L’Émigré/Lettre 094bis

P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 68-140).
Lettre XCV  ►


HISTOIRE
DE LA
VICOMTESSE DE VASSY

ADRESSÉE
PAR ELLE À SES DEUX AMIES


Dans peu les vains discours des hommes me seront indifférens, ô mes chères amies ! mais ce sera pour moi une satisfaction, avant de quitter cette terre souillée de tant d’horreurs, que de m’être fait connaître entièrement à deux personnes que je me plais à ne pas séparer dans mon affection, et de leur laisser de moi un tendre souvenir. Vous avez souvent été étonnées de quelques mots qui me sont échappés, et qui indiquaient quelque chose de mystérieux dans mon existence ; vous m’entendiez parler de malheurs, et vous cherchiez ce qui pouvait avoir causé ceux d’une femme jeune, riche et libre depuis long-temps ; il est bien vrai, et vous allez en être convaincues, que peu de femmes ont été aussi malheureuses. Si je ne rendais pas justice à votre discernement, aux généreuses dispositions du cœur de mes amies, si je ne croyais pas être connue d’elles, je n’entreprendrais pas de leur raconter les tristes événemens de ma vie. La crainte qu’elles ne prennent un récit simple et ingénu pour un roman artificieusement inventé pour me justifier, m’arrêterait, et j’aimerais mieux emporter avec moi un secret qui n’intéresse qu’une seule personne, que d’être suspecte du plus léger détour, et même d’une réticence. Vous allez voir au reste que je n’ai aucun intérêt à me justifier ; car celle dont je vais vous parler a disparu du monde et de la mémoire des hommes depuis long-temps, et qu’en vous parlant de moi je vous parlerai d’une autre. Voilà une énigme, elle va se développer. j’ai été mariée à seize ans au Marquis de **** âgé de quarante. Son nom et sa fortune déterminèrent mes parens ; tous les hommes qui ont de la barbe, paraissent les mêmes aux yeux des jeunes filles, si j’en juge par moi ; l’âge du Marquis, d’après cela, ne m’inspira aucune répugnance. Il avait passé sa vie dans le plus grand monde, et avait eu auprès des femmes ces succès rapides et nombreux, qui caractérisent l’homme appelé à bonnes fortunes. Il croyait connaître les femmes, et celles avec lesquelles il avait vécu ne lui ayant pas donné une grande opinion de leur sexe, il était persuadé qu’il n’y en avait pas, dont la vertu pût résister aux empressemens d’un homme aimable. Cette conviction et un secret penchant à la jalousie le rendaient très-attentif à ma conduite ; mais la crainte de la raillerie lui faisait afficher une apparente indifférence. Il m’aimait et ne trouvait pas qu’il fût du bon air de paraître attaché à sa femme. Secrètement jaloux, il s’en cachait avec un soin extrême, et par une suite de ce système, il me donnait une grande liberté apparente, et ne me perdait jamais de vue. Je ne me parerai pas à vos yeux d’une fausse modestie, et je vous dirai franchement que ma figure était citée de préférence à tout autre, et que les hommages de la plus brillante jeunesse se dirigèrent vers moi dès les premiers mois de mon mariage. J’avais la légéreté de mon âge, et je me livrai avec vivacité à tous les amusemens qu’il comporte. Ils avaient la plupart un charme de plus pour moi, c’était de procurer des succès à mon amour propre. J’aimais la danse pour elle-même, et je l’aimais encore pour être applaudie, parce que je dansais mieux que les autres personnes de mon âge. Il en était de même de la musique que je savais très-bien, et je vous dirai toujours avec ma franchise accoutumée, que j’ai une très-belle voix. J’avais perdu ma mère dans mon enfance ; le Marquis de *** n’avait de parentes qu’une cousine qui se chargea de me produire dans le monde, et dans peu m’abandonna à moi-même. Vous voyez que j’avais assez beau jeu pour faire des sottises, je ne fis que des étourderies ; mais elles me furent aussi fatales qu’auraient pu l’être des crimes punis avec sévérité. Un jour j’étais dans une compagnie assez nombreuse dans laquelle se trouvait la Présidente de **** avec le Baron de **** qu’elle aimait et qu’elle voyait avec inquiétude s’occuper quelquefois de moi ; on joua après souper à ce qu’on appelle des jeux innocens, et des jeux de mains. Le Baron reçut un coup violent d’un jeune homme de son âge, avec lequel il avait eu plusieurs fois des querelles qu’on avait eu peine à calmer, et l’on crut que celui-ci avait profité de l’occasion pour maltraiter un homme qu’il n’aimait pas. Je ne vis point donner ce coup ; mais au même instant, une femme ayant dit au Baron, en plaisantant, qu’il était un fat ; je lui dis, quoi vous souffrez cela ? Le Baron tout occupé du coup équivoque qu’il avait reçu, crut que je lui en parlais, et me dit assez sérieusement, je ne suis pas si endurant que vous le croyez. Le lendemain il se battit, et fut blessé au point de faire quelque temps désespérer de sa vie ; la Présidente publia que c’était moi qui l’avais forcé à tirer vengeance d’un coup donné fort innocemment, et de là je fus regardée comme une femme d’un commerce dangereux. Six mois après cette aventure, mon malheur m’attira un autre désagrément encore plus sensible et plus fâcheux. Le Marquis de *** était amoureux de Madame de *** ; c’était un esprit romanesque, qui prétendait, que l’amour ne devait être qu’un commerce d’ame et d’esprit ; enfin il réalisait dans sa pensée l’amour qu’on appelle Platonique, et souvent se perdait dans un galimatias inintelligible. J’avais souvent plaisanté avec lui de ses sentimens, lorsqu’il me fit la confidence qu’il avait trouvé une femme qui pensait comme lui, et quelque temps après il m’apporta deux lettres, dont l’une était de lui et l’autre de la femme qui devaient me convaincre, disoit-il, de la passion épurée qu’ils éprouvaient tous deux ; il était tard et il me les laissa en me priant de les lui renvoyer le lendemain matin. Je lus ces lettres, pleines de sentimens mystiques, et il me sembla que c’était ainsi que la célébre madame Guyon devait écrire à son directeur. Elles ne faisaient tort qu’à la raison de la femme, et ne pouvaient faire soupçonner sa vertu, ou du moins ses intentions. Je fus exacte à renvoyer ces deux lettres, et j’y joignis deux lignes qui exprimaient au Marquis mon admiration des beaux sentimens qu’elles contenaient ; un domestique, nouvellement entré chez moi, fut chargé de les porter de grand matin ; le Marquis était logé chez un de ses parens de même nom que lui, appelé le Comte de ***, et c’était de sa femme qu’il était amoureux. Le Comte montait en voiture pour aller à Versailles au moment où arriva mon laquais qui, confondant les titres, dit que c’était une lettre pour le Comte de ***. Celui-ci la prend, l’ouvre et voit un commerce d’amour entre sa femme et son parent, et un billet de moi qui prouvait que j’étais dans leur confidence. Il était jaloux et ne s’amusa pas à peser les expressions ; il pensa tout naturellement que la spiritualité n’était qu’un chemin pour arriver jusqu’aux sensations, et que, de quelque manière qu’une femme fasse entendre qu’elle aime, elle ne manque pas, après un détour plus ou moins long, de parvenir au même but. Il monte chez sa femme, l’accable de reproches, et lui ordonne de se préparer à partir pour une terre à cent lieues de Paris ; il écrit ensuite à son parent qui attendait tout de lui, de prendre ses arrangemens pour sortir au plutôt de sa maison ; il se rend de là chez mon mari, et lui dit qu’il croit devoir l’avertir que je fais le métier de confidente, de complaisante, et que j’ai favorisé les amours de sa femme. Voilà le Marquis perdu dans l’esprit de son parent, son protecteur ; sa femme exilée au fond de l’Auvergne, et ma réputation auprès de mon mari compromise. Il me parla de cette aventure avec une raillerie insultante, et me dit que j’étais bien jeune pour un pareil rôle. L’affaire perça dans le public et on répandit que j’étais jalouse de la Comtesse de *** et que j’avais trahi le Marquis pour la perdre. Plusieurs femmes s’éloignèrent de moi, et je voyais régner dans celles avec qui je restais en liaison, une contrainte qui ne m’avertissait que trop du tort que ma réputation avait souffert. Je tâchai de me justifier auprès de plusieurs ; mais la jalousie leur inspirait une sévérité extraordinaire, et un jour le Marquis de ***, à qui je m’en plaignais, me dit en me montrant ma figure dans une glace : voilà les torts que les femmes ne vous pardonnent pas. Mon mari avait été affecté vivement de la part qu’il croyait que j’avais à l’intrigue de la Comtesse de *** avec son parent ; il pensait qu’une femme qui entre dans de pareilles confidences, est en communauté de principes et de sentimens, et que les services qu’elle rend sont à charge de revanche ; enfin il avait vu avec un sensible déplaisir le nom de sa femme mêlé avec une aventure d’éclat, et perfide ou étourdie, il me trouvait également coupable aux yeux d’un mari. Ses dispositions étaient trop sensibles pour pouvoir m’échapper, et je crus devoir redoubler de circonspection dans ma conduite. Je me livrai moins à la dissipation pour éviter les occasions d’attirer sur moi l’attention, et faire oublier des torts qu’on s’était empressé de me donner ; l’espèce de solitude où je vécus pendant quelque temps, convenait à la secrète jalousie de mon mari, qui voyait avec plaisir diminuer le nombreux essaim de jeunes gens qui s’attachent aux femmes qui ont quelque célébrité : mais comment fuir sa destinée ? ma solitude et mes sages résolutions tournèrent contre moi. Le Chevalier de *** était voisin de la terre que j’habitais l’été ; il aimait la chasse, et mon mari portait ce goût jusqu’à la passion ; le Chevalier lui devint d’autant plus nécessaire, que sa société était moins nombreuse, et bientôt il se forma une liaison intime entre eux. Le Chevalier passait souvent plusieurs jours chez moi avec sa sœur, personne aimable et spirituelle, et d’une conduite irréprochable ; elle aimait passionnément son frère et me parlait souvent de ses bonnes qualités, et de la différence qui était entre lui et les jeunes gens de son âge ; plus je le voyais et plus je trouvais qu’elle avait raison, et qu’il méritait d’en être distingué. Les éloges qu’elle me faisait de la sensibilité de son cœur, de la délicatesse de ses sentimens, le bonheur qu’elle trouvait à être aimée de lui, excitèrent toute mon attention ; le besoin d’attachement qu’on éprouve dans la jeunesse, disposait mon cœur à la tendresse, et l’habitude de vivre familièrement avec un jeune homme aimable et modeste, détermina vers lui le penchant qui me portait à aimer. Il fut assidu pendant l’hiver qui suivit mon retour de la campagne, et mon amitié avec sa sœur devenue plus vive, nous rendait inséparables et multipliait les occasions naturelles de voir le frère. Mon mari sollicitait une charge à la cour ; il passait une partie de la semaine à Versailles, et l’ambition écartait de son esprit toute autre occupation que celle de faire sa cour. L’impression que j’avais faite sur le cœur du Chevalier n’avait pas été moins prompte, mais la timidité et une réserve fondée chez lui en principe, arrêtait l’essor de sa passion ; tout en lui, excepté sa bouche, me disait qu’il m’aimait ; mais tandis que son silence me rassurait, je ne songeais pas que son trouble, que le mien peut-être, trahissaient nos sentimens. Il eut occasion de m’écrire et il hasarda dans sa lettre quelques mots qui me firent connaître qu’il avait de plus en plus de la peine à se contraindre ; je n’eus pas l’air d’y avoir fait attention ; mais je me commandai avec succès de le traiter avec plus de froideur ; il s’en aperçut et chercha l’occasion de me parler, que j’évitai soigneusement. Il m’écrivit ; j’eus le tort de lire sa lettre ; mais je la lui renvoyai avec ces deux lignes pour réponse. « Ne me forcez pas je vous prie à rompre une société agréable, et à voir moins souvent une femme dont l’amitié fait mon bonheur. » Ma réponse fit l’effet que j’attendais ; il mit moins d’ardeur dans ses empressemens, et je lui sus gré de l’empire qu’il s’efforçait de prendre sur lui : je n’étais, hélas ! que trop à portée de savoir par moi-même, combien étaient coûteux de pareils efforts ; mais aussi je jouissais quelquefois, de cette satisfaction pure qu’on éprouve, lorsque la raison et le devoir ont triomphé de nos penchans ; avec quel plaisir je descendais alors eu moi-même ! et combien je me trouvais heureuse d’être estimable à mes propres yeux ! Un incident, impossible à prévoir, vint m’enlever le fruit de six mois de combats, et me précipiter innocente, dans l’abyme que je voulais éviter. J’avais été élevée par une fille de condition, que l’infortune avait réduite à mettre ses talens à profit ; cette personne estimable, qui avait les plus grands droits à ma reconnaissance, s’était retirée lors de mon mariage avec une pension que lui faisait mon père ; la sœur du Chevalier, qui la connaissait de réputation, désirait qu’elle se chargeât d’élever sa fille, et m’avait engagée à faire tous mes efforts pour la déterminer à répondre à ses vues. Ma bonne, c’est ainsi que je la nommais encore, avait de la répugnance à sacrifier de nouveau sa liberté, et le mauvais état de sa santé ajoutait encore à son éloignement pour des soins pénibles. Le Chevalier avait été deux ou trois fois chez elle avec sa sœur, pour lui faire de plus pressantes instances, et sensible à l’estime qui les déterminait, elle paraissait portée à s’y rendre. Elle tomba malade ; le Chevalier y passa deux fois, et pour faire plaisir à sa sœur, et pour me donner à moi-même une marque de son zèle pour les personnes qui m’intéressaient. Pourriez-vous attendre, mes chères amies, à des détails si simples, que des sentimens dignes peut-être, de quelque estime vont me conduire à une affreuse catastrophe. Un jour de la semaine sainte que j’étais sortie à pied, suivie de deux domestiques sans livrée, pour aller à l’église, je m’informai de l’un d’eux en revenant chez moi s’il avait été savoir des nouvelles de ma bonne ; il me répondit que non ; mais que comme elle avait délogé, et que nous passions devant sa rue, il allait s’y rendre. L’idée me vint d’aller moi-même m’informer de sa santé, et savoir si rien ne lui manquait dans son nouveau logement ; le domestique me montra une petite rue qui était sur mon chemin, et je me rendis à une maison qui avait assez d’apparence ; dans le même moment j’envoyai chez moi l’un de mes gens pour faire une commission et je gardai l’autre, j’entre chez ma vieille amie et je reste une demi-heure avec elle ; mais quelle est ma surprise lorsqu’au moment de sortir, je vois entrer le Chevalier qui venait pour la voir et se faire un mérite de m’instruire de son état. Je fus saisie de terreur de me trouver ainsi dans une maison particulière avec un homme qui me rendait des soins, qui pouvaient n’avoir pas échappé à la malignité curieuse, et je lui dis précipitamment de sortir, que j’avais à parler en particulier à ma bonne. Vaine prudence, la fatalité de mon étoile devait triompher des plus sages précautions. Mon mari, qui sortait quelquefois le matin à pied, passe par la rue où j’étais, et voit sortir le Chevalier d’une maison qui lui était connue ; il s’arrête quelques momens avec lui pour lui faire quelques plaisanteries sur cette rencontre, et il me voit sortir de la même maison. À peine il peut en croire ses yeux, il quitte le Chevalier, et vient à moi, le visage renversé, me prend brusquement le bras sans parler, me le serre avec des mouvemens convulsifs, et m’entraîne ainsi chez moi sans me dire une parole. Je n’ai point d’expressions pour peindre la fureur qui le transporte ; je veux parler, il ne m’écoute pas, et je ne puis rien comprendre d’abord à quelques mots qui lui échappent, ni à la violence de ses transports. Enfin il me dit qu’il sait d’où je viens, qu’il connaît la maison, et j’apprends que là, demeure au premier, une femme qui prête ses appartemens aux personnes qui trouvent des obstacles pour se voir ailleurs commodément. J’eus beau protester de mon innocence ; la rencontre du Chevalier ne fortifiait que trop ses abominables soupçons, et mes sermens furent inutiles. Il se rendit au sortir de cette scène horrible chez mon père, qui cependant ne voulut pas me condamner sans m’avoir entendue. L’innocence a une langue et des gestes qui la rendent sensible aux yeux que la passion ne couvre pas d’un bandeau ; je vins à bout de faire entendre la vérité à mon père ; il en imposa à mon mari, et modéra ses transports, sans lui faire partager entièrement sa conviction. Je ne voulus pas revoir le Chevalier, qui reçut au même instant des ordres de partir pour l’Inde avec son régiment, et tout ce qu’il obtint de moi, fut l’assurance que je lui fis donner par sa sœur que je ne lui en voulais pas. L’amitié de cette femme aimable et sensible devint ma seule consolation dans l’embarrassante situation où je me trouvais avec mon mari ; toujours livrée à d’affreux soupçons, mon imagination me le représentait souvent les yeux étincelans de fureur, et un tremblement universel me saisissait à l’instant. Mon amie, vivement affectée de mes chagrins, et empressée de réparer le mal dont son frère était l’auteur involontaire, s’occupait de me procurer des dissipations propres à en écarter le souvenir. Le chagrin, me disait-elle, est un ennemi qu’on s’efforce envain de combattre par la raison, et à force ouverte. Il faut s’occuper d’en affaiblir l’impression par la domination de quelqu’objet qui captive l’esprit, ou par la succession rapide et variée de tableaux divers, qui s’oppose à un état habituel de réflexions. Elle vit avec plaisir que je m’occupais du dessin que j’avais négligé depuis long-temps ; ce goût remplissait une partie de mes journées, et tout le temps que je n’étais pas avec mon amie ; mais hélas ! cette innocente occupation, que je m’étais faite pour me procurer de salutaires distractions, devint le principe du malheur de ma vie. Parmi mes gens était un jeune homme d’une figure agréable et dont l’éducation avait été plus soignée que celle des gens de son état ; il était fils d’un sculpteur, il avait appris le dessin, et cette circonstance de la vie d’un domestique si indifférente pour votre amie, a décidé de son sort. Ce jeune homme se distinguait de ses camarades par sa sagesse, son assiduité, et un zèle qui le faisait voler à mes ordres ; il était toujours prêt à les exécuter et montrait une intelligence qui me portait à le préférer pour la plupart de mes commissions. Je le chargeai de plusieurs emplettes relatives à mon goût pour le dessin, il taillait mes crayons et mettait en ordre les papiers que je laissais sur ma table, et quelquefois je lui montrais mon ouvrage dont il était parfaitement en état de juger. Ses soins, son attention à prévenir mes désirs, excitèrent en moi de l’intérêt pour lui, et je proposai à mon mari de le faire valet de chambre ; mais il me dit qu’il était le moins ancien de la maison, et que ce serait faire une injustice à un très-bon sujet qui me servait depuis long-temps ; je trouvai cette objection raisonnable, et je me contentai de lui faire quelques gratifications de temps en temps ; il les recevait avec reconnaissance ; mais en m’assurant que ses soins n’étaient point dirigés par l’intérêt, et mes bontés, disait-il, lui suffisaient. Me voici arrivée enfin au moment fatal qui a causé ma ruine. Je m’étais levée un jour très-tard, n’ayant pas pu dormir de la nuit, et j’arrivai pour dîner sans avoir fait la moindre toilette ; on me fit des plaisanteries mêlées de complimens sur mon extrême négligé, et même un vieux militaire se permit quelques réflexions peu mesurées, sur les avantages qu’il trouvait à un aussi léger vêtement que le mien. Je n’eus pas l’air de les entendre et quelque temps après le dîner le sommeil m’ayant gagnée, je demandai permission à la compagnie de me retirer. Il y avait dans le cabinet où je dessinais une ottomane sur laquelle je me jetai en entrant, ne pouvant plus résister à une extrême envie de dormir. Deux heures environ s’écoulèrent depuis cet instant jusqu’à celui du plus affreux réveil : je vis en ouvrant les yeux mon mari et une vieille parente avec laquelle j’avais dîné ; la fureur transportait l’un, et l’autre me regardait avec le plus insultant mépris ; mon mari tenait dans ses mains un portrait de moi qui était égaré depuis quelque temps, il me le montra en me disant, votre noble amant a oublié d’emporter avec lui ce gage précieux de votre tendresse, et à peine eut-il dit ces mots qu’il le jeta à ses pieds. Ce que je voyais, ce que j’entendais était pour moi inexplicable ; je fondis en larmes, effrayée de tant d’emportement dont j’ignorais la cause. Qu’ai-je fait ? disais-je. Malheureuse ! un laquais ! répétait mon mari furieux ! la parente, levait les yeux au ciel, joignait les mains en disant : qui eût pu croire une pareille bassesse, et toute une maison, et des étrangers en sont les témoins ! Rentrez dit mon mari, dans votre appartement que vous n’habiterez pas long-temps. Je fis effort pour m’y rendre, car mes genoux tremblaient et semblaient se dérober sous moi ; en y entrant je tombai évanouie, et trouvai auprès de moi en rouvrant les yeux, une ancienne femme de chambre qui m’avait secourue dans mon évanouissement ; elle fondait en larmes, et me serrait tendrement les mains : ah ! ma bonne maîtresse, me disait-elle, ce qu’on dit n’est pas possible, je vous connais trop pour le croire. Il est donc quelqu’un ici, lui dis-je, qui prend intérêt à moi ? mais expliquez-moi tout ce que je vois, tout ce que j’entends depuis mon réveil. Alors elle me parla ainsi : je suis bien sûre que vous êtes innocente Madame ; mais grand Dieu que vous êtes malheureuse ! Il faut espérer que Dieu ne vous abandonnera pas, et que la vérité percera. Voici ce que je sais et ce qui cause la colère de monsieur le Marquis et met le trouble dans toute la maison. Madame se rappelle bien qu’elle est rentrée après le dîner dans son boudoir pour dormir ; il y avait à peu près deux heures qu’elle y était, lorsque cet Italien qui joue si bien de la mandoline, et que Madame aime à entendre, est venu avec deux ou trois de ses camarades. Monsieur le Marquis a dit en le voyant, il me vient une idée, la Marquise dort depuis assez long-temps, et il faut qu’elle s’habille, il faut la réveiller par une sérénade et qu’elle entende à son réveil son air favori. On a applaudi à cette idée et la compagnie s’est rendue dans le jardin sous vos fenêtres. Vous aviez l’air de dormir, un de vos bras était étendu et vos mules étaient tombées à terre. Je vais achever, il faut tout vous dire ; la Jeunesse était à genoux près de vous, et monsieur le Marquis et tous ceux qui étaient avec lui l’ont vu vous baisant la main.

