NOS ENQUÊTES

L’ÉPREUVE DE LA POLOGNE

IV [1]
RELIGION ET CULTURE

« Toute cérémonie religieuse est, en Pologne, une manifestation nationale. » Ce mot me fut dit à Rome par un diplomate russe, qui prenait quelquefois à tâche de me démontrer que le gouvernement du Tsar était beaucoup trop indulgent à l’égard de ses « sujets catholiques. » Il était alors profondément vrai, et il l’est encore aujourd’hui. Cause nationale et foi religieuse n’ont jamais été séparées, dans l’esprit des Polonais, au temps où ils luttaient pour reconquérir leur indépendance ; elles n’y restent pas moins unies à présent qu’ils l’ont recouvrée. Je n’ai pas encore oublié le spectacle que m’avait offert, en 1913, une messe du dimanche, à Notre-Dame de Cracovie. La grande nef était pleine de paysans agenouillés à terre ; hommes et femmes en habits de fête, longues vestes de laine blanche, corsets de soie brodée d’argent et d’or ; leur prière était si fervente, que le va-et-vient des fidèles, qui, en passant, heurtaient une botte ou accrochaient un fichu, ne détournait pas un instant leur regard immobile et comme extasié ; quelques-uns priaient à haute voix ; tout près des marches qui mènent an chœur, quelques femmes restaient prosternées, le visage collé aux dalles du parvis. Une heure après, je retrouvais tout ce monde au Musée national polonais, parcourant les salles en silence, contemplant les tableaux d’histoire, s’arrêtant avec recueillement devant les reliques de Kosciuszko et de Mickiewicz…

Cette piété, religieuse et patriotique, éclate encore aujourd’hui dans toutes les solennités polonaises. À Cracovie, durant l’octave de la Fête-Dieu, il y avait chaque jour une procession ; toute la ville y prenait part : personnages officiels, grands seigneurs en costumes d’autrefois, juste au corps de velours, longue rapière, manteau de fourrure et toque à aigrette ; bourgeois et paysans, chorales et musiques militaires ; au-dessus de la foule s’agitaient pêle-mêle les drapeaux aux couleurs nationales, les bannières des confréries et les pancartes couvertes d’inscriptions patriotiques. Le jeudi de l’octave, suivant une tradition séculaire, le cortège s’arrêta devant le palais Larisch ; une sorte de géant, habillé en Tatare, qui manœuvrait un cheval de bois, exécuta une danse étrange et violente, sans musique ; après quoi il rentra dans son cheval, et la procession se remit en marche. À Lublin, messes militaires sur la grand’place, devant l’ancienne église russe, bénédiction des drapeaux, serment prêté sur l’autel par les soldats qui vont partir au front. À Varsovie, au temps de l’avance bolchéviste, cortèges religieux dans les rues, cérémonies religieuses dans les églises. Nulle ne fut plus émouvante que la messe célébrée à la cathédrale par le cardinal Kakowski, le 14 juillet, en présence du ministre de France et des officiers de notre mission militaire ; autour du chœur et le long des nefs, nos drapeaux se mêlaient aux drapeaux polonais ; à l’orgue, la Marseillaise retentit ; du haut de la chaire, un prélat criait l’angoisse de la Pologne, son espoir en la France alliée et sa volonté de vaincre.

La Pologne ressuscitée est toujours la « catholique Pologne ; » sa foi religieuse, qui fut sa meilleure armure, sa plus ferme défense contre les assauts du Russe orthodoxe et de l’Allemand luthérien, ne reste pas seulement une tradition historique ; elle est une force vivante ; son clergé, actif et influent, est à la tête du mouvement social et ne demeure pas étranger au mouvement politique. La Pologne veut être un État démocratique ; elle ne recule point devant les réformes les plus radicales et les plus hardies ; mais elle entend rester, essentiellement, un État catholique.


L’EGLISE ET L’ETAT

Le projet de constitution désigne le catholicisme romain, non comme religion d’Etat, mais comme religion pratiquée par la grande majorité de la nation polonaise ; il reconnaît à l’Eglise catholique le droit d’exercer librement son culte en Pologne et de s’y régir selon les principes du droit canonique.

Beaucoup de questions restent à résoudre, entre autres celles des biens ecclésiastiques et du traitement des ministres du culte. La réforme agraire de M. Witos n’était pas encore votée, lorsque j’eus l’honneur de m’entretenir sur ce sujet avec le prince-évêque de Cracovie, Mgr Sapieha. L’air et les manières d’un grand seigneur d’autrefois, l’ouverture d’esprit et la tolérance large d’un homme d’aujourd’hui, tels m’ont paru être les deux traits dominants dans la figure du prince-évêque. Il n’a pas dépassé de beaucoup la cinquantaine, et l’extraordinaire vivacité de ses yeux noirs le fait paraître encore plus jeune. Lorsque Mgr Sapieha apprend que j’arrive de Rome, où il a vécu longtemps, dans les milieux les plus influents de la Curie et dans la familiarité de Mgr délia Chiesa, qui est aujourd’hui Benoit XV, c’est lui qui me pose mille questions sur le Vatican, sur les cardinaux romains de ses amis, puis sur la politique italienne, qu’il a toujours suivie avec attention. Tout en répondant de mon mieux, ai-je laissé percer quelque inquiétude ? Le fait est que le prince-évêque sourit et me donne licence d’interroger à mon tour. Je lui demande quelles conséquences peut avoir la politique agraire du gouvernement sur les conditions de l’Eglise de Pologne.

— Mon Dieu ! répond Mgr Sapieha, c’est le moindre de nos soucis. Il est vrai que je suis, comme évêque de Cracovie, grand propriétaire foncier. Laissera-t-on à l’Eglise ses biens ? Ou voudra-t-on les exproprier, contre le paiement d’une indemnité, qui serait distribuée, sous forme de traitement, aux ministres du culte ? Nous n’en savons rien encore. Notre seul désir, — il se reprit pour dire : notre seule volonté, — est que les ministres du culte ne deviennent pas des fonctionnaires, qu’ils restent parfaitement indépendants. En ce moment, si l’Etat voulait racheter nos biens, il devrait nous payer des sommes énormes ; ni la condition de ses finances, ni la valeur actuelle du mark ne semblent lui recommander l’opération. Mais nous ne nous opposerons pas à ses desseins : qu’on nous laisse de quoi vivre, et la liberté ; nous ne prétendons pas davantage.

— En ce qui concerne la nomination des évêques, Monseigneur, une décision a-t-elle été prise ?

— Elle ne pourra l’être que d’accord avec Rome, répond le prince-évêque. Les négociations sont en cours et ne prendront une forme plus précise que lorsque notre Constitution, enfin votée, aura nettement défini les rapports entre l’Eglise et l’Etat. Plusieurs systèmes sont envisagés : on n’est pas ici très partisan de l’élection faite exclusivement par les chapitres. Mais les chanoines pourraient présenter une liste, sur laquelle soit les évêques de la province, soit tous les évêques de Pologne opéreraient leur choix. Ce choix serait soumis à la ratification de l’autorité suprême de Rome. Le gouvernement serait pressenti, de manière à garantir à l’évêque, une fois nommé, une position convenable vis-à-vis du pouvoir civil ; mais nous voudrions éviter la « présentation » des candidats au Saint-Père par le gouvernement. Vous savez d’ailleurs que nous entretenons avec le Vatican des rapports excellents. L’autorité romaine, qui admet les synodes, provinciaux, ne se montre point favorable, généralement, aux assemblées nationales d’évêques. Cependant, nous avons obtenu la permission de nous réunir, non pas, si vous voulez, en synode national, mais en assemblée générale. Il est vrai que la Pologne ne compte que dix-sept évêques, que ces réunions ont gardé un caractère privé, et qu’on n’y peut prendre aucune décision ayant forme exécutoire. Nous nous réunissons à Poznan et à Czenstochowa, comme les évêques allemands se réunissent à Fulda. Pour les affaires courantes, des rencontres plus fréquentes et plus intimes rassemblent à Varsovie les principaux évêques autour des deux cardinaux.

« Nos socialistes, dans ces derniers temps, se sont préoccupés de la nomination des curés. Le droit de présentation appartenait, suivant les régions, tantôt aux conseils municipaux, tantôt même aux grands propriétaires fonciers. Les socialistes ont eu raison d’exiger l’abolition de ce privilège ; mais ils vont un peu loin lorsqu’ils demandent que les curés soient élus par le peuple. Nous proposerons, pour notre part, que le droit de nommer les curés soit réservé aux évêques.

Les choses étaient un peu plus avancées lorsque j’arrivai en Posnanie. Le cardinal Dalbor, archevêque de Poznan et Gniezno, avait quitté la ville métropolitaine pour sa résidence d’été de Krobia (Krœben). Je lui avais été présenté à Rome l’année dernière, lorsqu’il vint y recevoir le chapeau, et m’autorisai de cette circonstance pour lui demander la permission de lui rendre visite à la campagne.

