Éditions La Belle Cordière (p. 98-113).

VII


La famille Ladoume habitait Marseille, où les fils faisaient leurs études. Ils venaient à Saint-Donat pour les congés, dans cette propriété qui avait déjà appartenu aux grands-parents de Mme Ladoume. C’était pour les enfants un vrai bonheur que de regagner ce cher logis aux grandes vacances et à celles de Pâques, en regrettant que leur mère résistât pour les y amener au congé du nouvel an.

Mais en mère prudente, elle ne se souciait pas de les voir prendre froid dans les pièces que l’hiver avait refroidies. Retenir des enfants au logis et les empêcher d’aller dans la neige ou sous la pluie était une tâche herculéenne, quand il s’agissait de sept bons-hommes pleins de vie.

M. Ladoume avait, comme ami d’enfance, le bon M. Legrise, bonne pâte d’homme, et parfois les deux amis se rencontraient soit à Marseille, soit à Lyon. Cette année-là, M. Ladoume avait invité M. et Mme Legrise à venir passer une huitaine de jours à Saint-Donat. Il ne se doutait nullement de l’antipathie qui existait entre l’élève Bompel et son camarade Legrise.

À vrai dire, il connaissait peu le fils de son ami. Lui-même, ayant des fils, parfois indisciplinés, mais avec de bons petits cœurs d’enfants, il jugeait les fils des autres comme les siens. Pour ce qu’il savait de Nil, il estimait qu’il se montrait un jeune garçon assez rare, et il eût été heureux qu’il fréquentât plus assidûment ses enfants, mais devant la ténacité de Nil pour son travail, il ne pouvait que l’admirer.

Nil ignorait que M. Ladoume et M. Legrise se connaissaient, aussi fut-il désagréablement surpris quand sa mère lui dit un soir au dîner :

— Je crains que ce jeune Legrise n’apporte un peu de trouble dans l’entente de tous ces garçons…

Elle parlait ainsi, pour son mari, qui lui avait annoncé la prochaine venue des invités.

Nil s’exclama :

— Legrise va venir ici ?

— Oui, répliqua son père. M. Ladoume est un vieil ami d’enfance de M. Legrise. Ce dernier est un homme charmant, sans l’ombre de méchanceté. Sa femme m’a paru une brave personne, un peu crédule, et je ne sais de quelle ascendance ton camarade a hérité ses mauvais penchants dont ses parents sont incapables…

Nil ne riposta pas. Legrise ne le gênerait pas, puisque lui ne se mêlerait pas davantage aux jeux de ses voisins. Il y aurait un jeudi, et peut-être un dimanche, à passer avec lui, mais deux jours glissent vite. Son camarade turbulent préférerait sans doute la compagnie des Ladoume.

Ainsi rasséréné, Nil ne pensa plus à l’arrivée de Legrise.

Pendant une de ses récréations, son professeur lui demanda :

— Ce jeune Legrise est un de vos condisciples, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répliqua laconiquement Nil.

— Vous semblez n’avoir pas beaucoup de sympathie pour lui…

— Aucune…

— Vous avez contre lui des griefs sérieux ?

Nil raconta l’histoire de la règle et parla aussi de la paresse invétérée de cet élève, et des instincts qui le poussaient à la désobéissance, au mal, et surtout à la joie mauvaise qu’il ressentait devant le malheur et les souffrances des autres.

— Ainsi, un de nos camarades a été très malade, et cela le faisait rire. Quand ce malheureux est mort, il a été le seul à ne rien donner pour l’achat d’une couronne. Je suis certain que ses parents lui ont fourni l’argent qu’il a demandé.

— C’est bien laid, en effet, mais ses père et mère ne s’aperçoivent donc pas des défauts de leur fils ?

