L’Étourdi, 1784/Seconde partie/6

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 29-36).

LETTRE VI.

La femme d’un Robin.


VRaiſemblablement ce jour-là m’était deſtiné à remplir les œuvres de miſéricorde, en conſolant les affligées. En ſortant de chez la Marquiſe, je fus chez une femme qui a l’eſprit ſec, le cœur froid, & beaucoup de cette ſenſibilité qui en remplace les mouvemens. Son maintien était ſi modeſte, elle ſavait ſi bien afficher la vertu, & rougir au moindre mot équivoque, qu’il fallait avoir une ſorte d’habitude des femmes pour appercevoir que tout était factice chez celle-ci, qui avait l’avantage d’être la tendre épouſe d’un Robin, maigre perſonnage, extrêmement fat, ayant dans l’eſprit cette morgue, & ce pédantiſme qui n’appartient qu’à eux.

Un léger déshabillé blanc qui ne laiſſait appercevoir du ſein que ce qu’il fallait pour qu’on devinât, le reſte, & dont chaque mouvement excitait un deſir. Des cheveux négligemment noués avec un ruban roſe, des mules de la même couleur, qui recélaient & décélaient en même temps les plus jolis pieds. Tel était à-peu-près l’ajuſtement de Madame la Conſeillere. Nonchalamment jetée ſur une bergere, d’une main ſoutenant ſon front, & de l’autre eſſuyant avec ſon mouchoir quelques larmes ; telle était l’attitude dans laquelle je la trouvai.

Le ſilence ſtupide où me réduiſit ſa vue, aurait, je crois, toujours duré, ſi elle n’eût pris la parole, en m’invitant à m’aſſeoir, & en s’excuſant avec beaucoup de grace ſur l’état où je la trouvais. Elle ne put prononcer ces derniers mots ſans répandre de nouvelles larmes. Si la voix me revint lorſque je la vis pleurer, j’éprouvai auſſi que Madame de Champlong n’avait pas totalement épuiſé mes reſſources de conſolation. — Qu’avez-vous qui vous afflige ? Madame, lui demandai-je avec l’air du plus vif intérêt, & même un peu attendri, — je ne puis vous dire, Monſieur, ce que je voudrais me cacher à moi-même, me répondit-elle ; je la preſſai tendrement de livrer ſon cœur avec un peu plus de confiance à un homme qui l’adorait. Puis, tout-à-coup, & ſans ſavoir encore de quoi elle pleurait, je me mis à pleurer avec elle. Notre duo larmoyant ne dura que quelques minutes. Après quoi, je voulus continuer mes queſtions, mais la parole expira ſur mes levres, & mon ſilence parla d’une maniere bien conforme à celle dont je m’étais propoſé de parler.

Déjà mon cœur précipitait ſes mouvemens, mes yeux ſe rempliſſaient de nuages, lorſque quelques regards que Madame la Conſeillere jetait de temps en temps avec inquiétude du côté où ſe tenaient ſes gens, me firent penſer qu’elle craignait que quelqu’un d’eux n’entrât. J’allais m’aſſurer de deux doigts de verrou, quand les beaux yeux de la Conſeillere, ces yeux charmans auxquels je devais déjà tant de lumiere, m’apprirent, en ſe tournant avec autant de langueur que de modeſtie, du côté de la chambre à coucher, qu’elle croyait que nous y ſerions plus en ſûreté que dans celle où nous étions, & que je n’avais point ſaiſi le ſens de ſes premiers regards. Effectivement, il était imprudent de fermer la porte au verrou, c’était l’expoſer au danger du plus violent ſoupçon, ſuppoſé que ſon mari, ou que quelqu’un de ſes gens eût voulu entrer.

Je l’enlevai de deſſus ſa bergere, & tâchai, en la tranſportant, de lui faire oublier par des baiſers donnés en apparence avec feu, mais qui avaient plus d’expreſſion que de valeur réelle, à quel point, à tous égards, je lui manquais. Senſible apparemment à l’honnêteté de mon procédé, ou trop peu à elle-même pour ſavoir ſeulement ce qui ſe paſſait, elle ſe laiſſa entraîner, avec une douceur dont je ne perdrai jamais le ſouvenir, dans cette chambre, témoin ordinaire ſans doute du bonheur de quelqu’autre. Lorſqu’elle y arriva avec moi, mon premier empreſſement fut de chercher des yeux où je pourais la poſer. Une ottomane s’offrit à mes regards, je l’y jetai avec précipitation, & y tombai dans ſes bras.