Krobia est une petite ville de 5 000 habitants, située à quatre-vingts kilomètres au Sud de Poznan. Le château-fort qui la domine, aujourd’hui ruiné, appartenait jadis à l’archevêque de Poznan, qui portait le titre de « premier prince de Pologne » et a conservé celui de « curé de Krobia. » A quelque distance, une agglomération de maisons neuves représente la « colonie » allemande installée dans le pays par la fameuse Commission. Les habitants de Krobia sont pour la plupart des agriculteurs, petits propriétaires ou bien ouvriers agricoles. Les paysans, ayant longtemps appartenu à l’évêque, sont encore aujourd’hui appelés Biskupi (de Biskup : évêque) par ceux des environs. A l’hospitalité peu sympathique des villes d’eaux allemandes. Mgr Stablenski préféra la calme retraite de cette petite ville polonaise, où il se sentait chez lui ; il fit ajouter une aile au presbytère et s’y installa pour l’été ; ses successeurs ont suivi la tradition.

Le cardinal Dalbor m’accueillit avec cette affabilité et cette bonne grâce souriante qui lui ont gagné à Rome l’amitié respectueuse de tous ceux qui l’ont approché. « Vous arrivez à point, me dit-il, car je pars demain matin pour Czenstochowa, où nous avons une assemblée. Les circonstances graves où se trouve notre pays exigent que nous nous mettions d’accord sur certaines décisions. » Je m’aperçus alors que les cheveux du cardinal avaient légèrement blanchi et qu’une ombre de tristesse voilait son regard : cet ardent patriote, dont toutes les tracasseries, toutes les persécutions prussiennes n’avaient pu, durant quatre années de guerre, abattre le courage ni même altérer l’humeur, était profondément ému du nouveau danger qui menaçait la Pologne. Il ne m’en invita pas moins à l’interroger sur tous les objets qui pouvaient m’intéresser, et nous parlâmes bientôt des nouvelles conditions faites par la réforme agraire à l’épiscopat et au clergé.

— Les biens ecclésiastiques, m’expliqua Mgr Dalbor, vont être expropriés par l’Etat. Cette mesure affecte d’une manière différente l’épiscopat et le clergé des trois provinces. Dans l’ancienne Pologne russe, ni les évêques, ni les curés ne sont propriétaires fonciers. En Galicie au contraire, les uns et les autres possèdent de la terre. Ici, tous les biens ecclésiastiques furent confisqués par la Prusse en 1812 ; puis intervint le Concordat de 1821, qui ne rendit point aux évêques leurs anciens domaines, mais attribua à chaque curé la possession d’une certaine étendue de terrain : elle est ordinairement de 70 hectares, et va parfois jusqu’à 130.

« Il nous parait convenable que le traitement des évêques soit payé en argent par l’Etat polonais, comme il l’était par le gouvernement prussien. Pour les curés, nous demandons qu’à l’indemnité en espèces soit ajoutée l’attribution, à un titre quelconque, d’un terrain d’une dizaine d’hectares : c’est ce que, chez nous, on estime nécessaire pour l’entretien de deux chevaux. Nos paroisses sont extrêmement vastes ; souvent, rien qu’a les traverser dans leur longueur, on fait 25 kilomètres ; quelque vigoureux que soit le curé, il ne peut assurer le service du culte et celui des malades, s’il ne dispose pas de deux chevaux et d’une voiture.

« Le recrutement du clergé, devenu assez difficile dans certaines parties de la Pologne, ne me donne pas ici d’inquiétude. Le grand séminaire de Poznan compte actuellement quatre-vingts élèves. Pendant la guerre, j’ai dû les envoyer poursuivre leurs études un peu partout : il y en avait à Munster, aux Universités du grand-duché de Bade et à celles de Bavière ; je n’aurais pu les destiner tous à la même Faculté, sans jeter la suspicion sur la Faculté choisie ; aujourd’hui, ils suivent tous ensemble les cours de l’Université de Poznan.

« Nos séminaristes sont des fils de petits bourgeois et surtout des fils de paysans. Ce recrutement est le meilleur que nous puissions souhaiter : le clergé est ainsi très près du peuple, il garde un esprit très démocratique, et il faut qu’il en soit ainsi. Lors des élections générales, nos syndicats d’ouvriers sont venus me demander la permission de choisir pour candidats deux de mes prêtres : tous les deux ont été élus.

— Votre Eminence, demandai-je, a-t-elle lieu de craindre pour son diocèse quelque résistance des éléments allemands, ou quelque entreprise destinée à maintenir l’influence allemande ?

— Non, répondit nettement Mgr Dalbor. Pour ce qui est de l’influence allemande, si elle avait dû prévaloir, ce serait chose faite depuis longtemps. Au moment où les fonctionnaires prussiens quittaient notre pays, un de mes amis demanda à l’un d’eux, avec qui il avait entretenu des relations satisfaisantes : « Pourquoi nous avez-vous aussi constamment, aussi opiniâtrement maltraités ? De quelle intention s’inspirait donc votre conduite envers nous ? » L’Allemand lui répondit : « Si nous ne vous avions pas tenus à l’écart, et même persécutés, c’est vous qui auriez assimilé, conquis nos fonctionnaires et nos immigrés. Votre civilisation est plus ancienne que la nôtre, et puis vous possédez le charme, qui nous manque. »

« Quant à la résistance des éléments allemands dans mon diocèse, je ne la redoute ni ne la prévois. Vous savez que la frontière politique déterminée par le Traité de Versailles ne coïncide pas avec la frontière ecclésiastique : de sorte que je reste l’évêque d’environ 100 000 Allemands. Je confierai cette partie de mon diocèse à un administrateur, que je choisirai parmi les chanoines allemands des chapitres de Poznan et de Gniezno ; les droits de ce fonctionnaire ecclésiastique seront définis d’accord avec le gouvernement de Berlin : je les conçois, pour ma part, identiques à ceux dont jouissent mes autres vicaires généraux, investis de fonctions analogues. La situation est évidemment délicate, mais elle n’a rien d’inquiétant.

— Oserai-je vous demander, Monseigneur, comment l’ex-roi de Prusse, comment le gouvernement prussien, connaissant vos sentiments, ont pu donner leur agrément à votre élection au siège de Poznan ?

— Je n’ai pas été élu, réplique le cardinal avec un sourire, mais nommé par le Saint-Siège, et voici comment. Aux termes du concordat de 1821, les évêques de Posnanie étaient désignés au pape par le gouvernement prussien qui les choisissait lui-même sur la liste dressée par le chapitre. Selon que les chanoines mouraient dans un mois pair ou dans un mois impair, le choix de leur successeur était attribué au Souverain Pontife ou au roi de Prusse. Lorsque la mort de Mgr Likowski amena la vacance du siège, au printemps de 1915, il se trouva que le chapitre était composé en grande majorité d’Allemands, les chanoines s’étant obstinés à mourir pendant les mois impairs, au plus grand profit du roi de Prusse. Si l’on s’en rapportait au choix du chapitre, l’élection d’un Allemand au siège de Poznan était certaine, dominent la population polonaise l’entoile acceptée ? Etait-il opportun, en pleine guerre, de provoquer des résistances, et peut-être des désordres ? On se le demanda à Berlin. Exceptionnellement, le roi renonça à sa prérogative et invita le Saint-Siège à pourvoir lui-même le siège vacant. C’est ainsi que, le 30 juin 1915, je suis devenu archevêque de Poznan et Gniezno.

Le cardinal Dalbor ne me donna point rongé avant de m’avoir fait remettre des lettres d’introduction pour quelques ecclésiastiques de son diocèse et de m’avoir montré lui-même sur la carte la route que je devais suivre pour gagner un domaine agricole voisin, dont on m’avait recommandé la visite. En m’éloignant de Krohia, je songeais avec admiration au rôle joué durant la domination allemande par ces archevêques de Poznan, par le cardinal Ledochowski, qui, au temps du Kulturkampf, s’était laissé traîner en prison plutôt que d’abdiquer ses droits et sa dignité, par Mgr Slablewskj, dont Bismarck lui-même n’avait pu vaincre la fière et calme résistance, par leurs successeurs… L’énergie, tour à tour héroïque et prudente, de ces grands prélats, avait déjoué les efforts de la propagande prussienne et de l’esprit luthérien ; ils avaient conservé intact l’héritage sacré des ancêtres polonais et catholiques ; du haut de la vieille tour de Krobia, ils avaient vraiment fait bonne garde, les « premiers princes de Pologne. »


L’ÉGLISE ET LES NATIONALITÉS

La ville de Lwow a le privilège, que je crois unique en Europe, de posséder trois évêques en communion avec le Siège romain : un archevêque catholique latin, un archevêque ruthène, du rite uniate, et un évêque arménien. On m’a raconté que le roi de Bavière qui, passant par Lwow, s’était fait présenter les autorités de la ville, ne put s’empêcher, lorsqu’on introduisit auprès de lui un troisième personnage épiscopal, de murmurer dans sa barbe : « Encore un ! »

L’évêque arménien-catholique de Lwow est Mgr Teodorowicz, qui fut élu député à l’Assemblée Nationale et que mes lecteurs ont déjà rencontré à l’Institut Marie. Orateur éloquent et grand patriote, il était, au temps de l’occupation de Varsovie par les Allemands, l’objet d’une surveillance toute particulière : un agent du gouvernement militaire sténographiait ses sermons. Un jour qu’il avait prêché sur ce texte : « Or le démon s’approcha de Jésus et le tenta, » Mgr Teodorowicz s’entendit menacer du Conseil de guerre. Il demanda quel était son crime : on lui fit comprendre que le Satan de son sermon ressemblait étrangement à l’empereur Guillaume II. « Tant pis pour eux répliqua le prélat, s’ils ont vu la ressemblance ; je ne l’y avais pas mise exprès. » Mgr Teodorowicz gouverne à Lwow quelques milliers d’Arméniens catholiques, descendant de ceux qui, au XIVe siècle, vinrent chercher asile auprès des princes ruthènes. Il y a longtemps que ces réfugiés sont devenus polonais, mais ils sont restés fidèles à leur rite. L’Eglise arménienne de Lwow ne compte guère que des citadins, pour la plupart riches et instruits. Aucune difficulté ne s’est jamais élevée entre eux et les catholiques latins.

