La Renaissance du livre (p. 239-248).


CHAPITRE XVIII



Au milieu de la joie, qui rajeunissait les vieux Claes et les bons serviteurs de la quincaillerie, Camille demeurait grave, enfermée dans ses regrets du passé. La délivrance, bien qu’elle l’eût attendue, elle aussi, avec tant d’héroïque patience, ne la délivrait pas de sa peine inguérissable.

Elle s’interrogeait anxieusement : que ferait-elle quand les glorieux bataillons de l’Yser défileraient sous les fenêtres de sa chambre ? Comment se défendre d’un sentiment trouble, d’une amertume voisine de l’envie, contre ces heureux soldats que la mort avait épargnés, émue d’admiration devant leur bravoure, la rage sublime, l’élan irrésistible de leur « On les aura ! ».

Non, un tel spectacle la navrerait d’une tristesse infinie : elle ne pourrait y prêter ses yeux, ni ses oreilles, ni la moindre portion de son cœur à jamais meurtri.

On comprenait les relancements de sa douleur toujours latente : on respectait la solitude qu’elle recherchait à présent dans le désir de ne contrister personne par une humeur qui la rendait incapable de farder sa mélancolie. Bien que la joie des siens lui fût un baume, elle en ressentait une sorte de malaise, comme un approfondissement de sa peine. Tout lui était à charge : jusqu’à Péro qui, devenu turbulent dans la maison réveillée, semblait l’importuner parfois de son babillage et de ses jeux…

— Voyons, fille, disait doucement le paralytique quand, les yeux rougis, elle prenait place aux repas, sois raisonnable… Pense, comme « il » doit être malheureux en voyant que tu pleures encore et que le retour de ses plus chers amis ne te cause aucun soulagement… Les morts s’affligent de notre chagrin.

— Allons, Camille, faisait à son tour la bonne tante, mange… Mange donc un peu ! C’est pour toi qu’Adélaïde a préparé ce petit plat !

Attendrie, elle faisait effort pour répondre à tant de sollicitude, tout en se disant qu’il leur était facile de ne plus être sombres puisque l’enfant les avait ressuscités à une vie de tendresse et de bonheur. Ils pouvaient oublier, eux !

Ce qui la désolait aussi, c’est l’attitude des Lust et de Bernard qui, moins délicats que ses parents, ne semblaient plus compatir à son chagrin ; n’osaient-ils pas se risquer à de gais propos, y mêler même brutalement le souvenir de Prosper ?

— Ma foi, s’exclamait le contremaître, qui sait les belles histoires que ses amis vont rapporter de là-bas ? Pour sûr qu’elles vous consoleront, Madame Camille ! Et moi, je vous dis que vous ne saurez plus être triste !

Ces paroles étranges, dont son sévère et pensif regard appuyé sur les dévoués serviteurs ne parvenait pas à interrompre le flux pressé, l’indisposaient contre eux plutôt qu’elle ne leur en savait gré.

Martha elle-même, qui lui était devenue si chère, ne lui apportait plus le moindre réconfort. Après cela, la jeune fille pouvait-elle s’occuper de plaindre une veuve inconsolable quand la joie débordait son cœur ?

L’extraordinaire histoire qui courait le quartier ! Cet officier britannique auquel elle avait servi d’interprète, qui s’était déclaré tout à coup son authentique cousin !

Les yeux brûlés par les gaz, le jeune homme avait été sauvé de la cécité par Victor De Bouck. Noble et riche Irlandais, il voulait s’intéresser à ses parents inconnus dont le jeune oculiste lui avait révélé l’existence en Belgique. Plein de reconnaissance envers le fiancé de Martha, il entendait affranchir l’excellent Théodore de son humble métier, doter ses enfants… Cette aventure était un conte de fées…

Pour l’heure, le vaillant étranger, installé chez les De Bouck, attendait le retour de son cher médecin, comblé d’égards et de soins par ses hôtes improvisés. Soudainement éprise d’une grande affection pour la « Rose d’Irlande », ainsi que le galant officier avait tout de suite surnommé sa cousine, l’impérieuse charbonnière abandonnait le rêve de marier son fils à la nièce des vieux Claes, estimant aujourd’hui qu’il serait plus avantageux à sa vanité d’avoir pour bru une jeune fille telle que Martha, si naturellement distinguée et de haut lignage…

Et pourquoi sa fille Charlotte, tout apaisée de son deuil, si fraîche et si avenante dans la fleur de ses vingt ans, oui, pourquoi n’inspirerait-elle pas à James De Leuw, auquel elle s’était si fort intéressée au cours de la campagne, une sympathie qui ne manquerait pas de se transformer bien vite en un sentiment plus tendre ?