Des reproches, des prieres, des menaces ſe ſuccéderent d’abord dans ſa bouche ; mais la faibleſſe de ſes efforts me diſait trop qu’elle était diſpoſée à me pardonner, pour ne pas abuſer de ſa clémence. Ah ! Chevalier, me diſait-elle, méritais-je de votre part un pareil procédé… Enfin voyant que rien ne me touchait que mes deſirs, elle ſe réſigna, en s’arrangeant toutes fois, le plus dignement poſſible. Mon cher mari, s’écria-t-elle alors, faut-il que je te faſſe infidélité, toi que j’aime tant ! Elle me ſerrait dans ſes bras avec toute l’ardeur que peut donner le moment qui précede celui du délire, en prononçant ce toi que j’aime tant. Elle reprit, tu ſais cependant, mon cher mari, comme je t’ai… me, le ſoupir du plaiſir étouffa le reſte.

À peine commençait-elle à r’ouvrir les yeux, lorſque nous entendîmes du bruit. Ce n’était rien du tout que M. le Conſeiller. Il marche, avec un pas ſi grave & meſuré, que j’eus du temps de reſte pour rajuſter ma parure. Son arrivée me donna pour ſa femme quelque inquiétude, je craignis qu’il ne s’apperçût de la violente agitation où je venais de la mettre. Madame la Conſeillere qui ſaiſit, ſur mon viſage, le ſentiment qui l’agitait, me raſſura par le plus tendre ſourire, & certainement à l’air de dignité qu’elle prit tout d’un coup, il n’y avait pas de quoi avoir le plus léger ſoupçon. Mais ce qui me confondit ce fut cette lenteur qu’elle mit à regagner la piece où notre converſation avait commencé. J’imaginais que la crainte d’être ſurpriſe dans une ſituation dangereuſe devait lui donner plus d’activité.

Nous n’avions eu que le temps de nous aſſeoir lorſque le mari entra. Si le maſque de Madame la Conſeillere me raſſura, je ne fus pas ſans quelque crainte que la ſolitude dans laquelle nous ſurprenait ſon mari ne lui parut extraordinaire. Elle lut encore dans mes yeux cette ſeconde inquiétude, & la fit diſparaître comme la premiere par le moyen d’un ſouris mocqueur, & en hauſſant les épaules.

Cet excès de ſécurité ne doit pas t’étonner, Deſpras, Monſieur le Conſeiller eſt de tous les maris le moins jaloux ; non, qu’il croie à la vertu des femmes, mais parce qu’il ne pouvait s’imaginer qu’un homme de ſon mérite ſoit mis au nombre de tant d’honnêtes gens : & le toucha-t-il au doigt, & à l’œil, je crois qu’il accuſerait ſes ſens de le tromper, plutôt que d’oſer ſoupçonner une femme qui a le bonheur de lui être unie ? Une pareille tête doit être à l’abri de l’aigrette !

Eh bien ! Madame, dit-il à ſa femme êtes-vous conſolée de la perte de votre ſerin ? Pourquoi me rappeller, répondit-elle, la perte d’un animal auquel j’étais auſſi attachée. Le grave Robin dérida ſon front, pour rire un inſtant de la douleur de ſa femme, enſuite reprenant ſon air rébarbatif, il commença un beau diſcours ſur les folies que font les femmes pour des chiens, des ſinges, des oiſeaux, &c.

Comme je n’ai jamais aimé les ſermons, & encore moins ceux des Robins, je laiſſai M. l’orateur prêcher ſa femme tant qu’il voulut. Je regagnai ma voiture, ne pouvant m’empêcher de me répéter ce que m’avait dit la Conſeillere, mon cher mari faut-il, &c. & riant comme un fou de la ſingularité de cette aventure, avec une femme que je trouvai étrange pour la premiere infidélité. Car perſonne n’offre plus qu’elle ce cruel défaut dont on ne fait juge que l’homme qu’on appelle ſon amant. Quoi qu’aſſez ſouvent on puiſſe donner un autre titre à celui que les femmes daignent honorer d’une confiance un peu étendue.