On n’en peut pas dire autant des Uniates Ruthènes, qu’une inimitié séculaire sépare des Polonais. Leur magnifique cathédrale, Saint-Georges, s’élève sur la colline boisée où les moines basiliens étaient venus s’établir à la fin du XIIe siècle. Un prince ruthène y fit construire, en 1280, une chapelle en bois, qui, successivement agrandie et embellie par les archimandrites, fut enfin remplacée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la monumentale église baroque, dont on voit surgir de très loin les clochetons, les lanternes et la procession d’apôtres aux draperies mouvementées. L’architecte de Witte l’édifia, sur l’ordre du métropolite Athanase Szeptycki. Autour de l’église il disposa, dans une ordonnance un peu théâtrale, le palais de l’archevêque et les maisons des chanoines. De la haute terrasse ménagée devant la façade principale, la vue s’étend sur toute la ville et sur les collines qui l’entourent. Un gigantesque saint Georges à cheval, campé au sommet de l’attique, domine l’architecture et le décor.

C’est encore un Szeptycki, moine basilien comme son ancêtre, qui gouverne aujourd’hui l’église ruthène de Lwow. Quand j’ai passé par cette ville, Mgr Szeptycki se trouvait à Varsovie, auprès de son frère le généra], malade ou blessé ; je fus reçu par un vieux chanoine, qui me par la fort peu des Uniates et beaucoup du Visiteur Apostolique que le Saint-Père avait désigné pour l’Ukraine, dont on annonçait l’arrivée depuis trois mois, et qui n’arrivait point. Je fis observer au chanoine que ce retard était sans doute plutôt imputable aux événements politiques et militaires qu’à la mauvaise volonté du Saint-Siège ou de son Visiteur ; et je redescendis la colline de Saint-Georges, pour me rendre chez l’archevêque latin.

Mgr Bilczewski voulut bien me donner quelques détails sur la situation religieuse de son diocèse.

— Nous avons beaucoup souffert de la guerre, me dit-il. Soixante de mes prêtres sont morts, la plupart terrassés par le typhus, six tués par les Ukrainiens. Nos paroisses, très étendues, demanderaient des curés jeunes et vigoureux. Malheureusement, le clergé latin est aussi rare que le clergé ruthène est nombreux. En fait, les fidèles vont à l’église la plus proche et demandent les sacrements au premier pasteur qu’ils rencontrent, sans trop s’inquiéter de la différence de rite.

« Dans les années qui ont précédé la guerre, les relations étaient devenues meilleures entre Polonais et Ukrainiens ; les mariages mixtes étaient fréquents ; les garçons suivaient alors la religion du père, les filles celle de la mère. Vous imaginez les querelles, souvent sanglantes, que la guerre a fait éclater dans toutes ces familles. Les prêtres ruthènes, qui s’occupent beaucoup de politique et exercent une grande influence sur leurs fidèles, ont tout fait pour envenimer le conflit. Pour moi, j’invite mon clergé à se tenir à l’écart de la lutte et à réserver son activité pour les œuvres sociales, que nous ne multiplierons jamais assez. Que de malades, dans mon diocèse, qui succombent faute de soins ! Que d’enfants rendus orphelins par la guerre, qui n’ont pas encore été recueillis ! Notre devoir est tout marqué : réparer les ruines et adoucir les souffrances ; les prêtres latins s’y emploient de toutes leurs forces.

Belle et touchante figure d’ecclésiastique, que celle de l’archevêque latin. On dirait qu’en les évoquant il contemple douloureusement les ruines matérielles et morales que- la guerre a laissées dans son diocèse. Mais aucun découragement ne perce sous cette tristesse, Lwow en a vu bien d’autres ! Ville frontière entre deux mondes, sans cesse foulée par les invasions, son histoire n’est qu’une longue suite de sièges, d’incendies et de pillages. Et pourtant, elle a su garder de beaux restes. Un sourire éclaire le visage pale de Mgr Bilczewski, lorsqu’il, me parle de sa cathédrale moins somptueuse que l’église Saint-Georges, mais plus religieuse, et trois fois vénérable, puisque les fondements en furent établis par le roi Casimir le Grand.

La question des Uniates ruthènes et de leurs démêlés avec les Polonais latins est une de relies qui préoccupent très justement le pape Benoit XV. Les Uniates, comme l’indique leur nom, sont unis à l’Eglise romaine par leur croyance ; ils se rapprochent de l’Eglise grecque orthodoxe par leur rite et par leur discipline : les prêtres uniates ont licence de se marier, seuls les moines et les évêques, issus des monastères, sont tenus au célibat. L’église uniate constitue en Ukraine un groupement important et assez compact ; il n’en va pas de même en Russie-Blanche, où la plupart des fidèles furent convertis de force à la religion orthodoxe, entre 1863 et 1905. Lorsque le gouvernement russe promulgua le décret sur la liberté des cultes, beaucoup de ces convertis retournèrent directement au catholicisme latin. Ces perpétuels changements ne pouvaient manquer de laisser quelque trouble dans des populations qui sont par ailleurs timides et ignorantes. « Plaise à Dieu, me disait une grande dame polonaise, fervente catholique, que nos paysans se laissant ramener une bonne fois à la communion latine, et qu’ils y demeurent ! Oui, je sais bien qu’à Rome il y a des partisans de l’uniatisme : il forme, dit-on, entre le catholicisme latin et l’Eglise orthodoxe un trait d’union, un pont qu’il ne faut pas couper. L’uniatisme en effet est un pont, mais un pont qu’on passe et repasse dans les deux sens, suivant les événements. Pour l’avoir passé trop souvent, nos pauvres paysans finissent par ne plus savoir eux-mêmes s’ils sont catholiques ou orthodoxes, et si le prêtre marié qui leur distribue la communion sous les deux espèces, est un curé ou un pope. »

Je me suis longuement entretenu de la question uniate à Varsovie avec le l’ère Genocchi, Visiteur Apostolique d’Ukraine, si impatiemment attendu par les chanoines de Saint-Georges, et avec le nonce, Mgr Hatti. Ce dernier a bien voulu me l’aire connaître sur ce point les intentions du Saint-Père. « Avant tout, m’a déclaré Mgr Ratti. le Pape tient à ce que la volonté et la conscience de chacun soient scrupuleusement respectées. Que ce soit en Ukraine ou en Russie-Blanche, la population ruthène semble assez divisée sur la question des rites : l’Intelligence préfère en général le catholicisme latin ; le peuple, plus attaché au détail des cérémonies extérieures, incline au contraire vers l’uniatisme. Eh bien ! dit le Saint-Père, que l’Intelligence soit latine et le peuple uniate : il n’importe guère, pourvu que l’Intelligence et le peuple restent catholiques. »

J’avais le dessein, pour étudier d’un peu plus près les problèmes politiques et religieux qui se posent en Lithuanie et en Russie-Blanche de m’arrêter quelques jours à Vilna et à Kowno, et de pousser à l’Est jusqu’à Minsk et à Mohilew : les bolchévistes en disposèrent autrement. J’espérais du moins obtenir de personnes compétentes, à Varsovie ou ailleurs, une documentation sérieuse et impartiale sur ces questions : j’ai dû également y renoncer. Trop de passion, des deux côtés, se mêle aux raisonnements, à l’évocation des précédents historiques, et jusqu’à l’interprétation des chiffres. De tout ce que j’avais observé à Rome, au cours des vingt dernières années, il m’était resté l’impression que les Polonais avaient une tendance à traiter les Lithuaniens et les Blancs-Russiens, comme ils étaient traités eux-mêmes par les Russes, et qu’en particulier le clergé de Pologne, entraîné par son ardeur patriotique, n’avait pas eu toujours assez d’égard pour la nationalité, les traditions, la langue de populations douces, religieuses et ignorantes. C’est par les missionnaires catholiques que la Pologne pénétra d’abord en Lithuanie ; c’est grâce à eux que le polonais y devint la langue officielle de l’église, puis celle de l’école. Des évêques passionnés comme Krasinski, Zylinski, Charles Hrymiewski, allèrent jusqu’à nier l’existence de la langue lithuanienne, ou à la qualifier de « langue de païens. » En 1900, lors de la célébration du jubilé, le pape Léon XIII voulut qu’au moment où il ouvrirait à Rome la Porte Sainte, les Lithuaniens entendissent dans la cathédrale de Vilna un sermon prêché, des cantiques chantés dans leur langue nationale. Une relation détaillée de la cérémonie fut reçue au Vatican : en entendant pour la première fois depuis des siècles la langue et les chants lithuaniens résonner dans leur église, les gens de Vilna pleuraient de joie. Une souscription fut ouverte entre les fidèles en vue d’ériger à Saint-Nicolas une croix jubilaire, accompagnée d’une inscription en lithuanien. Le curé s’y prêta volontiers ; mais l’évêque, ayant eu connaissance de ce projet, s’y opposa et donna l’ordre de placer dans l’église une croix portant l’inscription en langue polonaise.

