L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/08

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 99-108).
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ALPHONSE DAUDET




On peut définir Alphonse Daudet, le poète du roman. Il eut, du poète, le don d’imagination et, du romancier, l’esprit d’observation. L’une et l’autre faculté, qu’on dirait contradictoires, s’unirent en lui merveilleusement. À l’origine, le poète prédomina un peu, puisque, dans l’aube rose de l’adolescence, il est naturel que l’imagination surtout fermente, flambe, fleurisse, — feu et fleurs ! Si cet état d’âme eût persisté, si Alphonse Daudet, au surplus, fût demeuré dans son Midi natal, il est possible que nous eussions compté un poète de plus, écrivant aussi en provençal, émule de Mistral et de Roumanille, fin paysagiste des sites nîmois et beaucairois, aux héros et aux amoureuses vêtus de soie et de claires étoffes. On peut l’imaginer vivant là, rien que poète, jonglant avec des olives, les doigts se levant inégalement sur les trous d’un galoubet pour y faire des alternatives d’ombre et de soleil.

Mais tout jeune il émigra à Paris et devint du coup un écrivain français, un romancier de mœurs où le poète de Provence survit et transparaît. Il se produisit, entre les deux, après ce début : les Amoureuses, une transition : ce sont les délicieuses Lettres de mon moulin écho des choses quittées, rythmes mal dénoués, étape intermédiaire, fantaisies qui voisinaient encore avec les poèmes. Mais il n’y avait pas que la poésie. Il y avait la vie. Alphonse Daudet se mit à regarder la vie.

L’observateur intervint dans le poète. Or l’observateur était myope. Petit fait, et qui semble insignifiant, mais fait décisif. De tels détails suffisent parfois à marquer tout un talent. Ils en font partie. C’est le cas pour Alphonse Daudet : de voir mal, il regarda mieux. Et puis il y a ceci : lorsqu’un des sens est altéré, les autres se sensibilisent et s’affinent. On en juge chez les aveugles qui, eux, ont les yeux nuls. Il s’établit une compensation, un profit proportionnel pour les autres sens. Ceux-ci rattrapent tout ce que la vue perd. Le spectacle de l’univers perçu seulement par quatre sens demeure aussi varié, et même coloré que s’il était également aperçu par les yeux. Le total des jouissances sensorielles est le même. C’est ici que se prouvent les fameuses « correspondances » précisées par Baudelaire. Et dans ces réciprocités, c’est l’ouïe surtout qui supplée à la vue.

Les aveugles ont une ouïe spécialement aiguisée, et aussi les très myopes, comme Alphonse Daudet. Précieuse faculté pour un romancier de vie et de réalité. Il va écouter, au lieu de voir. Les voix renseignent plus peut-être que les visages. Ceux-ci livrent leurs sourires ou leurs grimaces, tout leur mobile clavier. Celles-là ont aussi des expressions qui les trahissent, et davantage. On parle avec la voix changée. On parle avec une voix de la couleur de sa vie. Est-ce que les religieuses n’ont pas une voix blanche comme leur cornette ?

Le romancier écoute ; il voit aussi, mais il écoute surtout ; il prend des notes sur ce qu’il entend, d’autant mieux qu’il voit moins bien ; et c’est alors le mot topique, les ridicules de pensée saisis dans une intonation, la hâblerie perçue par un grossissement qui échapperait à d’autres, le mensonge reconnu à une nuance, quelque chose comme un demi-ton trop haut, car la voix qui ment se hausse un peu, comme pour s’enhardir, se donner raison à elle-même.

Ainsi Alphonse Daudet se mit à écouter la vie, à regarder la vie. Il devint un observateur réceptif, sagace. Non seulement il perçoit tout, mais il perçoit vite. Son observation est instantanée. Il a le coup de foudre en matière de documents. « Je prenais déjà des notes dans les escaliers, » disait-il un jour, au retour d’un dîner académique dont les manèges lui avaient donné tout de suite l’idée de l’Immortel.

De ses observations quotidiennes et à l’infini, Alphonse Daudet forma ces petits cahiers que tous ses anais de lettres lui connaissaient, bourrés de notes, d’esquisses, de mots, de traits, de silhouettes, cartons d’artiste, albums de dessinateur. Car il y a du grand caricaturiste chez lui. Son Tartarin est un type définitif autant que le Joseph Prudhomme de Daumier. Et certaines de ses notations, comme celle du comédien Delobelle, secoué de sanglots à l’enterrement de sa fille, disant : « Il y a deux voitures de maître », sont aiguës et un peu féroces comme les légendes de M. Forain. En quelques mots, dans ses livres, aussi dans sa conversation, qui fut merveilleuse, il dessine des personnages, il les campe avec un tel relief qu’on les voit.

