L’Émigré/Lettre 094bis
HISTOIRE
DE LA
VICOMTESSE DE VASSY
PAR ELLE À SES DEUX AMIES
Dans peu les vains discours des
hommes me seront indifférens, ô mes
chères amies ! mais ce sera pour moi
une satisfaction, avant de quitter cette
terre souillée de tant d’horreurs, que
de m’être fait connaître entièrement à
deux personnes que je me plais à ne
pas séparer dans mon affection, et de
leur laisser de moi un tendre souvenir.
Vous avez souvent été étonnées de quelques mots qui me sont échappés,
et qui indiquaient quelque chose de
mystérieux dans mon existence ; vous
m’entendiez parler de malheurs, et
vous cherchiez ce qui pouvait avoir
causé ceux d’une femme jeune, riche
et libre depuis long-temps ; il est
bien vrai, et vous allez en être
convaincues, que peu de femmes
ont été aussi malheureuses. Si je ne
rendais pas justice à votre discernement,
aux généreuses dispositions du
cœur de mes amies, si je ne croyais
pas être connue d’elles, je n’entreprendrais
pas de leur raconter les
tristes événemens de ma vie. La
crainte qu’elles ne prennent un récit
simple et ingénu pour un roman artificieusement
inventé pour me justifier,
m’arrêterait, et j’aimerais mieux
emporter avec moi un secret qui n’intéresse
qu’une seule personne, que d’être suspecte du plus léger détour,
et même d’une réticence. Vous allez
voir au reste que je n’ai aucun
intérêt à me justifier ; car celle dont
je vais vous parler a disparu du monde
et de la mémoire des hommes depuis
long-temps, et qu’en vous parlant
de moi je vous parlerai d’une autre.
Voilà une énigme, elle va se développer.
j’ai été mariée à seize ans
au Marquis de **** âgé de quarante.
Son nom et sa fortune déterminèrent
mes parens ; tous les
hommes qui ont de la barbe, paraissent
les mêmes aux yeux des jeunes filles,
si j’en juge par moi ; l’âge du Marquis,
d’après cela, ne m’inspira aucune
répugnance. Il avait passé sa
vie dans le plus grand monde, et
avait eu auprès des femmes ces succès
rapides et nombreux, qui caractérisent
l’homme appelé à bonnes fortunes. Il croyait connaître les femmes, et
celles avec lesquelles il avait vécu ne
lui ayant pas donné une grande opinion
de leur sexe, il était persuadé
qu’il n’y en avait pas, dont la vertu
pût résister aux empressemens d’un
homme aimable. Cette conviction et
un secret penchant à la jalousie le
rendaient très-attentif à ma conduite ;
mais la crainte de la raillerie lui faisait
afficher une apparente indifférence.
Il m’aimait et ne trouvait pas qu’il
fût du bon air de paraître attaché à
sa femme. Secrètement jaloux, il s’en
cachait avec un soin extrême, et par
une suite de ce système, il me donnait
une grande liberté apparente, et ne
me perdait jamais de vue. Je ne me
parerai pas à vos yeux d’une fausse
modestie, et je vous dirai franchement
que ma figure était citée de préférence
à tout autre, et que les hommages de la plus brillante jeunesse se dirigèrent
vers moi dès les premiers mois
de mon mariage. J’avais la légéreté
de mon âge, et je me livrai avec vivacité
à tous les amusemens qu’il
comporte. Ils avaient la plupart
un charme de plus pour moi, c’était
de procurer des succès à mon amour
propre. J’aimais la danse pour elle-même,
et je l’aimais encore pour être
applaudie, parce que je dansais mieux
que les autres personnes de mon âge.
Il en était de même de la musique
que je savais très-bien, et je vous
dirai toujours avec ma franchise accoutumée,
que j’ai une très-belle voix.
J’avais perdu ma mère dans mon enfance ;
le Marquis de *** n’avait
de parentes qu’une cousine qui se
chargea de me produire dans le monde,
et dans peu m’abandonna à moi-même.
Vous voyez que j’avais assez beau jeu pour faire des sottises, je ne fis que
des étourderies ; mais elles me furent
aussi fatales qu’auraient pu l’être des
crimes punis avec sévérité. Un jour
j’étais dans une compagnie assez nombreuse
dans laquelle se trouvait la
Présidente de **** avec le Baron
de **** qu’elle aimait et qu’elle
voyait avec inquiétude s’occuper quelquefois
de moi ; on joua après souper
à ce qu’on appelle des jeux innocens,
et des jeux de mains. Le Baron reçut
un coup violent d’un jeune homme
de son âge, avec lequel il avait eu
plusieurs fois des querelles qu’on
avait eu peine à calmer, et l’on crut
que celui-ci avait profité de l’occasion
pour maltraiter un homme qu’il
n’aimait pas. Je ne vis point donner
ce coup ; mais au même instant, une
femme ayant dit au Baron, en plaisantant,
qu’il était un fat ; je lui dis, quoi vous souffrez cela ? Le Baron
tout occupé du coup équivoque qu’il
avait reçu, crut que je lui en parlais,
et me dit assez sérieusement, je ne
suis pas si endurant que vous le croyez.
Le lendemain il se battit, et fut blessé
au point de faire quelque temps désespérer
de sa vie ; la Présidente publia
que c’était moi qui l’avais forcé
à tirer vengeance d’un coup donné fort
innocemment, et de là je fus regardée
comme une femme d’un commerce
dangereux. Six mois après cette aventure,
mon malheur m’attira un autre
désagrément encore plus sensible et plus
fâcheux. Le Marquis de *** était amoureux
de Madame de *** ; c’était un esprit
romanesque, qui prétendait, que
l’amour ne devait être qu’un commerce
d’ame et d’esprit ; enfin il réalisait
dans sa pensée l’amour qu’on appelle
Platonique, et souvent se perdait dans un galimatias inintelligible. J’avais
souvent plaisanté avec lui de ses sentimens,
lorsqu’il me fit la confidence
qu’il avait trouvé une femme qui pensait
comme lui, et quelque temps après
il m’apporta deux lettres, dont l’une
était de lui et l’autre de la femme
qui devaient me convaincre, disoit-il,
de la passion épurée qu’ils éprouvaient
tous deux ; il était tard et il me les
laissa en me priant de les lui renvoyer
le lendemain matin. Je lus ces lettres,
pleines de sentimens mystiques,
et il me sembla que c’était ainsi que
la célébre madame Guyon devait
écrire à son directeur. Elles ne faisaient
tort qu’à la raison de la femme,
et ne pouvaient faire soupçonner sa
vertu, ou du moins ses intentions.