On rapportait encore à Rome que l’instruction religieuse était donnée en polonais aux enfants du diocèse de Minsk, où la population des campagnes ne parle et n’entend que le blanc-russien, et l’on prêtait à l’évêque de Minsk ce propos singulier : « Plutôt que de permettre qu’on enseigne aux enfants le catéchisme dans une autre langue que le polonais, j’aime mieux qu’ils ignorent le catéchisme. » Encore une fois, ce ne sont là que des impressions, des souvenirs recueillis dans un milieu qui était alors peu favorable à la cause de la Pologne ; c’est pourquoi j’aurais voulu en contrôler sur les lieux l’exactitude ou la vraisemblance. N’ayant pu le faire, je m’abstiendrai de tout jugement sur ces questions délicates. J’ai déjà dit ce que je pense de la « théorie varsovienne » des vastes annexions et des plébiscites en pays mixtes : les annexions me semblent dangereuses et les plébiscites trompeurs, dans des régions où les habitants, dépourvus de toute instruction, subissent avec une égale docilité des influences contradictoires. Ceux qui auront à résoudre ces problèmes ne devront pas oublier que la religion en est probablement le facteur principal, et qu’avant de demander aux paysans de Vilna et à ceux de Minsk s’ils veulent être Lithuaniens, Polonais ou Russes, il faudra leur assurer une liberté, qui parait bien être pour eux l’essentielle : celle d’aller prier Dieu, dans une église de leur culte et de faire enseigner à leurs enfants la doctrine religieuse dans un idiome qu’ils comprennent, c’est-à-dire dans leur langue nationale.

Le clergé polonais a joué un rôle important et admirable dans la longue lutte engagée par trois gouvernements iniques contre une nation qui ne voulait pas mourir. Ce rôle n’est pas terminé. Dans un pays profondément religieux comme la Pologne, l’action des évêques et des prêtres est toujours efficace, souvent décisive. Je n2 l’ai jamais mieux compris qu’en ces terribles journées de juillet, alors que les Bolchévistes triomphants formaient autour de Varsovie un cercle toujours plus étroit et que, dans certains milieux, la confiance commençait à fléchir. Le matin du 16 juillet, j’allai voir le cardinal-archevêque, Mgr Kakowski : pendant une heure, il m’entretint de la situation, des mesures prises par l’épiscopal, des prières ordonnées dans les églises, des appels aux armes adressés du haut de la chaire à la jeunesse des villes et des campagnes ; et, de temps en temps, ces paroles, prononcées d’une voix ferme, un peu rauque, revenaient comme un refrain : « J’ai confiance, notre peuple vaincra. »

L’après-midi du même jour, je rencontrai à la Diète Mgr Téodorowicz. Il me communiqua la première rédaction du magnifique appel adressé par les évêques de Pologne à l’épiscopat de toute la chrétienté. Je n’ai pas vu que ce texte important eût encore été publié dans la presse française, et ne me tiens point d’en rapporter ici les parties essentielles :


Nous nous adressons à vous dans une heure grave, écrivaient les évêques polonais, dans une heure où l’ennemi, massé devant les marches de notre patrie, menace de la subjuguer et de la détruire. Nous vous demandons de nous aider à sauver la Pologne. L’univers n’a pu accueillir avec joie la résurrection de notre pays, l’accomplissement de la justice divine à travers les siècles, pour contempler ensuite d’un cœur insensible son effondrement. Le miracle qui a permis à la Pologne de secouer ses chaînes n’aurait-il donc servi qu’à la faire retomber, abandonnée de tous, dans un esclavage mille fois pire que le premier ?

Cette guerre a été imposée à la Pologne, elle ne l’a pas provoquée ; et ce n’est pas avec le peuple russe que lutte notre peuple, mais bien avec cet élément qui a foulé aux pieds la Russie, qui a sucé le sang de ses veines, bu son âme, et qui, insatiable, se rue aujourd’hui à de nouvelles conquêtes. Ce n’est pas nous seuls que le danger actuel menace. L’ennemi qui veut nous détruire, loin de voir dans la Pologne la limite extrême de ses conquêtes, la considère comme une étape, et se servira d’elle comme d’un canal pour inonder l’univers. Car c’est l’univers que le bolchévisme veut conquérir…

En élevant la voix aujourd’hui pour la Pologne, nous plaidons la cause du monde entier. En parlant de nous, frères vénérés, c’est aussi bien à vous que nous pensons, à l’Europe, à l’univers. Car, à supposer même que le monde demeure indifférent au sort de l’Église, à la vie spirituelle, à l’esprit chrétien, il ne saurait se désintéresser de la ruine totale d’une civilisation, à laquelle le Christianisme l’a initié. Aussi est-ce à vous, vénérés frères, que nous adressons notre demande de secours. Ce que nous vous demandons, ce n’est ni de l’argent, ni des munitions : non, rien de tout cela, car nous ne souhaitons pas la guerre, mais la paix, à condition que cette paix n’ait point pour conséquence un nouveau démembrement de notre patrie et ne constitue point pour le monde entier une nouvelle menace. Ce que nous demandons, c’est un assaut de prières montant de la terre vers le ciel pour implorer le salut de la Pologne. Souvent déjà le monde catholique a su unir ses prières en faveur de notre patrie : jamais ses supplications n’auront été plus opportunes qu’à l’heure présente…

Verrons-nous l’Europe, après avoir solennellement refusé d’entretenir aucune relation avec le pouvoir bolchéviste, faire soudain volte-face et s’humilier aux pieds de son plus implacable ennemi ? Il y a peu de temps encore, ses hommes d’État repoussaient toute négociation avec le bolchévisme et l’isolaient, comme on met en quarantaine un malade suspect : et voici qu’aujourd’hui ils recherchent eux-mêmes les moyens de faire rentrer les bolchévistes dans le concert des nations ! Après avoir sacrifié son or et son sang pour arrêter le fléau destructeur, fourni tant d’armes et de munitions pour combattre le bolchévisme, l’Europe contemple aujourd’hui d’un œil froid la mêlée inégale où saigne la Pologne tout entière. Notre espoir est dans la prière, qui ramènera l’âme humaine à la vérité, anéantira le sophisme et le mensonge, ressuscitera la conscience de l’univers et animera d’un nouvel élan ses forces généreuses. »


Le principe invoqué en termes émouvants par les évêques de Pologne, ce n’est rien de moins que la vieille et féconde idée de « chrétienté, » si glorieusement et si utilement mise en œuvre par Charles Martel et par Charlemagne, par Henri IV et par Richelieu. C’est à la chrétienté menacée que la Pologne, sur la Narew et sur le Bug, comme autrefois sous les murs de Vienne, servait d’héroïque rempart ; et c’est la chrétienté que l’épiscopat de Pologne adjure de ne point abandonner ceux qui défendent à la fois leur cause et la sienne. On sait comment la France répondit à l’appel de la Pologne, et avec quelle délicatesse toute française le général Weygand, organisateur de la victoire, répondit aux acclamations du peuple de Varsovie en glorifiant l’armée polonaise et en s’inclinant devant la bannière où était brodée l’image de la Vierge de Czenstochowa.


LES SOCIÉTÉS SAVANTES. — LES UNIVERSITÉS.

Avec la religion, l’instrument le plus efficace de la résistance polonaise a été la tradition nationale, jalousement entretenue dans les familles par l’usage de la langue, dans les sociétés savantes par des recherches constantes sur l’histoire de la Pologne, sa littérature, son art, sa philosophie, son ancien droit. Tandis que la jeunesse polonaise était obligée de suivre, dans les gymnases et dans les Universités, des leçons professées en russe ou en allemand, la haute culture nationale trouvait un refuge dans ces académies, dans ces sociétés des Amis des Sciences, qui malgré d’énormes difficultés et au prix de grands sacrifices, poursuivaient leurs travaux, leurs publications, leur œuvre scientifique et patriotique. A Poznan, la Société polonaise des amis des sciences fait paraître, pendant la domination prussienne, 56 volumes d’annales ; à Torun (Thorn) la Société scientifique, fondée en 1876, assure deux publications périodiques, les Annales et les Notices, et commence à recueillir les sources de l’histoire locale (Fontes). A Lwow, la Société pour l’avancement des sciences et l’Union littéraire scientifique publient des études et des mémoires. A Plock, à Pabianice, à Przemysl, on trouve des organisations analogues, avec leurs bibliothèques et leurs bulletins régulièrement édités.