Elle n’avait plus de préjugés. Quelque modeste que fût la condition de leur digne père — car Théodore devenait très digne — ses chers enfants avaient du sang noble dans les veines et ce n’est pas leur belle-mère qui permettrait que personne l’oubliât !



Camille avait l’âme trop bien faite pour éprouver aucun sentiment de dépit à l’égard de l’heureuse Martha : n’empêche que la joie de son amie l’affectait péniblement par une expansion qui ne voulait pas tenir compte de son propre état d’esprit.

Un après-midi que la jeune fille était accourue à la quincaillerie pour donner lecture d’une lettre de James annonçant la date précise de la rentrée des troupes à Bruxelles : — Oh ! chère, dit-elle sans prendre garde à l’émotion qui altérait le visage de Camille, vous assisterez à cette fête magnifique. Non, vous ne resterez pas à l’écart… Et d’abord, c’est votre Prosper lui-même qui vous commandera d’acclamer ses amis !

La jeune femme hochait la tête : il ne fallait pas lui demander l’impossible en ce moment ; les cris de joie, les fanfares lui seraient insupportables ou du moins trop pénibles à entendre. Elle voulait s’en aller ; demain, elle partirait avec Péro pour les « Peupliers ».

— Non, Camille, il faut que vous demeuriez ici… Et moi, je suis sûre que vous resterez et que…

Elle semblait hésiter à poursuivre ; puis, avec un accent de foi absolue :

— Et que vous mettrez votre robe blanche pour « les » voir passer !

En même temps, elle enlaçait la jeune femme et, dans une étreinte frémissante :

— Camille, Camille, je vous parais sans doute insensible, mais vous ne savez pas, vous ne savez pas ! Le bonheur approche peut-être avec nos chers soldats… Le bonheur pour tout le monde !

La jeune fille avait depuis longtemps quitté la chambre que Camille demeurait pensive, cherchant à démêler le sens des propos de son amie. Bien qu’ils ne lui parussent que des mots vides, réflexes d’une tendresse encore exaltée par la joie, ils la remuaient pourtant d’une sorte d’espoir vague, d’une attente de quelque chose d’imprévu, de ce « on ne sait quoi » de mystérieux que l’attitude si détachée de Lust et de sa femme, voire celle de Bernard lui-même, insinuait dans son esprit depuis quelques jours. Hélas, tout cela n’était que vaine illusion ! Non, rien ne devait survenir de si doux, de si consolant qui pût la distraire des souffrances de son cœur… Ces journées de fête lui seraient trop cruelles à vivre dans la ville en délire… Là-bas, aux « Peupliers », sa tristesse pourrait enfin se détendre, pleurer à l’aise, sans témoins. C’était bien décidé : demain, elle se réfugierait avec son fils auprès de la vieille maman Frémineur…

Elle s’occupait déjà à préparer sa valise de voyage quand on frappa à la porte :

— Madame Camille ! s’écria Adélaïde en se précipitant dans la chambre, vite, descendez ! Monsieur le curé est en bas qui demande après vous !

— Monsieur le curé ?

— Mais oui, vous savez bien, celui-là qui est déjà venu une fois ici !

— Monsieur de Boismont ! fit la jeune femme dans une surprise angoissée qui augmenta sa pâleur.

— Allons, dit l’affectueuse maritorne, n’ayez pas peur… Il a l’air d’un si brave homme avec sa belle barbe blanche ! Et moi, je suis sûre que c’est monsieur Saint-Nicolas !


Il attendait dans la petite pièce contiguë au magasin où leur première entrevue avait eu lieu au cours de l’an passé.

— Ma fille ! s’écria le prêtre en s’élançant au-devant de la jeune femme.

— Monsieur, dit-elle défaillante sous son baiser paternel, monsieur l’abbé, je vous ai attendu… Oh ! comme vous avez tardé à revenir ainsi que vous l’aviez promis !

