L’Évolution musicale de Nietzsche



L’ÉVOLUTION MUSICALE DE NIETZSCHE





Nietzsche : Œuvres complètes, traduites et publiées sous la direction de M. Henri Albert ; Société du Mercure de France. — Richard Wagner à Bayreuth, traduction de Mme Marie Baumgartner ; Sandoz et Fischbacher, 1877. — Friedrich Nietzsche (Aphorismes et fragmens choisis), 1 vol., 1902 et La Philosophie de Nietzsche, 1 vol., 1903, par M. Henri Lichtenberger (Alcan). — En lisant Nietzsche, par M. Émile Faguet, 1 vol., 1904 ; Société française d’Imprimerie et de Librairie.



S’il n’est jamais indifférent de savoir ce que de grands penseurs, — les plus grands, auxquels rien d’humain n’est étranger, — ont pensé de la musique, Frédéric Nietzsche est peut-être celui dont le « cas » musical, pour parler son propre langage, est le plus digne de nous intéresser et même de nous émouvoir.

Nietzsche d’abord est le plus proche de nous. Quelques-uns d’entre nous peuvent encore le revoir en personne à travers ses ouvrages et retrouver dans ses écrits l’accent avec le timbre, — musical, dit-on, — de sa voix[1]. Et parce qu’il fut notre contemporain, il eut sur ses devanciers, même les plus éminens, sur un Hegel, par exemple, l’avantage de connaître toute musique, y compris celle d’un âge musical entre tous, le nôtre, et de pouvoir ainsi fonder, élever sur une base pratique plus large l’appareil ou l’édifice idéal de ses spéculations.

À ce premier attrait qu’elle nous offre : le voisinage, la figure musicale de Nietzsche en ajoute un second : l’unité. J’entends par là que, malgré la rupture éclatante qui partage en deux la pensée de Nietzsche musicien et qui la divise ou la retourne contre elle-même, cette pensée garde jusqu’au bout un objet et comme un pôle unique. Une force agit sur elle en un sens, puis dans le sens contraire ; mais c’est la même force, qui l’attire et la repousse tour à tour. L’évolution ou la révolution esthétique de Nietzsche s’est accomplie autour du génie de Wagner et comme dans son orbite, et pour la première fois peut-être on a, pu voir un philosophe, un métaphysicien de la musique se dévouer tout entier à la gloire, puis à la ruine d’un seul musicien.

Enfin dans cette vicissitude l’esprit ne fut pas seul engagé. Non moins qu’un drame de la pensée, la conversion de Nietzsche, ou son apostasie, fut un drame du cœur, et c’est ce qui lui donne tant d’humanité, de vie. Le sentiment s’y mêle aux idées et peut-être les y domine ; il y entre de la passion, de la douleur et des larmes. Parmi les amitiés illustres, l’histoire n’en rapporte pas une autre dont le cours ait été si beau et la fin si tragique. « Les traits qui nous sont communs, » écrivait Nietzsche de Wagner et de lui-même, « je veux dire le fait d’avoir souffert l’un et l’autre et aussi l’un par l’autre plus que ne pouvaient souffrir les hommes de ce siècle, feront qu’on rapprochera éternellement nos deux noms. »

Rapprochons-les donc une fois encore, et, revenant après bien d’autres sur l’aventure wagnérienne de Nietzsche, essayons à notre tour de la comprendre et de la juger.


I


Dans l’ordre, ou dans le monde de l’idéal, la musique est peut-être ce que Nietzsche a le plus aimé. Il l’aima la première, avant la poésie, avant même la philosophie et la métaphysique. Dès l’enfance, il fut musicien, non seulement par le goût, mais par la pratique. Familier de bonne heure avec les grands maîtres, y compris Wagner, qui l’attira tout de suite, pianiste et compositeur, il avait, dès l’âge de neuf ans, une faculté d’improvisation qu’il conserva toujours. Plus il vécut, plus il témoigna pour son art préféré d’admiration et de tendresse. « Combien peu de chose, écrit-il, suffit au bonheur ! le son d’une cornemuse. Sans la musique, la vie serait une erreur. »

Il est vrai, selon lui, qu’elle en peut être une également avec la musique et même par elle :

« Je suis avide de trouver un maître dans l’art des sons, dit un novateur à son disciple ; un maître qui apprendrait chez moi les idées et qui les traduirait dorénavant dans son langage : c’est ainsi que j’arriverais mieux à l’oreille et au cœur des hommes. Avec les sons, on parvient à séduire les hommes et à leur faire accepter toutes les erreurs et toutes les vérités. Qui donc serait capable de réfuter un son ? »

Qui donc aussi plaça jamais la musique si haut et si bas ! Qui lui reconnut jamais tant de pouvoir, que de la déclarer maîtresse toute-puissante, pour le bien et même pour le mal, non seulement de notre âme, mais de notre esprit, et de nos idées autant que de nos sentimens !

En dehors, si ce n’est au-dessus de la musique de Wagner, Nietzsche a donc connu, chéri la musique elle-même. Il a compris et défini parfois avec justesse le génie des grands musiciens. Il a bien parlé de Haendel et de Schubert, de Schumann et de Bach, de Mendelssohn et de Mozart. Et pour le maître des maîtres il a trouvé ces fortes et belles paroles : « Il se rencontre toujours çà et là quelque demi-dieu qui parvient à vivre dans des conditions effroyables et à en vivre vainqueur. Voulez-vous entendre ses chants solitaires ? Écoutez la musique de Beethoven. »

Sur l’histoire de la musique, Nietzsche paraît avoir eu aes idées inégales. Il mêle parfois les époques et les genres et, par exemple, il suppose des rapports de chronologie assez inattendus entre la musique religieuse et la musique d’opéra. Mais, fût-ce en histoire, il rachète quelques erreurs par de véritables trouvailles et des vues un peu troubles par de lumineux aperçus. Il distingue très bien dans le génie de Bach un caractère mystique étranger, pour ne pas dire contraire et supérieur à l’esprit du protestantisme. En quelques pages, si ce n’est en quelques lignes seulement, il marque la naissance et l’évolution, au sein du christianisme « régénéré par le concile de Trente, » d’une « musique pleine d’âme » succédant à la musique surtout savante de l’âge précédent. Enfin, rien que dans ce titre d’un chapitre, ou d’un paragraphe : « La musique, manifestation tardive de toute culture ; » un peu plus bas, en cette poétique et symbolique formule : « Toute musique vraiment remarauable est un chant du cygne, » il est possible que Nietzsche ait résumé l’une des grandes lois historiques de notre art.

Mais tout cela n’est rien ou n’est que peu de chose. En dehors de l’action et de la réaction wagnérienne, on ne peut saisir de la figure musicale de Nietzsche que les détails secondaires et les élémens épars. C’est par rapport à Wagner, pour lui d’abord, ensuite contre lui, qu’il faut, comme en un faisceau, les ramasser et les maintenir.

Nietzsche fit la connaissance de Wagner à Leipzig, en 1868. Le premier était âgé de vingt-quatre ans ; l’autre de cinquante-cinq. L’admiration et l’amitié, comme l’amour, ont leurs coups de foudre. Au premier regard, aux premiers mots, le jeune philosophe reconnut son maître, presque son dieu. De 1869 à 1872, Nietzsche ne fit pas à Wagner, en sa retraite de Triebschen, près de Lucerne, moins de vingt-trois visites et durant cette période, même séparés l’un de l’autre, ils vécurent, a-t-il dit, en commun pour les grandes et pour les petites choses, par l’esprit autant que par le cœur.