Mais le centre de tout ce mouvement était, est encore à Cracovie ; c’est la Société des Amis des Sciences devenue, depuis 1873, l’Académie des Sciences, et actuellement présidée par un latiniste éminent, le professeur Casimir Morawski. L’Académie de Cracovie est divisée en trois sections : histoire et philosophie, philologie, sciences mathématiques, physiques et naturelles. A la veille de la guerre, elle avait publié trois cents volumes de mémoires et de comptes rendus, et près de deux cents recueils de documents d’archives et de monographies scientifiques. L’Académie entretenait des missions d’études à Paris, à Rome et à Constantinople. J’imagine que celle de Paris est déjà rétablie. Celle de Rome fut rattachée jusqu’en 1915 à l’Institut historique autrichien, et n’affirmait guère sa relative autonomie que par le caractère de ses travaux, ordinairement consacrés à l’histoire des rapports entre la Pologne et le Saint-Siège. La mission d’études polonaises à Rome sera prochainement rétablie, cette fois dans sa pleine indépendance. Pour commencer, des conditions financières temporairement difficiles ne permettront à l’Académie ni d’envoyer des étudiants nombreux, ni de les installer grandement ; mais si, dans les premières années, les jeunes historiens polonais se sentent un peu dépourvus, je sais à Rome une bibliothèque et une Ecole où les instruments de travail, le cordial accueil des élèves et les conseils d’un savant illustre ne leur feront jamais défaut.

J’ai demandé au président de l’Académie des sciences quelques indications touchant le mouvement intellectuel, la production scientifique et la réorganisation de l’enseignement en Pologne. « La guerre, m’a répondu le professeur Morawski, a beaucoup ralenti notre activité scientifique, dans tous les domaines ; des soins plus pressants, des nécessités plus immédiates absorbaient les esprits.

Nous souffrons encore aujourd’hui du manque de papier, du prix très élevé de l’impression et nous ne publions presque plus rien. Les Universités de Cracovie et de Lwow ont dû céder quelques-uns de leurs meilleurs professeurs aux Universités nouvelle m’ont créées à Lublin, à Poznan et à Vilna. Afin de pourvoir aux besoins de ces fondations nouvelles, on a dû nommer professeurs des jeunes gens de grand mérite, mais de courte expérience. Nous avons peu d’étudiants ; toute la jeunesse est aux armées. En revanche, les étudiantes sont très nombreuses : suivent-elles les cours par mode, par désœuvrement, ou par un désir louable de s’instruire ? Je n’en sais rien ; mais j’observe qu’en général elles travaillent peu, et je me demande avec quelque inquiétude quel usage elles feront de ce qu’elles auront appris. Mais voyez-vous, ajouta en souriant. M. Morawski, je suis vieux, peu enclin à l’optimisme, et je regarde désormais notre jeunesse avec des yeux toujours bienveillants, mais un peu étonnés : ses inclinations, ses goûts, me semblent si différents de ce qu’avaient été les nôtres ! Vous savez ce que furent pour les hommes de ma génération nos grands poètes polonais : ce que nous cherchions dans leurs ouvrages, ce n’était pas seulement une impression de beauté, mais un réconfort pour notre courage, un aliment pour notre espérance, des raisons d’aimer plus passionnément la Pologne et de croire plus fermement on ses destinées. Mon fils m’a avoué qu’en lisant nos poètes, il n’avait rien trouvé de tout cela. Ce qui était pour nous rêve et espoir est devenu pour nos enfants réalité ; désormais leur patriotisme se nourrit d’action, et ils appliquent leurs facultés de comprendre et de sentir à des objets nouveaux, qui n’étaient pas à la portée des nôtres. »

Le professeur Rostworowski, ancien recteur de l’Université de Cracovie, tout en reconnaissant les difficultés de l’heure présente, envisage l’avenir avec une entière confiance.

« Il nous manque des maîtres, m’a-t-il dit, et beaucoup de ceux qui naguère se consacraient tout entiers à l’enseignement doivent réserver aujourd’hui une partie de leur temps à la politique, à l’administration, aux travaux des commissions dont ils font partie. Mais nos jeunes professeurs s’efforcent d’acquérir ce qui leur manque et de se rendre dignes de leurs anciens : plusieurs d’entre eux continuent de suivre des cours à Cracovie et viennent y obtenir un diplôme d’agrégation auquel ils attachent un grand prix ; ainsi Cracovie reste pour la Pologne le grand centre d’études et l’Université-mère.

« La période agitée et passionnée que nous venons de vivre était peu propice à la production scientifique. Aucun historien nouveau ne s’est encore révélé ; les quelques ouvrages publiés récemment ont un caractère marqué de polémique ou de propagande : ce sont des œuvres de circonstance, ce n’est pas de l’histoire. Rien non plus de très nouveau au théâtre. Mais nous voyons le roman renaître sous une forme toute jeune et très réjouissante. Vous savez à quel point nos écrivains subissaient, jusqu’à ces dernières années, l’influence des romanciers russes. Le pessimisme qui, chez ces derniers, est une tendance de la nature, une conséquence directe du fatalisme oriental, apparaissait chez nous comme l’expression de nos longues infortunes et le triste témoignage d’une confiance ébranlée. Nos jeunes romanciers ont secoué allègrement cette obscure mélancolie, si contraire à notre tempérament national, et l’on voit éclater depuis peu dans la littérature polonaise un renouveau de confiance saine et joyeuse. Notre poésie s’inspire, comme toujours, de la tradition nationale et du patriotisme ; les vers naïfs et vigoureux de quelques légionnaires sont à retenir ; mais, chez nous aussi, les « chansons de tranchée » ont été trop souvent écrites par des guerriers en chambre. Enfin les lettres vivent. On n’en peut malheureusement pas dire autant de la recherche scientifique qui, dans la plupart de nos centres universitaires, se trouve complètement arrêtée par la destruction des laboratoires. Ici, comme à Lwow, comme à Poznan, tous les instruments ont été confisqués, volés ou brisés ; et il nous faudra quelque temps pour réparer tous ces dommages. »

Cependant les Polonais riches, fidèles à une des plus belles traditions de leur pays, n’ont pas attendu qu’on fit appel à leur générosité pour subvenir aux besoins les plus urgents des grandes écoles. On sait combien de « bibliothèques polonaises, » combien d’instituts scientifiques ont été fondés et sont entretenus par des particuliers. C’est encore à l’initiative privée que l’Université libre de Lublin doit son origine. M. Jaroszyski a consacré une partie de sa fortune à doter la Pologne d’un nouvel institut d’enseignement supérieur. L’Université de Lublin est organisée sur le modèle de celles de Louvain et de Fribourg : c’est une grande école catholique, où l’enseignement de la théologie et du droit canon tient une place importante, mais qui comporte aussi des Facultés de droit, de sciences politiques, de lettres et de philosophie. Le corps enseignant est composé d’ecclésiastiques et de laïques. Les programmes sont ceux de l’enseignement officiel et les grades que confèrent les Facultés sont reconnus par l’Etat. Fondée en 1918, l’Université compte déjà 700 étudiants et possède 50 000 volumes dans sa bibliothèque. Fn attendant que les immeubles qu’on lui destine soient complètement aménagés, elle s’est installée dans les locaux du séminaire : c’est là que j’ai été reçu par le recteur, Mgr Radziszewski, qui avait réuni à mon intention quelques professeurs.

Les maîtres de l’Université de Lublin m’ont fait le plus grand éloge de leurs élèves et, en général, de la jeunesse polonaise, qui a pleine conscience des difficultés de l’heure présente et de la lourde tâche qu’elle aura mission d’accomplir.

— Je trouve nos étudiants plus sérieux, moins insouciants que nous ne l’étions nous-mêmes, m’a dit le vice-recteur, professeur Chylinski. Mais aussi comme ils sont plus heureux ! Pour échapper à la honte de s’inscrire, en terre polonaise, à une université russe, ceux d’entre nous qui en avaient les moyens allaient étudier à Pétersbourg. Le gouvernement russe ne tolérait pas que les étudiants formassent entre eux des groupe ; nationaux, mais il admettait les sociétés d’études. C’est ainsi que je pus fonder un club littéraire, qui réunit bientôt tous les étudiants polonais de l’Université de Pétersbourg. Lorsque j’eus pris mes grades, je demeurai en Russie, rentrai à Pétersbourg comme professeur d’histoire ancienne et continuai à m’occuper de nos étudiants. Les tracasseries russes n’avaient pas de limite : le club littéraire, où se réunissaient les étudiants polonais, possédait une petite bibliothèque, composée d’ouvrages de toutes langues ; on avait exigé que le catalogue, dont l’administration devait avoir une copie, fût rédigé en russe. Un brave homme de censeur nous rappela à l’ordre, parce, qu’un certain nombre de noms d’auteurs et de titres de livres n’étaient pas libellés en caractères russes : on eut grand’peine à lui faire comprendre qu’il s’agissait d’auteurs et d’ouvrages étrangers…

« Enfin nous sommes libres, et nos jeunes gens peuvent suivre en Pologne les leçons de maîtres polonais, enseignant dans la langue nationale. Mais ce ne sont plus des sociétés littéraires qui groupent aujourd’hui les étudiants, ce sont de véritables clubs politiques. Il y a dans les Universités presque autant de partis qu’à la Diète : ici nous avons des conservateurs et des libéraux, des radicaux et même quelques socialistes, mais pas de bolchévistes. Ailleurs, il arrive que les étudiants juifs gagnent aux idées communistes quelques Polonais ; ce danger n’existe pas à l’Université de Lublin, où les israélites ne sont pas admis. En revanche, un certain nombre de luthériens sont inscrits à nos facultés : mais l’entente est parfaite entre eux et les catholiques : la politique fait l’objet de discussions passionnées entre les étudiants, mais les questions confessionnelles sont toujours laissées en dehors du débat.