Il s’excusait :

— Oui, j’aurais pu vous revoir plus tôt… J’en avais le plus vif désir… J’y ai résisté pourtant dans la crainte que les contingences de la guerre ne vinssent démentir tout à coup les informations consolantes dont je voulais vous faire part.

— Les informations consolantes ?

— Vous souvient-il de ce soldat ramassé sur le champ de bataille et qui me confia de précieux documents ?

— Si je me rappelle ! Vous ne le connaissiez pas. Mais je savais, moi, que c’était le brave Victor De Bouck, parti à la recherche du corps de son ami…

Le prêtre saisit les mains de la jeune femme et, dans un effort pour maîtriser son émotion :

— Mon enfant, je vous cachais la vérité en disant que ce blessé m’était inconnu… Le soldat que j’assistais en ce moment suprême n’était pas celui que vous croyez…

— Mais alors, murmura-t-elle bouleversée, quel était cet homme qui portait sur lui des papiers concernant notre famille ?

— Et une image que j’ai précieusement gardée, ajouta le vieillard en ouvrant d’une main fébrile un portefeuille déposé sur la table. La voici !

— Mon portrait ! s’écria-t-elle dans un sanglot.

— Oui, ma chère fille, c’était votre fiancé ! Et c’était le fils de mon frère bien-aimé ! Bientôt vous saurez tout !

Cependant, redressée, les yeux agrandis par la stupeur, Camille écoutait le vénérable missionnaire dont les paroles pénétraient moins dans son esprit qu’elles n’impressionnaient ses oreilles par une résonance qui évoquait la douceur d’une voix chérie. Et voilà que dans les traits, dans les gestes, dans toute la personne du vieillard elle découvrait à présent cette ressemblance qui, dès le premier abord, l’avait tant obsédée sans qu’elle eût jamais été capable de l’identifier à un type précis. C’était son amant que cet homme lui avait confusément rappelé à la suite de sa visite…

— Oh ! mon père, dit-elle en sortant de sa prostration, je comprends aujourd’hui… vous ne pouviez tout dire à notre première rencontre. Je me souviens… Ce blessé moribond, vous aviez dû l’abandonner, disiez-vous, à la garde des brancardiers… Mais ce n’était pas vrai, ce n’était pas vrai ! Non, vous n’avez pas abandonné votre neveu, presque votre fils !

— Chère Camille ! Oui, je suis demeuré auprès de l’héroïque soldat. Je l’ai assisté… Je l’ai ramené dans nos lignes avec son ami De Bouck… Et nous l’avons veillé pendant de longs jours…

— Hélas, soupira-t-elle, il était mortellement frappé…

Le prêtre se recueillit :

— Et si Dieu, dit-il d’une voix étouffée, si Dieu avait fait un miracle ?



Camille se ranimait sous les douces paroles du vieillard. Il expliquait son silence ; pourquoi lui apprendre que son fiancé était toujours debout quand il avait encore tant de périls à courir ? Alors, quel surcroît de douleur si la mort l’eût, cette fois, inexorablement frappé ? N’était-ce pas assez du terrible coup qu’elle avait reçu ? Une plaie qui se rouvre, oh ! l’affreuse torture ! Et puis, la mission que le soldat allait accomplir exigeait que nul de ses proches ne pût donner le moindre soupçon qu’il était encore de ce monde. Le véritable espion reste secret, ignoré de tous ; et lui, dans une contrainte sublime, ne doit plus connaître aucun des siens…

— Prosper fut ce héros… Un jour vous apprendrez le rôle qu’il a joué au front et dans cette ville, tout près de vous… C’est une histoire merveilleuse comme une légende !

Les larmes de Camille coulaient doucement :

— Il fut un héros, gémit-elle, il « fut »…

Le prêtre la soutenait dans ses bras ; maintenant, il pouvait tout lui dire :

— Ma fille, bénissons le Seigneur, car il a daigné exaucer mon vœu ! Je suis le messager de la bonne nouvelle !

— Il vit ? s’écria la jeune femme éperdue.

— Prosper se hâte vers vous, mon enfant ! Il devance ses frères d’armes. Il approche ! Demain, ou ce soir, dans une heure peut-être, il…

En ce moment, des abois retentirent dans la pièce voisine qui s’apaisèrent aussitôt en plaintes, en jappements d’une joie délirante… Comme le chien d’Ulysse, Tom avait reconnu son maître.

Et la porte s’ouvrit…