Monsieur le Marquis s’est avancé en fureur vers la fenêtre et au bruit qu’il a fait la Jeunesse a disparu ; tout le monde est rentré consterné et dans l’étonnement ; les Messieurs ont pris votre parti, et dit que c’était un insolent, qui méritait punition ; monsieur le Marquis allait et venait dans le sallon en faisant des imprécations contre vous, contre toutes les femmes. On est venu lui dire alors que la Jeunesse était sorti. Il a dit : cela n’empêchera pas qu’il ne soit pendu, et il a voulu monter à sa chambre, elle était fermée ; il a enfoncé la porte, ensuite il a visité tout ce qui était dans son armoire, et voyez ma chère maîtresse combien vous êtes malheureuse, il y a trouvé un petit porte-feuille dans lequel était ce portrait de vous qu’on cherche partout depuis six semaines. Ah ! je suis perdue, ai-je dit, et je suis retombée sans connaissance. La fièvre m’a prise bientôt après, et pendant cinq à six jours qu’elle a duré, je n’ai vu que mon médecin et la femme de chambre dont je viens de vous parler. Lorsque j’ai été mieux j’ai parlé de mon affreuse situation à mon médecin, homme d’esprit et plus à portée par son état de savoir, ce qui se passe dans le monde, et les différens jugemens qu’on y porte. Je lui ai fait le récit ingénu de ma vie, et je n’ai pas eu besoin de faire des sermens pour le convaincre de mon innocence. Il ne faut pas vous cacher, dit-il, que vous êtes l’objet de toutes les conversations. La masse générale sans rien examiner vous croit coupable ; ceux qui vous connaissent disent que la chose n’est pas possible, que nulle femme ne peut répondre que son laquais ne lui fasse une insolence pendant son sommeil ; mais le portrait élève quelques nuages dans l’esprit des mieux intentionnés pour vous, et effectivement, c’est une bizarre et fatale circonstance. Tout s’est réuni contre vous, Madame, et il n’a pas été au pouvoir de monsieur le Marquis d’empêcher l’affaire d’éclater, puisque dix personnes ont été témoins de la témérité de votre laquais. Son projet est de vous faire entrer dans un couvent, et vous le désirez sans doute vous-même. Ah ! soyez en persuadé, lui dis-je, et je voudrais qu’il fût à mille lieues d’ici. Il employa tout ce qu’il avait de ressources dans l’esprit pour convaincre mon mari de mon innocence ; il m’exhorta à opposer le courage à la rigueur de ma destinée, et me fit le récit de plusieurs aventures extraordinaires de personnes injustement accusées, condamnées même à la mort, et ensuite reconnues innocentes ; ses soins généreux et ses conseils portèrent quelque calme dans mon esprit ; il ne parvint pas à affaiblir le sentiment de mon malheur ; mais il m’inspira la force de m’y résigner. Mon mari ne me vit plus ; mon père même m’abandonna, et tous deux se réunirent pour obtenir un ordre du Roi qui me relégua dans le couvent de *****, m’interdisait toute communication avec d’autres personnes que mon père et mon mari, et chargeait la supérieure de veiller sur ma conduite. L’abattement avait produit en moi une stupide insensibilité, et je me laissai conduire au couvent sans témoigner aucun chagrin de la captivité à laquelle j’étais condamnée. Quelles paroles auraient pu peindre ce que j’éprouvai en me voyant en peu de jours précipitée d’une situation si florissante, dans un état d’opprobre : j’avais tout perdu, la liberté, mes amis, ma réputation ; et quand tout vous accuse, quand toutes les voix s’élèvent pour vous condamner, l’innocence semble quelquefois douter d’elle même, et embarrassé de croire tout le monde injuste, on se demande si tout ce qui se passe n’est point un songe. La supérieure du couvent avait de l’esprit et de la bonté ; elle me traita d’abord avec cette compassion que la générosité croit devoir accorder à tous les êtres souffrans, qu’ils soient coupables ou non ; elle fut convaincue peu de temps après que je n’étais que malheureuse ; elle me témoigna le plus tendre intérêt, et adoucit autant qu’il était en son pouvoir la rigueur de ma captivité. Son estime me valut des égards de la part des autres religieuses et de quelques pensionnaires de mon âge, qui s’empressèrent de rechercher ma société, et de me tenir compagnie. Madame de *** fut quelque temps sans pouvoir me donner de ses nouvelles ; mais enfin elle trouva moyen de m’écrire par une pensionnaire qui se chargea de recevoir ses lettres et de lui faire parvenir les miennes : elle n’avait point cédé au torrent, et était demeurée inébranlable dans son estime et son amitié. Les témoignages de ses sentimens faisaient ma consolation, et je voyais avec un plaisir infini qu’au milieu de l’abandon général j’avais conservé une amie ; qu’au milieu des clameurs de la calomnie, il s’élevait une voix qui rendait justice à mon innocence. Tout ce qu’elle me mandait endurcissait mon cœur contre l’humanité : que de perfidies j’éprouvai de la part de personnes qui m’avaient témoigné de l’amitié, qui étaient associées à mes plaisirs, et avaient partagé en quelque sorte tous les avantages dont m’avait comblée la fortune. Les unes se défendaient d’avoir eu avec moi des relations intimes ; les autres m’accusaient d’une profonde hypocrisie qui les avait induites en erreur ; semblables à ces harpies qui empoisonnaient les mets les plus délicieux, elles changeaient aussi en déguisemens perfides les sentimens d’une ame sensible et je puis dire vertueuse. Une année s’écoula pendant laquelle je tâchai de me suffire à moi-même ; le dessin n’était plus pour moi une ressource ; principe de ma perte, cette occupation m’était devenue odieuse. Il ne m’était pas permis de faire venir des maîtres, je fus donc réduite à n’attendre rien que de moi, et je m’appliquai à la lecture, je faisais des notes sur ce que je lisais, et des extraits propres à me rappeler ce que j’avais lû. J’appris à fond l’Italien dont j’avais déjà une teinture, et le temps passa assez rapidement. Hélas ! telle est la triste condition des hommes que leur bonheur consiste dans la plus prompte consommation de la vie ; tous ne tendent qu’à abréger le sentiment de sa durée : qu’est-ce donc qu’un trésor qu’il faut promptement dépenser pour en jouir, qui nous accable de son poids si l’on ne s’empresse de le diminuer, et dont on regrette vivement la diminution. Mon mari mourut d’une maladie violente, un an après mon entrée au couvent, et deux mois après sa mort, mon père fut emporté d’une attaque d’apoplexie ; la mort des deux seules personnes qui eussent des droits sur moi, me rendit à la liberté, et celle de mon père me fit propriétaire d’une fortune considérable, dont la majeure partie était en effets dont je pouvais disposer d’un moment à l’autre. Mon amie était absente, elle avait suivi son mari dans une terre au fond de la Guyenne, qu’elle ne pouvait quitter de plus de six mois ; je me trouvai donc sans conseil et sans appui ; mais la fortune, si je m’étais prêtée en aveugle aux avances qu’on me fit, aurait bientôt rassemblé autour de moi un cercle d’amis : je connaissais trop leur valeur pour me laisser entraîner par l’illusion. Je reçus de tous