Parmi les professeurs de Lublin se trouve un dominicain français, le R P. Lacrampe, chargé du cours de théologie dogmatique. Le Père Lacrampe m’apprend qu’un certain nombre de jeunes filles suivent assidûment ses leçons. « L’intelligence des Polonais, me dit-il, est naturellement encline à la spéculation ; elle excelle à l’analyse des idées pures ; dans les disciplines expérimentales, elle est beaucoup moins à l’aise. » Un autre savant, Polonais celui-là, m’avait déjà fait la même observation : « Nous sommes des spéculatifs, des littéraires, me disait-il ; c’est notre tradition ; nous croyons à l’influence des idées, à l’action bienfaisante de la haute culture. Les Allemands ont montré qu’ils connaissaient bien notre faible lorsque, à peine entrés à Varsovie, ils ont fait ouvrir l’Université. On nous a reproché d’avoir commencé par réorganiser l’enseignement universitaire, alors que tant d’autres réformes pouvaient sembler plus urgentes. On nous a opposé l’exemple des Tchèques, qui s’empressaient d’ouvrir des écoles techniques, commerciales et industrielles, tandis que nous augmentions, peut-être à l’excès, le nombre de nos instituts d’enseignement supérieur. Les Tchèques suivent leur tempérament, nous suivons le nôtre : la Pologne, sans ses Universités, ne serait pas la Pologne. »

C’est la vérité ; mais ce n’est pas, me semble-t-il, toute la vérité. J’ai trouvé à Varsovie et à Lwow deux écoles polytechniques d’une organisation très moderne et fréquentées par un grand nombre d’étudiants. La nécessité, vivement ressentie par la jeunesse polonaise, de mettre en valeur sans tarder toutes les richesses du pays, de développer l’industrie, le commerce et les transports, ne manquera pas de pousser beaucoup de jeunes hommes à l’étude des sciences appliquées. Enfin l’esprit démocratique qui domine en Pologne aura peut-être pour effet, sinon de diminuer le prestige de l’enseignement universitaire, qui garde partout un certain caractère aristocratique, du moins de lui susciter des concurrents, en relevant l’importance de l’enseignement technique.

J’ai voulu savoir dans quelle proportion les diverses classes sociales contribuent à fournir la clientèle des Universités et des grandes écoles. Les circonstances présentes, qui retiennent aux armées une grande partie de la jeunesse, ont rendu l’enquête difficile. Le seul fait qui s’en dégage avec certitude, et qui m’a semblé remarquable, c’est l’attrait que l’Université continue d’exercer sur les paysans polonais. Le tout petit propriétaire, s’il a mis quelque argent de côté, envoie un de ses fils à l’Université. On m’a assuré à Cracovie que ces fils de paysans sont généralement les étudiants les plus sérieux et les plus ardents au travail ; tantôt une certaine lenteur d’esprit et le manque de toute culture antérieure les empêchent de s’élever au niveau de leurs condisciples bourgeois ; parfois, au contraire, ils les dépassent comme d’un seul bond et se forment, à leur manière, qui n’est pas traditionnelle, mais originale, un ensemble de connaissances tout à fait remarquable. Quelques-uns sont aujourd’hui professeurs d’Université. M. Morawski m’a conté l’histoire d’un de ses jeunes collègues, qui ne manque jamais aux vacances d’automne de labourer lui-même les champs de son père. A la rentrée dernière, il le vit arriver à l’Université avec un large emplâtre sur le visage : un bœuf de charrue, qui s’était dégagé du joug, avait déchiré d’un coup de corne la joue du professeur-paysan. Voilà encore un argument propre à confirmer les théories politiques de M. Witos, lequel compte d’ailleurs parmi ses partisans un certain nombre de professeurs et d’étudiants.


L’UNIVERSITE POLONAISE ET L’INFLUENCE ALLEMANDE

Les grands éducateurs de la jeunesse polonaise n’ont pas cessé de puiser leur inspiration à deux sources : l’antiquité classique et la tradition nationale, complétant et corrigeant au besoin l’une par l’autre. À ce sujet, je trouve très caractéristique la dispute engagée entre M. Casimir Morawski et quelques professeurs allemands. M. Morawski s’était permis de reprocher aux Allemands le culte immodéré qu’ils professent pour leur ancien vainqueur, Jules César, et pour ses Commentaires. « Comme lettré, j’admire sang réserve l’ouvrage de César, disait le savant latiniste de Cracovie ; comme éducateur, je trouve dangereux un livre dont chaque page est une glorification de la force, une apologie du succès. » Les pédagogues allemands lui répondirent qu’ils ne souhaitaient point pour leur jeunesse de meilleur maître que César, ni de morale politique plus édifiante que celle qui se dégage des Commentaires. Rien ne fait mieux ressortir la différence entre les manières de penser et de sentir, entre deux cultures, entre deux traditions.

Mais si les qualités de l’âme nationale se révèlent dans la doctrine des professeurs polonais, on les retrouve plus malaisément dans leurs méthodes ; ici, me semble-t-il, c’est l’esprit allemand qui triomphe encore, comme naguère il triomphait chez nous. « L’influence allemande, m’expliquait Mgr Radziszewski, recteur de l’Université de Lublin, s’est exercée directement en Galicie et en Posnanie, indirectement dans le Royaume, par l’intermédiaire des Russes, qui étaient tout imbus des systèmes allemands. A l’Université de Pétersbourg, on ne reconnaissait aux Français la maîtrise qu’en un seul domaine : la philologie, la littérature et l’histoire du moyen âge le prestige de votre Gaston Paris était considérable, mais unique. Pour toutes les autres sciences, et surtout pour la philologie classique, on ne s’en rapportait qu’aux Allemands. Nous vivons encore ici sous l’influence de ce préjugé. »

Le R. P. Woronieski, professeur à la même Université, m’a exposé dans ses grandes, lignes le projet de réforme de l’enseignement élaboré par une commission d’universitaires sur l’ordre du gouvernement polonais. A côté de quelques idées entièrement nouvelles, comme celle d’une éducation nationale fondée, non plus sur la culture classique, mais sur les mathématiques, on ne trouve guère dans ce projet qu’une application scrupuleuse, presque servile, des méthodes allemandes : systèmes allemands d’enseignement, de recherche scientifique, de cycles d’étude, d’examens ; manie allemande de choisir les professeurs, non pas à cause de leurs aptitudes pédagogiques, mais en considération du nombre et du volume des ouvrages qu’ils ont publiés : « Cette prépondérance de l’influence germanique s’explique facilement, observait le Père Woronieski. Au point de vue intellectuel, nous avons été jusqu’à présent les élèves des Allemands : nos meilleures Universités, celles de Cracovie et de Lwow, étaient en somme des Universités allemandes. C’est à peine si nous connaissons les méthodes françaises d’enseignement. Savez-vous où les adversaires de l’influence française allaient puiser leurs arguments ? Dans l’ouvrage de Demolins sur la « supériorité des Anglo-Saxons. » Ce livre, dont l’engouement d’une partie de l’opinion française a déterminé le succès, vous a fait plus de tort en Pologne que les efforts, souvent maladroits, de la propagande allemande.

« Enfin c’est en Allemngne que nous allons chercher nos instruments de travail, nos éditions classiques, nos manuels scolaires. À Lublin, comme à Varsovie, à Cracovie et à Lwow, les principales maisons de librairie sont allemandes. C’est un libraire luthérien, excellent homme d’ailleurs, qui fournit à notre faculté de théologie catholique tous les ouvrages spéciaux dont elle a besoin. Nul n’ignore chez nous que les meilleurs manuels de théologie dogmatique, de morale, d’Écriture Sainte et d’histoire de l’Église ont été composés par des auteurs français. Mais la tradition est établie, et la difficulté de faire venir des livres français, leur prix très élevé pour nous en raison du change, contribuent certainement à la maintenir. J’ai souvent pensé que si une maison française d’édition, et particulièrement une maison catholique, ouvrait une succursale à Lublin, pour toute la Pologne, elle nous rendrait un très grand service et ne ferait pas elle-même une mauvaise alla Ire.


