L’État italien et la Science politique avant Machiavel

L’État italien et la Science politique avant Machiavel
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 164-188).
L’ÉTAT ITALIEN
ET
LA SCIENCE POLITIQUE AVANT MACHIAVEL

Si César Borgia a été l’original du Prince, et si sa vie, ou du moins certains temps, certains traits de sa vie ont été par Machiavel retenus comme exemple et donnés par lui en leçon[1], c’est pourtant là une base bien étroite et bien mince pour porter un si vaste et si haut édifice, l’œuvre du secrétaire florentin. De cette constatation : la vie de César Borgia fut une des sources du Prince, sort donc cette question : quelles furent, en général, les sources du machiavélisme ? Et cette première question, à son tour, en appellerait une deuxième et une troisième : qu’est-ce exactement que le machiavélisme ? Qu’est-ce vraiment que Machiavel ?

Fut-il vraiment un « politique d’enfer, » comme quelqu’un l’a nommé, qui, avec un rire mauvais et au plus outrageant mépris de l’homme et de l’humanité, passa ses jours et ses nuits à mettre en maximes monstrueuses les inventions d’un diabolique génie ? Ou, comme d’autres le murmurent, fut-ce seulement quelque gratte-papier, un peu pédant, un peu brouillon, qui, le plus naïvement du monde, sans le savoir ni le vouloir, alla droit devant lui, débitant des énormités que sa candeur même l’empêchait de voir si grosses ? Ou, peut-être, fut-ce un mystificateur qui, tranquillement, le sachant et le voulant, prit à tâche « d’étonner les gens ? » Ou enfin, et tout simplement, ne fut-ce pas plutôt un de ces serviteurs rares, supérieurs à leur emploi, qui, mêlés par profession à de petites affaires, en rêvent, par inclination, de considérables : retenu de corps dans une médiocrité et une pauvreté d’où l’âme s’échappe ; curieux de lettres. sinon professionnellement lettré ; plus pénétré de sens pratique que ne l’est un érudit ou un philosophe ; plus tourmenté que ne l’est un fonctionnaire des éternels et universels problèmes d’État ; doué d’une admirable force d’analyse et d’une égale puissance de style ; grand liseur, grand observateur, grand généralisateur ; grand « écriveur, » si je l’ose dire, qui se trouve être un très grand écrivain ?

On aura presque répondu à toutes ces questions, quand on aura répondu à la première : quelles furent les sources du machiavélisme ? Mais il faut, pour y répondre, déterminer ce que Machiavel tira de lui-même, ce qu’il prit ailleurs et où il le prit, ce que lui fournirent d’une part l’expérience, et, de l’autre, l’histoire ; il faut examiner, successivement comment et pour combien, dans la composition de ce fonds d’où le travail de son imagination ardente et de sa froide raison fit surgir le machiavélisme proprement machiavélique, entrèrent les données réelles empruntées à l’observation de l’Etat italien contemporain ou récent ; le secours de ses lectures des annales anciennes ; l’apport de ce que nous avons appelé « le machiavélisme avant Machiavel, le machiavélisme perpétuel. »


I

Machiavel n’eut qu’à regarder autour de lui pour avoir sous les yeux, en Italie et dans le présent, tous les genres d’Etats qu’il devait décrire : principats de toutes les espèces, héréditaires, mixtes et nouveaux, civils, — quel que soit au juste le sens de l’adjectif civili, — et ecclésiastiques, acquis par les armes du prince et sa virtù personnelle ou par les armes d’autrui et l’aveugle fortune, quelquefois par le crime ; maintenus par la justice, la clémence, la loyauté, ou par l’arbitraire, la cruauté, la trahison ; protégés par l’amour ou, plus souvent, minés par la haine des peuples : à Milan, les Sforza ; à Rome, les Sixte IV, les Innocent VIII, les Alexandre VI ; à Naples, la lignée des Alphonse et des Ferdinand ; puis, au centre de la péninsule, à droite et à gauche, sur la Romagne et sur l’Ombrie, la nuée de corbeaux que chasse l’aigle, les tyranneaux fuyant devant César. Quelques républiques aussi : deux surtout, Venise et Florence elle-même. Le secrétaire put, sans quitter son bureau, méditer à loisir sur les mutations des gouvernemens, et sa ville natale lui fut comme un microcosme où il vit naître, grandir, mourir, où il vit se marier, se reproduire, se survivre en se transformant, et se conserver en se déformant, toutes les formes et toutes les combinaisons de formes qu’était capable, en l’espace de deux ou trois siècles, d’inventer l’esprit florentin.

Esprit mobile, subtil et « archisubtil, » suivant le mot de Dante, que le poète répète volontiers, et dont l’amertume ironique s’adoucit peut-être d’une secrète fierté : l’arcisottile ingegno fiorentino. — « O ma Florence… Athènes et Lacédémone qui firent les antiques lois et furent si policées, quant à bien ordonner leur vie se distinguèrent peu, au prix de toi qui fais de si subtils arrangemens qu’à la mi-novembre n’arrive pas ce que tu as filé en octobre. Que de fois, du temps qu’il te souvient, as-tu changé lois, monnaies, offices et coutumes, et renouvelé les membres ? Et, pour peu que tu te rappelles et que tu voies la lumière, tu te verras pareille à cette malade, qui ne peut trouver de repos sur sa couche, mais qui, en se retournant, trompe sa douleur. » De même Pétrarque, cité par Guichardin, qui souscrit à ce jugement : « O ingenia magis acria quam matura ! dit-il des Florentins ; car c’est chez eux une propriété naturelle d’avoir le vif et l’aigu, plus que le mûr et le grave. »

Sur son lit enfiévré, l’inconstante et inquiète Florence s’est si souvent retournée ; elle a si souvent changé ses institutions ; tant de magistratures qu’on croyait vivaces ont paru pour disparaître, tant d’autres au contraire qu’on croyait mortes sont tout à coup revenues, et tant d’autres encore coexistent, si différentes d’âge, de caractère, d’origine et d’intention, qu’un Florentin même, et même un Florentin très averti, a besoin de faire effort pour s’y reconnaître. Cette architecture de lois, que l’inépuisable fécondité de ces « esprits vifs, aigus, et subtils » surcharge sans arrêt, est devenue, dès le XIIIe siècle, si touffue et si hérissée que l’on propose une nouvelle loi pour interdire de faire trop de nouvelles lois ! Trop abondantes d’ailleurs, elles sont mal observées, ou ne le sont pas du tout. Elles subsistent cependant, encombrent les archives de la commune, et formeraient, si on les compilait, un corpus juris très épais.

