouverneur.

— Nous les avons, monsieur, réplique Cyrus Bikerstaff. Prenez donc des mesures pour leur adjoindre des soldats de votre milice, et sous les ordres de l’un de vos officiers qui connaîtra bien le pays…

— Pardonnez, monsieur, répond sèchement Son Excellence, je n’ai pas l’habitude…

— Pardonnez aussi, répond Cyrus Bikerstaff, mais je vous préviens que si vous n’agissez pas à l’instant même, si notre ami, notre hôte, ne nous est pas rendu, la responsabilité retombera sur vous, et…

— Et ?… demande le gouverneur d’un ton hautain.

— Les batteries de Standard-Island détruiront Suva de fond en comble, votre capitale, toutes les propriétés étrangères, qu’elles soient anglaises ou allemandes ! »

L’ultimatum est formel, et il n’y a qu’à s’y soumettre. Les quelques canons de l’île ne pourraient lutter contre l’artillerie de Standard-Island. Le gouverneur se soumet donc, et, qu’on l’avoue, il aurait tout d’abord mieux valu qu’il le fît de meilleure grâce, au nom de l’humanité.

Une demi-heure après, cent hommes, marins et miliciens, débarquent à Suva, sous les ordres du commodore Simcoë, qui a voulu lui-même conduire cette opération. Le surintendant, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, sont à ses côtés. Une escouade de la gendarmerie de Viti-Levou leur prête son concours.

Dès le départ, l’expédition se jette à travers la brousse, en contournant la baie de la Rewa, sous la direction du pilote qui connaît ces difficiles régions de l’intérieur. On coupe au plus court, d’un pas rapide, afin d’atteindre Tampoo dans le moins de temps possible…

Il n’a pas été nécessaire d’aller jusqu’au village. Vers une heure après minuit, ordre est donné à la colonne de faire halte.

Au plus profond d’un fourré presque impénétrable, on a vu l’éclat d’un foyer. Nul doute qu’il n’y ait là un rassemblement des naturels de Tampoo, puisque le village ne se trouve pas à une demi-heure de marche vers l’est.

Le Commodore Simcoë, le pilote, Calistus Munbar, les trois Parisiens, se portent en avant…

Ils n’ont pas fait cent pas qu’ils s’arrêtent et demeurent immobiles…

En regard d’un feu ardent, entouré d’une foule tumultueuse d’hommes et de femmes, Pinchinat, demi nu, est attaché à un arbre… et le chef fidgien court vers lui, la hache levée…

« Marchons… marchons ! crie le commodore Simcoë à ses marins et à ses miliciens.

Surprise subite et terreur très justifiée de ces indigènes, auxquels le détachement n’épargne ni les coups de feu ni les coups de crosse. En un clin d’œil, la place est vide, et toute la bande s’est dispersée sous bois…

Pinchinat, détaché de l’arbre, tombe dans les bras de son ami Frascolin.

Comment exprimer ce que fut la joie de ces artistes, de ces frères, — à laquelle se mêlèrent quelques larmes et aussi des reproches très mérités.

« Mais, malheureux, dit le violoncelliste, qu’est-ce qui t’a pris de t’éloigner ?…

— Malheureux, tant que tu voudras, mon vieux Sébastien, répond Pinchinat, mais n’accable pas un alto aussi peu habillé que je le suis en ce moment… Passez-moi mes vêtements, afin que je puisse me présenter d’une façon plus convenable devant les autorités ! »

Ses vêtements, on les retrouve au pied d’un arbre, et il les reprend tout en conservant le plus beau sang-froid du monde. Puis, ce n’est que lorsqu’il est « présentable », qu’il vient serrer la main du commodore Simcoë et du surintendant.

« Voyons, lui dit Calistus Munbar, y croirez-vous, maintenant… au cannibalisme des Fidgiens ?…

— Pas si cannibales que cela, ces fils de chiens, répond Son Altesse, puisqu’il ne me manque pas un membre !

— Toujours le même, satané fantaisiste ! s’écrie Frascolin.


En vain le nom de Pinchinat est-il crié par toutes les bouches.

— Et savez-vous ce qui me vexait le plus dans cette situation de gibier humain sur le point d’être mis à la broche ?… demande Pinchinat.

— Que je sois pendu, si je le devine ! réplique Yvernès.

— Eh bien ! ce n’était pas d’être mangé sur le pouce par ces indigènes !… Non ! c’était d’être dévoré par un sauvage en habit… en habit bleu à boutons d’or… avec un parapluie sous le bras… un horrible pépin britannique ! »


Pinchinat, demi-nu, est attaché à un arbre.