L’INFLUENCE FRANÇAISE

On lit dans quelques vieux récits de voyage qu’à la frontière de Pologne, le maître de postes qui accueillait l’étranger, le saluait d’abord en polonais, puis, s’il voyait qu’il n’était pas compris, continuait de parler en latin, l’ignore si les modernes chefs de gare et commissaires des douanes sont demeurés fidèles à cette noble tradition, n’ayant pas osé tenter moi-même l’expérience ; mais je pense que s’ils y revenaient aujourd’hui, ils perdraient généralement leur latin, tout autant que perdent leur polonais les porteurs de bagages et les cochers de fiacre, qui déploient en l’honneur de l’étranger une éloquence aussi abondante et aussi cordiale, semble-t-il, que leurs collègues italiens. Si l’on ignore le polonais, c’est encore en allemand qu’on se fait le plus aisément comprendre des employés, des hôteliers, des commerçants ; les prélats et gens d’église parlent et entendent souvent l’italien ; le français est resté la langue de la haute société. J’ai assisté, durant les quelques semaines que j’ai passées à Varsovie ; à une petite révolution curieuse. A mon arrivée, j’ai trouvé dans les principaux hôtels et restaurants de la capitale le menu libellé en deux langues : polonais et français ; huit jours après, la précieuse traduction française avait disparu. Ainsi en avait décidé, m’assura un maître d’hôtel, le syndicat des garçons d’hôtel et de restaurant. Il ne m’a point paru que cette mesure simplifiât leur service ; car d’ordinaire, le client étranger, après s’être escrimé quelque temps sur le texte, rendu encore plus sibyllin par les bavures violettes de la polycopie, priait le garçon de le lui traduire en quelque idiome occidental.

Tous comptes faits, on parle français en Pologne dans les milieux universitaires et dans ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société. Assurément, c’est déjà beaucoup. Mais je crains, si nous n’y prenons pas garde, qu’il ne se passe bientôt en Pologne ce que j’ai vu, en moins de vingt années, se produire en Italie. A la fin du siècle dernier, dans les salons de Rome, de Florence et de Milan, on n’entendait guère parler que le français. Cet usage, qui nous faisait tant d’honneur, s’est perdu peu à peu, d’abord par l’invasion des héritières américaines, qui ont essayé d’imposer l’anglais, puis par le développement d’un esprit nationaliste très légitime, qui a consacré définitivement le triomphe de l’italien.

Que la langue française continue de régner en maîtresse dans les salons de Cracovie et de Varsovie, ou qu’elle cède insensiblement le pas à la polonaise, la question me semble secondaire : elle n’intéresse guère que notre amour-propre. Ce qui serait un grand malheur, c’est que le français ne fût plus compris en Pologne de l’élite, je ne dis pas mondaine, mais sociale, économique, politique, de ceux qui gouvernent le pays et de ceux qui déterminent les principales directions de sa vie morale et intellectuelle. C’est par la constante pénétration des idées françaises, de l’esprit français, que la Pologne, en dépit des influences russes et allemandes, est restée essentiellement une nation occidentale. Si ce courant venait à s’interrompre, ou même à se ralentir, quelle que soit la force de résistance d’une longue tradition, c’en serait bientôt fait de l’occidentalisme des Polonais.

J’ai déjà dit qu’il entrait dans le dessein politique des Empires centraux d’isoler le plus complètement possible la Pologne des pays d’occident auxquels la rattachent ses affinités naturelles et les plus glorieuses traditions de son histoire : pendant les quatre années de la guerre, cet « internement moral » fut absolument réalisé. Avec quelle joie profonde, avec quelle ardeur enthousiaste la Pologne redevenue libre a tendu vers ses défenseurs d’hier, vers ses amis de toujours ! Mais quoi ! pas de frontière commune, des communications longues et incertaines, des relations économiques difficiles à établir, et que dire des relations intellectuelles ?

Des professeurs, des hommes politiques, des journalistes polonais, qui aiment et admirent l’esprit français pour sa clarté, sa vigueur et son extraordinaire puissance de pénétration, m’ont exprimé tour à tour leurs inquiétudes et leurs désirs. Le recteur de l’Université de Lublin préconise, entre la Pologne et la France, un échange de professeurs analogue à celui qu’un accord récent a stipulé entre la France et l’Italie : le système serait appliqué, non seulement aux Universités, mais encore aux lycées des deux pays. A Varsovie, le professeur Askenazy m’a demandé s’il ne serait pas possible d’établir, entre les étudiants et les collégiens de France et de Pologne, des correspondances familières, propres à éveiller la curiosité et la sympathie des uns pour les autres ; il avait entendu dire que les lettres, échangées pendant la guerre entre jeunes gens français, anglais et américains, avaient donné les plus heureux résultats. On souhaite encore que les savants, les lettrés, les hommes politiques français viennent donner des conférences en Pologne, tandis que des Polonais de même qualité seraient invités à en donner en France, à la condition toutefois que les uns et les autres s’élèvent au-dessus des questions trop particulières à leur pays et à leur milieu et traitent, dans un langage simple, des sujets suffisamment généraux pour que leur auditoire en saisisse l’intérêt. Il est parfaitement inutile qu’un chroniqueur, même spirituel, vienne révéler à Varsovie les menus faits de la vie parisienne, les préférences artistiques de nos « hommes du jour » et les manies de nos grands comédiens, ou qu’un député expose en long et en large au public polonais un problème de politique intérieure ou de tactique parlementaire qui n’aurait pas en Pologne son équivalent. Les conférences vaudront ce que valent les conférenciers.

Mais c’est surtout par le livre que nos idées peuvent se répandre en Pologne et que notre influence doit s’y fortifier. Or partout où je me suis arrêté, j’ai entendu les mêmes doléances ; partout les Polonais m’ont dit : « Nous n’avons plus de livres français. » L’ancien volume à 3 fr. 50, qui vaut aujourd’hui 5 et 6 francs, est vendu en Pologne 80 et 90 marks : mieux vaut dire qu’il n’y est pas vendu du tout. Quelques libraires de Cracovie, de Lwow et de Varsovie ont remis en montre leurs vieux fonds de boutique, et, dans la vitrine réservée aux ouvrages français, j’ai eu le plaisir médiocre de voir figurer, à des prix relativement accessibles, les romans de Paul Féval, ceux de Paul de Kock, l’histoire du colonel Ramollot et quelques « parfaits secrétaires. » En revanche, les dernières productions de la science, de l’histoire et de la littérature allemandes s’étalaient partout. Question de change, dira-t-on ; donc inconvénient temporaire. Il y a en effet la question du change, il y a celle de la publicité et de l’envoi plus ou moins régulier des catalogues ; il y a enfin la force de l’habitude. Si nous attendons pour faire rentrer nos livres en Pologne, que les conditions du change se soient modifiées, nos livres n’y rentreront plus, et nos idées pas plus que nos livres. Au point de vue économique, nos auteurs et nos éditeurs, faute de consentir pour quelques années des tarifs de faveur et de s’imposer un sacrifice momentané, perdront définitivement une clientèle importante ; au point de vue moral, et même politique, j’ai à peine besoin de marquer les conséquences qu’entraînerait une complète interruption des rapports intellectuels entre les deux pays.

« Si encore, faute de pouvoir acheter vos meilleurs livres, nous pouvions les traduire, me disait un journaliste de Cracovie, excellent lettré et grand ami de notre pays. Mais les tarifs imposés par la Convention de Berne sont actuellement prohibitifs pour la Pologne. Personne, chez nous, n’osera entreprendre la traduction d’un ouvrage français, même notoire, s’il doit payer en francs les droits d’auteur. Qu’on nous autorise, au moins pour quelque temps, à acquitter les droits fixés en marks polonais. » Je signale ces problèmes aux auteurs et au public, plutôt qu’à la librairie française, qui s’en est déjà inquiétée : je crois savoir qu’une de nos grandes maisons d’édition a étudié les moyens de fabriquer en Pologne même le papier et le livre, de manière à pouvoir livrer le produit à un prix qui ne décourage point l’acheteur. Nous ne saurions trop nous hâter pour susciter une concurrence à l’Allemagne sur un terrain qui n’est pas seulement économique : c’est le marché des idées qu’il s’agit de conquérir.

Nos grandes revues sont devenues en Pologne aussi rares que nos livres. Je ne parle pas des revues purement littéraires, dont les abonnés, cercles, bibliothèques, cabinets de lecture, ou simples particuliers, sont pour la plupart restés fidèles. Dans plusieurs maisons ou châteaux de Pologne, j’ai trouvé la collection complète de la Revue des Deux Mondes, depuis l’année de sa fondation jusqu’à ces derniers mois. Mais je pense à nos grandes annales scientifiques, à nos revues de philologie et de linguistique, de philosophie, d’histoire et de géographie, de mathématiques, de droit et de médecine, à tous les recueils où s’enregistrent périodiquement les efforts, les progrès et les découvertes de la pensée française.

