L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/18

L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 177-207).
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XVIII.

LE CONCILE NATIONAL. — PREMIÈRE PARTIE.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

On possède peu de documens sur le concile national de 1811. M. de Barral en parle à peine dans ses Fragmens historiques. Tous ses collègues ont imité son discret silence. Aucun auteur ecclésiastique ne s’est, à notre connaissance, complu à raconter en détail les discussions intérieures, parfois si émouvantes, toujours si curieuses, de la docte assemblée. Il paraît plutôt que le clergé français ait été bien aise de laisser perdre autant que possible le souvenir d’une réunion fameuse où presque tous ses chefs ont eu le malheur d’accepter des rôles qui ne firent alors beaucoup d’honneur ni à la dignité de leur caractère ni à la perspicacité de leur esprit. Cela se conçoit. Cependant cette raison n’est pas la seule. Ainsi que nous l’avons indiqué dans notre dernière étude, l’absolu secret strictement gardé à l’égard des événemens si graves qui venaient de se passer à Savone a dérouté tous les contemporains du premier empire. Il ne leur a point permis de saisir parfaitement les motifs des scènes orageuses, des péripéties étranges qui se déroulaient sous leurs yeux, ni de rien comprendre surtout au brusque dénoûment du drame, car le nœud même de l’action leur échappait, et, pour se reconnaître dans ce labyrinthe de contradictions, aucun d’eux ne possédait le fil conducteur qui a été mis entre nos mains par la correspondance de M. de Chabrol. Le vague instinct qu’ils ignorent quelque chose d’important à connaître se fait jour chez la plupart des écrivains qui ont parlé même brièvement de cet épisode de l’histoire ecclésiastique de France, et leur embarras est parfois extrême. Il est visible chez M. Jauffret, frère de l’abbé Jauffret, nommé par l’empereur à l’évêché de Metz en 1806, et plus tard à l’archevêché d’Aix. M. Jauffret, ancien chef du secrétariat de M. Portalis au ministère des cultes, devenu bientôt secrétaire-général du même département sous M. Bigot de Préameneu, esprit sobre et sagace, d’ordinaire parfaitement informé, n’a pas consacré moins de trois volumes aux affaires intérieures de l’église de France pendant les premières années du XIXe siècle. Dans ces volumes, remplis de renseignemens fort exacts, M. Jauffret se montre tout à coup très perplexe quand il en arrive à l’ouverture du concile de 1811, et les réflexions, du reste fort sages, par lesquelles il entame son sujet, démontrent qu’il ne possédait à aucun degré le secret des scènes affligeantes racontées par le préfet de Montenotte. « D’après la note rédigée à Savone, Pie VII, remarque M. Jauffret, consentait à instituer les nouveaux évêques et à investir les métropolitains du pouvoir de confirmer en son nom ceux qu’il n’aurait pas institués lui-même dans les six mois de leur nomination pour des causes autres que leur indignité personnelle. L’intervention du concile devenait donc inutile[1]. » Ainsi le principal employé du ministère des cultes sous l’empire, celui qui par la nature de ses attributions aurait dû, si de pareilles confidences avaient été possibles, être le mieux instruit de toutes choses, ne savait même pas encore en 1823, époque de la publication de ses Mémoires, comment le malheureux Pie VII avait été momentanément conduit à accepter la note laissée entre ses mains, et comment à l’heure de la convocation du concile il ne songeait plus qu’à la désavouer hautement. L’abbé de Pradt, cet intermédiaire si zélé que l’empereur allait activement employer dans les négociations les plus secrètes et les moins avouables avec les membres du concile, n’en savait pas lui-même davantage. En 1819, il ignorait encore la nature de la maladie qui avait ébranlé l’esprit de Pie VII à Savone, et les conséquences qui s’en étaient suivies. Dans le chapitre où il parle de la réunion du concile de 1811, on le voit en effet se désoler du silence obstinément gardé par Napoléon vis-à-vis des évêques de son empire, « silence, ajoute l’archevêque nommé de Malines, dont je n’ai jamais réussi à comprendre le principe non plus qu’à obtenir le terme... Si Napoléon avait fait précéder la réunion du concile par la publication successive des actes du pape, des siens propres, des travaux si modérés et si raisonnes de la commission, je suis convaincu que cette communication, préparant les esprits, aurait fait disparaître les fermens qui ont tout gâté[2]. »

Nos lecteurs savent mieux que l’abbé de Pradt pourquoi l’empereur, qui détestait toute publicité en général, aussi bien dans les affaires où la religion était mêlée que dans les affaires politiques, qui avait pris soin d’envelopper de tant de mystère ses rapports avec le chef de la catholicité, était cette fois moins que jamais enclin à laisser rien transpirer du véritable état des choses. Les évêques envoyés à Savone avaient en effet reçu à leur retour à Paris l’ordre péremptoire de se renfermer dans une impénétrable discrétion, et de ne répondre que par les lieux-communs les plus vagues, les phrases les plus évasives, aux questions qui pourraient leur être adressées sur l’issue de la démarche qu’au nom du clergé français ils étaient allés tenter auprès du saint-père. Il importait au plus haut point qu’on ne pût absolument rien conclure, en quelque sens que ce fût, des paroles qui tomberaient de leurs lèvres, et ces prélats les ménagèrent avec tant d’art qu’au sortir des conférences tenues avant la réunion du concile chez le cardinal Fesch aucun de leurs collègues ne put jamais rien apprendre de précis sur le résultat final de leur mission[3].