Je fus exacte à renvoyer ces deux
lettres, et j’y joignis deux lignes
qui exprimaient au Marquis mon admiration des beaux sentimens
qu’elles contenaient ; un domestique,
nouvellement entré chez moi, fut
chargé de les porter de grand matin ;
le Marquis était logé chez un de ses
parens de même nom que lui, appelé
le Comte de ***, et c’était de sa
femme qu’il était amoureux. Le
Comte montait en voiture pour aller
à Versailles au moment où arriva
mon laquais qui, confondant les titres,
dit que c’était une lettre pour le
Comte de ***. Celui-ci la prend,
l’ouvre et voit un commerce d’amour
entre sa femme et son parent, et un
billet de moi qui prouvait que j’étais
dans leur confidence. Il était jaloux
et ne s’amusa pas à peser les expressions ;
il pensa tout naturellement
que la spiritualité n’était qu’un chemin
pour arriver jusqu’aux sensations,
et que, de quelque manière qu’une femme fasse entendre qu’elle aime,
elle ne manque pas, après un détour
plus ou moins long, de parvenir au
même but. Il monte chez sa femme,
l’accable de reproches, et lui ordonne
de se préparer à partir pour une terre
à cent lieues de Paris ; il écrit ensuite
à son parent qui attendait tout de lui,
de prendre ses arrangemens pour sortir
au plutôt de sa maison ; il se rend
de là chez mon mari, et lui dit qu’il
croit devoir l’avertir que je fais le
métier de confidente, de complaisante,
et que j’ai favorisé les amours de sa
femme. Voilà le Marquis perdu
dans l’esprit de son parent, son protecteur ;
sa femme exilée au fond de
l’Auvergne, et ma réputation auprès
de mon mari compromise. Il me parla
de cette aventure avec une raillerie
insultante, et me dit que j’étais
bien jeune pour un pareil rôle. L’affaire perça dans le public et on répandit
que j’étais jalouse de la Comtesse
de *** et que j’avais trahi le Marquis
pour la perdre. Plusieurs femmes
s’éloignèrent de moi, et je voyais régner
dans celles avec qui je restais
en liaison, une contrainte qui ne m’avertissait
que trop du tort que ma réputation
avait souffert. Je tâchai de
me justifier auprès de plusieurs ; mais
la jalousie leur inspirait une sévérité
extraordinaire, et un jour le Marquis
de ***, à qui je m’en plaignais,
me dit en me montrant ma figure
dans une glace : voilà les torts que
les femmes ne vous pardonnent pas.
Mon mari avait été affecté vivement
de la part qu’il croyait que j’avais à
l’intrigue de la Comtesse de ***
avec son parent ; il pensait qu’une
femme qui entre dans de pareilles
confidences, est en communauté de principes et de sentimens, et que les
services qu’elle rend sont à charge de
revanche ; enfin il avait vu avec un
sensible déplaisir le nom de sa femme
mêlé avec une aventure d’éclat, et perfide
ou étourdie, il me trouvait également
coupable aux yeux d’un mari. Ses
dispositions étaient trop sensibles pour
pouvoir m’échapper, et je crus devoir
redoubler de circonspection dans ma
conduite. Je me livrai moins à la dissipation
pour éviter les occasions d’attirer
sur moi l’attention, et faire oublier des
torts qu’on s’était empressé de me donner ;
l’espèce de solitude où je vécus
pendant quelque temps, convenait à la
secrète jalousie de mon mari, qui
voyait avec plaisir diminuer le nombreux
essaim de jeunes gens qui s’attachent
aux femmes qui ont quelque
célébrité : mais comment fuir sa destinée ?
ma solitude et mes sages résolutions tournèrent contre moi. Le
Chevalier de *** était voisin de la
terre que j’habitais l’été ; il aimait la
chasse, et mon mari portait ce goût
jusqu’à la passion ; le Chevalier lui
devint d’autant plus nécessaire, que
sa société était moins nombreuse, et
bientôt il se forma une liaison intime
entre eux. Le Chevalier passait souvent
plusieurs jours chez moi avec sa
sœur, personne aimable et spirituelle,
et d’une conduite irréprochable ; elle
aimait passionnément son frère et me
parlait souvent de ses bonnes qualités,
et de la différence qui était entre
lui et les jeunes gens de son âge ;
plus je le voyais et plus je trouvais
qu’elle avait raison, et qu’il méritait
d’en être distingué. Les éloges qu’elle
me faisait de la sensibilité de son cœur,
de la délicatesse de ses sentimens, le
bonheur qu’elle trouvait à être aimée de lui, excitèrent toute mon attention ;
le besoin d’attachement qu’on éprouve
dans la jeunesse, disposait mon cœur
à la tendresse, et l’habitude de vivre
familièrement avec un jeune homme
aimable et modeste, détermina vers
lui le penchant qui me portait à aimer.
Il fut assidu pendant l’hiver qui
suivit mon retour de la campagne, et
mon amitié avec sa sœur devenue plus
vive, nous rendait inséparables et
multipliait les occasions naturelles
de voir le frère. Mon mari sollicitait
une charge à la cour ; il passait une
partie de la semaine à Versailles, et
l’ambition écartait de son esprit toute
autre occupation que celle de faire
sa cour. L’impression que j’avais faite
sur le cœur du Chevalier n’avait pas
été moins prompte, mais la timidité
et une réserve fondée chez lui en
principe, arrêtait l’essor de sa passion ; tout en lui, excepté sa bouche, me
disait qu’il m’aimait ; mais tandis que
son silence me rassurait, je ne songeais
pas que son trouble, que le mien
peut-être, trahissaient nos sentimens.
Il eut occasion de m’écrire et il hasarda
dans sa lettre quelques mots
qui me firent connaître qu’il avait de
plus en plus de la peine à se contraindre ;
je n’eus pas l’air d’y avoir
fait attention ; mais je me commandai
avec succès de le traiter avec plus de
froideur ; il s’en aperçut et chercha
l’occasion de me parler, que j’évitai
soigneusement. Il m’écrivit ; j’eus le
tort de lire sa lettre ; mais je la lui
renvoyai avec ces deux lignes pour
réponse. « Ne me forcez pas je vous
prie à rompre une société agréable,
et à voir moins souvent une femme
dont l’amitié fait mon bonheur. »
Ma réponse fit l’effet que j’attendais ; il mit moins d’ardeur dans ses empressemens,
et je lui sus gré de l’empire
qu’il s’efforçait de prendre sur
lui : je n’étais, hélas ! que trop à
portée de savoir par moi-même, combien
étaient coûteux de pareils efforts ;
mais aussi je jouissais quelquefois,
de cette satisfaction pure qu’on
éprouve, lorsque la raison et le devoir
ont triomphé de nos penchans ; avec
quel plaisir je descendais alors eu
moi-même ! et combien je me trouvais
heureuse d’être estimable à mes
propres yeux ! Un incident, impossible
à prévoir, vint m’enlever le fruit de
six mois de combats, et me précipiter
innocente, dans l’abyme que je voulais
éviter. J’avais été élevée par
une fille de condition, que l’infortune
avait réduite à mettre ses talens à
profit ; cette personne estimable, qui
avait les plus grands droits à ma reconnaissance, s’était retirée lors
de mon mariage avec une pension que
lui faisait mon père ; la sœur du Chevalier,
qui la connaissait de réputation,
désirait qu’elle se chargeât d’élever sa
fille, et m’avait engagée à faire tous mes
efforts pour la déterminer à répondre
à ses vues. Ma bonne, c’est ainsi que
je la nommais encore, avait de la
répugnance à sacrifier de nouveau sa
liberté, et le mauvais état de sa santé
ajoutait encore à son éloignement pour
des soins pénibles. Le Chevalier avait
été deux ou trois fois chez elle avec
sa sœur, pour lui faire de plus pressantes
instances, et sensible à l’estime
qui les déterminait, elle paraissait
portée à s’y rendre. Elle tomba
malade ; le Chevalier y passa deux
fois, et pour faire plaisir à sa sœur,
et pour me donner à moi-même une
marque de son zèle pour les personnes qui m’intéressaient. Pourriez-vous
attendre, mes chères amies, à des
détails si simples, que des sentimens
dignes peut-être, de quelque estime
vont me conduire à une affreuse catastrophe.
Un jour de la semaine
sainte que j’étais sortie à pied, suivie
de deux domestiques sans livrée, pour
aller à l’église, je m’informai de l’un
d’eux en revenant chez moi s’il avait
été savoir des nouvelles de ma bonne ;
il me répondit que non ; mais que
comme elle avait délogé, et que nous
passions devant sa rue, il allait s’y rendre.