À la fin de 1871, Nietzsche publia son premier livre important : L’origine de la tragédie. Dédiée à Richard Wagner, l’œuvre n’est guère, en grande partie et au fond, qu’une apologie, une apothéose de la musique allemande et surtout de la musique de Wagner. Nietzsche y soutient cette thèse, que la tragédie antique est née de la musique et que la tragédie moderne vient d’en sortir à son tour sous la forme ou sous les espèces du drame wagnérien.

Il y aurait beaucoup à raisonner sur et peut-être contre une théorie qui nous présente la tragédie, autrement dit la poésie, autrement dit la parole, comme procédant de la musique au lieu que la musique en procède. Il résulterait de là qu’on doit mettre et qu’on met en effet non pas des paroles en musique, mais au contraire de la musique en paroles. Et cela seul, — sans entrer plus avant dans une question qui n’est pas simple, — s’accorderait assez mal avec la croyance ou la foi, — pourtant wagnérienne, — en la prédominance du poème sur la musique et du mot sur le son.

L’auteur de l’Origine de la tragédie aborde encore d’autres et de non moindres problèmes. L’un des principaux a pour objet le concours, ou le conflit, en un mot les relations réciproques, dans la civilisation des Hellènes et dans la nôtre, dans la tragédie antique et dans le drame wagnérien, des deux élémens ou des deux principes, l’un de rêve et de calme, l’autre de force, d’enthousiasme et d’ivresse, qu’on nomme l’esprit apollinique et l’esprit dionysien.

Ainsi tout, en ce livre, aboutit ou revient, comme à son centre, au génie et à l’œuvre de l’auteur de Tristan. On y voit l’évolution de l’opéra s’achever, ou plutôt se rectifier et s’ennoblir par l’avènement de l’art lyrique allemand et surtout wagnérien. « Du tréfonds dionysiaque de l’esprit allemand, une force a surgi... Que le menteur et l’hypocrite prennent garde à la musique allemande ; car, au centre de toute notre culture, elle seule est le feu spirituel, inaltéré, limpide et purificateur... »

Enfin, sur l’essence même autant que sur l’histoire de la musique, Nietzsche n’expose ou ne professe pas d’autres idées que celles de Wagner. Il emprunte à Schopenhauer, dont il était alors le disciple fervent, toute sa métaphysique musicale, ou peu s’en faut, et l’on sait que le musicien de Bayreuth avouait lui aussi pour son « maître de philosophie » le philosophe de Francfort.

Un « feu spirituel, inaltéré, limpide et purificateur » n’éclaire pas toujours les pages ou les chapitres de l’Origine de la tragédie consacrés à la définition et à l’analyse de la musique en soi. Vous imaginez sans peine tout ce qu’ont pu dire là-dessus deux philosophes, et qui étaient Allemands; à quelles profondeurs ils sont descendus, l’un par l’autre entraînés, et souvent à travers quelles ténèbres. Mais toujours, derrière Schopenhauer commenté par Nietzsche, sous la double couche d’abstraction et de métaphysique, c’est l’esthétique de Wagner qu’on entrevoit, et le premier livre du penseur apparaît constamment comme un hommage, à la fois obscur et détourné, mais fervent, au génie du musicien.

Un autre allait bientôt le suivre, plus direct et plus éclatant. De la publication de l’Origine de la tragédie jusqu’à l’apparition de Richard Wagner à Bayreuth (1876) l’amitié passionnée de Nietzsche pour Wagner ne fit que s’accroître et s’exalter. Les grands desseins de Wagner sur Bayreuth trouvèrent en lui le serviteur ou l’apôtre le plus dévoué. La défiance, l’opposition du public le transportait d’une sainte colère. Dévoré par le zèle de la maison de son Seigneur, il fut de ceux qui, sur la colline élue, en virent poser la première pierre. « En ce jour de mai de l’année 1872… le ciel était sombre et la pluie tombait par torrens. Wagner monta en voiture avec quelques-uns de nous pour regagner la ville. Il se taisait, et son long regard, qui semblait replié sur lui-même, lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre… Ce que Wagner vit en lui-même, ce jour-là, — comment il se développa, ce qu’il est, ce qu’il sera, — nous, ses plus proches, nous pouvons jusqu’à un certain point le revoir une seconde fois. » Et c’est de cette vision que Nietzsche, dans son Richard à Bayreuth, a magnifiquement décrit la magnificence.

Le livre, ou plutôt la brochure, forme la cinquième des Considérations inactuelles. (La troisième était consacrée à la glorification de Schopenhauer, alors l’autre idole de Nietzsche, qui, plus tard, la devait aussi briser.) Nietzsche, dès les premières pages, considère Wagner sub specie æternitatis ; il le place et le fixe en dehors, au-dessus de son temps : d’où l’épithète qu’il donne à ses « considérations. » Et pour les disciples mêmes du maître, pour ses auxiliaires, il ne craint pas de réclamer une part de cette glorieuse « inactualité. » « Tous ceux qui vont participer aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n’appartenant pas à leur époque. Ils se sont créé leur patrie ailleurs que dans le temps présent ; ils trouvent ailleurs leur raison d’être et leur justification. »

« Musique de l’avenir, » a-t-on répété naguère à satiété. Nietzsche, qui n’emploie nulle part cette formule, partout la commente et l’amplifie. Il lui donne une portée extraordinaire. L’avenir qu’il attend de cette musique, et qu’elle inaugure, est celui non seulement d’un art, mais de tous les arts et de la civilisation tout entière. Il en salue la première heure avec une religieuse émotion : « Quant à nous, les disciples de l’art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux, profondément sérieux. Toutes les paroles et le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent sur l’art doivent nous faire l’effet d’un empressement indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’a souillé ses mains et son cœur à l’idolâtrie honteuse de la culture moderne ? Qui pourrait se passer des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : Fais silence et sois pur ! Fais silence et sois pur ! Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin pour contempler l’événement de Bayreuth, et de ce regard seul dépend le grand avenir de cet événement. »

Il voit, ce « grand regard, » plus loin que « cet événement. » Il en découvre d’autres, suites nécessaires et bienfaisantes d’un principe que peut-être elles dépassent ou débordent encore. Les flots que Wagner a fait jaillir de la colline, vont se répandre sur le monde entier et sur la vie universelle en ondes infinies. « Il n’est pas possible de rendre à l’art théâtral son efficacité dans toute sa force et toute sa pureté, sans innover en même temps partout, dans les mœurs et dans l’État, dans l’éducation et dans les rapports sociaux. L’amour et la justice étant devenus puissans sur un point, qui serait dans ce cas le royaume de l’art, il est de nécessité absolue qu’ils se propagent et gagnent du terrain; ils ne peuvent rentrer dans l’immobilité de leur précédent état de chrysalides. »

Il n’y a pas une théorie, pas une tendance plus étrangère, plus odieuse même à Nietzsche, pas une dont il craigne autant pour Wagner et le wagnérisme le soupçon injurieux, que la conception ou le faux idéal de l’art pour l’art. Il veut, au contraire, et dans l’œuvre de Wagner il voit l’art pour l’âme, pour l’âme tout entière et pour toutes les âmes, pour celle de, l’individu et pour celles de la foule. Cette esthétique, — où tant d’éthique, individuelle et sociale, se mêle, — n’est autre que celle de la Grèce. Ici, beaucoup plus que dans l’Origine de la tragédie, Nietzsche a vraiment rêvé les plus nobles rêves d’Hellas.