A ne retenir que celles qu’on pourrait qualifier d’ « organiques, » celles qui ont eu pour objet d’ « organiser » le gouvernement de la République, c’est encore une broussaille au bord de laquelle plus d’un historien, longtemps, a hésité. Machiavel, dans sa préface, dans le Proemio de ses Istorie florentine, nous confie qu’il voulait d’abord prendre son point de départ au commencement de la grandeur des Médicis, avec Giovanni et Cosimo, en 1434, car il pensait que « messer Lionardo d’Arezzo et messer Poggio, deux très excellens historiens, avaient narré particulièrement toutes les choses qui étaient antérieurement arrivées. » Mais la réflexion l’avait conduit à modifier son plan : « Quand, ensuite, j’ai lu attentivement leurs écrits, pour voir en quels ordre et manière ils procédaient, afin qu’en les imitant notre histoire fût mieux approuvée des lecteurs, j’ai trouvé comment, dans la description des guerres faites par les Florentins aux princes et aux peuples étrangers, ils ont été fort diligens ; mais des discordes civiles et des inimitiés intérieures et des effets qui en sont nés, il en est une partie qu’ils ont absolument tue, et l’autre si brièvement résumée, qu’elle ne peut apporter aux lecteurs aucun profit ou plaisir. »

Pourquoi ce silence ou cette discrétion ? Par crainte de ne point intéresser ? Par peur de blesser ou de déplaire ? Machiavel ne cédera ni à l’un ni à l’autre de ces scrupules : il entrera dans le détail des divisions de Florence, parce que, « si jamais d’aucune république les divisions furent notables, celles de Florence le sont au plus haut point — sono notabilissime. » — Les autres « se sont contentées d’une, » après quoi, selon l’accident, elles se sont ou accrues ou ruinées ; « mais Florence, non contente d’une, en a fait beaucoup. » A Rome, lorsque les rois eurent été chassés, s’éleva la désunion entre les nobles et la plèbe, et elle dura tant que dura Rome. Ainsi à Athènes et partout où fleurirent des républiques. « Mais, à Florence, premièrement, les nobles se divisèrent entre eux ; puis les nobles et le peuple ; enfin le peuple et la plèbe ; et bien des fois il arriva qu’un de ces partis, étant demeuré le plus fort, se divisât en deux ; desquelles divisions il résulta autant de morts, autant de destructions de familles qu’il en résulta jamais dans une autre ville dont on ait mémoire. »

Que la cité y ait résisté, quelle preuve en faveur de la virtù des citoyens ! Ayant fait cela contre la Fortune, que n’eût-elle pas pu faire avec elle ! « Si Florence avait eu le bonheur, après qu’elle se fut libérée de l’Empire, d’avoir pris forme de gouvernement qui l’eût maintenue unie, je ne sais quelle république, ou moderne ou antique, lui eût été supérieure. » Ce bonheur, hélas ! lui avait manqué, elle n’avait pu s’unir ; et d’aller de division en division l’avait condamnée à aller de forme en forme, et à travers toutes les confusions, toutes les corruptions de toutes les formes, au gré toujours divers de ses incorrigibles caprices, sans se fixer ni s’asseoir en une forme assez stable pour faire au dehors la figure et donner au dedans l’impression d’un gouvernement. Le récit de ces divisions séculaires commande l’étude, au moins esquissée, de ces formes fugitives ; et nous entrons dans « la forêt obscure ! » Mais, pour quiconque poursuit l’entreprise que poursuit Machiavel, et, ayant disserté des diverses espèces de principat, veut disserter maintenant des « diverses espèces de républiques, » tout un domaine s’étend, prodigieusement riche.

En effet, que de républiques en une seule : aristocratique, oligarchique, à tendance démocratique, de direction démagogique, théocratique avec Savonarole, consulaire avec les gonfaloniers à vie, et, quoi que l’accouplement des mots ait d’étrange, quasiment monarchique avec les premiers Médicis ! Par là-dessus, ou là-dessous, une commune marchande et une commune militaire, les métiers et les quartiers, les arts et les compagnies ; du travail, du négoce, du commerce de spéculation, de la banque, du jeu, du luxe ; des bourgeois qui font les seigneurs, et d’autres pour qui faire les seigneurs, c’est faire les bourgeois ; le « gros » et le « menu, » un peuple et une populace, ceux qui ont, ceux qui veulent avoir ; par là-dessus encore, sur tout cela ou sous tout cela, des ambitions de grande nation et des haines de petite ville, des querelles privées qui tournent à des luttes de partis, des rancunes de mariage rompu qui s’achèvent en disputes constitutionnelles ; les suspects et les bannis, les ammoniti, les fuorusciti ; surtout cela, sous tout cela, chez tous, l’appétit de comprendre, la faim et la soif de savoir, l’irrésistible besoin d’être, l’instinct tout-puissant de créer ; une avidité d’intelligence qui ne se contient pas et ne s’interdit rien ; le plein épanouissement de la pleine personnalité se débordant soi-même et débordant le monde au ciel comme sur la terre, riant, niant, criant, priant, ivre, quand les humanistes parlent, de joie païenne, et, quand les piagnoni passent, abîmée dans la pénitence chrétienne, tour à tour emportée par l’amour de ressusciter et par la rage de détruire, possédée de toutes les folies du beau, depuis la folie de la chair jusqu’à la folie de la croix : trois siècles au moins ainsi faits, et dix ou douze générations, que de choses et quels hommes ! Quelle psychologie et quelle politique ! Quel document et quelle leçon ! Machiavel entend n’en pas perdre et n’en pas laisser perdre un mot. Pèlerin passionné, il refait « de bonnes jambes, » suivant l’expression favorite de son héros César, le chemin des révolutions de Florence.

Il a eu soin de nous prévenir, en son Proemio, que, dans les quatre premiers livres des Istorie, il ne ferait que résumer rapidement ce qui était advenu, à Florence et en Italie, depuis la chute de l’empire romain jusqu’aux Médicis (1434) ; et que seuls les quatre derniers livres descendraient au détail des événemens, à mesure qu’ils se rapprocheraient de la période contemporaine. Du point de vue spécial où l’on doit se placer quand, comme nous, on recherche les sources du machiavélisme, les premiers livres des Histoires florentines n’en sont pas moins ceux qui présentent peut-être le plus vif intérêt ; ou, pour préciser, les plus intéressans, à ce point de vue, sont les livres II, III, IV et VII. Ce sont ceux où « la matière » du machiavélisme est recueillie avec le plus d’abondance ; je veux dire ceux qui contiennent presque toute la somme d’expériences pratiques d’où, plus tard, Machiavel tirera ses conclusions théoriques, dégagera ses formules. La raison en est que, de la chute de l’empire romain à 1434, les quatre premiers livres couvrent une bien plus longue durée que les quatre derniers, de 1434 à 1492, et que, sauf une douzaine d’années sous Cosme, Pierre et Laurent (livre VII), de 1434 à la réforme profonde, à la révolution de 1494, la nerveuse Florence se tient relativement tranquille sur son lit. Mais que ce soit à telle ou telle page, peu importe : là, certainement, dans les Istorie fiorentine, est une grosse part ; là, probablement, est la plus grosse part de la substance dont le génie de Machiavel s’est nourri, bien que les Istorie soient, par rang de date, postérieures aux deux ouvrages qui renferment l’essence même du machiavélisme, le Livre du Prince et le Discours sur la première Décade de Tite-Live. Leur importance, en ce qui concerne la formation de la pensée, du jugement et, si l’on le veut, de la doctrine du secrétaire florentin, ne fait nul doute pour qui sait quel soin attentif, — malgré les erreurs, plus ou moins nombreuses, que des historiens modernes ont cru pouvoir relever, — Machiavel a apporté à rassembler mois par mois, jour par jour, ces élémens de fait. Or, on le sait par la publication de la copie que son petit-fils, Giuliano de Ricci, fit de ses notes allant de la mort de Cosme à septembre et octobre 1501 ; notes dont l’authenticité aurait comme garantie, à défaut d’autres témoignages, le coup de pouce où l’on sent l’ongle, et, dans la liberté de l’improvisation, de l’impression fixée pour soi seul, le jaillisse nient du mot qui est à l’homme, qui n’est qu’à lui, qui est lui, l’âpre hauteur, l’acre saveur du verbe machiavélique.

