L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/05

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 69-78).




VERLAINE




Verlaine apparaîtra un irrégulier et un révolté du Parnasse comme Musset fut un révolté du Romantisme. Celui-ci sacrifia, à ses débuts, aux disciplines du moment. Il publie les Contes d’Espagne et d’Italie, il rime avec une richesse soigneuse, parce qu’Hugo en a donné le précepte, mit l’exotisme à la mode par Les Orientales, exhuma de ses souvenirs d’enfance le soleil et les cors historiques de l’Espagne.

Verlaine aussi dans ses Poèmes saturniens semble accepter l’idéal antique et barbare de Leconte de Lisle auquel tous, d’ailleurs, se conforment. Ses vers sont hérissés de noms farouches, orthographiés bizarrement : Ragha, Valmiki, Kchatrya. On dirait des tessons de bouteilles sur une grève de sable doux où déjà approche une mer qui chante. Car çà et là apparaît un vers d’intonation câline, musique et frisson, germe de tout le futur :

L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Musset ne se chercha pas longtemps. Il se trouva dès sa première souffrance. Et alors sa poésie ruissela avec la spontanéité du sang. On sait sa passion pour George Sand, la trahison et les éloquentes Nuits. Verlaine rencontra à son tour « le chevalier Malheur ». Son drame fut pire. Blessure d’amour aussi, mais plus grave et extraordinaire. C’est Dieu qui le blessa d’amour. Coup de foudre de l’amour divin ! Qu’était-il donc arrivé ? Lui-même, dès son premier volume, prévoyait l’avenir en ce vers sinistre et prophétique :

Mon âme pour d’affreux naufrages appareille !

On connaît l’aventure. Verlaine lui-même, avec sa folie de sincérité, qui fait songer à la confession publique des premiers temps du christianisme, la raconta dans Mes Hôpitaux et Mes Prisons. Car « les tribunaux s’en mirent » comme il a dit lui-même. Les chutes furent profondes. Mais, dans la retraite, le repentir toucha son âme.

Qu’on imagine cette scène incomparable : les quatre murs blancs de la solitude ; le silence, autour, des longs corridors ; et le monde aussi, d’où l’on fut retranché, silencieux d’être lointain. Plus de parents, d’amis ; on est seul, avec sa faute. Et quel sentiment de sa déchéance ! On se fait l’effet d’être de l’autre côté de la vie. Seulement un peu de ciel, « le ciel qu’on voit ». Or, sur le mur vide, il y a un crucifix. Est-ce l’ami du malheur qui seul demeure ? Lui du moins pardonne toujours ! On espère, on se souvient, on l’a prié jadis dans sa petite enfance. Alors voici qu’un autre acteur entre en scène : l’aumônier, qui a deviné l’œuvre de salut possible. Il parle ; il donne à lire un catéchisme. Et l’homme réprouvé qui est un grand poète, dès qu’il se retrouve seul, se jette à genoux, ruisselle de larmes devant le Christ du mur vide. Jésus lui parle… L’âme répond, s’élève, hésite. C’est une lutte entre l’âme et Jésus, une lutte entre Jésus et un Pascal enfant. Et, dans cette crise sublime naissent pour l’éternité les poésies de Sagesse, le plus pathétique aveu de l’âme de toute la littérature moderne ; des oraisons comme Dieu et les hommes n’en avaient jamais entendu. Là surtout fut la grande originalité du poète : il écrivit — comme on prie !

Sa poésie a la simplesse d’une prière et, comme telle, elle fut accessible à tous. Il appartient à ce qu’on pourrait appeler, parmi les poètes, la race des chanteurs, ceux dont l’art est spontané, jaillît en source vive, dès qu’ils se frappent la poitrine. Un chant pareil a le rythme même de leur cœur. Tel Lamartine dont Sainte-Beuve écrivait : « C’est un grand ignorant qui ne sait que son âme. »

On pourrait dire la même chose de Verlaine.

Certes il avait la connaissance des péchés — et même de tous les péchés ; mais avec de la candeur quand même et de la naïveté surtout. Il pécha mais comme un enfant vicieux précocement.