Il a repris également ici la définition et l’analyse de l’esprit tragique ou dionysiaque. Il a montré cet esprit animant l’œuvre entière de Wagner, et, pour le mieux glorifier, artiste et poète autant que philosophe, il s’en est lui-même inspiré. « Tout cela, dit-il, après avoir énuméré les diverses facultés esthétiques du maître, tout cela constitue le dramatiste dithyrambique, si l’on donne à ce terme une acception assez vaste pour y comprendre l’artiste dramatique, le poète et le musicien ; notion qui se déduit nécessairement d’Eschyle et des artistes grecs ses contemporains, ce seul exemple parfait du dramatiste dithyrambique avant Wagner. »

Quelques pages plus haut, Nietzsche avait donné de l’idéal de la tragédie, qu’il croyait voir renaître, une originale et vraiment pathétique définition. La tragédie selon lui, doit nous affranchir de l’épouvante qu’inspirent la mort et le temps. Elle nous enseigne qu’un seul moment de notre vie peut contenir quelque chose de supérieur et de vraiment sublime. Tel est le sentiment tragique. Il faut que nous en soyons tous animés. Or, à Bayreuth, le sentiment tragique a fait de nouveau son apparition dans le monde. Il n’est pas de joie plus enivrante que de l’éprouver. « Cette joie est bien une joie tout impersonnelle et générale, un jubilé de l’humanité proclamant la liaison et l’avancement de tout ce qui est humain. »

Richard Wagner à Bayreuth offre un bel exemplaire, — et très allemand, — de haute critique d’art : critique surtout idéale, je veux dire qui raisonne moins sur les faits ou les documens, voire sur les œuvres, que sur les idées pures ; qui procède, plutôt que par des analyses particulières, par de vastes généralisations et de grands partis pris. Sans doute il était impossible que Nietzsche, au cours de son étude, ne citât pas tel ou tel drame wagnérien; mais il ne fait guère davantage. Il nomme seulement Tannhäuser et Lohengrin. Il n’accorde que peu de lignes, — qui sont d’un philosophe autant que d’un musicien, — tantôt à la pureté morale d’une scène comme « le Réveil de Brunnhilde, » tantôt à l’austère rigueur de formes, à la grandeur simple, mais surtout à la pensée métaphysique de Tristan.

La biographie même de Wagner est tracée, ou plutôt esquissée ainsi, par des touches puissantes et surtout idéales. Nietzsche inscrit en quelques pages la courbe hardie et montante de la pensée wagnérienne. Il nous montre cette pensée plénière et parfaite en Wagner, mais en lui seul, dès le commencement ; ignorée d’abord par les autres, puis méconnue par eux. Deux fois, dans Tannhäuser et dans Lohengrin, on dirait que Wagner interroge le monde, lui demandant s’il ne veut pas être sien, s’il ne souffre pas de la même douleur que lui-même, s’il n’aspire point à la même félicité. Personne encore ne lui répond. Alors, et comme pour se délasser et se détendre, alors, « conférant seul avec lui-même dans les saintes profondeurs de son âme, » il écrit un Tristan, « cet opus metaphysicum de tout art, cette œuvre sur laquelle repose le regard brisé d’un mourant, avec son désir si doux, si insatiable, des mystères de la nuit et de la mort. » Il sent déjà, comme apaisé, moins d’amertume et plus de calme. « Il renonce à la puissance avec plus d’amour et de tristesse que d’effroi, » quand soudain auelque chose comme un bruit confus lui fait prêter l’oreille. « Des amis vinrent, lui annonçant un mouvement souterrain dans un grand nombre d’âmes. Ce n’était pas encore « le peuple » qui s’agitait, mais peut-être le germe, la première étincelle de vie d’une société véritablement humaine et destinée à la perfection dans un avenir lointain. Dès lors il voit se multiplier les présages et les promesses. À la douceur d’une auguste et vraiment libératrice amitié, s’ajoute, en son cœur allemand, la fierté d’une guerre victorieuse. Et sa gloire à lui semble sortir de la gloire de sa patrie. Ses œuvres sont représentées. À vrai dire, elles le sont mal, et traduites moins que trahies par des interprètes qui n’ont pas appris encore à les comprendre. Elles réussissent pourtant. Wagner essaie, — en vain, — de montrer ce qu’il y a « d’équivoque et même d’humiliant pour lui dans ces succès, » Comme Gœthe autrefois, écoutant son Iphigénie : « Je souffre, dit-il, quand je suis obligé de me débattre avec ces fantômes qui n’apparaissent pas comme ils devraient. » De cette souffrance naît l’idée et la volonté de Bayreuth. Et cette volonté s’accomplit. Et Bayreuth s’élève, pour défendre au moins le principal ouvrage de Wagner « contre les outrages de la mauvaise interprétation, même du succès calomniateur, » pour enfermer dans un temple ou dans un reliquaire l’anneau fatidique où Wagner avait gravé « les runes de sa pensée. »

Nietzsche conclut avec éloquence et poésie : « Il esta peine besoin de le dire : le souffle tragique a passé sur cette vie. Celui dont l’âme peut en pressentir quelque chose, celui pour lequel la nécessité d’une illusion tragique sur le but de la vie, le brisement des intentions, le renoncement et la purification par l’amour, ne sont pas des notions étrangères, celui-là doit sentir, dans ce que Wagner nous montre à présent dans son œuvre, comme une vague ressouvenance de l’existence tragique du grand homme. Nous croyons entendre dans le lointain Siegfried racontant ses exploits ; le deuil profond de l’automne se mêle à la joie touchante du souvenir, et toute la nature se tait dans un crépuscule doré. »

L’œuvre est résumée aussi largement que la vie. Nietzsche parfois se plaît à ne regarder Wagner que du point de vue le plus général, à ne définir, à n’admirer le génie du musicien qu’en raison et comme en fonction du génie de la musique en soi. Mais d’autres fois, c’est Wagner lui-même et lui seul, c’est ce qu’il y a chez lui de personnel et de nouveau, que Nietzsche entreprend de nous révéler. Sa pensée et son langage prennent alors une précision qui n’enlève rien à leur puissance et l’on se demande si dans une telle critique c’est l’ampleur ou l’exactitude qu’il convient d’admirer davantage.

« En Wagner, écrit Nietzsche, le monde visible veut se spiritualiser, s’absorber et trouver son âme perdue dans le monde des sons.

« En Wagner aussi, le monde des sons veut se faire jour comme phénomène pour la vue et pour ainsi dire prendre corps. Son art le conduit toujours par deux voies différentes du monde où domine le son vers le monde de la vision, auquel le relient des affinités mystérieuses, et vice versa. Il est continuellement forcé, — et l’observateur avec lui, — de retraduire le mouvement visible en âme et en vie proprement dite et de percevoir en même temps comme phénomène visible l’action la plus cachée de l’âme et de lui donner un corps apparent. »

Cela n’est plus de la métaphysique. Mais c’est encore de la philosophie, appliquée à un grand musicien et comme vérifiée en lui. C’est une juste définition de l’espèce de dualisme et du conflit, ou mieux de l’échange perpétuel, qui s’opérait chez Wagner avec plus de force et de richesse peut-être que chez tout autre, entre le musicien de théâtre et le pur musicien.