Machiavel, que nous avons surpris jouissant en dilettante de ce « rare spectacle, » le bel ordre de l’armée de César en marche, le long de la mer et au pied des monts, de Fano vers Sinigaglia, se donne, avec une sorte de volupté cérébrale, le spectacle non moins rare, — et combien plus instructif ! — de Florence, dans le désordre apparent de ses fantaisies, en marche vers l’inévitable fin, sous l’inéluctable loi de ses destinées. La question n’est pas pour le moment de savoir si le tableau qu’il en trace est exact en tous ses détails : si, même exact, il ne serait pas incomplet. En ces sortes de sujets, la concision ne s’obtient, cela est à craindre, qu’aux dépens de la précision : comment une trentaine de paragraphes dispersés en ses huit livres eussent-ils suffi à Machiavel, quelles que fussent sa puissance de vision et sa puissance d’expression, quand Tommaso Forti n’a pas eu trop des trois cents chapitres de son Foro fiorentino pour se débrouiller au milieu du chaos des temps, des faits et des lois ? Pareillement Donato Giannotti a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour décrire avec la fidélité nécessaire les institutions de Florence. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant ce qu’ont été en réalité ces institutions et leurs mutations ou révolutions ; c’est plutôt ce que Machiavel a vu et cru qu’elles avaient été. C’est tout d’abord qu’il ait voulu voir, qu’il ait compris qu’il fallait comprendre, qu’il ait conçu qu’on devait conclure, que, derrière le spectacle, il ait deviné l’enseignement, et au fil des temps, à travers les faits, sous l’amoncellement des lois, cherché la loi.

Si nul historien, même excellent, non pas même le Pogge ni Léonard Arétin, n’avait, avant lui, donné cette place dans sa composition aux divisions de la cité, nul historien après lui n’a manqué de la leur faire : ni Guichardin, ni Bruto, ni Nardi, ni Varchi. Il semble que tous comme lui aient ressenti personnellement, en tant que membres, — au sens propre, — de l’Etat florentin, l’énervante trépidation de cette espèce de chorée constitutionnelle. La lassitude que Dante en éprouvait déjà au commencement du XIVe siècle s’est exaspérée, au commencement du XVIe, en une souffrance aiguë. Giannotti, quoique discret, s’en plaint : « C’est pourquoi chacun devrait extrêmement désirer à Florence une forme de gouvernement ainsi faite et préférer vivre en une situation moindre sous un régime qui se pût juger perpétuel, à vivre en une plus grande sous un autre régime qui chaque jour fût exposé aux changemens. Car, dans ces villes où fréquemment se font des mutations de gouvernement, toute classe de citoyens pâtit ; tel parti qui, sous telle administration, vit riche et honoré, sous telle autre vit pauvre et dédaigné, si bien qu’il n’est personne qui puisse dire que les mutations de l’Etat lui soient profitables ; parce que le gain qui se fait dans l’une est compensé par la perte qui se fait dans l’autre. »

Guichardin est plus vif et répète volontiers en ses Ricordi que changer ainsi et toujours changer, c’est faire un effort inutile : « Ne vous fatiguez pas, conseille-t-il, en ces changemens qui ne changent pas les effets qui vous déplaisent, mais seulement les visages des hommes, parce qu’ils vous laissent aussi peu satisfait que vous l’étiez auparavant (littéralement : parce qu’on reste avec la même mauvaise satisfaction). Par exemple, que sert-il d’ôter de chez les Médicis Ser Giovanni da Poppi, si, à sa place, entre Ser Bernardo da san Miniato, homme de la même qualité et condition ? » Ou bien : « Qui se mêle à Florence de l’Etat, s’il ne le fait par nécessité, ou s’il n’y court la chance de devenir chef du gouvernement, est peu prudent : parce qu’il met en péril lui-même et tout ce qu’il a, si la chose ne réussit pas : s’il réussit, il obtient à peine une petite partie de ce qu’il avait espéré ; mais quelle folie c’est de jouer à un jeu où l’on peut sans comparaison perdre plus que gagner, et, ce qui n’importe peut-être pas moins, une fois que l’Etat sera changé, être soumis au perpétuel tourment d’avoir toujours à craindre un changement nouveau ! » Et pourquoi ? Pour rien : « Tout ce qui a été dans le passé et qui est à présent sera encore dans l’avenir, mais on change et les noms et les superficies des choses, en sorte que qui n’a pas bon œil ne les reconnaît pas, ni ne sait se régler là-dessus, ou en juger par le moyen de cette observation. »

Machiavel, comme Guichardin, comme Giannotti, a « bon œil : » de cette observation, il saura, lui, tirer une règle ; mais, dès ce moment, il a une opinion, et c’est, comme Guichardin le fera proclamer par le prudent Bernardo del Nero, qu’il ne vaut pas la peine de « changer le mal d’estomac en mal de tête. » Que ce soit l’un ou l’autre mal, tantôt l’un, tantôt l’autre, cette versatilité, cette incapacité de supporter et de s’accommoder, cette « ingouvernabilité, » s’il est permis de forger le mot, est et demeure un mal de Florence ; on pourrait même dire : le mal florentin, si d’ailleurs l’Italie tout entière n’en était infectée. Le Florentin exilé de sa patrie, un Dante qui va cherchant et appelant « la paix, » ne la trouve nulle part ; nulle part il ne trouve de consolation ni de remède. Ce qu’il fuit, au contraire, le poursuit en tous lieux : la terre italienne tremble politiquement des Alpes à l’Adriatique. Milan, Gênes, Vérone, Padoue, Ferrare, Lucques, Pérouse, Sienne, Bologne, Imola, Forli, Ravenne, Naples, le Nord, le Centre et le Midi, sont également en convulsion ; et ce n’était avancer rien de trop téméraire que de montrer dans l’Italie d’alors, une « multitude d’États foisonnant, pullulant, pourrissant, se faisant, se défaisant, se refaisant, » non seulement sous une poussée interne, mais souvent sous une pression extérieure ; ce n’est pas trop présumer et préjuger que de voir en cette extrême mobilité, opposée à « l’immobilité traditionnelle et mystique » des autres États dans le même temps, la marque et le signe, le cachet de l’État italien des XIVe, XVe et XVIe siècles, par quoi il est ce qu’il est, pour son originalité et pour son malheur.

Un seul État en Italie paraît avoir échappé à ces secousses, avoir d’assez bonne heure pris son équilibre, s’être confirmé et consolidé : par une singulière anomalie à la théorie du milieu, c’est celui dont le sol est le plus mouvant, un état de sable et d’eau, l’état de la lagune, Venise. Aussi tout le monde a-t-il les yeux fixés sur lui et, avant de l’admirer pour sa grandeur, on l’admire pour sa sagesse. Vers l’an 1500, l’État vénitien est, au regard des autres États italiens, ce que sera, vers 1800, l’État britannique au regard des autres États européens. On envie et l’on veut copier les institutions vénitiennes, ainsi qu’on enviera et l’on copiera les institutions britanniques. A Florence, en particulier, tout ce qui observe, tout ce qui pense, tout ce qui agit ne jure plus, en fait d’organisation de l’Etat, que par Venise. Là, dans l’imitation des institutions de Venise, si l’on avait un gonfalonier perpétuel qui fût comme son doge, un grand Conseil qui rappelât son grand Conseil, une Quarantie calquée sur les siennes, là serait la fin de cette longue misère de Florence, le mal des révolutions. Guichardin l’indique, Donato Giannotti insiste : « En ce temps fut ordonné, avec l’aide de fra Girolamo Savonarola, homme très avisé, le Grand Conseil. Et vraiment, quel qu’en fût l’auteur (beaucoup disent que ce fut fra Girolamo, et d’autres, que la proposition lui en fut faite par Pagolantonio Soderini, qui, ayant été peu auparavant ambassadeur à Venise, prit exemple du Grand Conseil vénitien, pour l’introduire ensuite à Florence) ; qui que ce soit donc qui en ait été l’auteur, il fut mieux inspiré que Giano della Bella et que le cardinal de Prato. »

Mais, de Giano della Bella à Savonarole et au retour des Médicis, de 1293 à 1494 ou à 1512, les fantaisies, même mauvaises, du subtil, de l’archisubtil esprit florentin, ne se fussent-elles traduites qu’en de très éphémères réalisations, n’eussent-elles vécu que d’octobre à novembre, n’eussent-elles été qu’un tour de plus sur la couche douloureuse où les factions avaient étendu la cité, tout cela pourtant, c’était de l’histoire, et par conséquent de la vie, et par conséquent de la matière ou des matériaux pour les constructions de la politique. Ces mille fantaisies réalisées étaient autant d’expériences sur le réel. Le plus réaliste des hommes qui se soient jamais essayés aux constructions de la politique, avait en elles, à portée de sa main, à pied d’œuvre, une carrière, une mine inépuisable, tout un Forum enseveli d’où l’on pourrait extraire, ainsi que les papes bâtisseurs d’églises l’avaient fait du Forum romain, du plomb, de l’argile et du marbre : il s’y fournit abondamment.