— Son père est un savant, nous a dit papa, et il plane toujours au milieu des nuages, sans s’apercevoir de ce qui se passe dans sa maison… Quant à sa mère, n’ayant que ce fils, elle se figure sans doute que c’est une merveille… J’ai souvent pensé, monsieur, que ce sont les frères et sœurs qui s’élèvent entre eux, parce qu’entre soi, on ne se passe rien… Que de fois mon frère m’a dit : « Ne fais pas cela, parce que maman ou papa l’a défendu… Ne lis pas ce journal, parce qu’il est mauvais… » Tandis que Legrise, tout seul chez lui, peut mentir, ruser, tant qu’il veut… Il flatte sa mère, la cajole, et la pauvre femme se dit : « Quel bon petit garçon j’ai là ! »

Albert Tradal ne put s’empêcher de rire devant la mine que faisait Nil en citant les paroles supposées de Mme Legrise.

Nil lui dit avec reproche :

— Alors, vous aussi, vous riez de mes aperçus ?

— Pardonnez-moi… vous pensez avec un bon sens rare, mais votre logique est pleine d’humour…

Ce fut un mercredi soir que les trois Legrise débarquèrent chez les Ladoume.

Le lendemain, tous les garçons se précipitèrent chez Mme Bompel qui appela ses fils. Jean était toujours disposé à la promenade et aux jeux. Nil, cependant, crut bien faire en ne se singularisant pas et il vint dire bonjour à son camarade qui s’exclama :

— Si je m’attendais à te trouver ici ! Je ne savais pas que vous connaissiez les Ladoume…

— Maman est une amie de Mme Ladoume.

— Et papa, un ami de monsieur !… Je suis content de cette circonstance, d’ailleurs… Nous allons passer une bonne semaine…

Nil ne voulut pas lui laisser croire à autant de bonne volonté de sa part et lui apprit qu’il travaillait tous les jours avec un professeur.

— Tu es complètement cinglé, mon vieux ! il faudra soigner ça ! Pour qui les vacances seraient-elles instituées ?

— Pour certains professeurs…

— Je reconnais là tes façons de parler… et pourquoi tant de zèle ?

Nil aurait tu son projet, un Ladoume s’écria :

— Il veut sauter une classe !

— C’est vrai ? s’écria Legrise sidéré.

— Oui, répondit Nil fermement,

— Alors, je ne serai plus avec toi, l’an prochain ?

— Apparemment !

Legrise resta un moment décontenancé et finit par

s’écrier :

— C’est bien de toi ! toujours tenir l’affiche ! Tu dis des choses drôles pour nous dissiper, tu sautes une classe pour produire ton petit effet, et tu lâches les camarades pour les humilier !

Ces paroles étaient débitées avec un accent plein d’amertume qui peina Nil.

Il répliqua cependant avec douceur :

— Tu te méprends sur mon compte… Je veux me mettre en avance d’une classe, dans le cas probable où je me destinerais à une grande école… Tu sais qu’il y a une limite d’âge et que l’on est content d’avoir une année d’avance… Je n’ai pas besoin de te rappeler mon peu de succès en l’année qui vient de s’écouler…

Legrise ne répondit pas. D’ailleurs, tous les garçons trouvaient que l’on tardait à adopter un jeu et ils arrachèrent les deux camarades à leur colloque.

— Ce matin, on se promène, et cet après-midi, après déjeûner, grand lancer de bateaux sur le bassin. Amédée en a construit un dont il est très fier… On espère qu’il ne s’enfoncera pas, parce que maman est sa marraine et qu’on lui a donné son nom, qui est « Marie-Douce ».

Ce projet, décrété par l’aîné de la bande, fut adopté et l’on partit pour la promenade.

L’après-midi, chacun attendit la cérémonie annoncée.

Le jeune Ladoume Amédée avait 13 ans, et il voulait être marin. Aussi son bateau portait-il l’empreinte de cette vocation. Il l’avait confectionné avec amour et n’avait pas permis à ses frères d’y travailler. Sa maman, il l’en avait priée, avait tracé un signe de croix dessus, et Amédée se disait qu’ainsi l’esquif serait invincible.