Ailleurs, la métaphysique même s’explique et s’éclaire pour nous par une lumineuse interprétation du génie de Wagner. Nietzsche nous le montre embrassant en quelque sorte la musique non seulement de l’avenir, mais de l’univers, « De Wagner le musicien, on pourrait dire en général qu’il a donné une voix à tout ce qui jusqu’ici n’avait pas voulu parler dans la nature. Il ne croit pas à l’existence nécessaire de quelque chose de muet. Il pénètre jusqu’à l’aurore, dans la forêt et dans la nue, dans la gorge et jusqu’au sommet des monts, dans l’horreur et dans la sérénité des nuits, et partout il devine leur désir secret ; eux aussi, ils veulent rendre un son dans la mélodie universelle. Là où le philosophe dit : il existe une volonté qui, dans la nature animée comme dans la nature inanimée, a soif d’existence, le musicien ajoute : et cette volonté veut, à tous les degrés, une existence mélodieuse. »

Enfin, serrant toujours de plus près le sens intime et la beauté spécifique du génie wagnérien, Nietzsche en détermine avec justesse un des caractères essentiels. C’est une belle page à la fois d’histoire et de critique musicale. La musique, écrit Nietzsche, ne s’était longtemps appliquée « qu’à des états permanens de l’homme, à ce que les Grecs nomment éthos, et elle n’avait commencé qu’à partir de Beethoven à essayer le langage du pathos, c’est-à-dire de la volonté passionnée, des événemens dramatiques qui se succèdent dans le cœur humain. »

Ayant ainsi tracé comme une ligne de partage entre les deux versans de notre art, Nietzsche analyse la musique d’éthos. Il étudie les formes qu’elle s’était données, qui lui convenaient et qui longtemps lui suffirent. Mais après que l’art éthique eut exprimé par des représentations multiples ces états, divers et nombreux, mais fixes, il tomba dans une sorte d’épuisement, dont ne le put sauver la merveilleuse imagination de ses maîtres. Beethoven le premier fit parler à la musique le langage, interdit jusque-là, de la passion. Pourtant, à l’originalité de son style, des restes de tradition continuèrent de se mêler. Contre l’élément nouveau, pathétique, l’ancien, l’éthique, se défendait encore. Beethoven, au dire de Nietzsche, — et cela n’est pas mal dit, — Beethoven excelle à décrire la courbe générale d’un sentiment ou d’une passion, à en marquer les principaux jalons et les points de repère successifs. Il était réservé à Wagner de remplir en quelque sorte les intervalles. « À cet effet il eut besoin de répudier la partialité et les prétentions de l’ancienne musique des états permanens. » Il les répudia donc et, le premier peut-être, il exprima du sentiment, ou de la passion, ou de l’âme, beaucoup moins l’état ou les états durables, que l’évolution ininterrompue et l’éternel devenir.

Cela, pour le coup, est la vérité même. Et ce n’est plus seulement une vérité de l’ordre philosophique, ou littéraire, ou poétique. Nietzsche sort ici des considérations générales, ou plutôt il les dépasse. Il entre dans le vif, il pénètre jusqu’au centre du génie proprement musical de Wagner. À l’étude de la poetical basis, comme disent les critiques anglais, il ajoute l’examen de la practical basis et sur l’un et l’autre fondement on pourrait croire sa doctrine assurée pour toujours.

Mais à peine l’a-t-il établie, — et avec quelle ardeur ! — qu’avec une ardeur au moins égale on va le voir l’ébranler et la détruire.


II



L’auteur de Richard Wagner à Bayreuth a poétiquement imaginé que Wagner, à l’heure la plus sombre de sa vie, et comme « dans la nuit de ses efforts souterrains, » vit apparaître bien loin au-dessus de lui « une étoile à l’éclat mélancolique. Dès qu’il la reconnut, il la nomma  : Fidélité, oubli de soi par fidélité. » Nietzsche n’était pas né sous cette étoile, et la fidélité, l’oubli de soi furent ses moindres vertus. M. Faguet estime qu’il était loyal et que sa loyauté même « le forçait à penser, à dire, à écrire des choses contradictoires et contraires à sa pensée générale, si, au moment où il les concevait, elles lui paraissaient vraies. » Dans ses relations avec Wagner, il semble pourtant qu’avant de manquer à la fidélité, il ait péché contre la franchise. À l’heure même où il écrivait Richard Wagner à Bayreuth, plus tôt peut-être, sa rupture intérieure avec Wagner était déjà consommée. Plus « inactuelle » encore, et dans un autre sens que le titre ne le laissait entendre, l’œuvre était un faux témoignage, le symbole posthume et mensonger d’une foi déjà trahie et morte. Aussi bien Nietzsche ne faisait pas mystère de ses inconséquences. Et surtout il n’en éprouvait nulle honte. De son propre aveu, Richard Wagner à Bayreuth était au fond « un hommage reconnaissant rendu à un moment de son « passé, » à la plus belle période de bonne mer et à la plus dangereuse aussi de son existence… c’était en réalité une rupture, un adieu. » C’était, en d’autres termes, l’application d’une maxime ou d’une loi personnelle, que Nietzsche a formulée en ces termes orgueilleux : « Il ne faut parler que de ce qu’on a surmonté. Mes œuvres ne parlent que de mes victoires. »

De sa victoire sur Wagner, chèrement achetée entre toutes, le vainqueur garda longtemps le secret. Il ne la publia qu’après plusieurs années. Mais alors il la célébra, comme il avait chanté sa victoire pour Wagner, sur le mode lyrique. Richard Wagner à Bayreuth reçut dans le Cas Wagner, dans Nietzsche contre Wagner et autres fragmens, un démenti furieux et pour ainsi dire enragé. En face d’une thèse et pour sa ruine, jamais antithèse ne fut soutenue avec plus de violence. Enthousiaste et fanatique à rebours, Nietzsche tourna contre sa croyance et son amour passé toutes les forces de son esprit et toutes celles de son cœur. Alors en un plomb vil on vit l’or pur se changer. Et ce fut un exemple insigne du phénomène ou de l’évolution que Nietzsche appelait la transmutation des valeurs et dans laquelle il avait cru reconnaître la loi même de sa pensée et de sa vie.

Fond et forme, principes et conséquences, la banqueroute n’épargna rien. Nietzsche se désavoua tout entier. De ses deux ouvrages : Richard Wagner à Bayreuth et le Cas Wagner, le second est à tous égards, dans l’ensemble et dans le détail, une épreuve négative et comme l’envers du premier. Tout ce que Nietzsche donna jadis à Wagner, il le lui reprend, et d’une main plus avare qu’elle n’avait été libérale autrefois. Il avait défini Wagner : « Un talent naturel pour le théâtre qui dut renoncer à se satisfaire de la manière la plus vulgaire et ne trouva son issue et son salut qu’en faisant contribuer tous les arts à une grande révolution théâtrale. » Il retourne aujourd’hui le portrait, ou le renverse, et dans celui qu’il regardait comme l’artiste supérieur, le dramaturge intégral, il ne voit plus que le comédien, c’est le comédien qu’il dénonce et qu’il maudit. « Vous ne savez pas, s’écrie-t-il, qui est Wagner : un comédien de premier ordre... Le comédien Wagner est un tyran... Incomparable histrion, le plus grand des mimes, le génie de théâtre le plus étonnant que les Allemands aient jamais possédé, notre talent scénique par excellence. » Que signifie l’apparition de Wagner ? « L’avènement du comédien dans la musique, événement capital, qui donne à penser et qui donne aussi à craindre . »

Voir encore en Wagner un musicien de théâtre, Nietzsche ne s’y refuserait peut-être pas, « s’il était une fois prouvé que la musique puisse, dans certaines circonstances, ne pas être de la musique, mais un langage, un outil, une ancilla dramaturgica. » Mais pour la musique pure, celle que Hegel appelait la musique indépendante, qui n’est belle et n’existe qu’en soi, Nietzsche en refuse, en reprend à Wagner le génie ou le don. Et parmi tant de reprises que sa vengeance exerce, il faut avouer que celle-ci n’est pas la moins exorbitante. « Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toute règle et, plus nettement, tout style dans la musique, pour faire d’elle ce dont il avait besoin, une rhétorique théâtrale, un moyen d’expression, un renfort de mimique, de suggestion, de pittoresque psychologique. » Le fond musical et la substance organique, voilà ce qui manque le plus aux partitions de Wagner. « Il ne vous présente que des illusions de nourriture… Son recitativo : peu de viande, pas mal d’os et beaucoup de bouillon. J’appelle ce récitatif alla genovese, par quoi je n’entends pas du tout être aimable pour les Génois. » La musique de Wagner n’est pas idée ou pensée, mais rêverie. Elle a pour élément, au lieu de la forme, c’est-à-dire de la mélodie, la couleur, autrement dit le timbre et l’instrumentation. « Etudions avant tout les instrumens… La couleur du son est décisive ; ce qui résonne est presque indifférent. »