II

L’histoire de Florence fut une des sources, l’une des principales, où puisa l’auteur du Prince et du Discours sur la première Décade. Mais ce ne fut pas la seule. Nous savons par lui-même qu’il avait fait de Léonard Arétin et de Pogge une étude diligente. Sans doute d’autres historiens ou chroniqueurs lui servirent-ils encore : l’Histoire de Florence de Ricordano Malaspina ; la Chronique florentine de Dino Compagni ; celles de Giovanni, de Matteo et de Filippo Villani ; les commentaires de Gino Capponi, de Rebus Florentinorum ; une histoire anonyme de Florence, entre les années 1406 et 1438 ; l’histoire aussi de Bartolommeo Scala ; enfin quelques « vies » de Florentins illustres, comme Neri Capponi ou Giannozzo Manetti ; tous ouvrages dont il n’est pas improbable ou du moins impossible que Machiavel ait eu connaissance, imprimés ou manuscrits.

Il n’est pas impossible non plus qu’il ait connu, en dehors de Florence, quelques-unes des nombreuses chroniques, biographies ou oraisons funèbres que la piété des Italiens ne s’est point, depuis lors, lassée de recueillir, en mémoire d’illustres ancêtres, touchant les choses et les hommes de Gênes, de Milan, de Venise, de Ferrare, des Romagnes, de Naples et de la Cour pontificale.

Mais de lui-même encore nous tenons qu’après ou qu’avec « une longue expérience des temps modernes, » ce qui a le plus servi à Machiavel, ce dont il s’est le plus servi, c’est « la lecture continuelle des anciens. » En quoi d’ailleurs il ne se distingue pas des autres écrivains politiques de Florence, qui, de toute manière, sont le plus près de lui : de Guichardin et de Giannotti. Ce dernier, Donato Giannotti, dit lui aussi, expressément,. qu’on ne saurait « raisonner et disputer comment doit être faite une république, » si l’on n’a acquis « l’intelligence des affaires humaines, et que l’on n’en saurait acquérir l’intelligence que par la lecture assidue des choses antiques et pour avoir pratiqué et connu quelque administration civile. » La seule différence est que Giannotti met au premier rang la lecture, au second, l’expérience, tandis que Machiavel met la lecture au second rang et l’expérience au premier : il la croit pourtant nécessaire, cette « lecture des choses anciennes, » et il en use largement, peut-être en abuse-t-il un peu, au gré de certains juges, et peut-être est-ce un peu à lui que s’adresse la boutade de Guichardin : « Combien se trompent ceux qui à tout propos allèguent les Romains ! Il faudrait avoir une cité conditionnée comme était la leur, et puis se gouverner selon cet exemple ; lequel, pour qui a les qualités disproportionnées, est aussi disproportionné qu’il le serait de vouloir qu’un âne fasse la course d’un cheval. »

Machiavel n’a garde de vouloir, — en cela le reproche ne l’atteint pas, — que « l’âne » marche au pas du « cheval, » que Florence se hausse et s’enfle jusqu’à Rome ; mais volontiers « il allègue les Romains, » et c’est pour lui plus qu’une habitude, presque une méthode, d’aller puiser chez les anciens les leçons et les exemples qu’il propose aux modernes. Chez quels anciens ? Avant tout et à peu près exclusivement les historiens, latins ou grecs, beaucoup plus les latins que les grecs. Tite-Live fut son livre de chevet, celui dont il s’attacha à extraire la moelle, en la mélangeant, paraît-il, au suc de Tacite ; l’Art de la Guerre devrait à Végèce ce qu’il a de meilleur ; et l’on a cru relever aussi, dans le Prince, dans les Discours ou dans la Vie de Castruccio, des traces de Polybe, d’Isocrate, de Plutarque, de Diogène de Laërce, de Diodore de Sicile. Et puis, dans un assaut d’érudition, de savans critiques jettent à la tête de Machiavel, comme pour l’accabler sous le poids de ses emprunts, quelques lambeaux des philosophes, — Aristote, Platon, Xénophon, — et quelques bribes des poètes, épiques, lyriques ou tragiques, — Homère, Pindare, Euripide, — et même comiques, — Plaute, Térence, — sans oublier (car il fit un Ane d’or) les romanciers, — Apulée et Lucien. — Il ne faut pourtant rien exagérer, et il semble bien qu’ici l’on exagère. Tout cela est plus ou moins sûr, et tout cela, au fond, est sans intérêt ou sans importance. Machiavel savait-il le grec ? Ne le savait-il pas ? Lisait-il les auteurs dans le texte ? Ne les a-t-il lus que dans une traduction ? La dispute là-dessus sera toujours d’allure assez pédantesque, comme elle le sera toujours quand il s’agira de décider si Machiavel fut vraiment un lettré, digne d’être admis parmi l’élite laurée des humanistes, ou seulement un demi-lettré, un « honnête homme » amateur de belles-lettres, ou moins encore, une sorte de « primaire » supérieur, qui se serait, par les hasards de sa carrière, frotté à de doctes compagnies et qui aurait, ainsi que l’insinue Paul Jove, cueilli au passage, dans les entretiens de son chef Marcello Virgilio, les fleurs latines et grecques dont il émailla ses écrits ? « C’est lui qui nous l’avoue, » dit l’évêque de Nocera. Mais, au contraire, en maint endroit, et notamment dans la charmante épître à Francesco Vettori, du 10 décembre 1513, Machiavel vante les délices de son commerce intime avec les poètes anciens ou modernes : « En partant du bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à mes appeaux ; j’ai sous le bras un livre, ou Dante ou Pétrarque, ou l’un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres… »

Des poètes, majeurs ou mineurs, il ne retire qu’un agrément de plus pour ses promenades, de la rêverie dans le mouvement. Des historiens anciens, ses préférés, que tire-t-il ? Au sortir de l’auberge, sur la route, où il a joué au trictrac avec l’hôte, le boucher, le meunier et les deux boulangers ; « le soir venu, je m’en retourne à la maison, et j’entre dans mon cabinet : à la porte, je dépouille ce vêtement de tous les jours, plein de fange et de boue, et je me mets des habits royaux et curiaux ; puis, ainsi décemment vêtu, j’entre dans les antiques cours des hommes antiques, où, par eux reçu amoureusement, je me repais de cette nourriture, qui solum est mienne, et pour laquelle je suis né ; où j’ose parler avec eux, et je les interroge sur la raison de leurs actions, et eux, par leur grande courtoisie (intraduisible : per loro umanità) ils me répondent ; et je ne sens pendant quatre heures de temps aucun ennui, je chasse tout souci, je ne crains pas la pauvreté, je ne m’effraie pas de la mort : je me transfère tout en eux. Et parce que Dante dit qu’on n’acquiert point de science sans retenir ce qu’on a entendu, j’ai noté ce dont par leur conversation je me suis fait un capital, et composé un opuscule De principatibus, où je pénètre aussi profondément que je puis dans la méditation de ce sujet… »