côtés des lettres de condoléance sur la mort de mon père, toutes les personnes qui m’écrivaient s’empressaient de m’assurer que la calomnie n’avait eu aucune prise sur elles, et qu’elles avaient été sensiblement affectées de mes malheurs : cinquante mille livres de rente, et un mobilier immense étaient devenus des brevets d’une incontestable innocence. Un mois ne se passa pas sans que je reçusse des propositions de mariage de la part de personnes du rang le plus distingué, qui avaient, disaient-elles toujours, été persuadées de la pureté de ma conduite, et vu avec indignation l’ascendant de la calomnie. Je sentais trop le prix de ma liberté pour donner à personne le droit d’y attenter à l’avenir, et les complimens qu’on me prodiguait, étaient trop clairement dictés par un vil intérêt pour me faire la plus légère ilusion. Je balançais sur le parti que j’avais à prendre, quelquefois je faisais le projet de voyager, d’autres fois, je songeais à acheter une belle terre au bout du royaume, et à m’y faire une sorte d’empire par mes bienfaits envers mes vassaux, et par des établissemens favorables à l’humanité ; enfin le souvenir du Chevalier venait se mêler à tous mes projets ; il ne devait pas rester toujours dans l’Inde, et combien je trouvais de prix à mes biens, lorsque je pensais qu’ils pouvaient contribuer à son bonheur. Au milieu de ces incertitudes, je tombai malade de la petite vérole, et l’on désespéra quelques jours de ma vie. Le soin de ma figure occupa peu les religieuses, et l’on ne prit aucune précaution pour empêcher les ravages de la petite vérole ; on avait écarté de moi les glaces pendant que j’étais malade ; mais lorsque ma convalescence fut décidée, il me fut permis de contempler ce qui me restait de ma beauté passée ; je ne me trouvai pas aussi maltraitée que j’aurais pu l’être ; mais ma figure était absolument changée ; mes traits étaient grossis, et ne présentaient aucune ressemblance avec ce qu’ils étaient avant ma maladie. À mesure que les rougeurs disparaissaient, cette différence semblait plus marquée ; elle me frappa un jour, et contemplant dans ma glace une personne qui n’avait que de légers rapports avec mon ancien moi, je me dis, je ne suis pas la même et si je portais un autre nom, la Marquise de *** serait entièrement disparue de ce monde, si injuste et si cruel envers elle. Cette idée fit insensiblement des progrès dans mon esprit, et réfléchissant sur ma situation, je sentis que je serais désagréablement dans le monde, et que j’y porterais une perpétuelle inquiétude sur l’opinion de ceux qui me feraient le plus d’accueil ; ces réflexions me menèrent à songer que l’honneur réside entièrement dans l’opinion des autres. On peut être, me disais-je, déshonoré ici et considéré dans un autre lieu, où la calomnie n’a pas répandu ses venins ; mais si les lieux établissent ces différences de situations, le changement de nom et de figure les rend encore plus marquées. Si j’étais à la Chine, que m’importerait ce qu’on dit de moi en France ; si je reste en France avec une figure et un nom différens de celui que j’avais, que m’importe ce qu’on dit de la Marquise de *** ma conscience suffit à ma tranquillité, et il me sera permis de croire que c’est d’une autre qu’en parle, quand on débitera de moi des horreurs qui me sont absolument étrangères. Cette manière d’envisager les choses me suggéra un projet extraordinaire. Je rassemblai des fonds considérables que je convertis en diamans, et en lettres de change, afin qu’ils fussent d’un plus léger volume, et transportables par tout sans embarras, et sans confidens. Cet arrangement fait, j’annonçai à l’abbesse que j’allais voyager ; je fis des présens à toute la communauté, et je partis comblée de bénédictions, laissant dans les larmes toutes ces bonnes filles, qui m’avaient vue arriver avec une espèce d’horreur, et m’avaient regardée avec cette curiosité qu’inspire une illustre criminelle. Arrivée dans un petit village sur les frontières de la France avec un laquais affidé, et ma vieille femme de chambre, je feignis de tomber malade, et mes gens secondèrent mon dessein avec beaucoup de zèle et d’intelligence ; je fis écrire en même temps à un banquier à Florence de faire chercher deux domestiques et une femme de chambre pour madame la Vicomtesse de *** qui avait perdu en route une partie de ses domestiques. Ma maladie alla toujours en augmentant, enfin le moment arriva où je devais être censée morte. Ma femme de chambre eut l’air désolé, elle remplit la maison de ses cris, et annonça que sa maîtresse avait ordonné que personne ne touchât à son corps et qu’elle se chargeait de l’ensevelir. Elle mit à ma place une bûche, et la nuit je m’échappai avec sa nièce qui ne me connaissait pas, et qui m’attendait à l’extrémité du village dans une chaise de poste. Deux jours après ma femme de chambre vint me rejoindre avec ma voiture ; elle avait bien payé le curé, toutes les formalités avaient été observées exactement, et mon extrait mortuaire était en bonne forme. Alors je respirai ; cette femme en proie au mépris n’existe plus, me dis-je, et me voilà dans un autre monde, où je puis acquérir de l’estime et des amis. J’eus soin que la nouvelle de ma mort se répandît en France ; les parens de mon mari entrèrent en jouissance de mon douaire, et les miens d’une terre et d’un bel hôtel que j’avais conservés : je me trouvai donc morte pour tout le monde, avec tout ce qu’il fallait pour vivre heureuse. Je parcourus l’Italie et une partie de l’Allemagne sous le nom de la Vicomtesse de Belleval ; ma dépense empêchait d’élever des doutes défavorables sur mon existence. Je me donnais pour une femme de condition qui avait épousé à Constantinople un vieux mari expatrié dans sa jeunesse pour duel, et qui avait fait par le commerce une grande fortune dont il m’avait fait héritière. Après avoir ainsi voyagé pendant deux ans, je me rapprochai des lieux où m’appelait le souvenir du Chevalier. Arrivée à Paris, je m’assurai que je n’y étais pas reconnue, et j’en eus un jour une preuve bien humiliante. J’avais dîné avec plusieurs personnes chez un fameux banquier sur lequel j’avais des remises considérables à toucher ; il nous fit voir après le dîner un cabinet de tableaux très-intéressans pour les amateurs. Parmi plusieurs portraits en miniature, se trouvait le mien ; le même que mon mari avait foulé à ses pieds ; celui qui avait fait prononcer ma condamnation : je ne l’aperçus pas, étant tournée d’un autre côté ; mais j’entendis le banquier dire, vous devez reconnaître cette femme-là. Ah ! si je ne me trompe, dit une des personnes de la compagnie, c’est la Marquise de ***. Oui, répondit-il, je l’ai acheté à l’inventaire de son mari, pour la peinture qui est fort bonne, et la figure qui est charmante : pourrait-on croire qu’une figure qui a autant de candeur et d’ingénuité soit celle d’une coquine ? Je tombai évanouie en entendant ces mots, et poussai un grand cri ; on m’inonda d’eau de Cologne et revenue à moi, je dis que j’avais vu une grosse araignée, et que pareil accident