D’où il suit que la symphonie wagnérienne, avec ses immenses développemens, se réduit pour Nietzsche, pour le second Nietzsche du moins, à des combinaisons non de lignes, mais de points ou d’atomes sonores. « Je le répète, Wagner n’est digne d’admiration et d’amour que dans l’invention de ce qu’il y a de plus infime : la conception des détails. On a toutes les raisons de le proclamer en ceci un maître de premier ordre, notre. plus grand miniaturiste musical, qui fait tenir dans l’espace le plus petit une infinité d’intentions et de subtilités. » Peut-être ; mais le génie de Wagner offre des contrastes et des contre-parties. Nietzsche les voyait mieux autrefois. Alors il se sentait « en face de courans opposés, mais aussi d’un fleuve au cours puissant qui .les domine tous. Le fleuve coule d’abord irrégulièrement… ses ondes semblent vouloir se séparer et suivre des directions différentes… Nous voyons leur mouvement devenir plus fort et plus rapide… et tout à coup, vers la fin, le large fleuve dans toute sa force se précipite vers l’abîme avec un désir fatal du gouffre et de ses fureurs. Jamais Wagner n’est plus lui-même que lorsque les difficultés s’accumulent et qu’il peut agir dans des conditions gigantesques avec la noble joie du législateur. »

Wagner est lui-même dans les deux cas et comme à ces deux extrémités de son génie. Et ce n’est pas la moindre injustice de Nietzsche d’oublier l’une pour l’autre et, laissant échapper un des bouts de la chaîne, d’abandonner pour l’analyse minutieuse, infinitésimale peut-être, la synthèse grandiose et véritablement infinie.

De Wagner écrivain, critique ou philosophe, Nietzsche ne s’est pas moins séparé, — lui-même disait délivré, — que de Wagner musicien. « Je ne connais pas d’écrits esthétiques qui donnent plus de lumière que ceux de Wagner… C’est un des tout à faits grands qui se lève ici comme témoin… Quelques-uns de ses écrits font faire toute velléité de contradiction et imposent au lecteur une contemplation muette, sérieuse, attentive, comme il convient en présence de précieux reliquaires. » Ainsi parlait Nietzsche autrefois. Mais tout à coup ses yeux se sont fermés à la lumière, et ses oreilles au témoignage ; il a, de ses mains irritées, brisé le reliquaire et jeté les reliques au vent.

Enfin ce n’est pas seulement la musique de Wagner, c’est la musique selon Wagner que Nietzsche répudie et déteste aujourd’hui. C’est la conception d’une musique ne signifiant pas seulement la musique. Et pourtant n’est-ce pas cette conception-là dont il avait fait jadis, avec Wagner et d’après les Grecs, la base, le centre et le sommet de sa propre doctrine ? Quand il se plaint que Wagner, par principe, mette au premier plan son : « Cela signifie, » Nietzsche oublie qu’il a naguère attendu, exigé lui aussi de la musique la signification de choses plus vastes et plus hautes qu’elle-même. Ce qu’il traite avec mépris de « littérature, » c’est l’ensemble des rapports supérieurs, — et sans lesquels il n’est pas de musique digne de ce nom, — que la musique soutient avec la vie : avec la vie de l’individu et celle de la foule ; c’est la correspondance de l’ordre sonore, — comme de tout ordre esthétique, — avec l’ordre de l’esprit et de l’âme, avec cet univers où Nietzsche avait admis la musique et d’où maintenant il prétend l’exclure. Prétention injurieuse et de sa part imprévue. Pour son art bien-aimé, que n’avait-il pas revendiqué naguère ! Quelle mission ! Quelle dignité ! Quelle puissance ! Alors il lui confiait le soin, il lui conférait l’honneur de simplifier l’apparence du monde et de résoudre, pour un instant, l’énigme de la vie. Jusqu’où ne sont pas descendus aujourd’hui ses vœux et son espérance ? Écoutez la dernière question qu’il se pose et comment il y répond. « Mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique ? Car il n’y a pas d’âme... Je crois qu’il demande un allégement ; comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux… »

Ainsi contre son esprit, contre son âme, — il y croyait alors, — autrefois ravie en extase, Nietzsche en appelle à son corps. Il ne demande plus que pour son estomac, pour ses entrailles, — il les nomme, — le contentement et le bien-être. « Mes objections contre la musique de Wagner sont des objections physiologiques. À quoi bon les désigner encore sous des formules esthétiques ? L’esthétique n’est qu’une physiologie anoliquée. » Il faut avouer que la chute est profonde. Ce n’est pas seulement l’évolution d’un idéal qu’un pareil axiome trahit : c’en est la dégradation et la mort.

Richard Wagner à Bayreuth, d’une part ; de l’autre, le Cas Wagner et les divers fragmens qui s’y rapportent, ces deux versans de la pensée de Nietzsche ne diffèrent pas moins par la forme que par le fond. Le style, avec l’homme, a changé. Tandis que l’apologie se déployait dans un ordre concerté d’avance et grandiose, l’anathème s’emporte et se précipite, au hasard d’une improvisation irritée, sans méthode comme souvent sans mesure. Enfin et surtout, lyriques l’un et l’autre, si le dithyrambe l’était avec sympathie, avec amour, le lyrisme de la satire ou du pamphlet n’est fait que d’ironie et de haine. Avec une verve, une âpreté que l’Allemagne ne connaissait plus depuis Henri Heine, tout de Wagner, ses œuvres, ses héros, son idéal, est ici parodié, tourné en dérision et en caricature. « Qui donc nous apprendrait, si ce n’est Wagner, que l’innocence sauve avec prédilection des pécheurs intéressans ? (c’est le cas de Tannhäuser). Ou bien que le Juif Errant lui-même trouve son salut, devient casanier lorsqu’il se marie ? (c’est le cas du Vaisseau Fantôme), ou bien qu’une vieille femme corrompue préfère être sauvée par de chastes jeunes gens ? (c’est le cas de Kundry dans Parsifal), ou bien encore que de jeunes hystériques aiment à être sauvées par leur médecin ? (c’est le cas de Lohengrin). »

Une grande partie de l’ouvrage est écrite sur ce ton, qui de la raillerie s’élève quelquefois, — ou s’abaisse, — jusqu’à l’invective. Enfin, pour définir en son essencs et par une formule générale le génie même de Wagner, Nietzsche a trouvé ce peu de mots, qui ne s’oublieront pas : « Wagner est une maladie. » Le Cas Wagner n’est qu’un traité de cette maladie, racontée par celui qui plus que personne en fut malade, et qui s’en est guéri.

L’évolution musicale de Nietzsche est maintenant achevée. Il reste encore à la comprendre, à s’expliquer pourquoi, du bandeau royal dont il avait couronné Wagner, Nietzsche a voulu faire un lacet, pour l’en étrangler.