Comment ne pas sentir l’orgueil qui frémit, la force qui vibre en ces mots : « Je me repais de cette nourriture qui n’est qu’à moi et pour laquelle je suis né… Je les interroge et ils me répondent… je me transfère tout en eux ? » Mais aussi ne saisit-on pas le mécanisme de pensée, le procédé de travail de Machiavel, en ces autres mots : « Je note leurs paroles, je m’en fais un capital, et je m’enfonce dans la méditation ? » Ce qu’il demande à cette troupe d’hommes graves, entre lesquels brillent les plus purs philosophes de la Grèce et de Rome, et avec qui l’on a voulu qu’il eût fait le songe et formé le vœu de demeurer l’éternité dans l’enfer, ce qu’il attend de ces nobles esprits, c’est l’aliment de son esprit : il ne leur prend pas ce qui les a faits ce qu’ils sont, mais de quoi se faire ce qu’il sera. Loin de se fondre et de se perdre en eux, et, quoi qu’il en dise, de s’y transférer tout, il se les transfère tous, il se les assimile, il en fait sa substance, il s’en fait un capital. Machiavel n’est pas ou n’est plus un humaniste qui admire et qui imite, mais un politique qui apprend et qui utilise ; il ne lit pas pour le plaisir de lire, parce qu’il n’écrit pas pour le plaisir d’écrire.

C’est aussi bien le point de vue où se placera après lui Donato Giannotti : il empruntera aux anciens… « Il n’est pas besoin de m’étendre sur cette matière, car elle a été longuement prouvée par Aristote ; duquel, comme d’une source abondante, qui a répandu par tout le monde de très larges fleuves de doctrine, j’ai pris tous les fondemens de mon bref discours. » Mais il appliquera aux modernes, et à tels modernes nommément désignés, nettement déterminés. Les sages de l’antiquité qui ont traité du gouvernement des républiques l’ont fait « en général, » et ne se sont pas bornés à considérer une seule cité ; au contraire, « par la grandeur de leur esprit et de leur vertu, ils ont embrassé tous les gouvernemens qui se peuvent introduire dans toutes les cités. Mais notre intention est de traiter seulement du gouvernement de notre ville, non seulement parce que par-dessus toutes choses chacun est obligé à sa patrie, mais encore parce que, soulevant un grand faix, les forces de mon esprit ne suffiraient pas à le porter… Notre sujet est donc la cité de Florence telle qu’elle est, dans laquelle nous voulons introduire une forme de république qui convienne à sa qualité ; parce que toute forme ne convient pas à chaque cité, mais seulement celle-là qui peut en une telle cité longtemps durer. »

C’est encore l’idée qu’exprime Guichardin, soit directement et personnellement, dans ses Ricordi, soit par la bouche des quatre Florentins de distinction qu’il fait parler dans son Reggimento. De ces quatre interlocuteurs, son père seul, Piero Guicciardini, peut, à un degré quelconque, passer pour un philosophe, ami d’un ami de Platon, disciple de Marsile Ficin. Les trois autres n’y prétendent pas, et plutôt ils s’en défendraient. Comme on le complimente sur la connaissance qu’il montre des Grecs et des Romains, le vieux Bernardo del Nero, sans nier qu’il ait parfois goûté la conversation de ce même messer Marsile, fait cet aveu, auquel pourraient plus ou moins s’associer Piero Capponi et Pagolantonio Soderini : « Je n’ai pas de lettres, et vous, le savez tous : mais j’ai eu plaisir à lire les livres traduits en langue vulgaire, autant que j’en ai pu avoir, d’où j’ai appris quelqu’une des choses que j’ai alléguées aujourd’hui ; mais parce qu’elles sont peu, que je ne les possède pas bien à ma guise, et que je ne crois pas que ces livres traduits aient le suc qu’ont les latins, j’ai toujours évité de laisser voir que j’en aie même la plus petite notion ; j’estime que je gagnerai plus de réputation à être tenu pour tout à fait ignorant de ces choses, et pour parler sans le secours d’aucun auteur, que, voulant me servir du peu que j’ai lu, à donner motif d’être tenu pour un vantard, ou à laisser croire que je fais plus de compte de ces choses qu’en vérité je ne fais. » Tous sont d’accord en ce point qu’un homme qui a appris les affaires d’Etat, non dans les livres, mais par l’expérience et dans la pratique, ce qui est le vrai moyen d’apprendre, en sait autant et plus que philosophe qui fut jamais. Quand on dit tous, on ne dit pas seulement les quatre interlocuteurs des deux livres du Reggimento, mais tous les Florentins de ce temps-là, même lettrés et à demi humanistes : Machiavel, Guichardin, Giannotti, et d’autres qui sont moins célèbres, qui n’ont point écrit en forme de traité, foule quasi anonyme de magistrats ou d’ambassadeurs dont on n’a guère que la correspondance, mais qui n’en constituent pas moins, sous ces trois maîtres, et autour de quelques représentans aux noms glorieux, les Albizzi, les Strozzi, les Capponi, les Vettori, les Pitti, les Pazzi, les Ridolfi, une école politique nouvelle.

Et c’est la règle de cette nouvelle école de ne pas s’abandonner aux spéculations dogmatiques ou métaphysiques, de ne pas bâtir sur les nuages, de ne jamais perdre le contact avec la terre, avec un coin mesuré et délimité de la terre. Elle est positive ou positiviste, réaliste, et par-dessus tout florentine, ce qui signifie qu’elle rapporte tout à Florence. Les deux écoles qui l’avaient précédée, l’école guelfe et l’école gibeline, avaient, que ce soit la première ou la seconde, celle-ci ou celle-là, — celle-ci avec Dante et Marsile de Padoue, celle-là avec saint Thomas d’Aquin et Gilles de Rome, — conçu, tracé, développé le plan d’une monarchie universelle, le seul débat entre elles étant de savoir si ce serait à l’Empereur ou au Pape que seraient attribués le sceptre, la couronne et le globe, lequel des deux glaives briserait l’autre.

Dans l’école guelfe, Gilles de Rome, à l’exemple de saint Thomas d’Aquin, disserte, en général, de Regimine principum ; les Florentins, Guichardin, Giannotti, et Machiavel, malgré le Prince, ne disserteront plus guère que du gouvernement de Florence, ou, en tout cas, que des affaires italiennes. Prenons le De Regimine de saint Thomas ; parcourons-en la table des matières, pour les deux premiers livres, les seuls dont l’authenticité, en tout ou en partie, ne soit pas contestée. Je ne dis pas qu’on n’y trouvera point, surtout au commencement du livre II, quelques chapitres dont Machiavel n’ait pu se souvenir au début soit du Prince, soit des Discours, soit des Istorie fiorentine ; mais il n’y en a peut-être qu’un, le chapitre IV du premier livre, qui soit proprement historique ; et, même quand les mêmes questions sont posées, elles sont posées ici comme des questions d’école, et là comme des questions de cour ou de chancellerie. Il en est de l’œuvre de Gilles de Rome ainsi que de celle de saint Thomas. Bien que ce soit comme un manuel d’éducation royale, composé pour Philippe le Bel, il a pour objet déclaré de « former le prince à la vertu ; » or, la vertu, chez le prince, consiste, d’après Gilles de Rome, essentiellement en deux choses : 1° plaire à Dieu ; 2° acquérir la prudence ; et, pour l’acquérir, penser à ce qui est utile à l’État, examiner le bien et le mal, repasser en esprit les bonnes coutumes et les bonnes lois ; dans la paix, bien choisir ses conseillers et ses juges : en vue de la guerre, bien soigner son armée et sa marine.