Amédée se promettait une vraie joie de le lancer à la « mer ». Ses frères partageaient son enthousiasme et son émotion et l’appelaient amiral.

Il y avait d’autres bateaux encore, mais des bateaux achetés. Ils étaient plus ou moins neufs, mais on ressortait tout ce qui avait l’allure maritime pour renforcer le nombre.

À 14 heures, les enfants au complet, y compris les trois petites filles, assistaient au déploiement de la flottille. Une brise aimable poussait les navires de toutes formes et, dans un silence émouvant, Amédée posa sur l’eau la « Marie-Douce ».

Quelle jolie allure ! Ses voiles blanches brillaient sous le soleil. Sa coque bleu pâle ressortait sur l’eau verte. Elle flottait majestueusement et s’éloignait doucement des bords, alors que les enfants battaient des mains en trépignant de joie.

Ils ne ménageaient pas leurs félicitations à Amédée.

— Tu es un constructeur fameux !

— Regarde comme il se dresse fièrement !

— Il conserve un équilibre épatant !

Nil ne disait rien, il admirait sincèrement. Quand il eut bien regardé, il alla vers Amédée, lui serra la main en le félicitant :

— Tu fais preuve de réflexion… Tu as bien calculé toutes les possibilités de ton navire… on voit que tu habites un grand port de mer où tu t’es imprégné de science maritime… Tu es mûr pour le Borda…

Amédée était dans l’enchantement. Il cria :

— On peut appeler les parents ! l’expérience est concluante !

Tous les enfants, sauf Legrise, tournèrent bride pour chercher les parents qui devisaient sur une terrasse, assis à l’ombre. M. Bompel était là aussi, jouissant de son congé annuel.

Nil marchait le dernier et, mû par une méfiance soudaine, il regarda en arrière, et vit, comme dans un éclair, Legrise qui jetait au loin, une perche.

Il tressaillit, soupçonnant une mauvaise action.

Il parvint avec ses amis près du groupe familial.

Amédée, heureux, annonça :

— Vous pouvez venir… toute l’escadre est sur le bassin et la « Marie-Douce » trône au milieu…

— Sans naufrage ? demanda M. Ladoume.

— Sans aucune avarie… riposta fièrement Amédée, appuyé par les affirmations de ses frères et sœurs.

— Allons voir ma filleule ! s’exclama Mme Ladoume, ravie de la joie de son fils.

Les trois familles, Ladoume, Bompel et Legrise, suivies de M. Tradal se transportèrent sur la « plage » tout en bavardant, les enfants courant en avant. En vue de la « mer », les regards d’Amédée se portèrent tout de suite vers la surface de l’eau et il crut se tromper en n’y voyant plus son bateau.

Il se hâta et il pâlit affreusement en constatant la justesse de ses craintes.

— Mon bateau ! cria-t-il.

Il l’aperçut alors dans le fond du bassin, et sa douleur éclata, pathétique !

— Mon beau bateau !

Les parents avaient d’abord eu un sourire ironique devant la disparition du joujou, mais voyant le désespoir d’Amédée, une compassion les envahit.

— Sans doute, ton navire avait-il trop de lest… lui dit son père.

— Non… non… je l’aurais vu tout de suite… Il flottait très bien ! se défendit Amédée entre ses sanglots.

— On va le repêcher… console-toi, murmura Mme Ladoume, émue par ce chagrin violent.

Le fond était un peu bas pour saisir l’esquif.

Legrise s’écria alors :

— Avec une perche, on pourra le renflouer…

Sans attendre de réponse, il courut à un fourré voisin et reparut avec un long pieu. Il se trahit lui-même parce que ce bâton était déjà mouillé à son extrémité.

Cependant personne n’y prêta attention, sauf Nil.