m’arrivait toutes les fois que j’en rencontrais. J’étais venue à Paris pour voir le Chevalier, il en était reparti, et s’était rendu à Londres. L’espoir de l’y trouver me fit entreprendre aussitôt le voyage ; mais je fus long-temps sans pouvoir rien apprendre de lui. J’allais presque tous les jours à tous les spectacles, et aux promenades publiques, espérant toujours le rencontrer. Je désirais aussi que ce fût le hasard qui m’offrît à ses yeux et de voir si l’œil d’un amant serait plus pénétrant que celui des indifférens, et s’il retrouverait mes anciens traits, dans ceux que la petite vérole avait altérés. J’avais peine à m’accorder avec moi-même. Tantôt je désirais qu’il me reconnût, et tantôt qu’il devînt épris de la nouvelle personne que j’offrirais à ses yeux : alors j’étais jalouse de moi, et je me sentais portée à l’accuser d’infidélité. Enfin les amusemens de l’hiver me procurèrent l’occasion que je cherchais : je vis le Chevalier à un bal à Haymarket où je m’étais rendue masquée, et il me fut facile de l’aborder, et d’entrer en conversation avec lui, en feignant de le prendre pour un autre. Aux premiers mots que je lui dis, il témoigna une surprise extrême. Qu’entends-je, me dit-il, avec un trouble qui lui permettait à peine de continuer la conversation. Qu’avez-vous lui dis-je ? — Votre voix, Madame m’a frappé singulièrement, et j’ai cru entendre une personne dont je regretterai la perte toute ma vie. Il se remit un peu et s’efforçant de me reconnaître, il regardait mes yeux. Ah ! ciel, dit-il encore, ce sont les mêmes yeux… Je tâchais de rire et de tourner en plaisanterie tout ce qu’il me disait. C’est être bien peu galant, lui dis-je, que de s’occuper d’une autre personne en me parlant ; il en convint et s’excusa sur la singularité des rapports que lui offrait ma rencontre. Nous nous réparâmes assez tard, après être convenus de nous revoir quelques jours après à un bal qui se donnait au Renelagh. Je le retrouvai à ce bal, où il était occupé à me chercher depuis quelque temps. Je m’étais coëffée de manière à laisser paraître entièrement mes cheveux, et je vis bientôt qu’ils fixaient son attention ; il portait successivement ses regards étonnés de mes yeux à mes cheveux, et écoutait ma voix avec une égale surprise ; je voulus l’augmenter encore, et j’ôtai mes gants. On avait admiré la forme et la blancheur de mes bras, de mes mains et cette vue acheva de confondre le Chevalier. Après les avoir considérés avec une surprise qui tenait de l’effroi, il tâcha de voir mes pieds : nouveau sujet de trouble, enfin il me parcourait des pieds à la tête pour juger de ma grandeur. Il regardait ma taille, et cet article seul n’avait rien qui pût accroître son étonnement ; j’étais fort engraissée, et habillée d’une manière négligée, de sorte que ma taille n’avait plus cette finesse que l’on avait vantée autrefois. Je lui fis des plaisanteries sur cette espèce d’inventaire qu’il faisait de ma personne ; il y répondit par de profonds soupirs, uniquement occupé de celle qu’il regrettait. Divers traits de ma conversation qui avaient des rapports avec la manière de penser et de sentir qu’il me connaissait, le firent retomber dans une profonde rêverie ; alors je cherchai à lui donner le change, et je m’exprimai sur plusieurs objets d’une manière contraire à mes principes. Je parlai avec légèreté de la galanterie ; je fis des plaisanteries sur le sentiment ; il m’écoutait toujours avec une égale attention ; mais semblait me dire vous ne lui ressemblez plus. Il me demanda plusieurs fois instamment de me démasquer ; je le refusai, et je me contentai de lui dire que j’irais trois jours après chez la Duchesse de **** qui recevait des masques ; il fut exact à s’y rendre, et comme c’était la dernière occasion de nous retrouver ensemble, il me dit : faut-il donc que ce jour soit le terme de mon bonheur, et ne m’est-il pas permis d’aspirer à vous faire ma cour chez vous. Il vous paraîtrait, lui dis-je, un peu leste à moi de recevoir un jeune homme qui n’est qu’une connaissance de bal, et dont j’ignore le nom et la conduite. J’en conviens, reprit-il, et il me demanda alors de daigner lui dire les maisons où j’allais, en m’assurant qu’il trouverait moyen de s’y faire admettre, qu’il ne pouvait renoncer au plaisir de me voir, dont il s’était fait pendant dix ou douze jours une douce habitude ; que la familiarité du bal avait donné à notre connaissance une sorte d’intimité, qui n’avait pas lieu souvent après trois mois d’assiduité. Je dis au Chevalier qu’étant arrivée depuis peu, je ne connaissais encore que mon banquier. Dès qu’il sut son nom qui était très-connu, il parut au comble de sa joie. Dans deux jours, me dit-il, j’aurai trouvé moyen de me faire prier à dîner chez lui, et rien ne me sera plus facile que d’y revenir aussi souvent que je le voudrai. Trois jours après je vis entrer chez monsieur de *** le Chevalier au moment de se mettre à table. Il me fit une révérence respectueuse, j’entendis qu’on lui demanda s’il me connaissait ; il dit qu’il avait eu l’honneur de me rencontrer au bal chez la Duchesse de ****. Après le dîner nous causâmes quelque temps ensemble, et il vint à l’opéra dans la loge de Milady *** qui m’y avait proposé une place. Après nous être ainsi rencontrés plusieurs fois, il me renouvela sa prière d’être admis chez moi, et je crus alors n’avoir rien à objecter à un homme de son nom et de sa réputation. Il devint de jour en jour plus empressé de me voir, et souvent il passait la soirée entière tête à tête avec moi. Tous mes malheurs étaient effacés de mon esprit, et je suivais en toute liberté le penchant qui m’attirait vers le Chevalier ; la perspective d’un bonheur légitime et durable s’offrait à mon imagination ; l’univers entier qui m’avait depuis long-temps semblé couvert de deuil, s’embellissait à mes yeux, comme lorsque le printemps succède à l’horreur d’un hiver rigoureux. Je renaissais en quelque sorte, et tout acquérait du prix à mes yeux : c’était, si j’ose le dire, une convalescence de l’ame. Le Chevalier ne me parlait plus des rapports qu’il trouvait entre moi et cette autre femme ; il craignait de me choquer, en retraçant des charmes, dont le souvenir si durable semblait devoir s’opposer à l’effet des miens. Il lui échappait cependant quelquefois des mots qui rappelaient ses anciennes amours ; mais il fallait être au fait comme moi pour y faire attention. Un soir qu’il avait soupé avec moi, nous parlâmes du mariage d’un homme fort connu dans le monde, et qui avait été long-temps traversé dans son amour par la femme qu’il épousait. C’était la nouvelle du jour ; on racontait mille incidens qui avaient contrarié leur passion, et enfin, le bonheur dont ils offraient l’image, était l’entretien général des personnes qui prétendaient à la sensibilité. Le Chevalier s’attendrit au récit de leur bonheur, et je ne fus pas moins émue. Ah ! me dit-il. Madame, pourquoi faut-il qu’un tel spectacle fasse mon tourment ? Quoi, Chevalier vous êtes envieux de la félicité d’autrui ? — J’y applaudis ; mais