L’Étourdi, 1784/Première partie/19

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 98-104).

LETTRE XIX.

Mépriſe de lit.


JE voyageais à cheval ; j’eus pendant les deux premiers jours, le plus beau temps du monde, mais le troiſieme, il s’éleva un vent très-violent, & la pluie fut ſi abondante, & les chemins furent tellement gâtés que tout ce que je pus faire fut d’arriver fort tard à Beaucaire. Accablé de fatigue, mourant de faim, & mouillé juſque’aux os, il ne me fut pas poſſible, quelque envie que j’en euſſe, d’aller plus loin.

La foire qui ſe tenait dans ce temps là, & qui eſt une des plus belles du Royaume, & des plus conſidérables de l’Europe, rempliſſait la ville d’un ſi grand nombre d’étrangers, que je ne pus me procurer un lit, quelque prix que j’en offriſſe. Après avoir parcouru de rue en rue toute la ville, je revins à la premiere hôtellerie où je m’étais arrêté, & je conjurai l’hôte de me procurer un gîte.

Tous vos efforts & les miens ſeroient inutiles, me répondit-il, je ne connais pas d’autre expédient pour vous loger, que de vous réſoudre d’avoir un compagnon de lit. Sur ce que je me récriai à cette propoſition, la femme de l’aubergiſte répliqua, que je ne ſerais pas le ſeul, que c’était l’uſage pendant le temps que durait la foire & qu’il n’y avait point de maiſon dans la ville, qui ne fût rempli de monde, depuis la cave juſques au grenier. Déterminez-vous mon Officier, me dit-elle ; car pluſieurs perſonnes ſollicittent cette moitié de lit, & je ſuis fort aiſe de vous donner la préférence parce que de tout temps j’ai été attachée à Meſſieurs les Militaires, la perſonne avec laquelle vous coucherez, eſt un fort honnête marchand qui vient ici toutes les années, & j’ai ſoin de ne le faire coucher qu’avec quelqu’un comme il faut.

La laſſitude & la néceſſité me forcerent d’accepter la propoſition de l’hôteſſe. Je la remerciai de ſa préférence & fus dans la ſalle à manger prendre place autour d’une table ſur laquelle je trouvai de quoi raſaſier mon appétit.

Après avoir ſoupé ; je demandai d’être conduit dans la chambre qui m’était deſtinée, une chandelle allumée une clef qu’on me mit dans la main, & un numéro qu’on me nomma ; ce fut tout ce que je pus obtenir. Les domeſtiques, me dit on, n’avaient pas le loiſir de me conduire, & le mien avait profité de la permiſſion que je lui avais donné de ſe coucher. Il était étendu ſur la paille qui était ſous le ventre de mes chevaux.

Il fallut me réſoudre, Je montai donc au troiſieme étage en cherchant mon numéro. J’avais oublié le quantieme, & je me diſpoſais à deſcendre, pour le demander, lorſqu’en traverſant le corridor, j’apperçus une porte entr’ouverte, qui, à la lueur d’une lampe à huile dont on ſe ſert dans le pays, & qui était poſée ſur un guéridon, me laiſſant voir un lit dont les rideaux étaient fermés, me fit croire que c’était là où Morphée me favoriſerait de ſes pavots ; je m’imaginai que le mortel heureux qui devait partager ma couche était déjà dans le lit, & qu’il avait apparement l’uſage d’avoir de la lumiere pendant la nuit.

Dans cette idée, j’entrai dans la chambre, laiſſai la porte à demi ouverte, éteignis ma chandelle, & pris place à côté de celui qui était dans le lit. Je ne pus dormir, l’excès de la fatigue m’avait ſeulement aſſoupi. J’étais dans cet état, lorſque deux ſervantes de l’auberge qui avaient fini leurs travaux, entrerent dans la chambre ; ſans doute dans l’intention d’y paſſer le reſte de la nuit.

Le bruit qu’elles firent m’engagea à me mettre ſur mon ſéant. Leurs propos aſſez leſtes me rendirent curieux ; j’entrouvris les rideaux, & je vis deux jeunes filles qui, aſſiſes ſur un vieux ſopha, faiſaient aſſaut de dextérité du bout de leurs doigts ſur la partie d’elles-même qui pouvait leur cauſer le plus de plaiſir. L’une était déjà dans le moment du délire, & plaiſantait ſa compagne ſur ſa lenteur à y parvenir, lorſqu’il me prit fantaiſie de faire partager à mon voiſin le même plaiſir dont je jouiſſais. Je cherchai à le réveiller. Le bruit que je fis, intimida ces filles, & leur fit lâcher priſe. Elles ſe mirent à courir dans le corridor, en pouſſant les cris les plus aigus.

En les voyant ſortir effrayées, je redoublai d’efforts pour réveiller ce qui n’était que trop endormi. Je ne ſentis aucun mouvement. Je ne touchai qu’un corps froid comme la glace, je m’apperçus que c’était un cadavre. Connaiſſant par cette découverte la cauſe de la peur de ces filles, je ſautai hors du lit, & la lampe à la main, je m’en fus par la même route qu’elles avaient tenue.

Elles avaient déjà donné l’allarme. Tous les locataires paraiſſaient en chemiſe. Les uns munis de grands couteaux de chaſſe, d’autres ayant à la main un grand fouet, ou une épée, ou un morceau de bois, tout le monde était armé.

Les plus faibles eſprits crurent ces filles, & me prenant pour un revenant des ſombres bords, ils me diſaient : ſi tu es choſe de bien, parle nous ; ſi tu es choſe de mal, diſparais. Je ne parlai, ni ne diſparus. Alors l’un de la bande propoſa de me faire rompre le ſilence, ou de me faire décamper à coups de fouet ; & pour prêcher d’exemple, il ſe diſpoſait à m’appliquer un coup du ſien. Mais à l’inſtant qu’il leva le bras, je lançai vers lui la lampe que j’avais à la main. Nouveau David, j’atteignis au front mon moderne Goliath, & je le renverſai. Sa chûte fit changer la ſcene ; elle épouvanta les autres ſpectateurs qui s’enfuirent en redoublant de ſignes de croix. J’eus beau parler, l’on ne m’écouta pas. L’on courut chez le Curé ; il arriva en exorciſant. Enfin au moment où il m’aſpergeait, je fus reconnu, & je rendis le calme à toute l’auberge.

Je grondai à mon tour, & j’aſſaiſonnai mes plaintes de ce mot énergique qu’un uſage bizarre a conſacré pour déſigner également le plaiſir le plus vif & le plus vrai, & la colere la mieux caractériſée. L’on me fit voir que c’était une erreur de ma part ſur la chambre que je devais occuper, qui était la cauſe que j’avais couché avec un homme qui était mort le matin : je reconnus ma mépriſe ; & dès que le jour vint éclairer le globe, je partis.