Le zèle de Legrise fut inutile. Albert Tradal l’avait devancé. C’était un jeune homme dont la taille atteignait 1 m. 82 et ses bras étaient en conséquence. Il avait rapidement enlevé sa veste, retroussé sa manche de chemise et il avait pu saisir le mât du navire.

Les voiles blanches apparurent un peu verdies, mais chacun poussa un soupir de soulagement, quand Amédée s’empara de son bien.

— Je vais vider toute l’eau qu’il a embarquée, et vous verrez qu’il flottera bien ! s’écria-t-il.

Il employa quelques minutes à redonner au bateau sa silhouette élégante et, avec un battement de cœur, il le remit sur l’eau. Un second naufrage ne l’effrayait plus, mais il n’eut pas à le craindre. Le navire vogua légèrement, vira selon la brise, fut bousculé par un poisson, mais il resta ferme.

Les parents applaudirent et félicitèrent Amédée, qui, de nouveau, rayonnait de joie.

— Je me demande ce qui a pu lui arriver tout à l’heure ? murmura-t-il.

— Un poisson l’aura culbuté par jalousie ! avança M. Bompel.

À ce moment, Nil regarda Legrise avec intensité. Ce dernier comprit l’accusation muette de ces yeux et, goguenard, il s’écria :

— Que d’histoires pour un bateau qui sombre ! il faut qu’Amédée soit une fameuse tourte pour pleurer pour ça !

Mme Legrise esquissa un rire léger, tout de suite arrêté par les paroles de son mari qui disait :

— Il faut considérer la joie de ton camarade de nous montrer le résultat d’un long travail, et sa déconvenue en nous faisant assister à un fiasco… Quand on a un peu d’amour-propre on ressent vivement ces choses.

Legrise ne répondit rien à son père. Il se détacha du groupe et, reprenant la perche qu’il avait cherchée comme secours, il s’en alla en battant les buissons.

Nil le suivit. Ils se trouvèrent face à face !

— Alors, dit Nil froidement, pourquoi as-tu fait sombrer ce bateau ?

— Dis donc… qu’est-ce qui te fait croire que c’est moi ?

— Le bâton que tu tiens à la main et qui était mouillé quand tu es allé le ramasser derrière le massif… D’ailleurs, je t’avais surpris quand tu es allé le jeter derrière ces arbustes.

Legrise avait d’abord grimacé, puis son regard sournois s’était levé vers Nil, et enfin il bégaya :

— Tu sais, toi, tu m’agaces avec tes accusations… il faut toujours que tu m’espionnes ! Ce n’est pas parce que j’ai une perche à la main que j’ai fait couler le jouet de cet idiot !

— Ose soutenir que je t’accuse à tort…

— Tu m’assommes avec tes grands airs !

— Et toi, modère ta méchanceté… Tu es ici chez des gens qui ont du cœur. Ne les trouble pas par tes inventions malveillantes…

— Cesse ta morale et ne m’accuse pas auprès des Ladoume, parce que tu n’as pas de preuves !

— J’en ai, mais ne crains pas que je te dénonce, je ne jetterai certainement pas le soupçon sur toi, mais je te conseille d’être moins agressif. Ce n’est pas honorable de causer de la peine à ceux qui vous reçoivent…

— Oh ! la la… quand tu auras fini d’être prêcheur ! Je suis libre d’agir comme il me plaît, et si j’ai voulu donner une leçon à ce poseur d’Amédée, ça me regarde !

— Ah ! tu avoues ?

— Non ! et fiche-moi la paix… Et puis, un conseil, mon vieux : ne te mets plus sur mon chemin avec ta morale, il pourrait t’en cuire !

Legrise, sur ces mots, tourna les talons.


Quelques instants plus tard, Nil entendit des cris perçants. Legrise avait rencontré un chat, qui, gâté par tous, ne s’était pas garé de cet inconnu qu’il jugeait bon, comme tous ceux qui l’approchaient.

