L’Émigré/Lettre 148
LETTRE CXLVIII.
à la
Comtesse de Longueil.
Félicitez-moi, ma chère cousine, je suis au comble du bonheur : je puis aspirer à la main de la Comtesse, tout pauvre Émigré que je suis ; mais ce serait peu de sa main, si le don de son cœur n’y était joint. Vous savez la contrainte que je me suis imposée depuis la mort du Comte ; j’ai respecté la douleur apparente que prescrit l’état de veuve, mais j’ai permis à mes regards, cependant, un peu plus de liberté et d’expression, et une ou deux fois, j’ai cru voir que ceux de sa Comtesse ne m’étaient pas défavorables. Il y a deux jours aussi, que parlant avec chaleur de la félicité dont jouit un de mes amis qui s’est marié à une femme qu’il adorait, elle parcourut de l’œil ses habits de deuil, et elle m’aurait parlé, elle m’aurait expliqué dans le plus grand détail que les usages et la décence ne lui permettaient pas encore de suivre ses sentimens, qu’elle n’aurait pu rien ajouter à ce que j’ai lû dans ses yeux : mais, ma cousine, il ne s’agit plus de conjectures, j’ai l’assurance d’être heureux.
Aujourd’hui j’ai été me promener après le dîner avec le Commandeur ; il m’a beaucoup parlé de sa nièce, et m’a dit, en me regardant fixement : ne pensez-vous pas, monsieur le Marquis, qu’il faut qu’elle se marie. Je lui ai répondu que je ne pouvais juger de ce qui lui convenait, mais qu’il y avait une chose sûre pour moi, c’est que celui qui l’épouserait serait le plus fortuné des hommes. Touchez-là Marquis, vous êtes cet homme. S’il suffit de connaître tout le prix d’une telle alliance, j’en suis digne, lui ai-je dit ; mais songez-vous, Monsieur, que je n’ai rien dans ce moment, et peut-être serai-je à jamais privé de ma fortune. Mon père, a laissé en mourant des fonds assez considérables avec ordre de me les faire passer incessamment ; mais qui sait s’ils arriveront jusqu’à moi ? — Tant mieux s’ils viennent, si non on s’en passera. Tenez, Marquis, je vous aime et vous estime, et il n’y a qu’un mot qui serve ; j’ai trente mille florins de rente et deux belles terres ; je vous en cède une en ce moment, avec dix mille florins de revenu. Je n’ai pu répondre au Commandeur qu’en me jetant à son col. Je n’y mets, a-t-il ajouté, que la condition de prendre le nom de Lœwenstein, qui, je crois, ne peut déshonorer personne ; vous y joindrez le vôtre, si vous voulez, et vos armes seront mi-parties ; et quant à la livrée on pourra également mélanger les galons. — Comment, monsieur le Commandeur, ne porterais-je pas avec plaisir un nom illustre, le nom de mon bienfaicteur, de mon père, enfin le nom d’une femme que j’adore ; c’est un bonheur de plus que tout soit confondu, et l’union en semblera plus intime. Il m’a embrassé à son tour, même en me serrant tendrement entre ses bras, et m’a dit : le commandeur de Loewenstein ne sait ce que c’est que de s’arrêter en beau chemin, venez et suivez-moi. Nous sommes entrés ensemble chez la Comtesse qui était avec sa mère, le Commandeur dès qu’il les a vues, a dit à sa belle-sœur : « ne seriez-vous pas bien aise, ma sœur, d’avoir un fils bien élevé, brave, honnête homme ? — Qui en doute, mon frère, quoique cependant Victorine ne me laisse rien à désirer ; mais pourquoi cette question ? — En voici un que je vous ai trouvé, (en me montrant,) et d’assez bonne mine comme vous voyez ; eh bien ! c’est votre fils, c’est mon neveu, si la Comtesse ne s’y oppose pas. Qu’en dis-tu ma nièce ? Allons nous promener ma sœur et parlons à mon frère. Il faut laisser ma nièce s’expliquer avec le Marquis ; il vaut mieux, si elle le refuse, qu’il n’y ait pas de témoins de sa disgrâce. » Sa belle-sœur a ri, nous a regardés avec attendrissement, et a suivi le Commandeur. Je me suis jeté aussitôt aux pieds de la Comtesse, sans pouvoir d’abord prononcer une parole. Je lui ai dit ensuite : c’est à vous, Madame, à décider de mon sort. — Levez-vous. Marquis, m’a-t-elle dit toute troublée et interdite. — Non, Madame, en prenant ses mains que j’ai couvertes de baisers enflammés, c’est à vos pieds que je dois attendre mon arrêt ; prononcez si je dois vivre ou mourir. J’ai répété ces mots plusieurs fois, toujours à genoux, et mes larmes inondant ses mains.