Il y a ainsi des hommes à qui la vie n’apprend rien, qui vieillissent sans avoir mûri, des cœurs qui restent verts à l’arbre de la vie. Et ne dirait-on pas de ce poète aux mystiques élans, alternés de fautes avouées, qu’il a toujours une âme d’adolescent, l’âme d’un collégien, un peu pervers et pâle, dans une institution de prêtres, entraîné à des fautes par ennui et habitude, mais soudain effrayé des damnations, implorant Dieu et la Vierge. Sa poésie, mystique et charnelle, mêle des prières, le langage emmiellé des Livres d’Heures avec des aveux du sixième et du neuvième commandement. C’est comme une confession de premier communiant !

À la fois, le délice des péchés nouvellement révélés et la peur des Enfers décrits et possibles !

Après les alcôves coupables, les pensées mauvaises, les mains fautives, voilà dès l’aube venue, l’autel et le lys, entre les cierges, et les lingeries du culte, et la dentelle en printemps de givre sur la Table des Hosties !

L’âme de Verlaine eut toujours l’âge de ces choses-là. Mûr et même vieillissant, il garda une âme de collégien, l’âme divinement impressionnable de l’enfance, très puérile quoique un peu rusée, très blanche quoique pécheresse, très mystique quoique sensuelle…

Or ceci, le mysticisme dans la sensualité — c’est aussi le signe des ultimes décadences ; c’est l’état de conscience des villes qui vont mourir, puisqu’à Sodome, la veille du jour où le feu du ciel allait pleuvoir, les habitants s’en vinrent vers la maison de Loth où les Anges étaient descendus, mais non seulement pour les adorer et les prier : « Fais-les sortir, afin que nous les connaissions, » comme il est dit au texte de la Genèse.

Or dans l’œuvre de Verlaine aussi les Anges entendent gronder autour d’eux les péchés des villes maudites…

Malgré tout, il ne cessa pas d’être ingénu comme un enfant, qu’il resta toujours. Ici encore Musset lui apparaît parallèle.

Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les derniers à peine d’un homme.

Et la similitude continue jusqu’au bout. Tous deux après de grandes douleurs, à vau-l’eau et en désarroi, voulurent oublier. Musset pratiqua « les breuvages exécrés », comme il dit. Quant à Verlaine, s’il garda un peu l’ingénuité de l’enfant, on peut ajouter qu’il garda un peu aussi l’ingénuité de l’ivrogne.

Mais ce qui les différencie et fait qu’en réalité, si leurs âmes et leurs vies se ressemblent, leurs œuvres n’ont aucun point de contact, c’est que Musset, n’était qu’éloquent tandis que Verlaine fut extraordinairement artiste. Et c’est l’émerveillement de son art que d’offrir avec tant d’essor et de chant une telle ciselure. « Le vent crispé du matin. » « Des mots si spécieux tout bas. » « Les phrases sveltes. » Quelles miraculeuses épithètes ! Toutes Les Fêtes Galantes sont de cette écriture subtile encore que les rythmes s’envolent comme des jupes et des nuages.

Et une forme qui n’a pas que d’heureux hasards, des bonnes fortunes d’expression. Verlaine est très expert et roué dans les choses de son métier. Il est allé aux bonnes sources et à des sources peu connues… Il tira grand profit de Marceline Valmore. On lui a fait grand mérite de ses vers de cinq, sept, neuf, onze, treize syllabes, en oubliant, un peu qu’ils avaient été tous pratiqués par Valmore, Mais il faut convenir qu’il leur donna un tour propre. Chez lui, le vers trébuche et boite dans les mètres impairs, l’air exténué d’avoir fait le tour de tous les rêves. Le vers de treize syllabes s’allonge, comme étiré dans un bâillement. La forme est adéquate au sujet. Le poète a dit : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence » (et ce sonnet a suffi pour qu’on reprît le mot de décadents et qu’on en fit un moment une École factice). La décadence est également et surtout dans la forme poétique elle-même, qui s’abandonne, tombe en langueur, dont le cristal se fêle presque à dessein pour que les fleurs, dans l’eau d’âme dépérissent plus languissamment.