L’idée me vint d’aller moi-même
m’informer de sa santé, et savoir si
rien ne lui manquait dans son nouveau
logement ; le domestique me montra
une petite rue qui était sur mon chemin,
et je me rendis à une maison qui
avait assez d’apparence ; dans le même
moment j’envoyai chez moi l’un de mes gens pour faire une commission
et je gardai l’autre, j’entre chez
ma vieille amie et je reste une demi-heure
avec elle ; mais quelle est ma
surprise lorsqu’au moment de sortir,
je vois entrer le Chevalier qui venait
pour la voir et se faire un mérite de
m’instruire de son état. Je fus saisie
de terreur de me trouver ainsi dans
une maison particulière avec un homme
qui me rendait des soins, qui pouvaient
n’avoir pas échappé à la malignité
curieuse, et je lui dis précipitamment
de sortir, que j’avais à parler en particulier
à ma bonne. Vaine prudence,
la fatalité de mon étoile devait triompher
des plus sages précautions. Mon
mari, qui sortait quelquefois le matin
à pied, passe par la rue où j’étais, et
voit sortir le Chevalier d’une maison
qui lui était connue ; il s’arrête quelques
momens avec lui pour lui faire quelques plaisanteries sur cette rencontre,
et il me voit sortir de la même
maison. À peine il peut en croire
ses yeux, il quitte le Chevalier, et
vient à moi, le visage renversé, me
prend brusquement le bras sans parler,
me le serre avec des mouvemens
convulsifs, et m’entraîne ainsi chez
moi sans me dire une parole. Je n’ai
point d’expressions pour peindre la
fureur qui le transporte ; je veux
parler, il ne m’écoute pas, et je ne
puis rien comprendre d’abord à
quelques mots qui lui échappent, ni
à la violence de ses transports. Enfin
il me dit qu’il sait d’où je viens, qu’il
connaît la maison, et j’apprends que
là, demeure au premier, une femme
qui prête ses appartemens aux personnes
qui trouvent des obstacles
pour se voir ailleurs commodément.
J’eus beau protester de mon innocence ; la rencontre du Chevalier ne fortifiait
que trop ses abominables soupçons, et
mes sermens furent inutiles. Il se
rendit au sortir de cette scène horrible
chez mon père, qui cependant ne voulut
pas me condamner sans m’avoir
entendue. L’innocence a une langue
et des gestes qui la rendent sensible
aux yeux que la passion ne couvre
pas d’un bandeau ; je vins à bout de
faire entendre la vérité à mon père ;
il en imposa à mon mari, et modéra
ses transports, sans lui faire partager
entièrement sa conviction. Je ne voulus
pas revoir le Chevalier, qui reçut
au même instant des ordres de partir
pour l’Inde avec son régiment, et tout
ce qu’il obtint de moi, fut l’assurance
que je lui fis donner par sa sœur que
je ne lui en voulais pas. L’amitié
de cette femme aimable et sensible
devint ma seule consolation dans l’embarrassante situation où je me
trouvais avec mon mari ; toujours
livrée à d’affreux soupçons, mon imagination
me le représentait souvent
les yeux étincelans de fureur, et un
tremblement universel me saisissait à
l’instant. Mon amie, vivement affectée
de mes chagrins, et empressée de
réparer le mal dont son frère était
l’auteur involontaire, s’occupait de
me procurer des dissipations propres
à en écarter le souvenir. Le chagrin,
me disait-elle, est un ennemi qu’on
s’efforce envain de combattre par la
raison, et à force ouverte. Il faut
s’occuper d’en affaiblir l’impression
par la domination de quelqu’objet qui
captive l’esprit, ou par la succession
rapide et variée de tableaux divers,
qui s’oppose à un état habituel de réflexions.
Elle vit avec plaisir que
je m’occupais du dessin que j’avais négligé depuis long-temps ; ce goût
remplissait une partie de mes journées,
et tout le temps que je n’étais pas
avec mon amie ; mais hélas ! cette
innocente occupation, que je m’étais
faite pour me procurer de salutaires
distractions, devint le principe du
malheur de ma vie. Parmi mes gens
était un jeune homme d’une figure
agréable et dont l’éducation avait été
plus soignée que celle des gens de
son état ; il était fils d’un sculpteur,
il avait appris le dessin, et cette
circonstance de la vie d’un domestique
si indifférente pour votre amie, a décidé
de son sort. Ce jeune homme se
distinguait de ses camarades par sa
sagesse, son assiduité, et un zèle qui
le faisait voler à mes ordres ; il était
toujours prêt à les exécuter et montrait
une intelligence qui me portait
à le préférer pour la plupart de mes commissions. Je le chargeai de plusieurs
emplettes relatives à mon goût
pour le dessin, il taillait mes crayons
et mettait en ordre les papiers que
je laissais sur ma table, et quelquefois
je lui montrais mon ouvrage dont il
était parfaitement en état de juger.
Ses soins, son attention à prévenir
mes désirs, excitèrent en moi de l’intérêt
pour lui, et je proposai à mon
mari de le faire valet de chambre ;
mais il me dit qu’il était le moins
ancien de la maison, et que ce serait
faire une injustice à un très-bon sujet
qui me servait depuis long-temps ;
je trouvai cette objection raisonnable,
et je me contentai de lui faire quelques
gratifications de temps en temps ; il
les recevait avec reconnaissance ; mais
en m’assurant que ses soins n’étaient
point dirigés par l’intérêt, et mes bontés,
disait-il, lui suffisaient. Me voici arrivée enfin au moment fatal qui a
causé ma ruine. Je m’étais levée un
jour très-tard, n’ayant pas pu dormir
de la nuit, et j’arrivai pour dîner sans
avoir fait la moindre toilette ; on me
fit des plaisanteries mêlées de complimens
sur mon extrême négligé, et
même un vieux militaire se permit
quelques réflexions peu mesurées, sur
les avantages qu’il trouvait à un aussi
léger vêtement que le mien. Je n’eus
pas l’air de les entendre et quelque
temps après le dîner le sommeil
m’ayant gagnée, je demandai permission
à la compagnie de me retirer.
Il y avait dans le cabinet où je dessinais
une ottomane sur laquelle je
me jetai en entrant, ne pouvant plus
résister à une extrême envie de dormir.
Deux heures environ s’écoulèrent
depuis cet instant jusqu’à celui
du plus affreux réveil : je vis en ouvrant les yeux mon mari et une
vieille parente avec laquelle j’avais
dîné ; la fureur transportait l’un, et
l’autre me regardait avec le plus insultant
mépris ; mon mari tenait dans
ses mains un portrait de moi qui
était égaré depuis quelque temps, il
me le montra en me disant, votre
noble amant a oublié d’emporter avec
lui ce gage précieux de votre tendresse,
et à peine eut-il dit ces mots
qu’il le jeta à ses pieds. Ce que je
voyais, ce que j’entendais était pour
moi inexplicable ; je fondis en larmes,
effrayée de tant d’emportement dont
j’ignorais la cause. Qu’ai-je fait ?
disais-je. Malheureuse ! un laquais !
répétait mon mari furieux ! la parente,
levait les yeux au ciel, joignait les
mains en disant : qui eût pu croire une
pareille bassesse, et toute une maison,
et des étrangers en sont les témoins ! Rentrez dit mon mari, dans votre
appartement que vous n’habiterez
pas long-temps. Je fis effort pour
m’y rendre, car mes genoux tremblaient
et semblaient se dérober sous
moi ; en y entrant je tombai évanouie,
et trouvai auprès de moi en rouvrant
les yeux, une ancienne femme de
chambre qui m’avait secourue dans
mon évanouissement ; elle fondait en
larmes, et me serrait tendrement les
mains : ah ! ma bonne maîtresse, me
disait-elle, ce qu’on dit n’est pas
possible, je vous connais trop pour le
croire. Il est donc quelqu’un ici, lui
dis-je, qui prend intérêt à moi ?
mais expliquez-moi tout ce que je
vois, tout ce que j’entends depuis
mon réveil. Alors elle me parla
ainsi : je suis bien sûre que vous êtes
innocente Madame ; mais grand Dieu
que vous êtes malheureuse ! Il faut espérer que Dieu ne vous abandonnera
pas, et que la vérité percera.