Mais le plus souvent, ils se forment en lui par infiltrations, accumulations lentes, observations menues et disparates, portraits-types de plusieurs individus d’un même caractère, qui semblent avoir posé devant un objectif. Et, en effet, la photographie donné raison à ce procédé du romancier ; on a découvert qu’en superposant les clichés d’une série de visages appartenant à une famille ou même à une race, on obtenait le type essentiel de cette famille ou de cette race, les traits qui leur sont communs et par quoi ils se ressemblent. De même M. Whistler, qui pour ses portraits exige des séances de pose nombreuses, chaque fois recommence ; mais le portrait en train qu’il efface demeure en dessous, et le visage définitif n’est que le total de tous les visages, le type essentiel du modèle, son expression d’éternité faite avec toutes les expressions quotidiennes.

M. Alphonse Daudet, lui aussi, a créé ainsi des types généraux : Tartarin, Sapho, Delobelle, le Nabab, Numa Roumestan, l’Immortel, statues et bustes où l’observation consolida de supports de fer sa souple argile du Midi et de Paris.

Car son œuvre est faite du mélange de ces deux éléments : Paris et le Midi. Ce qu’il a peint surtout, c’est le méridional hors du Midi et spécialement dans Paris.

Déjà, dans le Midi, le méridional est toute chaleur, gestes et mimique de comédien, la conversation comme chargée d’un maquillage où tout apparaît plus grand que nature ; il est tout enthousiasme, exagération, mensonge ingénu, vanité naïve, hâblerie provoquante, de façon à faire souvenir que le pays de Don Quichotte n’est pas loin. Aussi est-ce par ironie, à coup sûr, et froid humour, que Stendhal, dans ses Mémoires d’un touriste, prétendait reconnaître le Midi au « naturel ». C’est tout le contraire qu’il faut entendre. Or si le méridional est, chez lui, bavard, menteur, excessif, il le sera bien davantage ailleurs. Là, dans ce pays de chaleur, il vit dehors, et le soleil harmonise tout. Il est un être de plein air, Paris lui forme une atmosphère enclose où ses gestes et sa voix paraissent plus exagérés encore. Il veut être à la hauteur du milieu, ne pas se laisser intimider, s’imposer et en imposer — alors, il s’exagère lui-même. Et c’est un provincial pire. Ses légers ridicules s’accentuent, deviennent énormes.

Alphonse Daudet s’en rendit compte d’autant mieux qu’il était naturalisé parisien et même un peu boulevardier. La blague boulevardière se greffa sur l’humeur déjà narquoise du Nîmois qu’il était, sur ce don de la galéjade qui est un des signes du Midi. Lui-même l’a constaté : « Il y a, dit-il, dans la langue de Mistral un mot qui résume et définit bien tout un instinct de la race : galéja, railler, plaisanter. » Chez lui, le mélange, ici encore, du Midi et de Paris, de la galéjade provençale et de la blague parisienne a composé un des aspects essentiels de son talent, cette ironie spéciale si alerte et incisive, si personnelle aussi.

Il y a lieu d’admirer combien l’ironie, faculté fréquente en littérature, est en même temps une faculté souple et nuancée. Chez Villiers de l’Isle-Adam, l’ironie fut féroce. Nous la trouvons, chez M. Anatole France, dédaigneuse. Et quant à Alphonse Daudet, son ironie est attendrie, si on peut dire. C’est-à-dire que le premier mouvement de son esprit est d’apercevoir le ridicule, le défaut d’un être, la faiblesse d’une âme, le manque d’équilibre et de justesse, et d’en rire, et d’en faire rire ; mais le second mouvement est de se reprendre, de s’émouvoir, de voir — au delà de la silhouette comique d’une minute, de la parole sotte, du geste faux — l’être humain, le pauvre être humain, avec qui on a des fonds communs de tendresse, de douleur, d’humanité, de solidarité et, en somme, toute la même destinée. On riait aux larmes et voilà qu’on pleure un peu.