Or toute cette évolution de forme, chez Verlaine, est très voulue, très comptée. Il est attentif à tout. Il bénéficie de tout. Nous savons les précieux legs qu’il doit à Valmore. Une autre influence intervint, qui fut plus décisive encore. Il s’agit de Rimbaud. Celui-ci entra dans sa vie pour la déséquilibrer. Il entra aussi dans son œuvre. Rimbaud, à qui Victor Hugo avait imposé les mains en proclamant : « Shakespeare enfant », possédait en réalité un prodigieux instinct de poète qu’il dédaigna et perdit en des exodes et des trafics lointains. À peine avait-il jeté, dans l’exaltation étrange de ses vingt ans, quelques ébauches de génie sur le papier. On connaît les Illuminations, ses proses qui ont la fièvre, ses cantilènes impressionnables comme des lustres.

Rimbaud qui était un révolté, ayant la haine de la vieille Europe, de tout ce qui est rectiligne, et partant pour du « nouveau » dans son Bateau Ivre, aurait été un révolté aussi contre les vieilles prosodies. C’est lui certainement qui influença dans ce sens la manière de Verlaine, n’ayant guère l’envie de rien tenter lui-même, lâchant au hasard quelque strophe de complainte et d’à vau-l’eau.

Par délicatesse
J’ai perdu ma vie
........
Elle est retrouvée,
Quoi ? l’éternité,
C’est la mer allée
Avec le soleil.

N’est-ce pas tout à fait la prochaine manière de Verlaine, qui va suivre ? On peut, presque matériellement, indiquer le moment où celui-ci reçoit cet affluent, en demeure coloré d’une teinte nouvelle et déborde de ses rive» initiales. Sa prosodie se distend à mesure. Point de rimes déjà. Des singuliers et des pluriels rimant entre eux, des masculins et des féminins, souvent de simples assonances comme dans les rondes enfantines et les noëls populaires ; parfois des vers avec nulle rime approchante qui y corresponde, se mélancolisant au milieu d’une strophe, sans aucun écho. Or tout cela n’est pas livré au hasard, mais calculé, arrangé, dosé avec ce sens et ce goût d’artiste parfait que fut toujours Verlaine. Si conscient qu’il alla jusqu’à tirer, de ses licences, des sortes de règles, un Art poétique nouveau : « la rime, ce bijou d’un sou ». — « Prends l’éloquence et tords-lui le cou. » — « Le mètre impair ; la nuance »… N’est-ce pas curieux toutes ces théories, à la fois sur le fond et sur la forme, chez celui dont l’art apparaît si irréfléchi et spontané. Quoi ! de la géométrie autour de ses poèmes ! On s’étonne de l’anomalie comme de voir l’œil de Dieu dans un triangle, au maître-autel de certaines églises.

Une église ; c’est l’impression que donnera dans l’avenir, l’œuvre de Verlaine. Non pas une cathédrale, amas de pierres énormes, clochers qui montent à l’assaut de l’air, vitraux comme des jardins de pierreries. C’est Victor Hugo qui est cette Notre-Dame de la Poésie. Verlaine aura construit une Sainte-Chapelle, aux ciselures expertes, aux gargouilles de démons, avec des fresques célestes pour lesquelles des anges authentiques sont venus servir de modèles, avec un bénitier qu’il a rempli de ses larmes.

Il y travailla d’une âme simple et vaillante. Mais tant que l’homme vit, il s’interpose et lui-même empêche la vue de son œuvre. Et aussi s’interposent les envies, les légendes, les incompréhensions. Toutes ces choses sont comme des échafaudages autour d’une construction qui s’élève. Le bâtiment la porte tout entière en lui déjà. Il y a peut-être une tour qui s’arrêtera on ne sait quand. Les hommes regardent, admirent ou raillent, ne savent pas, copient une sculpture qu’on érige, crachent sur les pierres qui montent, aident ou nuisent à l’ascension dans l’air.

Puis voici la mort. Tous les échafaudages tombent, toutes les contingences humaines qui masquaient l’œuvre. Et voici la tour de Verlaine, sa Sainte-Chapelle de poésie, au pur dessin, qui se dresse, fine et dentelée sur le ciel, et dont les cloches pieuses ont commencé de sonner jusqu’au lointain avenir.