Voici ce que je sais et ce qui cause la
colère de monsieur le Marquis et met
le trouble dans toute la maison. Madame
se rappelle bien qu’elle est rentrée
après le dîner dans son boudoir
pour dormir ; il y avait à peu près
deux heures qu’elle y était, lorsque
cet Italien qui joue si bien de la mandoline,
et que Madame aime à entendre,
est venu avec deux ou trois
de ses camarades. Monsieur le Marquis
a dit en le voyant, il me vient
une idée, la Marquise dort depuis assez
long-temps, et il faut qu’elle
s’habille, il faut la réveiller par une
sérénade et qu’elle entende à son réveil
son air favori. On a applaudi à
cette idée et la compagnie s’est rendue
dans le jardin sous vos fenêtres. Vous
aviez l’air de dormir, un de vos bras était étendu et vos mules étaient
tombées à terre. Je vais achever, il
faut tout vous dire ; la Jeunesse
était à genoux près de vous, et monsieur
le Marquis et tous ceux qui
étaient avec lui l’ont vu vous baisant
la main.

Monsieur le Marquis s’est avancé en fureur vers la fenêtre et au bruit qu’il a fait la Jeunesse a disparu ; tout le monde est rentré consterné et dans l’étonnement ; les Messieurs ont pris votre parti, et dit que c’était un insolent, qui méritait punition ; monsieur le Marquis allait et venait dans le sallon en faisant des imprécations contre vous, contre toutes les femmes. On est venu lui dire alors que la Jeunesse était sorti. Il a dit : cela n’empêchera pas qu’il ne soit pendu, et il a voulu monter à sa chambre, elle était fermée ; il a enfoncé la porte, ensuite il a visité tout ce qui était dans son armoire, et voyez ma chère maîtresse combien vous êtes malheureuse, il y a trouvé un petit porte-feuille dans lequel était ce portrait de vous qu’on cherche partout depuis six semaines. Ah ! je suis perdue, ai-je dit, et je suis retombée sans connaissance. La fièvre m’a prise bientôt après, et pendant cinq à six jours qu’elle a duré, je n’ai vu que mon médecin et la femme de chambre dont je viens de vous parler. Lorsque j’ai été mieux j’ai parlé de mon affreuse situation à mon médecin, homme d’esprit et plus à portée par son état de savoir, ce qui se passe dans le monde, et les différens jugemens qu’on y porte. Je lui ai fait le récit ingénu de ma vie, et je n’ai pas eu besoin de faire des sermens pour le convaincre de mon innocence. Il ne faut pas vous cacher, dit-il, que vous êtes l’objet de toutes les conversations. La masse générale sans rien examiner vous croit coupable ; ceux qui vous connaissent disent que la chose n’est pas possible, que nulle femme ne peut répondre que son laquais ne lui fasse une insolence pendant son sommeil ; mais le portrait élève quelques nuages dans l’esprit des mieux intentionnés pour vous, et effectivement, c’est une bizarre et fatale circonstance. Tout s’est réuni contre vous, Madame, et il n’a pas été au pouvoir de monsieur le Marquis d’empêcher l’affaire d’éclater, puisque dix personnes ont été témoins de la témérité de votre laquais. Son projet est de vous faire entrer dans un couvent, et vous le désirez sans doute vous-même. Ah ! soyez en persuadé, lui dis-je, et je voudrais qu’il fût à mille lieues d’ici. Il employa tout ce qu’il avait de ressources dans l’esprit pour convaincre mon mari de mon innocence ; il m’exhorta à opposer le courage à la rigueur de ma destinée, et me fit le récit de plusieurs aventures extraordinaires de personnes injustement accusées, condamnées même à la mort, et ensuite reconnues innocentes ; ses soins généreux et ses conseils portèrent quelque calme dans mon esprit ; il ne parvint pas à affaiblir le sentiment de mon malheur ; mais il m’inspira la force de m’y résigner. Mon mari ne me vit plus ; mon père même m’abandonna, et tous deux se réunirent pour obtenir un ordre du Roi qui me relégua dans le couvent de *****, m’interdisait toute communication avec d’autres personnes que mon père et mon mari, et chargeait la supérieure de veiller sur ma conduite. L’abattement avait produit en moi une stupide insensibilité, et je me laissai conduire au couvent sans témoigner aucun chagrin de la captivité à laquelle j’étais condamnée. Quelles paroles auraient pu peindre ce que j’éprouvai en me voyant en peu de jours précipitée d’une situation si florissante, dans un état d’opprobre : j’avais tout perdu, la liberté, mes amis, ma réputation ; et quand tout vous accuse, quand toutes les voix s’élèvent pour vous condamner, l’innocence semble quelquefois douter d’elle même, et embarrassé de croire tout le monde injuste, on se demande si tout ce qui se passe n’est point un songe. La supérieure du couvent avait de l’esprit et de la bonté ; elle me traita d’abord avec cette compassion que la générosité croit devoir accorder à tous les êtres souffrans, qu’ils soient coupables ou non ; elle fut convaincue peu de temps après que je n’étais que malheureuse ; elle me témoigna le plus tendre intérêt, et adoucit autant qu’il était en son pouvoir la rigueur de ma captivité. Son estime me valut des égards de la part des autres religieuses et de quelques pensionnaires de mon âge, qui s’empressèrent de rechercher ma société, et de me tenir compagnie. Madame de *** fut quelque temps sans pouvoir me donner de ses nouvelles ; mais enfin elle trouva moyen de m’écrire par une pensionnaire qui se chargea de recevoir ses lettres et de lui faire parvenir les miennes : elle n’avait point cédé au torrent, et était demeurée inébranlable dans son estime et son amitié. Les témoignages de ses sentimens faisaient ma consolation, et je voyais avec un plaisir infini qu’au milieu de l’abandon général j’avais conservé une amie ; qu’au milieu des clameurs de la calomnie, il s’élevait une voix qui rendait justice à mon innocence. Tout ce qu’elle me mandait endurcissait mon cœur contre l’humanité : que de perfidies j’éprouvai de la part de personnes qui m’avaient témoigné de l’amitié, qui étaient associées à mes plaisirs, et avaient partagé en quelque sorte tous les avantages dont m’avait comblée la fortune. Les unes se défendaient d’avoir eu avec moi des relations intimes ; les autres m’accusaient d’une profonde hypocrisie qui les avait induites en erreur ; semblables à ces harpies qui empoisonnaient les mets les plus délicieux, elles changeaient aussi en déguisemens perfides les sentimens d’une ame sensible et je puis dire vertueuse. Une année s’écoula pendant laquelle je tâchai de me suffire à moi-même ; le dessin n’était plus pour moi une ressource ; principe de ma perte, cette occupation m’était devenue odieuse. Il ne m’était pas permis de faire venir des maîtres, je fus donc réduite à n’attendre rien que de moi, et je m’appliquai à la lecture, je faisais des notes sur ce que je lisais, et des extraits propres à me rappeler ce que j’avais lû. J’appris à fond l’Italien dont j’avais déjà une teinture, et le temps passa assez rapidement. Hélas ! telle est la triste condition des hommes que leur bonheur consiste dans la plus prompte consommation de la vie ; tous ne tendent qu’à abréger le sentiment de sa durée : qu’est-ce donc qu’un trésor qu’il faut promptement dépenser pour en jouir, qui nous accable de son poids si l’on ne s’empresse de le diminuer, et dont on regrette vivement la diminution. Mon mari mourut d’une maladie