Le mauvais garçon avait avancé la main vers la pauvre bête qui commençait un ronron de bienvenue, quand Legrise le saisit par la queue et le fit tournoyer.

Nil courut pour le défendre et Legrise, le voyant devant lui, lança le chat à sa tête. Nil fut griffé à la joue, mais il retint la bête qui se débattait, folle de douleur et de peur. Avec des paroles douces et des caresses, le jeune garçon put le calmer et l’emporter.

— Pauvre minet… bon minet…

Se sentant dans des bras amis, l’animal s’y blottit, détendu, en risquant un regard aux alentours.

Nil l’emmena dans sa chambre et se regarda dans un miroir. Il était balafré, depuis la tempe jusqu’au menton, et il était heureux que son œil ne fût pas atteint.

— Quel être malfaisant que ce Legrise, murmura-t-il en se tamponnant avec de l’eau oxygénée… On va me questionner sur cette griffe et que faudra-t-il inventer ? Maman va être désolée… et puis cela me brûle, cette griffure !… Puis, nous ne sommes qu’au deuxième jour de la présence de Legrise !

Quand il vint au dîner chez Mme Ladoume où tous les Bompel étaient invités, en l’honneur des Legrise, chacun s’exclama sur la balafre qu’il exhibait.

— Tu t’es battu ? lui dirent les garçons.

— Avec un chat ? suggéra l’aînée des petites filles.

— Mon pauvre enfant ! s’écria Mme Bompel effrayée, as-tu pris la précaution d’employer un antiseptique ?

— Oh ! les garçons ! dit Mme Legrise. Le vôtre est comme les autres… Sous ses airs calmes, il torture les chats, et voici ce qu’il en rapporte !

Nil ne répliqua pas, mais jeta un regard noir à cette dame si savante.

— Raconte-nous comment cela t’est arrivé, lui demanda son père.

— Cela n’a pas le moindre intérêt pour que le récit en soit fait en public… Un chat surpris dans sa sieste vous griffe, et c’est tout…

— Et c’est bien fait ! s’écria Legrise.

M. Legrise prit la parole et disserta sur les chats et les tigres en sa qualité d’homme qui avait étudié beaucoup de choses.

Nil fut ainsi dispensé de parler de lui.

Quand les Bompel furent de retour dans leur logis, M. Bompel se livra à un interrogatoire en règle auprès de son fils. Celui-ci, cependant résolu à se taire, ne put cacher la vérité arrachée habilement par son père.

— Comment Legrise a-t-il pu te griffer à ce point, car c’est lui, n’est-ce pas ? Il avait donc une baguette de ronces ? Il est féroce, ce garçon… je plains ses parents ! Que lui avais-tu donc fait ?

— Oh ! rien du tout, papa…

— Je crois qu’il ne t’a jamais pardonné ton intervention au sujet de la règle de votre professeur…

— C’est possible…

— Ne crois-tu pas qu’il ait manœuvré un peu fort avec sa baguette, quand le bateau d’Amédée flottait ? Est-il resté seul, alors que vous veniez nous chercher ?

Nil resta sans réponse.

— Sois plus expansif, Nil… ce n’est pas une dénonciation que de confier une hypothèse à son père… Legrise a fait sombrer le navire d’Amédée ?

— Je l’ai pensé… avoua Nil.

— Et lui… a deviné que tu le savais ?

— Oui, murmura Nil, honteux d’accuser un camarade.

— Et vous vous êtes battus à ce propos ?

— Non, protesta Nil.

— Alors, il a couru vers toi avec cette perche et il t’a fait cette éraflure ?

— Non… répéta Nil.

— Mon fils, je tiens à savoir la vérité…

— Cela me fait mal de décrire cette scène ! cria Nil dans un sanglot.

— Mon petit, maintenant, j’exige que tu ne me caches rien…

Il y eut un moment de silence, puis Nil, vaincu par les instances de son père, raconta l’affreux exploit de Legrise.