III


Parmi les causes diverses de ce revirement fameux, les unes sont de l’ordre esthétique; il se mêle aux autres un élément personnel et plutôt moral. Dans le double mouvement de la pensée de Nietzsche, ce qu’il y a de plus singulier, c’est l’aller, non le retour ; ce n’est pas l’apostasie, mais l’apostolat. Nietzsche est parti, pour ainsi dire, à faux, et son wagnérisme, ou sa « wagnérie, » à mesure qu’on l’observe davantage, apparaît de plus en plus sinon peut-être comme une « maladie, » au moins comme une méprise.

M. Faguet l’a très bien dit : « Avant tout, » — et nous ajouterions volontiers après tout, car c’est le fond même de la na-ture de Nietzsche et, couvert un moment, il a fini par reparaître ou par remonter, — « Nietzsche est un classique, un apollinien et un dionysiaque, un néo-Grec, un helléniste qui voudrait être un Hellène… De là sa passion pour le drame de Wagner, dans lequel il a cru retrouver la tragédie grecque. Et de là aussi (sans tenir compte des raisons d’ordre intime que je conviens qu’il faudrait compter), sa colère, plus tard, contre ce même drame de Wagner. »

Wagner et l’antiquité : l’erreur de Nietzsche fut de vouloir établir entre ces deux termes une assimilation possible, bien que douteuse encore, sur quelques poiiats secondaires, mais qui, sur d’autres, les plus nombreux et les plus importans, se dérobe ou plutôt se résout en une irréconciliable antithèse. Nietzsche a faussé par là des rapports naturels, qui sont d’opposition et non de similitude. C’est justement cette déformation qui donne à sa première apologie de Wagner, l’Origine de la tragédie, je ne sais quoi d’oblique et de paradoxal. Le panégyrique suivant, Richard Wagner à Bayreuth, est fondé sur d’autres bases ; il leur doit plus de droiture, d’assurance et de solidité.

Nietzsche rapporte à l’année 1881 « une transformation soudaine, profonde et décisive de son goût, surtout en musique… une régénération totale de l’art d’entendre. À Recoara, petite ville d’eaux près de Vienne, où je passai le printemps, j’observai, nous dit-il, avec mon maestro et ami Peter Gast, — un « régénéré » lui aussi, — que le phénix musique volait près de nous paré d’un plumage plus léger et plus brillant qu’autrefois. » Au fond, la régénération n’était qu’une réminiscence, et dans le phénix aux couleurs plus vives, à la voix plus mélodieuse, Nietzsche aurait pu reconnaître « l’oiseau de ses jeunes années. »

Il volait vers le Sud, et Nietzsche suivit son ossor de toute l’ ardeur ranimée de ses premières amours. Alors Nietzsche jeta ce cri fameux, devenu sa devise, et dont les plus belles, les plus chaudes pages du Cas Wagner et des œuvres qui s’y rapportent ne sont qu’une paraphrase exaltée : « Il faut méditerraniser la musique. » Et voici la musique, — aussi contraire que possible à celle de Wagner, — qu’il voulut désormais, ou qu’il rêva : « En admettant que quelqu’un aime le Midi comme je l’aime, comme une grande école de guérison de l’esprit et des sens, comme une excessive abondance de soleil et de transfiguration qui s’étend sur une existence souveraine, ayant foi en soi-même, eh bien ! celui-là apprendra un peu à se mettre en garde contre la musique allemande, puisqu’en lui gâtant à nouveau le goût, elle lui gâte en même temps la santé. Un tel homme du Midi, non d’origine, mais de foi, devra, s’il rêve de l’avenir de la musique, rêver aussi qu’elle s’affranchisse du Nord. Il faudra qu’il ait dans ses oreilles le prélude d’une musique plus profonde, plus puissante, peut-être plus méchante et plus mystérieuse, d’une musique supra-allemande qui, à l’aspect de la mer bleue et voluptueuse et de la clarté du ciel méditerranéen, ne s’évanouisse, ne pâlisse et ne se ternisse point, comme le fait toute musique allemande ; d’une musique supra-européenne qui garderait son droit, même devant les bruns couchers de soleil au désert, dont l’âme serait parente aux palmiers, et qui saurait demeurer et se mouvoir parmi les grands fauves, beaux et solitaires. »

Je me trompais tout à l’heure. Nietzsche fit mieux que rêver cette musique. Il la trouva, réelle, vivante, et ce fut chez nous. Le Cas Wagner, on le sait, commence par une éclatante apologie de Bizet et de Carmen. Avec une ferveur de néophyte, Nietzsche immole au seul chef-d’œuvre de Bizet le répertoire de Wagner tout entier. Si grand que soit le musicien de France, l’honneur est un peu grand pour lui. S’il eût vécu, le premier sans doute il eût refusé le trop glorieux holocauste. Mais Nietzsche ne faisait ou ne pensait jamais rien à demi. Contre le génie allemand, une fois de plus vainqueur, il avait appelé de tous ses vœux une renaissance, une revanche du génie latin. Carmen en était le signal et comme les brillantes prémices ; à l’œil impatient du philosophe, elle en parut l’effet ou l’accomplissement intégral, et dans une seule hirondelle Nietzsche salua tout le printemps. « Cette musique de Bizet me semble parfaite. Elle approche avec une allure légère, simple, polie. Elle est aimable, elle ne met point en sueur... Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats ; première thèse de mon esthétique... Cette musique est riche, elle est précise. Elle construit, organise, achève ; par là, elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie infinie .. » Le ciel gris de l’abstraction semble sillonné par la foudre ; la lumière devient assez intense pour saisir les « filigranes » des choses ; les grands problèmes sont assez proches pour être saisis ; nous embrassons le monde comme si nous étions au haut d’une montagne... J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage d’une sensibilité qui, jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente. Quel bien nous font les après-midi dorés de son bonheur ! »

Lumineux, précis et formel, voilà l’idéal gréco-latin. On l’appelle aussi l’idéal classique. Nietzsche y revient, et l’adore également sous cet autre nom, qui ne signifie pas autre chose. Il reconnaît une seconde forme de son erreur et désormais, il déteste, il dénonce en Wagner le génie romantique autant que le génie moderne et le génie allemand. Il se rallie à la doctrine et à la parole de Goethe : « Le classique est sain, le romantique est malade. » Wagner n’eut pas, ou plutôt ne fut pas une autre maladie. Et Nietzsche avait pu croire qu’il était la santé et la vie! Il avait trouvé le parfum du printemps à cette fleur empoisonnée de l’automne! Enfin il l’a jetée loin de lui. Il était temps. « Il était grand temps de prendre congé. Cela me fut démontré tout de suite. Richard Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité un romantique caduc et désespéré, s’eff"ondra soudain, irrémédiablement anéanti... L’événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit que je venais de quitter et me donna aussi ce frisson de terreur que l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger. Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à trembler... Je commençai par m’interdire, radicalement et par principe, toute musique romantique, cet art ambigu, fanfaron, étoufi"ant, qui prive l’esprit de sa sévérité et de sa joie, et qui fait pulluler toute sorte de désirs vagues et d’envies spongieuses. Cave musicam ! C’est aujourd’hui mon conseil à tous ceux qui sont assez virils pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit. Une pareille musique énerve, amollit, efféminé ; son éternel féminin nous attire en bas. »

Idéal classique, idéal gréco-latin, tous les deux se mêlent et n’en font plus qu’un dans cet éloquent aveu de crainte et d’espérance : « Le danger de la musique nouvelle, c’est qu’elle nous présente la coupe des délices et du sublime avec un geste si captivant, avec une telle apparence d’extase morale, que le plus modéré et le plus noble finit toujours par en absorber quelques gouttes de trop. Mais cette minime débauche, répétée à l’infini, peut amener à la longue une altération de la santé intellectuelle plus profonde que celle qui résulterait des excès les plus grossiers, en sorte qu’un jour il ne restera plus autre chose qu’à fuir la grotte des nymphes, pour retourner, à travers les flots et les dangers, vers l’ivresse d’Ithaque et les baisers de l’épouse, plus simple et plus humaine, bref de retourner au foyer. »

Ce n’est point assez pour Nietzsche de convaincre de romantisme la musique wagnérienne, moderne, allemande. Il finit par en soupçonner, par en croire atteinte et comme viciée dans son essence la musique elle-même. « Je touche ici à une question capitale : dans quel domaine se classe notre musique entière ? Les époques du goût classique ne connaissent rien de comparable ; elle s’est épanouie lorsque le monde de la Renaissance atteignit à son déclin... La musique, la musique moderne n’appartient-elle pas déjà à la décadence ?... N’est-elle pas née dans l’opposition contre le goût classique, de sorte que chez elle toute ambition de classicisme soit par elle-même interdite ?...