violente, un an après mon entrée au couvent, et deux mois après sa mort, mon père fut emporté d’une attaque d’apoplexie ; la mort des deux seules personnes qui eussent des droits sur moi, me rendit à la liberté, et celle de mon père me fit propriétaire d’une fortune considérable, dont la majeure partie était en effets dont je pouvais disposer d’un moment à l’autre. Mon amie était absente, elle avait suivi son mari dans une terre au fond de la Guyenne, qu’elle ne pouvait quitter de plus de six mois ; je me trouvai donc sans conseil et sans appui ; mais la fortune, si je m’étais prêtée en aveugle aux avances qu’on me fit, aurait bientôt rassemblé autour de moi un cercle d’amis : je connaissais trop leur valeur pour me laisser entraîner par l’illusion. Je reçus de tous côtés des lettres de condoléance sur la mort de mon père, toutes les personnes qui m’écrivaient s’empressaient de m’assurer que la calomnie n’avait eu aucune prise sur elles, et qu’elles avaient été sensiblement affectées de mes malheurs : cinquante mille livres de rente, et un mobilier immense étaient devenus des brevets d’une incontestable innocence. Un mois ne se passa pas sans que je reçusse des propositions de mariage de la part de personnes du rang le plus distingué, qui avaient, disaient-elles toujours, été persuadées de la pureté de ma conduite, et vu avec indignation l’ascendant de la calomnie. Je sentais trop le prix de ma liberté pour donner à personne le droit d’y attenter à l’avenir, et les complimens qu’on me prodiguait, étaient trop clairement dictés par un vil intérêt pour me faire la plus légère ilusion. Je balançais sur le parti que j’avais à prendre, quelquefois je faisais le projet de voyager, d’autres fois, je songeais à acheter une belle terre au bout du royaume, et à m’y faire une sorte d’empire par mes bienfaits envers mes vassaux, et par des établissemens favorables à l’humanité ; enfin le souvenir du Chevalier venait se mêler à tous mes projets ; il ne devait pas rester toujours dans l’Inde, et combien je trouvais de prix à mes biens, lorsque je pensais qu’ils pouvaient contribuer à son bonheur. Au milieu de ces incertitudes, je tombai malade de la petite vérole, et l’on désespéra quelques jours de ma vie. Le soin de ma figure occupa peu les religieuses, et l’on ne prit aucune précaution pour empêcher les ravages de la petite vérole ; on avait écarté de moi les glaces pendant que j’étais malade ; mais lorsque ma convalescence fut décidée, il me fut permis de contempler ce qui me restait de ma beauté passée ; je ne me trouvai pas aussi maltraitée que j’aurais pu l’être ; mais ma figure était absolument changée ; mes traits étaient grossis, et ne présentaient aucune ressemblance avec ce qu’ils étaient avant ma maladie. À mesure que les rougeurs disparaissaient, cette différence semblait plus marquée ; elle me frappa un jour, et contemplant dans ma glace une personne qui n’avait que de légers rapports avec mon ancien moi, je me dis, je ne suis pas la même et si je portais un autre nom, la Marquise de *** serait entièrement disparue de ce monde, si injuste et si cruel envers elle. Cette idée fit insensiblement des progrès dans mon esprit, et réfléchissant sur ma situation, je sentis que je serais désagréablement dans le monde, et que j’y porterais une perpétuelle inquiétude sur l’opinion de ceux qui me feraient le plus d’accueil ; ces réflexions me menèrent à songer que l’honneur réside entièrement dans l’opinion des autres. On peut être, me disais-je, déshonoré ici et considéré dans un autre lieu, où la calomnie n’a pas répandu ses venins ; mais si les lieux établissent ces différences de situations, le changement de nom et de figure les rend encore plus marquées. Si j’étais à la Chine, que m’importerait ce qu’on dit de moi en France ; si je reste en France avec une figure et un nom différens de celui que j’avais, que m’importe ce qu’on dit de la Marquise de *** ma conscience suffit à ma tranquillité, et il me sera permis de croire que c’est d’une autre qu’en parle, quand on débitera de moi des horreurs qui me sont absolument étrangères. Cette manière d’envisager les choses me suggéra un projet extraordinaire. Je rassemblai des fonds considérables que je convertis en diamans, et en lettres de change, afin qu’ils fussent d’un plus léger volume, et transportables par tout sans embarras, et sans confidens. Cet arrangement fait, j’annonçai à l’abbesse que j’allais voyager ; je fis des présens à toute la communauté, et je partis comblée de bénédictions, laissant dans les larmes toutes ces bonnes filles, qui m’avaient vue arriver avec une espèce d’horreur, et m’avaient regardée avec cette curiosité qu’inspire une illustre criminelle. Arrivée dans un petit village sur les frontières de la France avec un laquais affidé, et ma vieille femme de chambre, je feignis de tomber malade, et mes gens secondèrent mon dessein avec beaucoup de zèle et d’intelligence ; je fis écrire en même temps à un banquier à Florence de faire chercher deux domestiques et une femme de chambre pour madame la Vicomtesse de *** qui avait perdu en route une partie de ses domestiques. Ma maladie alla toujours en augmentant, enfin le moment arriva où je devais être censée morte. Ma femme de chambre eut l’air désolé, elle remplit la maison de ses cris, et annonça que sa maîtresse avait ordonné que personne ne touchât à son corps et qu’elle se chargeait de l’ensevelir. Elle mit à ma place une bûche, et la nuit je m’échappai avec sa nièce qui ne me connaissait pas, et qui m’attendait à l’extrémité du village dans une chaise de poste. Deux jours après ma femme de chambre vint me rejoindre avec ma voiture ; elle avait bien payé le curé, toutes les formalités avaient été observées exactement, et mon extrait mortuaire était en bonne forme. Alors je respirai ; cette femme en proie au mépris n’existe plus, me dis-je, et me voilà dans un autre monde, où je puis acquérir de l’estime et des amis. J’eus soin que la nouvelle de ma mort se répandît en France ; les parens de mon mari entrèrent en jouissance de mon douaire, et les miens d’une terre et d’un bel hôtel que j’avais conservés : je me trouvai donc morte pour tout le monde, avec tout ce qu’il fallait pour vivre heureuse. Je parcourus l’Italie et une partie de l’Allemagne sous le nom de la Vicomtesse de Belleval ; ma dépense empêchait d’élever des doutes défavorables sur mon existence. Je me donnais pour une femme de condition qui avait épousé à Constantinople un vieux mari expatrié dans sa jeunesse pour duel, et qui avait fait par le commerce une grande fortune dont il m’avait fait héritière. Après avoir ainsi voyagé pendant deux ans, je me rapprochai des lieux où m’appelait le souvenir du Chevalier. Arrivée à Paris, je m’assurai que je n’y étais pas reconnue, et j’en eus un jour une preuve bien humiliante. J’avais dîné avec plusieurs personnes chez un fameux banquier sur lequel j’avais des remises considérables à toucher ; il nous fit voir après le dîner un cabinet de tableaux très-intéressans pour les amateurs. Parmi plusieurs portraits en miniature, se trouvait le mien ; le même que mon mari avait foulé à ses pieds ; celui qui avait fait prononcer ma condamnation : je ne l’aperçus pas, étant