Si l’on reconnaît à ce trait une préoccupation qui survivra en Machiavel, auteur des Sept livres de l’Art de la Guerre, et qui lui survivra à lui-même en d’autres écrivains politiques, le simple énoncé de ces propositions suffit à marquer la distance qui, par l’esprit plus encore que dans le temps, sépare Machiavel de Gilles de Rome. Il lui sera indifférent de « former le prince à la vertu » pourvu qu’il le forme au gouvernement, et ce n’est point de « plaire à Dieu » qu’il lui fera son premier devoir. Ou encore il ne s’embarrassera pas dans les finesses d’une théorie, qui demeure assez confuse, du gouvernement naturel ou conforme à la nature, ni dans les ergotages, qui demeurent parfaitement vains, sur les trois espèces de gouvernement : ou annuels, ou à vie, ou héréditaires et perpétuels, ni dans les détours de la casuistique qui dicte au prince trois manières de vivre, dont une au moins, — quant à soi-même, — n’intéresse pas le secrétaire florentin ; dont la deuxième, — quant à la maison, — ne l’intéresse que médiocrement ; et dont la troisième, — quant au royaume, — est à peu près la seule qu’il juge digne de son attention. Ainsi, la morale personnelle comme l’économie domestique, Machiavel la rejettera, pour s’en tenir exclusivement à la politique : dans l’État, il ne voudra voir que l’État, et dans le prince que l’homme de l’État. Après quoi, que le prince plaise ou déplaise à Dieu, qu’il sauve son âme ou la perde, qu’il ruine ou enrichisse sa famille, cela ne regarde pas ou regarde à peine son conseiller ; cela ne regarde, selon les cas, que son intendant ou son confesseur.

En ce qui concerne l’école gibeline, la dissertation de Dante, De Monarchia, en peut à juste titre passer pour l’ouvrage capital. Et d’abord parce qu’elle est de Dante, de ce « Dante Alighieri, céleste par sa patrie, florentin par sa demeure, de race angélique, de profession philosophe-poète, lequel, dit Marsile Ficin, quoiqu’il ne parlât pas en langue grecque avec le père sacré des philosophes, Platon, néanmoins lui parla si bien en esprit qu’il orna ses livres de beaucoup de sentences platoniques. » Mais de ces trois livres, le premier est destiné à démontrer « la nécessité de la monarchie ; » le deuxième, comment le peuple romain s’est de droit attribué l’office de la monarchie ou l’empire ; » le troisième, « comment l’autorité du monarque ou de l’empire dépend immédiatement de Dieu. » Immédiatement, c’est-à-dire sans l’intervention, sans l’intermédiaire du Pape, au besoin contre lui : Dieu le Père et l’Empereur. Et c’est-à-dire, tout compté et pesé, que Dante, comme saint Thomas, et l’école gibeline comme l’école guelfe, pense à la monarchie universelle, dont il se contente de dépouiller le Pape pour revêtir l’Empereur. Le De Monarchia est donc encore, visant la monarchie universelle, un traité de politique universelle, et par là même, outre qu’il est de Dante, philosophico-poétique. L’un des grands Italiens du Risorgimento, Cesare Balbo, aura beau qualifier l’Alighieri de « politique pratique et expérimental, » — et du reste, Dante, « céleste par sa patrie », était « par son habitation » trop Florentin, pour qu’il n’y ait pas dans ce jugement un peu de vrai, — néanmoins, qui voudra connaître « un politique pratique et expérimental » sera plus sûr de le rencontrer dans le Prince, les Discours et les Legazioni que dans le De Monarchia ; de Machiavel ou de Dante, le plus Florentin est probablement Machiavel ; ou, pour suivre la comparaison, Dante est plus céleste que Florentin, mais Machiavel est plus Florentin que céleste, — et les choses de ce monde ne sont pas célestes, et la politique est chose de ce monde.

Le plus près de Machiavel, l’homme à qui il aurait pu devoir davantage, celui auquel il se peut qu’il doive quelque chose, c’est Marsile de Padoue, avec son Defensor pacis. Celui-ci est le moins « abstracteur de quintessence, » le plus politique de tous ; il est de tous le moins enfoncé dans les idées et dans les formes du moyen âge, le plus dégagé, le plus libre, on est tenté de dire le plus moderne ; car n’est-ce pas être « moderne, » l’être déjà au XIVe siècle, que de prôner la séparation des pouvoirs ou plus exactement la distinction des deux puissances, spirituelle et temporelle, l’indépendance de la loi civile, la laïcité de l’État ? Marsile de Padoue est le moins métaphysicien, le moins raisonneur, et, — en donnant au mot le sens que Guichardin et Bernardo del Nero lui donnaient, — le moins « philosophe » de ceux qui alors écrivaient sur la politique. Il est celui qui fait à l’observation la plus large ou la moins petite part ; il a le mérite, rare en son temps, s’il doit devenir commun en son pays, de lui faire sa part ; et c’est assez, joint à ce que Machiavel a pu directement y prendre, pour qu’on n’ait pas le droit d’affirmer du Defensor pacis qu’il ne contient aucune parcelle de machiavélisme prémachiavélique.

Le De Regimine principum de saint Thomas d’Aquin est vraisemblablement des environs de 1265 ; le De Regimine de Gilles de Rome, des environs de 1285 ; le De Monarchia de Dante, antérieur à 1311 ; le Defensor pacis, de Marsile de Padoue, est de 1327. La seconde moitié du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe, ont, quant à la science politique, — et qu’il s’agisse de l’école guelfe ou de l’école gibeline, mais évidemment l’école guelfe au plus haut degré, — appartenu aux théologiens : la théorie jusqu’ici a été, est ici une théologie. La seconde moitié du XIVe siècle et tout le XVe appartiennent aux humanistes. Déjà, en Marsile de Padoue, on apercevait le passage de la scolastique à une science politique affranchie ; au XVe siècle, l’érudition ayant, dans l’estime des hommes, détrôné la scolastique, la science politique en Italie ne tarde pas à en ressentir les effets. Elle s’émancipe au spectacle des républiques changées en tyrannies et des tyrannies renversées les unes sur les autres, à la vue des luttes où s’affirme la valeur de la « personnalité réveillée, » comme dit Jacob Burckhardt, de « l’individu développé, » qui surgit, armé de courage et de calcul, de la force et de la ruse ; à l’évocation aussi des républiques anciennes, de la république romaine. Elle s’habitue et elle habitue à considérer les faits sociaux comme d’ordre purement humain et naturel : sous l’influence des humanistes, et dans une acception particulière, elle s’humanise, je veux dire qu’elle se « dédivinise. » Seulement les humanistes, aux maximes tirées de l’Écriture sainte, en substituent d’autres, tirées de l’antiquité païenne, mais ne sortent pas, eux non plus, du vague et du général. Comme ceux de l’école guelfe et de l’école gibeline n’étaient guère que des recueils de maximes des Pères, leurs traités à eux ne sont guère que des florilèges de phrases classiques. Ainsi les écrits de Panormita, de Platina, le Principe de Jacopo Pontano, le De infelicitate principum de Poggio Bracciolini. Chose d’autant plus singulière, et manie d’autant plus fâcheuse, que presque tous sont de bons observateurs, comme ils le prouvent par leurs récits de voyage : et Pogge et Pontano eux-mêmes, et Enea Silvio Piccolomini, le futur pape Pie II ; que plusieurs d’entre eux sont mêlés aux affaires, font « de la politique pratique » au service des princes ; et qu’enfin par eux se serait serrée fortement la chaîne qui relie, à travers l’histoire de la science politique italienne, l’école florentine à l’école gibeline et dont on peut placer dans la main de Marsile de Padoue le premier maillon. Mais il semble que d’être vrais et simples serait pour les humanistes déchoir de la haute dignité littéraire où ils se sont guindés ! Secrétaires de princes, ils sont plus humanistes que secrétaires.