un triste retour sur moi-même, en me faisant voir que je la mérite, m’indigne aussi contre les obstacles. Il se jeta à mes pieds sans prononcer une parole, et couvrit mes mains de baisers enflammés. Je m’efforçai de le faire relever, les larmes inondèrent mes joues, et lui firent connaître que je partageais ses tendres émotions. Cette déclaration muette était plus éloquente que les discours les plus passionnés : Quand deux cœurs éprouvent les mêmes sentimens, les mouvemens qu’ils inspirent devancent et surpassent les paroles. Nous devînmes tous deux plus calmes par la certitude de notre mutuelle tendresse, et alors je lui dis : Chevalier, vous avez aimé vivement, comment puis-je être assurée que votre ancien amour ne vit peut-être pas au fond de votre cœur, et qu’il ne se ranimera pas à la première occasion ? Il me dit alors que sa maîtresse était morte depuis plus de deux ans ; mais que sa franchise ne lui permettait pas de me cacher que ma ressemblance avec elle, avait fait naître les premières impressions que j’avais faites sur lui. — C’est donc elle, que vous aimez en moi ? — mais quelle peine peuvent vous faire mes sentimens pour une personne qui n’est plus. J’ai été frappé de la beauté d’une rose et j’ai couru après une autre, semblable en tout à la première. Il ne s’agit point de personnes, mais de beauté ; mais d’esprit ; mais des qualités de l’ame ; eh bien ! le modèle que je m’en suis fait, l’idée du beau, le principe d’affection que la nature a gravé en moi, se sont trouvés dans deux personnes, et j’ai aimé dans elles deux les mêmes perfections. Vous finirez, lui dis-je, par me persuader ; mais ne pouvant juger de moi-même par vos éloges, je voudrais, pour juger si la passion ne vous fait pas illusion, savoir quelle était la personne que vous avez vue sous un aspect aussi favorable. Il fut un moment embarrassé et me dit c’est Madame de ***, hélas ! je crois n’être point indiscret en prononçant son nom, lorsque j’ajouterai qu’elle n’a jamais donné le plus faible encouragement à ma passion. À ce nom qui était le mien, je me récriai et lui dis, c’est une femme abominable ; les larmes lui vinrent aux yeux ; — vous me percez le cœur, Madame, mais je ne puis vous en vouloir, vous suivez le torrent, et telle est l’injustice du monde. J’ai été témoin de trois aventures qui lui ont fait le plus grand tort, et j’ai vu de mes propres yeux son innocence ; j’étais absent au moment où le bruit de l’indigne commerce qu’on lui a imputé a éclats, et je suis autorisé à croire qu’il n’avait pas plus de fondement que les autres. J’ose dire qu’elle m’aimait, et c’est pour la justifier que cet aveu m’échappe ; ses regards, sa contrainte, le plaisir qu’elle prenait à m’écouter, l’intérêt qu’elle montrait pour tout ce qui me touchait, m’en sont de sûrs garans, et malgré ces sentimens, dont je ne puis douter, la plus sévère vertu opposait une digue insurmontable à leur explosion. Puis-je croire après cela, Madame, après les autres aventures que cette femme estimable, réservée, superstitieuse dans sa vertu se soit abandonnée… ! je n’acheverai pas, je ne lui ferai pas le tort de la justifier… Je ne fus plus la maîtresse de me contenir et me jetant au col du Chevalier : elle vit encore, lui dis-je, cette ancienne amie que vous défendez avec tant de force, cette amie que vous croyez aimer dans une autre. Il s’écrie ; il ne sait s’il rêve ; si tout ce qu’il voit est une illusion ; il m’embrasse mille et mille fois, et tombant sur un canapé hors de lui, il me demande de m’expliquer. Il me regarde à plusieurs reprises, et la passion qui a donné un nouvel éclat à mes yeux, qui anime tous mes gestes, semble me rendre mes premières formes, ou du moins les faire paraître plus sensiblement. Ah ! c’est elle, reprit-il mille fois, elle sort de la tombe et sans doute pour me rendre heureux. Non, rien ne pourra plus nous séparer. Je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, dont vous venez d’entendre le récit, et il resta long-temps dans une espèce d’extase à force de surprise, et de plaisir.

Vous pensez bien qu’étant libres tous deux, nous ne tardâmes pas à nous unir ; mais hélas ! la destinée ne m’accorda jamais que des éclairs de bonheur ; à peine avions nous formé des nœuds si chers, que le Chevalier, qui avait pris le nom de Vicomte, reçut plusieurs lettres de sa mère qui désirait le voir, disait-elle, avant de mourir. Le Vicomte n’était point Émigré, et il ne paraissait pas qu’il y eût aucun danger pour lui de rentrer en France. Dans le même temps un de ses gens força mon secrétaire, et prit une somme de cent-mille écus en effets publics, payables au porteur, et une partie de mes diamans ; il ne me resta que ceux que j’avais sur moi et cinquante-mille francs que j’avais à toucher chez mon banquier. Le vicomte de Vassy désespéré d’être en quelque sorte la cause de mon malheur, désirant y remédier, et se rendre aux désirs de sa mère, prit la résolution d’aller à Paris ; il se flattait de pouvoir en revenir dans peu et d’en rapporter des fonds suffisans pour nous faire vivre dans l’aisance. Je l’attendis un mois à Londres où je ne recevais de ses nouvelles que par des voies indirectes ; enfin il me manda que la voie de mer n’était point praticable ; mais qu’il avait un moyen de s’échapper par la Suisse et qu’il me priait de me rendre en Hollande, où je trouverais en arrivant de ses nouvelles. Je me rendis à Rotterdam où je ne trouvai point les lettres qu’il m’avait annoncées ; j’attendis plusieurs jours et ne pouvant résister à mes inquiétudes, je partis pour la France ; arrivée à Paris j’appris d’un de ses amis qu’il était à une de ses terres près de Lyon, où je savais qu’il avait l’espoir de rassembler des fonds ; je n’hésitai pas à m’y rendre. On m’arrêta à Lyon, et comme je montrai de l’embarras pour dire mon véritable nom, on trouva avec raison mes réponses équivoques ; je fus arrêtée et deux jours après je reçus mon acte d’accusation. Je me couchai d’assez bonne heure, l’esprit agité de mille craintes, et l’ame déchirée de la douleur qu’éprouverait le Vicomte. Une des prisonnières vint se placer à côté de moi, et m’adressa à voix basse la parole, lorsque les autres femmes qui habitaient ce triste séjour, et qui étaient séparées de moi par un pilier furent endormies. N’ayez point de peur, me dit-elle, et écoutez moi ; je suis l’amie, la maîtresse, comme vous voudrez, d’un de plus déterminés Jacobins ; et si je suis en prison, c’est qu’il a bien voulu que pour l’exemple je me soumisse à une courte et légère correction pour une infraction à la police ; j’ai donné un soufflet à la femme d’un Président de Département, voilà mon crime, et je dois sortir demain. Quelques soient mes sentimens, mon cœur n’est point insensible, votre figure m’intéresse, et je crois que vous méritez un sort plus heureux que celui dont vous êtes menacée ; je puis vous sauver la vie, comme vous la faire perdre… À ces mots je parus interdite ; n’ayez point avec moi de crainte ni de réserve, et soyez persuadée que c’est un bonheur pour vous