tournée d’un autre côté ; mais j’entendis le banquier dire, vous devez reconnaître cette femme-là. Ah ! si je ne me trompe, dit une des personnes de la compagnie, c’est la Marquise de ***. Oui, répondit-il, je l’ai acheté à l’inventaire de son mari, pour la peinture qui est fort bonne, et la figure qui est charmante : pourrait-on croire qu’une figure qui a autant de candeur et d’ingénuité soit celle d’une coquine ? Je tombai évanouie en entendant ces mots, et poussai un grand cri ; on m’inonda d’eau de Cologne et revenue à moi, je dis que j’avais vu une grosse araignée, et que pareil accident m’arrivait toutes les fois que j’en rencontrais. J’étais venue à Paris pour voir le Chevalier, il en était reparti, et s’était rendu à Londres. L’espoir de l’y trouver me fit entreprendre aussitôt le voyage ; mais je fus long-temps sans pouvoir rien apprendre de lui. J’allais presque tous les jours à tous les spectacles, et aux promenades publiques, espérant toujours le rencontrer. Je désirais aussi que ce fût le hasard qui m’offrît à ses yeux et de voir si l’œil d’un amant serait plus pénétrant que celui des indifférens, et s’il retrouverait mes anciens traits, dans ceux que la petite vérole avait altérés. J’avais peine à m’accorder avec moi-même. Tantôt je désirais qu’il me reconnût, et tantôt qu’il devînt épris de la nouvelle personne que j’offrirais à ses yeux : alors j’étais jalouse de moi, et je me sentais portée à l’accuser d’infidélité. Enfin les amusemens de l’hiver me procurèrent l’occasion que je cherchais : je vis le Chevalier à un bal à Haymarket où je m’étais rendue masquée, et il me fut facile de l’aborder, et d’entrer en conversation avec lui, en feignant de le prendre pour un autre. Aux premiers mots que je lui dis, il témoigna une surprise extrême. Qu’entends-je, me dit-il, avec un trouble qui lui permettait à peine de continuer la conversation. Qu’avez-vous lui dis-je ? — Votre voix, Madame m’a frappé singulièrement, et j’ai cru entendre une personne dont je regretterai la perte toute ma vie. Il se remit un peu et s’efforçant de me reconnaître, il regardait mes yeux. Ah ! ciel, dit-il encore, ce sont les mêmes yeux… Je tâchais de rire et de tourner en plaisanterie tout ce qu’il me disait. C’est être bien peu galant, lui dis-je, que de s’occuper d’une autre personne en me parlant ; il en convint et s’excusa sur la singularité des rapports que lui offrait ma rencontre. Nous nous réparâmes assez tard, après être convenus de nous revoir quelques jours après à un bal qui se donnait au Renelagh. Je le retrouvai à ce bal, où il était occupé à me chercher depuis quelque temps. Je m’étais coëffée de manière à laisser paraître entièrement mes cheveux, et je vis bientôt qu’ils fixaient son attention ; il portait successivement ses regards étonnés de mes yeux à mes cheveux, et écoutait ma voix avec une égale surprise ; je voulus l’augmenter encore, et j’ôtai mes gants. On avait admiré la forme et la blancheur de mes bras, de mes mains et cette vue acheva de confondre le Chevalier. Après les avoir considérés avec une surprise qui tenait de l’effroi, il tâcha de voir mes pieds : nouveau sujet de trouble, enfin il me parcourait des pieds à la tête pour juger de ma grandeur. Il regardait ma taille, et cet article seul n’avait rien qui pût accroître son étonnement ; j’étais fort engraissée, et habillée d’une manière négligée, de sorte que ma taille n’avait plus cette finesse que l’on avait vantée autrefois. Je lui fis des plaisanteries sur cette espèce d’inventaire qu’il faisait de ma personne ; il y répondit par de profonds soupirs, uniquement occupé de celle qu’il regrettait. Divers traits de ma conversation qui avaient des rapports avec la manière de penser et de sentir qu’il me connaissait, le firent retomber dans une profonde rêverie ; alors je cherchai à lui donner le change, et je m’exprimai sur plusieurs objets d’une manière contraire à mes principes. Je parlai avec légèreté de la galanterie ; je fis des plaisanteries sur le sentiment ; il m’écoutait toujours avec une égale attention ; mais semblait me dire vous ne lui ressemblez plus. Il me demanda plusieurs fois instamment de me démasquer ; je le refusai, et je me contentai de lui dire que j’irais trois jours après chez la Duchesse de **** qui recevait des masques ; il fut exact à s’y rendre, et comme c’était la dernière occasion de nous retrouver ensemble, il me dit : faut-il donc que ce jour soit le terme de mon bonheur, et ne m’est-il pas permis d’aspirer à vous faire ma cour chez vous. Il vous paraîtrait, lui dis-je, un peu leste à moi de recevoir un jeune homme qui n’est qu’une connaissance de bal, et dont j’ignore le nom et la conduite. J’en conviens, reprit-il, et il me demanda alors de daigner lui dire les maisons où j’allais, en m’assurant qu’il trouverait moyen de s’y faire admettre, qu’il ne pouvait renoncer au plaisir de me voir, dont il s’était fait pendant dix ou douze jours une douce habitude ; que la familiarité du bal avait donné à notre connaissance une sorte d’intimité, qui n’avait pas lieu souvent après trois mois d’assiduité. Je dis au Chevalier qu’étant arrivée depuis peu, je ne connaissais encore que mon banquier. Dès qu’il sut son nom qui était très-connu, il parut au comble de sa joie. Dans deux jours, me dit-il, j’aurai trouvé moyen de me faire prier à dîner chez lui, et rien ne me sera plus facile que d’y revenir aussi souvent que je le voudrai. Trois jours après je vis entrer chez monsieur de *** le Chevalier au moment de se mettre à table. Il me fit une révérence respectueuse, j’entendis qu’on lui demanda s’il me connaissait ; il dit qu’il avait eu l’honneur de me rencontrer au bal chez la Duchesse de ****. Après le dîner nous causâmes quelque temps ensemble, et il vint à l’opéra dans la loge de Milady *** qui m’y avait proposé une place. Après nous être ainsi rencontrés plusieurs fois, il me renouvela sa prière d’être admis chez moi, et je crus alors n’avoir rien à objecter à un homme de son nom et de sa réputation. Il devint de jour en jour plus empressé de me voir, et souvent il passait la soirée entière tête à tête avec moi. Tous mes malheurs étaient effacés de mon esprit, et je suivais en toute liberté le penchant qui m’attirait vers le Chevalier ; la perspective d’un bonheur légitime et durable s’offrait à mon imagination ; l’univers entier qui m’avait depuis long-temps semblé couvert de deuil, s’embellissait à mes yeux, comme lorsque le printemps succède à l’horreur d’un hiver rigoureux. Je renaissais en quelque sorte, et tout acquérait du prix à mes yeux : c’était, si j’ose le dire, une convalescence de l’ame. Le Chevalier ne me parlait plus des rapports qu’il trouvait entre moi et cette autre femme ; il craignait de me choquer, en retraçant des charmes, dont le souvenir si durable semblait devoir s’opposer à l’effet des miens. Il lui échappait cependant quelquefois des mots qui rappelaient ses anciennes amours ; mais il fallait être au fait comme moi pour y faire attention. Un soir qu’il avait soupé avec moi, nous parlâmes du mariage d’un homme fort connu dans le monde, et qui avait été long-temps traversé dans son amour par la femme qu’il épousait. C’était la nouvelle du jour ; on racontait