Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. 33-40).


PRÉFACE


L’idée de l’établissement d’un État juif, que je développe dans cet écrit, est très ancienne. Longtemps assoupie, elle se réveille aux cris contre les Juifs dont retentit le monde.

Je n’invente rien, c’est ce qu’on voudra bien, avant tout, ne pas perdre de vue en suivant les différents points que j’ai exposés au cours de cet ouvrage. Je n’invente ni les conditions historiques où se trouvent les Juifs, ni les moyens de porter remède à la situation existante. Les matériaux de l’édifice dont je dresse le plan existent dans la réalité, sont palpables. Chacun peut s’en convaincre. De sorte que, si l’on veut caractériser d’un mot cet essai d’une solution de la question juive, il ne faut pas l’appeler une « fantaisie », mais tout au plus une « combinaison ».

Je dois tout d’abord défendre mon projet contre l’accusation d’utopie. A vrai dire, je ne fais, par là, que mettre en garde les esprits superficiels contre l’erreur qu’ils pourraient commettre en émettant un jugement trop hâtif, car il n’y aurait nulle honte à avoir écrit une utopie humanitaire. Je pourrais me ménager aussi un facile succès littéraire en présentant aux lecteurs qui se veulent distraire, mon projet sous la forme d’un récit romanesque irresponsable. Mais il ne s’agit point ici d’une de ces utopies aimables comme en ont développées de nombreux auteurs avant et après Thomas Morus, et je crois la situation des Juifs dans différents pays assez grave pour rendre déplacé tout préambule folâtre.

Pour faire ressortir la différence entre mon projet et une utopie, je choisis un livre intéressant de ces dernières années : Terre Libre, du docteur Théodore Hertzka. C’est une ingénieuse fantaisie imaginée par un esprit profondément pénétré des modernes principes de l’économie politique, et aussi éloignée de la vie réelle que le mont Equateur sur lequel se trouve cet Etat chimérique. Terre Libre est une machine compliquée dans laquelle un grand nombre de roues dentées engrènent les unes dans les autres ; mais rien ne me prouve qu’elle puisse être mise en mouvement. Et même, quand je verrais naître l’association de Terre Libre, je ne pourrais me défendre de la regarder comme une plaisanterie.

Par contre, le projet que voici comporte l’utilisation d’une force motrice existant dans la réalité. Je me borne à indiquer, en toute modestie, vu mon insuffisance, les roues et les dents de la machine à construire avec la confiance qu’il se rencontrera, pour l’exécution, de meilleurs mécaniciens que moi.

Tout roule sur la force motrice. Et qu’est cette force ? La détresse des Juifs.

Qui oserait nier l’existence de cette force ? Nous nous occuperons d’elle dans le chapitre sur les causes de l’antisémitisme.

On connaissait déjà la force de la vapeur qui, produite dans la bouilloire par réchauffement, soulève le couvercle de cette bouilloire. Les tentatives sionistes et beaucoup d’autres formes de l’association « pour la défense contre l’antisémitisme » sont analogues au phénomène de la bouilloire.

Eh bien ! je dis que cette force, rationnellement employée, est assez puissante pour actionner une grande machine et transporter les hommes et les choses. Peu importe la forme extérieure de la machine.

Je suis profondément convaincu que j’ai raison. J’ignore si, au cours de ma vie, j’aurai gain de cause. Les premiers hommes qui commencent ce mouvement verront sans doute à peine sa fin glorieuse. Mais déjà, au début de leur entreprise, ils sentent qu’une haute fierté, intimement unie au bonheur de la liberté intérieure, ennoblit leur existence.

En défendant le projet contre le soupçon d’utopie, je crois devoir être sobre de descriptions pittoresques. Je m’attends d’ailleurs à ce qu’une raillerie irréfléchie s’efforce de caricaturer mon ébauche afin d’affaiblir la portée de l’œuvre conçue. Un Juif, au demeurant intelligent, à qui j’ai exposé la chose, m’a dit : « Le détail futur, représenté comme réel, est le propre de l’utopie. » Cela est inexact. Tout ministre des Finances table, dans son évaluation budgétaire, sur des chiffres futurs, et non seulement sur des chiffres qui lui sont fournis par la moyenne des années antérieures ou par les dernières recettes d’autres États, mais encore sur des chiffres sans précédents, comme par exemple lors de l’introduction d’un nouvel impôt. Il faut ne jamais avoir jeté les yeux sur un budget pour ignorer cette particularité. Regarde-t-on pour cela un projet de loi de finances comme une utopie, bien que l’on sache que l’évaluation ne peut jamais être maintenue dans son intégralité ?

Mais j’ai, vis-à-vis de mes lecteurs, des exigences encore plus dures. Je veux que les hommes éclairés auxquels je m’adresse, réforment maintes idées surannées. Et précisément, aux meilleurs des Juifs, à ceux qui se sont employés activement à la solution de la question juive, je demande de considérer les tentatives qu’ils ont faites comme manquées et inefficaces.

Dans l’exposition de l’idée, j’ai à lutter contre un danger. Si je parle avec réserve des choses de l’avenir, j’aurai l’air de ne pas croire moi-même à leur possibilité. Si, par contre, j’annonce leur réalisation sans aucune restriction, tout apparaîtra peut-être comme une rêverie. C’est pourquoi, je le dis formellement, je crois à la possibilité d’exécution, bien que je n’aie pas la présomption d’avoir trouvé la forme définitive de l’idée. L’État juif est un besoin du monde : donc il se constituera.

Si un particulier quelconque travaillait seul à son avènement, ce serait une bien folle aventure, mais si beaucoup de Juifs l’acceptent en même temps, la chose est tout à fait raisonnable et sa réalisation n’offre pas de difficultés sérieuses. La réussite de l’idée ne dépend que du nombre de ses partisans. Peut-être notre ambitieuse jeunesse, à laquelle toutes les carrières sont déjà fermées, et qui verra ainsi s’ouvrir la perspective ensoleillée de l’honneur, de la liberté et du bonheur, s’emploiera-t-elle à répandre cette idée. Quant à moi, je considère ma tâche comme achevée par la publication de cet écrit. Je ne reprendrai la parole que si des attaques venant d’adversaires dignes d’attention m’y obligent, ou s’il s’agit de réfuter des objections imprévues et de détruire des erreurs. Et ce que je dis n’est-il pas vrai, encore aujourd’hui ? Suis-je en avance sur mon temps ? Les souffrances des Juifs ne sont-elles pas encore assez grandes ? Nous verrons.

Il dépend donc des Juifs eux-mêmes que cet écrit politique ne soit, provisoirement, qu’un roman politique. Si la génération actuelle est encore trop bornée, une autre viendra, meilleure, supérieure. Les Juifs qui le veulent auront leur État et le mériteront.