Au contraire, voici venir le temps où les secrétaires d’Etat vont être plus secrétaires qu’humanistes, plus attentifs aux choses d’Etat qu’à la rhétorique, plus soigneux du fond que de la forme. Marcello Virgilio, à Florence, aura pour successeur Machiavel. Les humanistes secrétaires faisaient de la littérature, les secrétaires humanistes, ou seulement lettrés, n’en feront plus. Si l’on le veut, ils distingueront bien encore entre la composition littéraire d’une part, et d’autre part le genre familier ou la rédaction administrative : Machiavel, par exemple, d’une part dans ses Œuvres, et de l’autre dans ses Lettres ou ses Relazioni. Mais nulle part, ici ni là, on ne sacrifiera à une fausse noblesse la vérité, — je veux dire la réalité, — et la simplicité. Il y aura une manière de parler ou d’écrire, telle que rien ne sera moins machiavélique au sens devenu vulgaire, — et si parfaitement erroné ! — de ce mot, mais que rien, en son vrai sens, ne le sera davantage. Rien en effet de plus direct, de plus droit, — oserai-je ajouter de plus franc, et franc jusqu’à la brusquerie ? — Rien assurément de plus « plongeant, » de plus « fouillant, » de plus « déshabillant, » rien de plus cru et de plus nu que ce style. Rien de moins retors, et rien de plus spontané, de plus coloré, même dans le plus gris des genres, le plus volontairement éteint, la dépêche diplomatique. Ce n’est pas un Machiavel, un Guichardin, un Giannotti, ce n’est pas un de ces Florentins qui userait sa vie à enfermer des bavardages de bureau, des futilités de salon, des confiseries de cercle en des papillotes savamment frisées ! Ce ne sont pas eux qui, parmi tant d’affaires, feraient leur grande affaire de fignoler des Elegantiæ ! Mais tout de même c’est par les humanistes et par les diplomates, d’abord par les humanistes chargés de missions, qui s’en acquittaient heureusement à cause du prestige de leur éloquence, comme Manetti se faisant restituer les chevaux volés, ensuite par les diplomates ornés de lettres, habiles à voir exactement ce qui est et à rendre exactement ce qu’ils ont vu, créant d’instinct, sans qu’ils aient voulu créer une méthode, la méthode inductive et expérimentale ; c’est par eux que la science politique italienne est allée de la scolastique au réalisme ; des écoles gibeline et guelfe à l’école florentine ; et de saint Thomas ou de Dante à Machiavel.

Cette méthode, on ne peut même pas dire qu’ils l’ont créée ; on ne peut pas dire qui l’a créée, puisque c’est la race, le moment, le milieu, la nation tout entière qui en ont véritablement été les créateurs. Au XIVe et au XVe siècle, les révolutions ont ouvert en Italie, et particulièrement à Florence, une grande école de politique, devant laquelle devait pâlir la gloire et de la philosophie antique et des anciennes écoles guelfe et gibeline. Les maîtres incomparables qui enseignent la politique aux Florentins, ce sont les faits, c’est la vie. C’est le contact des choses qui fait leur méthode « inductive, » c’est la connaissance des effets et de leur relation aux causes qui la fait « expérimentale. »

Tout le monde, tout de suite, en subit l’influence ; les théologiens, les mystiques, les visionnaires eux-mêmes. Savonarole, dans son premier système, est encore tout proche et tout plein de saint Thomas, Il argumente comme lui sur le monarque et le tyran, sur le meilleur gouvernement, où que ce soit et en soi, in abstracto. Mais son second système, — celui qui prend corps et fonctionne, — est construit in re : à côté de la thèse, il admet l’hypothèse : « Le gouvernement d’un seul, quand il est bon, est préférable à tous les autres bons gouvernemens, et, s’il était possible, il faudrait l’imposer à tous les peuples, — mais il arrive que ce qui est excellent en soi ne peut convenir en certains lieux à certaines personnes. . » Ainsi le gouvernement monarchique à Florence. Peut-être, dans les Trattati, comme dans le Compendium, le commencement est-il encore du saint Thomas (le prince doit être un, parce que le roi des abeilles est un, la raison est une, le cœur est un : et Dante aussi disait : parce que l’âme est une, parce que le soleil est un) ; mais la fin est déjà du Machiavel, à qui il faudra d’autres raisons. Le commencement est encore de la dissertation, la fin est déjà de l’observation. Le commencement est de la scolastique, la fin est de la politique. Coïncidence intéressante : les traités de Savonarole sur le gouvernement de Florence sont probablement des derniers mois de 1497 ou des premiers mois de 1498, et Guichardin date de 1494 le colloque mémorable qu’il a recueilli sous le même titre. De la confrontation des Traités et du Dialogue ressort donc très clairement l’idée qu’on se faisait de la politique, à Florence, dans les dix dernières années du XVe siècle. Cette idée est commune à tous, à Machiavel, à Guichardin, à Giannotti, à Savonarole, pour ce bon motif que les faits leur ont été communs, que la vie leur a été commune, et commune par conséquent la leçon des choses, l’expérience. Il ne serait sans doute pas impossible de retrouver dans les Trattati de fra Hieronimo l’origine de certaines formules qu’on serait d’abord tenté de croire spécifiquement machiavéliques, et telles que celle-ci : « Comme les méchans sont toujours plus nombreux que les bons et que chacun aime qui lui ressemble… ; » ni, sous le portrait du tyran que Savonarole ébauche en son Trattalo secondo, quelques lignes du Prince. Mais ce n’est pas parce que Machiavel, dans sa jeunesse, aurait été un sectateur de Savonarole, un piagnone ; c’est parce que tous deux étaient de leur temps et de leur pays ; tous deux ont vécu à Florence, tous deux ont fait l’expérience florentine, tous deux sont de l’école florentine, dont le machiavélisme est la première et, du premier coup, la suprême, la souveraine incarnation ; car, au fond, qu’est-ce que le machiavélisme ? Un réalisme florentin.

Premièrement, c’est un réalisme, c’est le réalisme lui-même. Tout ici est positif, pratique, politique. La grande querelle qui a rempli le moyen âge et divisé les deux écoles guelfe et gibeline, — celle de la suprématie du Pape ou de l’Empereur, — n’est peut-être point tout à fait absente de la pensée de Machiavel ; mais, s’il pose encore cette question, il la pose d’une façon très différente : il la transporte sur un autre terrain, il l’examine en sa réalité ; il juge de la qualité de l’une et l’autre puissance, spirituelle ou temporelle, aux fruits qu’elle a portés, à ce qu’elle a donné, à ce qu’on en peut attendre pour la cause qui lui est chère et sacrée par-dessus toutes, pour la libération, sinon pour l’unification de l’Italie. Machiavel n’est plus ni guelfe ni gibelin. Il est Florentin et Italien. S’il devait à tout prix être de l’un des deux anciens partis, il serait bien plutôt gibelin, à cause précisément de ses aspirations vers l’unité italienne, cette unité dût-elle se faire d’abord sous un prince étranger, sous l’Empereur, parce qu’il est convaincu que la Papauté est l’obstacle, l’a toujours été, le sera toujours. Mais, qu’il songe soit à l’unité de l’Etat en Italie, soit à l’unité du Prince dans l’État, aucune trace en lui des assimilations et allégories scolastiques de Gilles de Rome ou de Dante, — les mêmes pour l’Eglise et pour l’Empire : « Le corps n’a qu’une âme, l’univers n’a qu’un Dieu, les peuples ne doivent avoir qu’un chef, le monde ne doit avoir qu’un maître. »