mille incidens qui avaient contrarié leur passion, et enfin, le bonheur dont ils offraient l’image, était l’entretien général des personnes qui prétendaient à la sensibilité. Le Chevalier s’attendrit au récit de leur bonheur, et je ne fus pas moins émue. Ah ! me dit-il. Madame, pourquoi faut-il qu’un tel spectacle fasse mon tourment ? Quoi, Chevalier vous êtes envieux de la félicité d’autrui ? — J’y applaudis ; mais un triste retour sur moi-même, en me faisant voir que je la mérite, m’indigne aussi contre les obstacles. Il se jeta à mes pieds sans prononcer une parole, et couvrit mes mains de baisers enflammés. Je m’efforçai de le faire relever, les larmes inondèrent mes joues, et lui firent connaître que je partageais ses tendres émotions. Cette déclaration muette était plus éloquente que les discours les plus passionnés : Quand deux cœurs éprouvent les mêmes sentimens, les mouvemens qu’ils inspirent devancent et surpassent les paroles. Nous devînmes tous deux plus calmes par la certitude de notre mutuelle tendresse, et alors je lui dis : Chevalier, vous avez aimé vivement, comment puis-je être assurée que votre ancien amour ne vit peut-être pas au fond de votre cœur, et qu’il ne se ranimera pas à la première occasion ? Il me dit alors que sa maîtresse était morte depuis plus de deux ans ; mais que sa franchise ne lui permettait pas de me cacher que ma ressemblance avec elle, avait fait naître les premières impressions que j’avais faites sur lui. — C’est donc elle, que vous aimez en moi ? — mais quelle peine peuvent vous faire mes sentimens pour une personne qui n’est plus. J’ai été frappé de la beauté d’une rose et j’ai couru après une autre, semblable en tout à la première. Il ne s’agit point de personnes, mais de beauté ; mais d’esprit ; mais des qualités de l’ame ; eh bien ! le modèle que je m’en suis fait, l’idée du beau, le principe d’affection que la nature a gravé en moi, se sont trouvés dans deux personnes, et j’ai aimé dans elles deux les mêmes perfections. Vous finirez, lui dis-je, par me persuader ; mais ne pouvant juger de moi-même par vos éloges, je voudrais, pour juger si la passion ne vous fait pas illusion, savoir quelle était la personne que vous avez vue sous un aspect aussi favorable. Il fut un moment embarrassé et me dit c’est Madame de ***, hélas ! je crois n’être point indiscret en prononçant son nom, lorsque j’ajouterai qu’elle n’a jamais donné le plus faible encouragement à ma passion. À ce nom qui était le mien, je me récriai et lui dis, c’est une femme abominable ; les larmes lui vinrent aux yeux ; — vous me percez le cœur, Madame, mais je ne puis vous en vouloir, vous suivez le torrent, et telle est l’injustice du monde. J’ai été témoin de trois aventures qui lui ont fait le plus grand tort, et j’ai vu de mes propres yeux son innocence ; j’étais absent au moment où le bruit de l’indigne commerce qu’on lui a imputé a éclats, et je suis autorisé à croire qu’il n’avait pas plus de fondement que les autres. J’ose dire qu’elle m’aimait, et c’est pour la justifier que cet aveu m’échappe ; ses regards, sa contrainte, le plaisir qu’elle prenait à m’écouter, l’intérêt qu’elle montrait pour tout ce qui me touchait, m’en sont de sûrs garans, et malgré ces sentimens, dont je ne puis douter, la plus sévère vertu opposait une digue insurmontable à leur explosion. Puis-je croire après cela, Madame, après les autres aventures que cette femme estimable, réservée, superstitieuse dans sa vertu se soit abandonnée… ! je n’acheverai pas, je ne lui ferai pas le tort de la justifier… Je ne fus plus la maîtresse de me contenir et me jetant au col du Chevalier : elle vit encore, lui dis-je, cette ancienne amie que vous défendez avec tant de force, cette amie que vous croyez aimer dans une autre. Il s’écrie ; il ne sait s’il rêve ; si tout ce qu’il voit est une illusion ; il m’embrasse mille et mille fois, et tombant sur un canapé hors de lui, il me demande de m’expliquer. Il me regarde à plusieurs reprises, et la passion qui a donné un nouvel éclat à mes yeux, qui anime tous mes gestes, semble me rendre mes premières formes, ou du moins les faire paraître plus sensiblement. Ah ! c’est elle, reprit-il mille fois, elle sort de la tombe et sans doute pour me rendre heureux. Non, rien ne pourra plus nous séparer. Je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, dont vous venez d’entendre le récit, et il resta long-temps dans une espèce d’extase à force de surprise, et de plaisir.
Vous pensez bien qu’étant libres tous deux, nous ne tardâmes pas à nous unir ; mais hélas ! la destinée ne m’accorda jamais que des éclairs de bonheur ; à peine avions nous formé des nœuds si chers, que le Chevalier, qui avait pris le nom de Vicomte, reçut plusieurs lettres de sa mère qui désirait le voir, disait-elle, avant de mourir. Le Vicomte n’était point Émigré, et il ne paraissait pas qu’il y eût aucun danger pour lui de rentrer en France. Dans le même temps un de ses gens força mon secrétaire, et prit une somme de cent-mille écus en effets publics, payables au porteur, et une partie de mes diamans ; il ne me resta que ceux que j’avais sur moi et cinquante-mille francs que j’avais à toucher chez mon banquier. Le vicomte de Vassy désespéré d’être en quelque sorte la cause de mon malheur, désirant y remédier, et se rendre aux désirs de sa mère, prit la résolution d’aller à Paris ; il se flattait de pouvoir en revenir dans peu et d’en rapporter des fonds suffisans pour nous faire vivre dans l’aisance. Je l’attendis un mois à Londres où je ne recevais de ses nouvelles que par des voies indirectes ; enfin il me manda que la voie de mer n’était point praticable ; mais qu’il avait un moyen de s’échapper par la Suisse et qu’il me priait de me rendre en Hollande, où je trouverais en arrivant de ses nouvelles. Je me rendis à Rotterdam où je ne trouvai point les lettres qu’il m’avait annoncées ; j’attendis plusieurs jours et ne pouvant résister à mes inquiétudes, je partis pour la France ; arrivée à Paris j’appris d’un de ses amis qu’il était à une de ses terres près de Lyon, où je savais qu’il avait l’espoir de rassembler des fonds ; je n’hésitai pas à m’y rendre. On m’arrêta à Lyon, et comme je montrai de l’embarras pour dire mon véritable nom, on trouva avec raison mes réponses équivoques ; je fus arrêtée et deux jours après je reçus mon acte d’accusation. Je me couchai d’assez bonne heure, l’esprit agité de mille craintes, et l’ame déchirée de la douleur qu’éprouverait le Vicomte. Une des prisonnières vint se placer à côté de moi, et m’adressa à voix basse la parole, lorsque les autres femmes qui habitaient ce triste séjour, et qui étaient séparées de moi par un pilier furent endormies. N’ayez point de peur, me dit-elle, et écoutez moi ; je suis l’amie, la maîtresse, comme vous voudrez, d’un de plus déterminés Jacobins ; et si je suis en prison, c’est qu’il a bien voulu que pour l’exemple je me soumisse à une courte et légère correction pour une infraction à la police ; j’ai donné un soufflet à la femme d’un Président de Département, voilà mon crime, et je dois sortir demain. Quelques soient mes sentimens, mon cœur n’est point insensible, votre figure m’intéresse, et je crois que vous méritez un