Vivez, m’a-t-elle dit enfin avec un sourire enchanteur. Je ne vous peindrai pas les transports de ma joie, et si je voulais vous en donner une idée, je me comparerais à un aveugle né, à qui on vient d’ôter la cataracte, qui est inondé d’un torrent de lumière qui, pour la première fois, lui fait voir une femme qu’il lui avait suffi de toucher et d’entendre pour l’adorer. Lorsque le calme a été un peu rétabli, et que j’ai pu dire quelques mots de suite, j’ai fait à la Comtesse le récit de ce qui s’était passé entre le Commandeur et moi. Il faut bien que j’obéisse à un si bon oncle, a-t-elle dit, en me jetant un regard plein de la plus douce bienveillance. Peu à peu je suis parvenu à obtenir qu’elle lui obéirait sans regret, ensuite avec plaisir, enfin, enfin, mon ambition croissant sans cesse, j’ai emporté l’aveu d’une tendre amitié, tendresse aurait mieux valu, amour encore plus ; mais il y a du tendre et je suis satisfait.
Je ne suis plus le même homme, un nouvel univers, un monde enchanté semble s’offrir à moi. Tout prend un aspect riant, tout s’embellit ; j’aime tout ce qui m’environne, et je suis tenté d’embrasser tous ceux que je rencontre. Il faut que je finisse les détails de mon heureuse journée.
Le Commandeur est rentré avec son frère et sa sœur. Monsieur, a-t-il dit à son frère, voilà des gens qui se sont haïs dès le moment qu’ils se sont vus. La Comtesse, à ces mots, a rougi. N’êtes-vous pas d’avis qu’ils se raccommodent ? Il m’a pris la main au même instant et m’a conduit vers le Comte, qui m’a embrassé de fort bonne grâce, et m’a dit : vous avez pu voir que je suis toujours porté à être de l’avis de mon frère, mais jamais je n’ai eu autant de plaint à me trouver d’accord avec lui. Le Commandeur a pris ma main, celle de sa nièce, les a jointes ; enfin que vous dirai-je ? il nous a fait embrasser. Est-ce un rêve ? me suis-je écrié, et j’ai embrassé et la mère, et le Commandeur, et le père à dix reprises. Des larmes qui n’étaient point amères, je crois, ont coulé sur les joues de la Comtesse ; est-il possible que tout ce que je vous dis soit vrai !… est-il possible que tant de bonheur se soutienne ! que dis-je, qu’il augmente encore !… non, ma cousine, je ne puis suffire à ce que j’éprouve. Quelque malheur affreux viendra détruire cet enchantement ; je suis ivre de joie en vous écrivant, et tout à coup une secrète terreur me saisit, de noirs pressentimens affligent mon esprit. Que pourrait-il m’arriver !… l’oncle, la mère, le père, la Comtesse conspirent en ma faveur. Six semaines, quarante jours sont bientôt passés, et alors je suis l’heureux possesseur de la céleste Victorine : alors rien ne peut plus me séparer d’elle… pourquoi trembler ?… pourquoi tressaillir ?… mon bonheur m’accable, il m’effraie, ma cousine. Pardon mille fois du désordre de cette lettre, il est trop tard pour la recommencer ; croyez-vous que je puisse dormir ? vous pensez que l’agitation de la joie me tiendra éveillé ; eh bien ! encore une fois, c’est de l’effroi que souvent me cause tant de bonheur.
Je vous ai écrit hier au soir, ma chère cousine, et je rouvre ma lettre pour vous dire encore deux mots avant le départ de mon exprès. J’étais à prendre du thé avec la charmante famille qui m’a adopté. Un domestique qui descendait de cheval est entré, et a remis un paquet au Commandeur ; il s’est retiré près d’une fenêtre, a lû une lettre et parcouru des papiers. Nous avons causé pendant ce temps d’affaires indifférentes. Un demi-quart d’heure après il s’est approché de la table et a dit : ma sœur j’ai envie de boire un verre de votre bon vin de Tokai. On en a apporté une bouteille. Le Commandeur a rempli cinq petits verres. Victorine, a-t-il dit, tu ne hais pas le vin de Tokai, et vous monsieur le Marquis, c’est un excellent vin, il faut que vous buviez tous à ma santé, je me sens en joie aujourd’hui. Alors il a pris son verre d’une main, et de l’autre un papier qu’il a présenté à la Comtesse ; puis a dit en avançant son verre vers le sien et vers le mien : j’ai l’honneur de boire à la santé de monsieur et de madame la baronne de *** ; lis donc Victorine ; et elle a lû une donation de la baronnie de ***, avec l’usufruit pour moi en cas que je perde la Comtesse. Vous jugez de l’attendrissement des spectateurs et des transports de ma reconnaissance.
Adieu, je finis, et c’est aussi-bien fait, car un volume ne contiendrait pas ce qui se passe dans mon cœur et dans mon esprit. Le plus heureux des hommes embrasse la plus chérie, la plus courageuse, la plus obligeante, la plus raisonnable et la plus spirituelle des cousines passés, présentes et futures.