de m’avoir rencontrée ; c’est à vous de savoir en profiter. Je sortirai demain, et je mettrai en mouvement les Meneurs de cette ville pour vous sauver. Il faudra les récompenser, et je suppose que par vous ou par vos amis, vous en trouverez les moyens ; quant à moi je m’en rapporte à votre générosité. Cette femme sans crainte comme sans remords, avait l’air sincère, et son intérêt bien entendu était de me servir ; mon ame s’ouvrit à l’espérance, et je l’assurai de ma reconnoissance. Mon ami, dit-elle, fera parler demain de votre affaire dans les clubs et les caffés de la manière qui lui paroîtra convenir à vos intérêts, et si cela est plus avantageux, on empêchera qu’il en soit parlé. Le jour que vous serez interrogée, il y aura un certain nombre des nôtres dans la salle mêlés avec le peuple, qui applaudiront à toutes vos réponses ; un plus grand nombre s’y trouvera le jour de votre jugement, et si les juges paraissaient vous être contraires, les clameurs des nôtres les intimideront, et les forceront à décider en votre faveur. Je remets à cette femme une bague de deux-mille écus, et pour vingt-mille livres de lettres de change, qui furent partagés entre son amant, et les agens qu’il avait employés. Tout se passa comme elle me l’avait annoncé, et je fus mise en liberté. Elle se trouva dans la salle lors de mon jugement et m’engagea à me rendre chez elle, lorsqu’il eut été prononcé. Ce n’était pas le moment d’écouter les sentimens que cette femme aurait, dans toute autre circonstance, excités en moi ; je lui devais la vie et ne songeai qu’à ma reconnoissance, et au besoin que j’avais encore d’elle pour me diriger. Peu de temps après mon arrivée chez elle, son amant entra ; c’était un homme de trente ans, d’une figure animée et spirituelle, il s’empressa de m’exprimer sa satisfaction de m’avoir servie, et remarquant que j’étais surprise de voir un homme qui avait l’air d’avoir reçu une excellente éducation, se confondre en quelque sorte avec les plus vils scélérats, il me parla en ces termes ; « J’ai eu des passions vives, elles ont consumé ma fortune, je suis né avec de l’ambition, et les circonstances où je me suis trouvé n’étaient pas propres à la servir. La Révolution est venue, et m’a offert des ressources pour réparer ma fortune et des moyens de m’élever. Je n’y tiens point par système, et l’intérêt seul m’y a attaché ; je vois sous leur véritable aspect les excès et les attentats des Jacobins, et je servirais avec plaisir la cause Royale, si elle m’offrait des avantages déterminans. Cette femme que vous voyez, qui est belle, jeune, aimable, a le plus excellent naturel, et partage cependant mes sentimens. » La femme à ces mots jeta sur lui un regard touchant, elle était prête à voler dans ses bras… Ah ! dit-elle il a bien raison, croyez que nous voudrions tous deux rétablir l’ordre. Elle me serra ensuite les mains affectueusement, et regardant son amant : nous devons nous applaudir d’être dans le parti révolutionnaire puisque nous avons été par là à portée de sauver une Dame aussi intéressante. Je demandai à son amant ce qu’il pensait du retour à la monarchie : je connais, me dit-il, les principaux personnages de la dangereuse faction des Jacobins et mon esprit n’est offusqué par aucun enthousiasme ; le rétablissement de la monarchie n’est pas douteux si l’on fait préparer les voies, répandre de l’argent à propos, entretenir dans la multitude une sourde et continuelle fermentation en faveur de tel ou tel parti, et lui donner tout à coup une direction imprévue. Mais l’on se trompe bien si l’on croit soumettre les Français en faisant entrer chez eux des troupes étrangères, qui ont pour but l’intérêt de leur prince et le partage de la monarchie… Non, non jamais les Français, tant qu’ils auront une goutte de sang dans les veines, ne souffriront qu’on déchire leur pays, et qu’on s’empare d’eux comme d’un troupeau. Ses yeux s’enflammaient à mesure qu’il parlait sur ce sujet, et je vis par là que les hommes les plus pervers ont un patriotisme. Je leur demandai s’ils avaient entendu parler du Vicomte de Vassy ; ils n’en avaient rien entendu dire ; je leur exposai qu’il n’était pas Émigré ; l’homme leva les épaules ; Madame, me dit-il, dans les temps actuels il n’est pas question de justice, il est riche, il est homme de qualité… mais je ne suis pas sans espoir, donnez-moi son nom, la date de son arrivée, j’écrirai, je ferai agir et je crois pouvoir vous répondre de sa vie. J’embrassai la femme qui était près de moi, et je la couvris de mes larmes, en la suppliant de soutenir les favorables dispositions de son amant, et je tirai de mon doigt une autre bague que je la priai d’accepter. Ils firent difficulté de la prendre, enfin ils cédèrent en disant qu’elle serait employée à la libération du Vicomte. J’abrège mon récit qui n’a plus rien d’intéressant. Je fus obligée de quitter la France, déguisée ainsi que ma femme de chambre, et par les soins de mon libérateur, qui me procura des passe-ports sous un autre nom, j’arrivai à Bâle, d’où je me rendis à Francfort et ensuite à Mayence. Les Français s’approchèrent de cette dernière ville et me forcèrent à m’éloigner pour être en sureté. Ma santé s’altéra, des secousses si vives et si multipliées avaient affaibli mes organes ; le désespoir s’est ensuite emparé de moi, et ses violens accès interrompent quelquefois la profonde mélancolie qui me consume. J’apprends chaque jour que plusieurs infortunés compagnons du Vicomte sont tirés des prisons pour être conduits à la mort… je frissonne en lisant leurs noms, et je ne suis pas rassurée par l’absence du sien sur une liste. Comme il y a cinq à six jours entre le départ du courrier et son arrivée, quand je vois avec un transport de joie que mon mari n’est point sur la liste fatale du premier du mois, cette joie se change bientôt en inquiétude, en songeant qu’il a pu être immolé chacun des cinq jours qui suivent, et au moment même ou je me félicite d’apprendre qu’il existait encore. Accablée par le malheur, l’espoir a fui de mon ame, et mes tristes jours sont à leur terme. Les symptômes du dernier acte des maladies de poitrine m’annoncent ma prochaine et inévitable fin.

Voilà, mes chères amies, l’énigme de ma vie expliquée ; ménagez mon faible courage, votre douleur et vos larmes seraient pour moi un spectacle si déchirant… ! Je ne veux plus entendre parler de la France, je puis tout craindre et ne puis rien désirer. Si mon mari apparaissait subitement dans ma chambre, le plaisir de le voir ferait empoisonné par la nécessité de m’en arracher dans peu pour jamais, et le Chevalier ne survivrait pas au désespoir de ma mort, dont il serait le témoin. J’ai mis quinze jours à faire cette lettre ; son désordre, la négligence qui y règnent sont une preuve de mon abattement et de ma faiblesse. Si cette lettre était jamais publique, elle serait une grande leçon pour ceux qui se livrent à des jugemens hasardés, et elle apprendrait à se défier des apparences les plus spécieuses.

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