Semblablement, ces Florentins de la fin du XVe siècle, Machiavel, Giannotti, Guichardin et les personnages qu’il fait mouvoir, Bernardo del Nero, Pagolantonio Soderini ne s’abstiendront peut-être pas absolument de s’exercer sur les mérites comparés de la monarchie, de l’oligarchie et de la démocratie : mais ils le feront historiquement, non plus théoriquement, c’est-à-dire qu’en cela aussi, par eux, la science politique se fera positive et réaliste. Elle deviendra par eux, à Florence, dans les dernières années du XVe et les premières années du XVIe siècle, ce que, pendant des siècles, et pour des siècles encore, elle demeurera en Italie : admirablement nette, pratique et efficace ; après quoi, veut-on que nous ajoutions qu’elle a quelque chose d’un peu étroit et de pas très haut, qu’elle est, à sa naissance, un peu communale ou municipale, et qu’elle ne s’élargit ou ne s’élève plus tard que jusqu’à être nationale, en cessant d’être impériale ou pontificale, sans aspirer à être mondiale ou universelle ? Je l’ajouterai donc, mais je l’en louerai, si la philosophie est une chose, mais si la politique en est une autre, et s’il n’y a de philosophie « que du général, » mais si « du général » il ne saurait y avoir de politique. Les Florentins l’auront faite telle, et elle se maintiendra telle, non pas seulement avec un Nifo, qui ne fut qu’un plagiaire, mais avec les Sabellico, les Castiglione, les Contarini, les Strozzi, les Paruta, les Boccalini, les Gramigna, les Botero, les Frachetta, les Crasso, pour s’épanouir et fructifier magnifiquement, en passant par les Alfieri, dans les prophètes, dans les apôtres, dans les héros du Risorgimento ; si bien que, le machiavélisme contenant en principe toute la science politique italienne, et cette science éminemment et essentiellement réaliste tendant de tout son effort aux réalisations, il se trouve contenir en germe toute l’Italie, dans qui il se réalisera, ou qui se réalisera par lui. »


III

Campanella déclare quelque part d’un ton de certitude que « le machiavélisme est issu de l’aristotélisme. » Ce que nous savons de Machiavel et de ses contemporains, de ses concitoyens voués à l’étude et à la pratique des affaires d’Etat, des Guicciardini, des Giannotti, des Soderini, des Bernardo del Nero, montre qu’il n’en est rien, ou très peu de chose. Je souscrirais bien plus volontiers au jugement de M. Pasquale Villari, relevant « la nécessité historique de ce que beaucoup ont appelé le machiavélisme. » Non, le machiavélisme n’est pas sorti de l’aristotélisme : il est sorti du milieu et du moment. Nous l’avons vu faire ses premiers pas avec Muzzo et Francesco Sforza, avec Bianca Maria Visconti et Girolamo Biario ; croître avec Caterina Sforza ; atteindre en César Borgia son entier développement. Nous l’avons vu dans le Prince et dans les conjurations, dans la tyrannie et dans le tyrannicide. L’Individu libre et lâché, ruant, sous les coups de la Fortune, la Bête souple et superbe, renard et lion, toujours à l’affût ou à l’assaut de la proie, le Surhomme était né quand ce livre fut écrit.

Machiavel ne vint que parce que les temps du machiavélisme étaient venus. Il ne leur apporta pas, il leur prit l’ « amoralité » de ses formules ; cette sorte d’ « indifférence au contenu » qui fait que pour lui il n’est ni bien ni mal, il n’est que fins et moyens, qu’échec et succès ; le mépris de toute sensibilité vraie ou fausse, juste ou excessive ; le goût de « la manière forte, » puisque le quatrain passé en proverbe : « Sot qui espère gouverner avec les mômeries d’un faire paternel » n’est pas de lui, et qu’un autre mot tout pareil : « On ne gouverne pas les États avec des patenôtres » est de Cosme de Médicis ; le sentiment que la valeur personnelle, et par surcroît la faveur du prince, établissent l’égalité entre les hommes : c’est encore Cosme de Médicis qui l’assure : « Avec quelques aunes de drap rouge, on fait de nouveaux citoyens et de bons. » Il y a tout cela dans le machiavélisme, où il y a d’ailleurs autre chose ; c’est cela le machiavélisme, et c’est d’ailleurs autre chose ; tout cela est dans Machiavel, mais tout cela n’est pas de Machiavel.

J’ai essayé de dégager d’une part ce que la science politique italienne pourra devoir au machiavélisme, et d’autre part ce que le machiavélisme doit aux réalités italiennes d’alors. Mais, voulût-on voir là une contradiction, je suis obligé maintenant de noter que bien des préceptes, en lesquels on a cru reconnaître la marque de fabrique du secrétaire florentin, n’ont rien de proprement, d’exclusivement machiavélique, rien de proprement, d’exclusivement italien. Rien de proprement machiavélique : « Nie toujours ce que tu ne veux pas qu’on sache, et affirme ce que tu veux qu’on croie ; parce qu’encore qu’il y ait beaucoup de signes et presque certitude du contraire, d’affirmer ou de nier gaillardement met souvent dans l’hésitation l’esprit de celui qui t’écoute. » Le conseil est-il de Machiavel ? Non ; il est de Guichardin. Mais rien d’exclusivement italien. Quel Machiavel a dit, — où l’a-t-on dit, et quand l’a-t-on dit ? — « Annulez avec des caresses et les autres moyens un ennemi qui se tient sous votre puissance ; mais n’exercez aucune pitié à l’égard du vaincu qui implore merci. — On vit de cette manière dans la sécurité, car un ennemi tué ne donne plus d’inquiétudes. — Portez un ennemi sur vos épaules tant que le moment favorable n’est pas arrivé ; puis, au temps révolu, brisez-le, comme on casse une cruche d’argile avec une pierre. — Il ne faut pas relâcher un ennemi quelques touchantes paroles qu’il vous dise. Soyez pour lui sans pitié ; on doit tuer sans scrupule un être malfaisant. — Détruisez un ennemi ou par des caresses ou par des largesses, soit en semant la division chez lui, soit en usant de la force : employez, pour le détruire, tous les moyens. » Ainsi parla Zarathustrâ, — ou presque : car ce sont les discours que le brahme Kamika tient dans le Maha-Bharata, au roi Dhritarâshtra.

Ce n’était donc rien dire de trop que de parler, nous, d’un « machiavélisme perpétuel. » Perpétuel et universel, avec de très longues racines dans le passé, de très longues projections dans l’avenir, antérieur et postérieur à Machiavel, contemporain et concitoyen des Florentins, des Italiens de la fin du XVe siècle, mais contemporain et concitoyen aussi de tous les hommes de tous les temps et de tous les pays, vieux et jeune comme l’humanité. Quoi d’étonnant au surplus, si le machiavélisme est la politique même, et si la politique est bien « l’art de plier soit les hommes aux choses, soit les choses aux hommes, et de conformer les moyens au but ? » Seulement, en Italie, à Florence, vers la fin du XVe siècle, toutes les conditions, et les plus favorables, à un degré jamais atteint, se sont trouvées réunies : le machiavélisme a rencontré Machiavel : je veux dire que ce qu’il y avait, avant Machiavel, de machiavélisme en suspension dans l’humanité de tous les pays et de tous les temps a rencontré le Florentin, l’Italien de la fin du XVe siècle qui l’a fixé et exprimé, situé et daté : le vrai machiavélisme, le machiavélisme de Machiavel, est sorti de là, de la rencontre de cet homme, de ces hommes et de ces choses dans ce milieu. Il s’agit à présent de déterminer, textes en main, ce qu’est le vrai machiavélisme, le machiavélisme de Machiavel.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1906.