« La réponse à cette question de « valeur, » qui a une importance de premier ordre, ne serait pas douteuse, si l’on avait justement apprécié le fait que la musique atteint dans le Romantisme sa maturité supérieure et sa plus grande ampleur, — encore une fois comme mouvement de réaction contre le classicisme. »

La réponse en effet ne serait pas douteuse. Mais ce ne serait pas celle que semble prévoir et redouter notre romantique repenti. Dans l’histoire et dans le génie de la musique, l’idéal romantique a sa part, et glorieuse. Mais le romantisme n’est tout de même qu’un des aspects, un des momens de l’art musical ainsi que des autres arts. Il est très loin de l’absorber, ou, comme Nietzsche paraît tenté de le croire, de le corrompre tout entier.

À ces causes, purement esthétiques, de la révolution musicale de Nietzsche, il convient d’en ajouter d’autres, qui touchent de plus près à sa morale, ou plutôt (nous ne parlons bien entendu que de ses théories) à son immoralité.

Sur les choses ou les « valeurs » de la vie et de l’âme, il n’y a peut-être pas dans l’œuvre entier de Nietzsche une idée, un principe, un sentiment, qui ne trouve dans l’œuvre entier de Wagner un démenti, voire une condamnation. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toutes tes forces et ton prochain comme toi-même pour l’amour de Dieu. » Les deux préceptes contraires ne résumeraient pas mal l’éthique du philosophe allemand. Nietzsche n’a haï personne autant que Dieu, si ce n’est son prochain. Il n’aima, n’adora que lui-même, et l’orgueil, la cruauté de son égoïsme n’eut d’égale que l’insolence ou le cynisme de son impiété.

Pour Nietzsche, la croix n’était que « le plus vénéneux de tous les arbres qui aient pris racine ici-bas. » Mais l’artiste qu’était Wagner voulut mourir à l’ombre de cet arbre et que son dernier chef-d’œuvre y fleurît. Un jour, Nietzsche reçut un exemplaire du poème de Parsifal où le poète avait fait suivre son nom de ces mots : « Membre du Conseil supérieur de l’Église. » Il découvrit alors, — et si ce fut alors seulement on peut s’étonner que la découverte ait été si tardive, — tout ce qu’au « génie du christianisme » le génie de Wagner avait emprunté et rendu. « Seiig im Glauben ! Selig in Liebe ! » chantent les serviteurs du Graal. « Heureux celui qui croit ! Heureux celui qui aime ! » Ennemi de la croyance autant que de l’amour, Nietzsche devait déf’îster non seulement dans un Parsifal, mais dans un Lohengrin, dans un Tannhäuser, dans un Vaisseau Fantôme, le double idéal de la foi et de la charité.

Pas plus que la piété, la pitié n’eut accès dans son âme dure. On sait qu’il avait fait de la compassion une faiblesse, une honte même. Comment la sublime promesse : Durch Mitleid wissend, et les mélodies et les symphonies, sublimes aussi, qui l’accompagnent, eussent-elles touché son cœur ? Il ne leur épargna ni la risée, ni l’outrage. Celui que possédait tout entier « l’orgueil de la vie, » de la vie plénière et surabondante, au besoin meurtrière, et, comme il disait lui-même, « la volonté de puissance, » celui-là ne pouvait comprendre chez Senta, ni chez Élisabeth, chez Parsifal, ni chez Kundry, la volonté contraire et qui fait avec leur humilité leur grandeur, la volonté de servir et de souffrir. Mais surtout Nietzsche a gardé sa plus cavalière ironie pour l’idée, chrétienne entre toutes, qui domine la dramaturgie wagnérienne : l’idée de la rédemption. « Vous ne m’entendez pas ? Vous préférez encore le problème de Wagner à celui de Bizet ? Moi non plus, je ne l’estime pas au-dessous de sa valeur. Il a son charme. Le problème de la rédemption est même un problème très vénérable. Rien n’a fait faire à Wagner de réflexion plus profonde que la rédemption. L’opéra de Wagner, c’est l’opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu’un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme, c’est là son problème. »

À l’amour qui sauve, Nietzsche préférait l’amour qui perd et qui tue, celui de Carmen et de José, pourvu qu’auparavant, il ait fait vivre, et de la vie où lui-même aspirait : « Non pas l’amour de la jeune fille idéale. Pas trace de « sentimentalisme. » Au contraire, l’amour dans ce qu’il a d’implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel, — et c’est en cela qu’il participe de la nature, — l’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base. Je ne connais aucun cas où l’esprit tragique qui est l’essence de l’amour s’exprime avec une semblable âpreté, revête une forme aussi terrible que dans ce cri de don José qui termine l’œuvre :

C’est moi qui l’ai tuée,
Ma Carmen, ma Carmen adorée.


Cette rédemption tant moquée, Nietzsche la cherche cependant ailleurs et fort différente, pour lui-même. Il la trouve dans Carmen. « L’œuvre de Bizet, elle aussi, est rédemptrice. Wagner n’est pas le seul rédempteur. Avec cette œuvre, on prend congé du Nord humide, de toutes les brumes de J’idéal wagnérien. » En d’autres termes, ce n’est point par Wagner, mais de Wagner, que Nietzsche réussit à se racheter. « Aux funérailles de Wagner, la première société wagnérienne d’Allemagne, celle de Munich, déposa sur sa tombe une couronne dont l’inscription devint aussitôt célèbre. Elle portait : « Rédemption au Rédempteur. » Chacun admira l’inspiration élevée qui avait dicté cette inscription, ce bon goût dont les partisans de Wagner ont le privilège. Mais il y en eut beaucoup aussi (ce fut assez étrange) qui firent cette petite correction : « Rédemption du Rédempteur. » Et l’on respira. »

