L’Étourdi, 1784/Première partie/18

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 92-97).

LETTRE XVIII.

Excellente recette pour obtenir de l’argent
de ſes parens.


TOulon, l’un des plus beaux ports de mer, du monde, des plus conſidérable, où il y a toujours une garniſon nombreuſe, & une grande quantité d’Officiers de la marine, eſt des villes de garniſon, l’une de moins agréables, & une de celles où des Officiers galants peuvent avoir très-peu d’intrigues, ce qui les oblige à employer à jouer le temps qu’ils ont de libre. J’étais un des premiers athletes, & je fus ſi malheureux qu’au bout de huit jours j’eus perdu ma penſion, & mes appointements d’une année, epuiſé la bourſe de mon frere Officier au régiment de ... également en garniſon à Toulon, & celle de ſes camarades ; tous les miens m’avaient prêté ; j’avais même eu recours à ces honnêtes Iſraélites qui vous facilitent les moyens d’anticiper ſur votre légitime, & outre cela je devais 25 louis, que j’avais perdu ſur ma parole.

Je vis le moment où j’allais me trouver à une certaine diſtance de la table du trente & quarante, & à n’avoir pour toute ration que du pain & de l’eau ; te l’avourai-je mon cher Deſpras ? Cette perſpective d’être mis en priſon, m’affligeait moins que la dure ſituation où la fortune m’avait réduit.

Tel eſt le démon qui tyranniſe le joueur ! On paſſe des jours entiers ſans ſe déplacer on compte pour rien, la faim, l’inſomnie, l’abbattement, la paleur, la douleur la plus cruelle eſt celle de n’avoir pas de fonds pour jouer.

Y a-t-il rien d’auſſi dangereux que cette fureur qui fait expoſer au haſard du dé où d’une carte, le patrimoine que l’on tient de ſes ayeux, la dot de ſa femme, & ce que la nature a ſubſtitué au profit de vos enfants. D’ailleurs combien eſt il difficile de garder toute ſa probité dans le gros jeu, ſurtout lorſque la fortune ne nous ſourit jamais C’eſt l’occaſion prochaine pour tous les vices. Madame Des Houlieres dit.


On commence par être dupe
On finit par être fripon.


Cette judicieuſe maxime reſte ſouvent inéfficace pour les jeunes gens, mais elle n’echappe jamais aux chefs des corps. Ils deffendent tous les jeux de haſard, ſont très attentifs à empêcher ces aſſemblées ſécrêtes où l’on fait de très groſſes pertes, puniſſent très ſévérement ceux qui s’y trouvent, qui s’y dérangent, ceux qui tombent dans le cas où j’étais. Et malgré cela, l’on joue gros jeu, parce que l’on dérobe le point & le moment de réunion du tripot.

Il fallait exactement payer les billets uſuraires que j’avais fait aux juifs, ſans quoi, ils auraient porté plainte au Major, & le pot aux roſes était découvert. Que l’on ſe mette un moment à ma place, & l’on me pardonnera l’expédient que j’emploiai, & auquel je n’aurais jamais penſé dans un temps moins nébuleux.

D’abord j’écrivis à mon pere, que mon frere, en revenant de l’exercice, avait attrapé une pleureuſie occaſionée par un paſſage rapide du chaud au froid, & je lui laiſſai entrevoir que les médecins donnaient fort peu d’eſpoir. Dans cet intervalle, & ſous un faux pretexte, j’engageai le domeſtique de mon frere, de ne point mettre à la poſte les lettres que ſon maître y enverrait ; l’on ſent qu’elles auraient dérangé mon projet.

M. De Falton me répondit avec toute la tendreſſe & la douleur d’un pere, & me recommanda de n’epargner ni ſoins ni argent pour conſerver les jours d’un fils pour lequel il adreſſait des vœux au ciel. Il finiſſait la lettre par des réflexions ſi vraies & ſi morales qu’elles manquerent de me faire deſiſter de mon projet ; & je ſentis aux combats qui ſe livraient au dedans de moi-même qu’il ne fallait pour le pourſuivre, rien moins que ma ſituation.

Je répondis ſur le champ à mon pere, que mon frere était mort depuis quelques jours, que ſa réſignation à la volonté de Dieu, la piété, & les ſentimens qu’il avait montré à ſa derniere heure, devaient porter quelque adouciſſement à la douleur de ſa perte.

Je lui fis enſuite le détail de ſes funerailles qui avaient été faites ſuivant ſon rang & ſa naiſſance, celui des prieres que j’avais fait dire pour le repos de ſon ame, & je n’oubliai pas d’y joindre quelques aumônes dont le malade m’avait chargé avant d’aller dans le ſein d’Abraham. Le compte que j’envoyai montai à douze cent livres. J’ajoutai que j’avais emprunté cette ſomme au Tréſorier du régiment, & que j’avais engagé ma parole d’honneur, de la rembourſer dans 15 jours. Ce temps était à-peu-près celui de l’échéance de mes billets.

Mon pere eût à peine reçu ma lettre qu’il m’envoya la ſomme que je demandais. Dès que je l’eus reçu, j’avouai à mon frere le tour abominable que je venais de jouer à mon pere, lui laiſſai le foin de le détromper, d’éſſuyer ſes larmes, & de convertir les habits lugubres que la famille avait déjà endoſſé, en d’autres dont la couleur fut plus agréable que le noir.

Mon frere fit écrire par un de ſes camarades, à mon oncle, qu’il n’avait jamais ceſſé d’exiſter, & le motif qui m’avait porté à le faire paſſer pour mort. Il le priait de ménager la ſenſibilité de mon pere, en lui annonçant cette impoſture.

Je tremble encore, Deſpras, quand je penſe à mon étourderie, elle manqua faire deſcendre au tombeau le meilleur des hommes, & le plus tendre des peres. M. de Falton qui ſe livra de la triſteſſe à la joie, gagna une maladie fort longue & fort dangereuſe. Il me pardonna mon étourderie, & mit le comble à ſa bienfaiſance en achevant de payer mes dettes. Il eſt vrai que la crainte de m’en voir contracter de nouvelles, l’engagea de demander pour moi un congé, il l’obtint, & je me rendis auprès de lui.