sort plus heureux que celui dont vous êtes menacée ; je puis vous sauver la vie, comme vous la faire perdre… À ces mots je parus interdite ; n’ayez point avec moi de crainte ni de réserve, et soyez persuadée que c’est un bonheur pour vous de m’avoir rencontrée ; c’est à vous de savoir en profiter. Je sortirai demain, et je mettrai en mouvement les Meneurs de cette ville pour vous sauver. Il faudra les récompenser, et je suppose que par vous ou par vos amis, vous en trouverez les moyens ; quant à moi je m’en rapporte à votre générosité. Cette femme sans crainte comme sans remords, avait l’air sincère, et son intérêt bien entendu était de me servir ; mon ame s’ouvrit à l’espérance, et je l’assurai de ma reconnoissance. Mon ami, dit-elle, fera parler demain de votre affaire dans les clubs et les caffés de la manière qui lui paroîtra convenir à vos intérêts, et si cela est plus avantageux, on empêchera qu’il en soit parlé. Le jour que vous serez interrogée, il y aura un certain nombre des nôtres dans la salle mêlés avec le peuple, qui applaudiront à toutes vos réponses ; un plus grand nombre s’y trouvera le jour de votre jugement, et si les juges paraissaient vous être contraires, les clameurs des nôtres les intimideront, et les forceront à décider en votre faveur. Je remets à cette femme une bague de deux-mille écus, et pour vingt-mille livres de lettres de change, qui furent partagés entre son amant, et les agens qu’il avait employés. Tout se passa comme elle me l’avait annoncé, et je fus mise en liberté. Elle se trouva dans la salle lors de mon jugement et m’engagea à me rendre chez elle, lorsqu’il eut été prononcé. Ce n’était pas le moment d’écouter les sentimens que cette femme aurait, dans toute autre circonstance, excités en moi ; je lui devais la vie et ne songeai qu’à ma reconnoissance, et au besoin que j’avais encore d’elle pour me diriger. Peu de temps après mon arrivée chez elle, son amant entra ; c’était un homme de trente ans, d’une figure animée et spirituelle, il s’empressa de m’exprimer sa satisfaction de m’avoir servie, et remarquant que j’étais surprise de voir un homme qui avait l’air d’avoir reçu une excellente éducation, se confondre en quelque sorte avec les plus vils scélérats, il me parla en ces termes ; « J’ai eu des passions vives, elles ont consumé ma fortune, je suis né avec de l’ambition, et les circonstances où je me suis trouvé n’étaient pas propres à la servir. La Révolution est venue, et m’a offert des ressources pour réparer ma fortune et des moyens de m’élever. Je n’y tiens point par système, et l’intérêt seul m’y a attaché ; je vois sous leur véritable aspect les excès et les attentats des Jacobins, et je servirais avec plaisir la cause Royale, si elle m’offrait des avantages déterminans. Cette femme que vous voyez, qui est belle, jeune, aimable, a le plus excellent naturel, et partage cependant mes sentimens. » La femme à ces mots jeta sur lui un regard touchant, elle était prête à voler dans ses bras… Ah ! dit-elle il a bien raison, croyez que nous voudrions tous deux rétablir l’ordre. Elle me serra ensuite les mains affectueusement, et regardant son amant : nous devons nous applaudir d’être dans le parti révolutionnaire puisque nous avons été par là à portée de sauver une Dame aussi intéressante. Je demandai à son amant ce qu’il pensait du retour à la monarchie : je connais, me dit-il, les principaux personnages de la dangereuse faction des Jacobins et mon esprit n’est offusqué par aucun enthousiasme ; le rétablissement de la monarchie n’est pas douteux si l’on fait préparer les voies, répandre de l’argent à propos, entretenir dans la multitude une sourde et continuelle fermentation en faveur de tel ou tel parti, et lui donner tout à coup une direction imprévue. Mais l’on se trompe bien si l’on croit soumettre les Français en faisant entrer chez eux des troupes étrangères, qui ont pour but l’intérêt de leur prince et le partage de la monarchie… Non, non jamais les Français, tant qu’ils auront une goutte de sang dans les veines, ne souffriront qu’on déchire leur pays, et qu’on s’empare d’eux comme d’un troupeau. Ses yeux s’enflammaient à mesure qu’il parlait sur ce sujet, et je vis par là que les hommes les plus pervers ont un patriotisme. Je leur demandai s’ils avaient entendu parler du Vicomte de Vassy ; ils n’en avaient rien entendu dire ; je leur exposai qu’il n’était pas Émigré ; l’homme leva les épaules ; Madame, me dit-il, dans les temps actuels il n’est pas question de justice, il est riche, il est homme de qualité… mais je ne suis pas sans espoir, donnez-moi son nom, la date de son arrivée, j’écrirai, je ferai agir et je crois pouvoir vous répondre de sa vie. J’embrassai la femme qui était près de moi, et je la couvris de mes larmes, en la suppliant de soutenir les favorables dispositions de son amant, et je tirai de mon doigt une autre bague que je la priai d’accepter. Ils firent difficulté de la prendre, enfin ils cédèrent en disant qu’elle serait employée à la libération du Vicomte. J’abrège mon récit qui n’a plus rien d’intéressant. Je fus obligée de quitter la France, déguisée ainsi que ma femme de chambre, et par les soins de mon libérateur, qui me procura des passe-ports sous un autre nom, j’arrivai à Bâle, d’où je me rendis à Francfort et ensuite à Mayence. Les Français s’approchèrent de cette dernière ville et me forcèrent à m’éloigner pour être en sureté. Ma santé s’altéra, des secousses si vives et si multipliées avaient affaibli mes organes ; le désespoir s’est ensuite emparé de moi, et ses violens accès interrompent quelquefois la profonde mélancolie qui me consume. J’apprends chaque jour que plusieurs infortunés compagnons du Vicomte sont tirés des prisons pour être conduits à la mort… je frissonne en lisant leurs noms, et je ne suis pas rassurée par l’absence du sien sur une liste. Comme il y a cinq à six jours entre le départ du courrier et son arrivée, quand je vois avec un transport de joie que mon mari n’est point sur la liste fatale du premier du mois, cette joie se change bientôt en inquiétude, en songeant qu’il a pu être immolé chacun des cinq jours qui suivent, et au moment même ou je me félicite d’apprendre qu’il existait encore. Accablée par le malheur, l’espoir a fui de mon ame, et mes tristes jours sont à leur terme. Les symptômes du dernier acte des maladies de poitrine m’annoncent ma prochaine et inévitable fin.
Voilà, mes chères amies, l’énigme de ma vie expliquée ; ménagez mon faible courage, votre douleur et vos larmes seraient pour moi un spectacle si déchirant… ! Je ne veux plus entendre parler de la France, je puis tout craindre et ne puis rien désirer. Si mon mari apparaissait subitement dans ma chambre, le plaisir de le voir ferait empoisonné par la nécessité de m’en arracher dans peu pour jamais, et le Chevalier ne survivrait pas au désespoir de ma mort, dont il serait le témoin. J’ai mis quinze jours à faire cette lettre ; son désordre, la négligence qui y règnent sont une preuve de mon abattement et de ma faiblesse. Si cette lettre était jamais publique, elle serait une grande leçon pour ceux qui se livrent à des jugemens hasardés, et elle apprendrait à se défier des apparences les plus spécieuses.