Dans l’idéalisme de Wagner, il reste un dernier élément : l’élément social. Individualiste autant qu’irréligieux, Nietzsche ne pouvait manquer de le rejeter avec le même dégoût et la même violence que l’élément chrétien. À cet égard encore, il devait infailliblement réagir contre la musique de Wagner, si bien définie par les deux mots d’Amiel : « musique foule. » C’est à la foule que Wagner s’adresse. C’est la foule qu’il convie à l’écouter et à le comprendre. C’est à la foule, à l’humanité tout entière qu’il annonce, qu’il promet un art messager, ouvrier de salut et de joie. Nietzsche, s’était porté garant, — on se rappelle avec quel enthousiasme, — de cette vocation et de cette promesse universelle. Avec quelle sécheresse et quel dédain, il la rétracte aujourd’hui ! « Le peuple possède bien quelque chose que l’on peut appeler des aspirations artistiques ; mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Les déchets de l’art y suffisent. » Jadis il estimait que ce n’était pas trop, pour une si grande mission, de tout l’effort, de tout le progrès de l’art, de tous les arts, fondus ou refondus ensemble par la flamme du génie wagnérien. Le théâtre, le théâtre de Bayreuth, allait devenir, autant que l’asile et le sanctuaire, l’école de l’humanité. Et voici qu’au lieu de l’abriter, de la consoler, de l’instruire, le théâtre n’est plus bon qu’à la corrompre. Le danger et le vice du théâtre, c’est de détruire le sens individuel, de le perdre et de le noyer dans l’âme de la foule : « Que m’importe, à moi, le théâtre ? Que m’importent les crampes de ses extases « morales » dont le peuple se satisfait ?... J’ai un naturel essentiellement anti-théâtral ; au fond de l’âme, j’ai contre le théâtre, cet art des masses par excellence, le dédain profond qu’éprouve aujourd’hui tout artiste... À Bayreuth, on n’est honnête qu’en tant que masse ; en tant qu’individu, on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi lorsqu’on va à Bayreuth, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce envers Dieu et les hommes, entre ses quatre murs. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre. Il y manque la solitude. Tout ce qui est parfait ne tolère pas de témoins. Au théâtre, on devient peuple, troupeau, femme, pharisien, électeur, fondateur-patron, idiot, wagnérien. C’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre ; c’est là que règne le voisin; c’est là qu’on, devient voisin. »

Mais la musique de Wagner n’est pas seulement pour la foule; plus que, toute autre, elle est foule elle-même. Symphonique au suprême degré, le nombre, — et le grand nombre, — des parties ou des voix, des « motifs » et des sonorités, est son élément, si ce n’est son essence. Pour cette raison encore, l’individualisme, esthétique autant que moral, de Nietzsche, devait se détourner d’elle et retourner à la musique latine, à la musique ayant pour centre et pour sommet la mélodie, c’est-à-dire l’unité, c’est-à-dire la forme et la force personnelle entre toutes, la représentation sonore par excellence de l’individu.

Enfin, avec l’égoïsme doctrinal ou de théorie, il n’est point , incroyable, — et certains biographes le laissent entendre[2], — que l’amour-propre , l’orgueil en quelque sorte pratique ait éloigné le grand penseur de l’artiste plus grand encore ou, tout au moins, grand autrement que lui. Nietzsche, dans son Richard Wagner à Bayreuth, avait écrit : « L’anneau du Nibelung est un immense système de pensées, mais sans la forme spéculative de la pensée. Un philosophe pourrait peut-être lui opposer quelque chose d’analogue, qui serait complètement dénué d’images et d’action, et ne nous parlerait que sous la forme d’idées : on aurait alors représenté la même chose dans deux sphères disparates, une fois pour le peuple et une fois pour l’opposé du peuple, pour l’homme théorique. »

Le philosophe dont parle Nietzsche, c’est lui-même. C’est lui qui s’était flatté d’accomplir avec Wagner une œuvre commune, mais partagée inégalement, et que, par la gloire autant que par le génie, il estimait surtout sienne. N’avait-il pas dédié l’un de ses livres à Wagner comme à son « sublime lutteur d’avant-garde » (meinem erhabenen Vorkämpfer) ? Et voici que d’avant-garde seule obtenait l’honneur de la victoire. Le monde des formes sensibles l’emportait sur le monde des idées pures. Une des sphères englobait l’autre. La musique triomphait sans la philosophie ou plutôt triomphait d’elle, et le verbe était oublié pour les sons ! L’éviction, ne fût-elle qu’imaginaire, était dure, et la déception terrible. A-t-elle été pour quelque chose dans le grand changement que nous achevons d’étudier ? Elle n’en fut assurément ni le principe ni le tout ; elle en fut peut-être un élément, non pas le moins humain, ni le plus noble, ni le plus pur.

IV


Une semblable vicissitude peut être appréciée de deux manières : selon l’esprit et selon le sentiment ou le cœur. Du point de vue intellectuel, plus on la considère, et plus on y reconnaît un contraste, — nous en avons montré la violence, — mais non point, en somme et au fond, une contradiction. Soit en bien, soit en mal, on n’a jamais parlé de Wagner comme l’a fait Nietzsche, et dans les deux cas, ou dans les deux sens, jamais peut-être on n’en a mieux parlé. Il faut avouer que de tous les grands musiciens, Wagner est le seul qui nous divise encore, et profondément, contre nous-mêmes. On sert vraiment deux maîtres en lui, ou plutôt, s’il en est un qu’on sert, et qu’on admire, et qu’on adore, il en est un autre auquel on résiste, qu’on maudit et qu’on est parfois tenté de haïr. Nietzsche ne fit pas autre chose. Il vit et montra tour à tour ce que Balzac appelle quelque part « l’endroit du pour et l’envers du contre. » Il frappa les deux faces de la médaille. Il eut le tort seulement d’en frapper le revers avec trop de violence et de dureté. Puis, égaré par sa colère, il retourna l’effigie et refusa désormais de la regarder du côté de la beauté et de la lumière.

Mais il ne put arracher de ses yeux, même fermés, la vision jusqu’à la fin éblouissante. Son esprit incertain et près de s’égarer ne se résigna jamais complètement à ne plus admirer Wagner, son cœur encore moins à ne le plus aimer. Il appelait « sainte, » — sainte comme la douleur, comme le remords peut-être, — l’heure où Wagner mourut à Venise. Il pleurait au seul nom des lieux témoins de leurs anciennes rencontres. Sa guérison, pour employer son propre langage, lui fut plus cruelle que n’avait été son mal, et dans le secret, dans l’ombre de son âme où montait la nuit, c’est son mal qu’il continua de chérir.

Il a dit avec magnificence : « Nous fûmes amis et nous sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvons bien nous rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait. Et, à ce moment, les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite la toute-puissante nécessité de notre tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre vers des mers, vers des climats différens, et peut-être ne nous reverrons-nous jamais ; peut-être aussi nous reverrons-nous, mais sans nous reconnaître, tant la mer et le soleil nous auront changés. Nous devions devenir étrangers l’un pour l’autre ; notre loi supérieure le voulait ainsi. C’est pourquoi nous devons aussi devenir l’un pour l’autre plus dignes de respect. C’est pourquoi le souvenir de notre amitié passée doit devenir plus sacré. Il existe sans doute une courbe immense, un orbite d’étoile dans lequel nos voies et nos buts si différens sont peut-être compris les uns et les autres comme de courts segmens. Élevons-nous jusqu’à cette pensée. Mais notre vie est trop courte, notre vue trop bornée pour que nous puissions être autre chose qu’amis dans le sens de cette sublime possibilité. Ainsi donc nous voulons croire à notre amitié stellaire, quand bien même il nous faudrait être ennemis sur la terre. »

Eh bien ! non. Dans cette page admirable de grandiose mélancolie, Nietzsche s’excuse en poète, mais en poète seulement. Il ne fallait pas, il ne fallait à aucun prix, même sur terre, que Nietzsche devînt l’ennemi de Wagner, encore moins qu’il s’applaudît et se glorifiât de l’être devenu. Son amitié, son admiration pouvaient mourir. Mais l’une et l’autre avaient été si grandes, et si nobles, et si belles, qu’il devait à Wagner et qu’il se devait plus encore à lui-même d’en porter le deuil tragique, inconsolable et silencieux.

Camille Bellaigue.
  1. Lisez, dans la Revue du 15 août 1895, l’article de M. Édouard Schuré. : L’Individualisme et l’Anarchie en littérature.
  2. Voyez un article de M. Schuré dans la Revue du 15 août 1895 et, dans la Revue du 15 mai 1897, un article de M. de Wyzewa.