Dans la plupart des bibliothèques municipales ou universitaires, comme dans celles des grandes écoles et des sociétés savantes, les collections de ces revues s’arrêtent à une date fatidique, celle de la guerre : elles n’ont pas été complétées depuis lors. Un professeur de droit de l’Université de Varsovie m’a dit : « Jamais vos admirables recueils de jurisprudence, « Codes annotés, » Sirey, Dalloz, ne nous auraient été plus utiles qu’en ce moment, où nous élaborons toute une législation nouvelle. Mais, depuis la guerre, ces publications ne nous parviennent plus ; c’est à peine si nous connaissons vos lois les plus récentes, et nous ignorons tout de vos derniers travaux juridiques. Il en résultera que les nouveaux codes polonais seront rédigés presque exclusivement sous l’influence de la science et de la jurisprudence allemandes, et peut-être ce résultat sera-t-il d’autant plus difficile à éviter que les professeurs de Cracovie et de Lwow, généralement partisans des méthodes germaniques, forment la majorité dans la commission chargée d’unifier la législation de nos trois provinces. »

Cependant, nos meilleurs amis s’ingénient. Aucun ouvrage littéraire important ne parait en France sans que le professeur Jablonowski, député à la Diète et critique influent, ne le signale tout au moins dans la Gazette de Varsovie, s’il n’a pas le loisir d’en faire l’analyse. A Cracovie, le fin lettré qui se cache sous le nom de « Boy » s’est remis à étudier les textes polonais du moyen âge et de la Renaissance, afin de traduire plus fidèlement, et dans une langue contemporaine, les meilleures poésies de Villon et les plus belles pages de Montaigne.


* * *

Avec son Académie et son Université, ses musées et ses bibliothèques, ses expositions d’art moderne et le charme de ses salons, Cracovie reste la capitale intellectuelle de la Pologne. L’ancienne résidence des Jagellons est une des rares villes où la vie d’aujourd’hui n’empêche pas de respirer celle d’autrefois : entre les objets qu’on voit et les souvenirs qu’on évoque, il n’y a pas désaccord brutal, mais facile harmonie. Remparts et château, places et rues, églises et palais, tout est vivant, présent, et tout exhale le parfum des siècles disparus. Les réunions mondaines, les conversations semblent offrir même mélange, même accord tranquille entre les idées nouvelles de gens cultivés et curieux, et les formes anciennes, un peu cérémonieuses, — nous dirions, dans le meilleur sens du mot, un peu provinciales, — dont ils ont le bon goût de ne se point départir…

Il est à Cracovie deux lieux sacrés : l’ancienne Université et la colline du Wawel. Une porte basse en ogive, dans une petite rue silencieuse ; on fait quatre pas sous une voûte et l’on débouche dans une cour gothique, exquise et simple. Deux étages d’arcades sobrement ornées, un portique et une galerie ; au centre, une fontaine de pierre et de fer forgé, que surmonte la statue en bronze de Copernic. Les salles qui s’ouvrent sur la galerie renferment aujourd’hui la bibliothèque de l’Université. A l’heure où se ferme la bibliothèque, la petite cour reste ouverte et l’on n’y entend plus d’autre bruit que parfois celui d’une corneille qui, après avoir longtemps tournoyé, vient se poser sur le fleuron de pierre d’une arcade ou sur la sphère de l’astronome méditant.

L’enceinte du Wawel renferme l’ancien château des rois de Pologne et la cathédrale où ils ont leur sépulture. La dernière fois que j’étais monté sur la colline, c’était au printemps de 1913 : église et château disparaissaient à moitié dans un encombrement de bâtisses déshonorantes, lazarets ou casernes, qu’y avaient installées les Autrichiens. Je voulais revoir le Wawel purifié, rendu à sa grandeur, comme la Pologne à la liberté. M. Thadée Stryienski s’offrit à m’y conduire : il est le frère de ce Casimir Stryienski, que Paris a connu et aimé. Architecte de talent et archéologue érudit, il connaît l’histoire de toutes les briques de Cracovie. Après avoir visité quelques églises et fait le tour du quartier juif, nous nous dirigeâmes vers le Wawel. Tout en gravissant la rampe qui mène à l’entrée de la citadelle, mon guide me racontait avec bonne humeur comment, aux heures difficiles, il avait soutenu la confiance ébranlée de ses compatriotes. « Je n’ai jamais pu comprendre, me disait-il, le désespoir ni le doute ; croiriez-vous qu’aujourd’hui encore, il y a ici des gens pour douter et pour gémir ? — Nous faisons la guerre depuis six ans, soupirait l’autre jour devant moi un jeune homme. Je lui ai répondu : — Comment ! tu fais la guerre, et tu te plains ? Et ton grand-père, qui fut chassé de son pays ? Et ton père, qui, après avoir vécu cinquante ans en exil, est mort sans avoir jamais vu la Pologne ? Songe à leur sort, et bénis le tien. »

Je ne reconnaissais plus le Wawel. La haute terrasse crénelée qui domine la Vistule, et le long de laquelle on circulait à grand’peine, s’élargit maintenant jusqu’au mur du château. Rasés, les casernes autrichiennes, les lazarets, les magasins et autres baraques sordides ; il ne reste sur la colline que les édifices que les rois de Pologne ont bâtis, et quelques-uns des arbres qu’ils ont plantés. Je veux revoir, dans la cathédrale, les hauts sarcophages de marbre et de porphyre abrités sous leurs baldaquins, la magnifique plaque de bronze où le cardinal Frédéric Jagellon est représenté deux fois, agenouillé devant la Vierge, et étendu mort ou endormi, dans ses habits pontificaux, la chapelle italienne du roi Sigismond et ce curieux monument de style français, dont on ne connaît pas l’auteur.

Mais mon guide m’entraîne vers le corps principal du château, construit au temps de Sigismond Ier. Le portique à voûte cintrée qui y conduit me rappelle, par son ornementation, celui du palais Farnèse ; on reconnaît la main des architectes que Bona Sforza, duchesse de Bari, amena avec elle à la cour de Pologne. Lorsqu’on arrive au Cortile, on se trouve en pleine Renaissance italienne : noble proportion des deux colonnades superposées, élégance de l’ornement, simplicité harmonieuse du décor. Le long de l’architrave qui sépare les deux ordres, court une frise peinte où sont représentés les fastes de l’ancienne Pologne. M. Stryienski, qui est membre de la commission chargée de diriger les travaux de restauration, m’explique son dessein : « Cette frise, dit-il, ne s’étend que sur deux côtés du Cortile ; nous laisserons un intervalle, par respect pour les ancêtres, et nous compléterons le cortège, en groupant les personnages les plus caractéristiques de notre récente histoire. »

Dans un appartement du rez-de-chaussée sont exposés deux projets de restauration, élaborés par le même architecte. Le premier est une reconstitution aussi exacte que possible de l’ancien Wawel, tel que le révèlent les antiques fondations, les documents écrits et les estampes. Le second est une simplification hardie, mais heureuse : les grands édifices demeurent seuls debout ; le vaste terre-plein qui les sépare est entouré d’un portique bas et devient un Campo-Santo national, où se trouveront réunis les reliques et les symboles de toutes les gloires polonaises. Dans les deux projets, le corps principal du château abrite un musée, une bibliothèque et des archives ; dans le premier, les écuries et les anciennes cuisines, qui forment des bâtiments séparés, sont transformées en appartements pour le chef de l’Etat et en ateliers pour une école de beaux-arts ; tandis que, dans le second, le Campo-Santo reste seul sur la colline, avec le château et la cathédrale.

Si j’étais membre de la commission, mon suffrage irait à ce second projet, moins respectueux du détail ancien, mais plus conforme à la pensée de ceux qui bâtirent la citadelle et dorment aujourd’hui sous les plaques de bronze ou les dalles de porphyre. N’élevèrent-ils point le Wawel pour la défense de la Pologne, et pour sa gloire ? Comment remplir leur intention plus fidèlement, qu’en rassemblant, entre leur palais et leur tombe, les restes mortels ou les images de tous ceux qui, pour défendre la Pologne et pour la glorifier, dépensèrent leur génie, répandirent leur sang ou laissèrent couler de leur âme, pleine d’angoisse et d’espoir, des vers immortels ou de divines musiques ?

Tandis que je rêvais aux pompes qui se dérouleront demain sur le Wawel pour célébrer la victoire, et que j’imaginais, le long de la route montante, la procession des aigles et des bannières, le cortège où les légionnaires bleus de Joseph Haller se mêlent aux cavaliers d’argent, dont les ailes héroïques battent le flanc des montures, mes yeux tombèrent sur l’autre colline, ce mont Kosciuszko, que les gens de Cracovie firent de leurs propres mains, toute la population apportant la terre pendant trois ans, afin d’élever au héros le monument grand et simple que méritait sa vertu. Quelle histoire magnifique et quel éloquent symbole ! Ainsi verrons-nous, ainsi voyons-nous déjà s’élever, entre l’Orient et l’Occident, une Pologne forte, prospère et glorieuse, bâtie par l’effort unanime et persévérant de toute la nation.


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre et 1er novembre.