Ainsi, par exemple, il s’est souvent attaqué aux ratés ; ceux de Jack ; et Delobelle, le raté du théâtre ; d’autres encore. C’est qu’ils apparaissent, entre tous, ridicules et, en même temps, touchants. L’ironie et l’émotion, les deux qualités maîtresses du talent d’Alphonse Daudet, sont précisément celles qu’il faut pour les peindre. C’est pourquoi il excelle dans ces portraits.

L’observateur, qui avait vu juste, s’était égayé ; mais aussitôt le sentimental compatit. Nous nous rappelons, alors, que l’observateur est myope et qu’ainsi, voyant moins bien, il entend mieux, il entend ce que les autres hommes n’entendent pas. Peut-être a-t-il entendu le bruit des larmes dans les yeux…

Or les larmes sont contagieuses. Et Alphonse Daudet, après avoir raillé, s’émeut. La faculté des larmes est aussi naturelle chez lui que la faculté du rire. Cela résulte peut-être d’une adolescence inquiète dans un foyer où le malheur frappait aux vitres : « sa mère avec de grands yeux tristes » a-t-il écrit.

En tous cas, c’est un don précieux pour quiconque prend la parole devant la foule : orateur, écrivain, que ce don d’émouvoir, mouiller les yeux, faire jaillir la source divine et salée de ce rocher des cœurs qu’on croyait mort. Alphonse Daudet le possédait et lui dut pour une part le grand succès de ses romans ; à l’apparition de Jack, George Sand lui écrivait : « Votre livre m’a tellement serré le cœur que j’ai été trois jours sans pouvoir travailler. »

Ce sentimental, côte à côte avec l’observateur, c’est le poète qui vit dans le romancier et toujours intervient. Parfois même, après l’époque des débuts, et tout le long de l’œuvre, le poète recommença à parler seul : L’Arlésienne est plutôt, et restera, un poème de Provence, comme Mireille ; Le Trésor d’Arlatan, tout récent, avec ses paysages camarguais, sa sorte de sorcellerie paysanne et son merveilleux du Midi, fait songer à une idylle tragique d’un poète du félibrige, comme si Alphonse Daudet avait voulu se prouver à lui-même, pour une fois et par jeu, le poète provençal qu’il aurait pu être.

Subtil moyen de leurrer sa nostalgie !

Mais n’a-t-il pas emporté le Midi avec lui, surtout le soleil, qui fait la vie de son style ? Quand on le lit, on lui applique la jolie phrase de Sainte-Beuve qu’on dirait trouvée pour lui : « Il a le style gai et qui laisse passer des rayons. » Cette manière claire n’est pas obtenue sans peine. La journée, quand elle est la plus lumineuse, est sortie d’un matin de brouillard. Alphonse Daudet, comme Balzac, comme tous les créateurs de vie, est attiré d’abord aux péripéties, au mouvement du drame et des êtres. Surtout que lui n’a pas de sang-froid et court d’une haleine jusqu’au bout du roman. Mais, ensuite, il revient sur ses pas. Souvent, il a récrit un livre plusieurs fois, les feuillets du manuscrit étant divisés par moitié ou par tiers. Les phrases alors s’enjolivent, se concentrent. Il y a, dans sa manière, quelque chose d’égratigné, d’incisif, les hachures de l’eau-forte, les coups de crayon saccadés, où se continue la nervosité de la main. Et puis des grâces ajoutées, des roses piquées, des bijoux silencieux qu’une main de femme y entremêla. Collaboration amicale et avouée : « Notre collaboration, un éventail japonais : d’un côté, le sujet, personnages, atmosphère ; de l’autre, des brindilles, des pétales de fleurs, la mince continuation d’une branchette, ce qui reste de couleurs et de piqûres d’or au pinceau du peintre », a écrit Mme Alphonse Daudet qui fut ainsi « compagne de sa vie et compagnon de ses idées », comme observa Vallès dans Jacques Vingtras, à propos du ménage Michelet (sans compter que Mme Alphonse Daudet produisit, en outre, toute une œuvre personnelle : Enfants et Mères, Fragments d’un livre inédit, etc., d’intimité subtile, émouvante et bien féminine).

Quant à l’œuvre d’Alphonse Daudet, on peut dire pour la résumer, qu’elle offre un fécond mélange d’imagination et de documents, œuvre de poète et d’observateur, qui enveloppa dans son style chatoyant la réalité indispensable. Ainsi les châsses dont tout l’or et les pierreries ne seraient rien pour éblouir les fidèles sans, au fond, quelque ossement qui les transfigure.