M. Bompel en fut terrifié. Quand Nil eut fini de relater l’acte brutal subi par le chat, il ajouta :

— Papa… viens dans ma chambre, où tu verras le malheureux minet. J’espère qu’il n’aura rien de brisé.

M. Bompel, comme son fils, aimait les animaux, et il frissonnait d’horreur devant cette barbarie.

— Comment a-t-il pu ? murmurait-il.

Quand ils entrèrent doucement dans la chambre de Nil, le chat, au milieu du lit, eut d’abord un sursaut, mais reconnaissant son sauveur il ne bougea pas de place.

M. Bompel s’approcha pour le caresser et un sonore ronron se fit entendre. Ronron de reconnaissance…

— Non, il ne paraît pas être gêné par le mauvais traitement. Cependant, tant que je ne l’aurai pas vu marcher, je ne puis rien dire.

— Je pourrai le garder cette nuit ?

— Je n’aime pas beaucoup que l’on garde un animal dans sa chambre, mais une fois n’est pas coutume. Tu lui mettras un coussin sur ce fauteuil. Mais il faudra peut-être que je prévienne les Ladoume ?

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, parce qu’en été il couche souvent dehors… c’est l’heure des souris…

— Bon… Je ne parlerai à M. Legrise qu’à la fin de son séjour… Je ne veux pas assombrir les quelques jours de congé de ce brave homme avec les méfaits de son fils. Il sera confondu de cette cruauté… Toi, je ne puis que te féliciter de ton silence. Cependant, si ton camarade se livrait de nouveau à quelque exploit de ce genre, il serait utile d’en éclairer ses parents et leurs hôtes. On ne peut se taire toujours sur la méchanceté d’un si détestable garnement. La justice doit avoir son tour…

Cette conversation avait commencé dans le salon de la maison, alors que Mme Bompel s’occupait, dans sa cuisine, d’un détail ménager et que M. Tradal et Jean terminaient une partie d’échecs dans la salle d’étude.

Le père et le fils revinrent dans la pièce quittée alors que Mme Bompel y rentrait en disant :

— Nous nous sommes tous dispersés… Je suis venue ici, il y a dix minutes, et je n’ai vu personne !

Puis, changeant de ton, elle s’écria :

— Que cette griffe te marque, mon pauvre Nil !… Quelle imprudence as-tu pu faire, toi si circonspect ?

— Il y a toujours des exceptions à la règle, riposta Nil.

— Je vous raconterai l’histoire de cette griffe en détail, ce soir, dit M. Bompel, cela vous intéressera.

— Vous la connaissez ? on dirait un mystère…

— Non, mais un drame.

Ils furent interrompus par l’entrée de M. Tradal et de Jean. Ce dernier s’écria :

— Nous allons sans doute jouer la comédie ! C’est M. Ladoume qui nous a suggéré cela.

— Je n’aurai pas le temps de jouer, déclara Nil… Je ne puis me farcir le cerveau avec des répliques de comédie.

— Je crois sensé d’y renoncer, approuva le précepteur.

— C’est dommage, déplora Jean, parce que tu jouerais bien…

— Je ne me sens pas du tout acteur !

— On peut ignorer ses talents, dit M. Tradal en riant.

— Tu seras libre d’agir à ta guise, dit Mme Bompel… un collégien qui travaille a droit à quelque liberté…

Jean ajouta :

— On essaiera de retenir M. et Mme Legrise… Nous avons demandé quinze jours.

— Quinze jours ! s’exclama Nil, les Legrise vont rester encore quinze jours !

— Et ils ne demanderont pas mieux. M. Legrise, qui est féru de botanique, a découvert ici une flore inconnue de lui et son herbier se remplit…

En rentrant dans sa chambre, le pauvre Nil répétait encore : « Quinze jours ! Legrise restera encore quinze jours ! Que va-t-il m’arriver d’ici là ? »