Cependant le fait seul de la réunion du concile, dont l’ouverture avait été d’abord retardée, et qui fut après quelque hésitation définitivement fixée au 17 juin, avait par lui-même une importante signification. En s’adressant directement aux évêques de son empire pour leur demander de résoudre les questions controversées entre Pie VII et lui, l’empereur établissait formellement que, pour le moment du moins, il considérait comme nul et non avenu l’espèce d’arrangement ébauché avec le pape par les députés envoyés à Savone, et qu’il ne comptait pas, quant à présent, se prévaloir des articles insérés dans la note que ses négociateurs avaient laissée entre les mains du pape, soit qu’à ses yeux cette ébauche de traité fût entachée de nullité par l’état d’esprit où était tombé le malheureux pontife après l’avoir acceptée, soit plutôt, croyons-nous, qu’il redoutât, si elle était produite, de provoquer l’éclat terrible auquel Pie VII avait menacé M. de Chabrol de recourir, si l’on osait en faire usage après qu’il l’avait aussi formellement démentie. Quoi qu’il en fût, l’incertitude, la confusion et le trouble régnaient, on le voit, dans les conseils du prince aussi bien que dans l’esprit des futurs membres du concile à la veille du jour où la France moderne allait avoir le spectacle inattendu d’une solennelle assemblée d’évêques délibérant, comme aux siècles passés, sur les plus graves affaires de l’église. Depuis le concile de Trente, rien de semblable ne s’était vu en Europe ; mais à coup sûr ce n’était point là ce qui déplaisait à l’empereur, toujours amoureux de la pompe, toujours avide de frapper l’imagination des peuples en se montrant à eux dans quelque attitude extraordinaire et grandiose. Il avait comme épuisé maintenant le rôle de Charlemagne, l’empereur du moyen âge, à la fois conquérant et législateur. C’était là un personnage bien moderne. Il lui restait à reproduire les anciens types des Constantin et des Constance, de ces césars romains, pontifes autant que princes, qui pendant la transition laborieuse du paganisme à la religion chrétienne avaient présidé des conciles et décrété des symboles de foi. Cela du moins valait la peine d’être tenté, car depuis cette époque jamais ambition humaine n’avait visé si haut. À tenir compte de la différence des temps, l’empereur pouvait-il en réalité se flatter d’être convenablement préparé pour la mission qu’il se décernait à lui-même ? Sans parler des connaissances spéciales qui lui faisaient défaut, cet homme d’un génie prodigieux et si capable de pénétrer à fond toutes les questions qu’il lui plaisait d’étudier possédait-il au moins la modération et le calme qui pouvaient en faire de nos jours l’inspirateur d’une réunion de prélats ? Il est permis d’en douter quand on songe aux actes, aux écrits et aux paroles par lesquels il préludait alors à l’accomplissement de son prochain sacerdoce.

L’effet terrible naguère produit par la violence de ses procédés à l’égard du saint-père ne semblait pas avoir frappé bien vivement l’esprit de Napoléon, Il demeurait encore persuadé, même après cette triste expérience, que les reproches menaçans, les rigueurs impitoyables et les sarcasmes outrageans étaient, somme toute, les meilleures armes à employer pour se rendre maître du clergé. Aux premiers jours du printemps de 1811, l’empereur parcourait les départemens de la Normandie avec Marie-Louise, à peine rétablie de ses couches récentes, qui avaient été assez pénibles. Jamais les voyages de l’empereur n’avaient été de pur agrément. Il avait cette fois donné rendez-vous à Alençon au sénateur Rœderer, qui avait ces provinces sous sa surveillance spéciale. Suivant son usage, Napoléon se mit à son débotté à presser M. Rœderer de questions sur l’esprit des populations au milieu desquelles il se trouvait en ce moment, sur le mérite des divers fonctionnaires publics et sur les dispositions politiques des principaux personnages du pays. Dans les circonstances présentes, ce qui regardait le clergé du département ne pouvait être oublié. L’empereur y arriva tout de suite. « Qu’est-ce que l’évêque ? demanda-t-il à M. Rœderer. — Sire, c’est un Breton qui était autrefois grand-vicaire à Nantes. — J’avais cru que c’était un Allemand. Est-il bon ? — Il est peu aimé. — Pourquoi ? — À cause de son intolérance, parce qu’il a outré les mauvais traitemens à l’égard des prêtres assermentés. — Il est donc obstacle ? — Je le crois en effet plutôt obstacle que secours[4]. » La vérité est que M. de Chevigné de Bois-Chollet, alors âgé de soixante-cinq ans, nommé en 1802 à l’évêché de Séez sur la recommandation de l’abbé Bernier, était un ancien royaliste qui avait jadis contribué de tous ses efforts, avec l’ancien curé de Saint-Laud, à la pacification de la Vendée. Quoique sincèrement rattaché au nouveau gouvernement, il avait conservé une certaine franchise d’allure et de langage qui l’avait, malheureusement pour lui, mis assez mal avec le préfet du département et le maire de la ville de Séez ; c’étaient eux qui l’avaient dénoncé à M. Rœderer. Parmi les griefs mis en avant par le préfet et le maire contre l’évêque, les plus graves paraissent avoir été : 1o  une circulaire qu’il avait eu le dessein d’adresser à ses curés de campagne pour les engager à chanter les vêpres dans leur église aux jours des fêtes religieuses supprimées par l’empereur ; 2o  son absence trop fréquente aux mariages des rosières, protégées par le maire de Séez, qui épousaient des officiers retraités de l’armée. La punition méritée pour de si grands méfaits ne devait point se faire longtemps attendre. Au 31 mai 1811, lorsque Napoléon, dans une de ses excursions, passa par Séez, M. de Bois-Chollet, qui ne se savait pas si coupable, qui avait ouï parler avec éloges de la piété héréditaire de la fille des empereurs d’Allemagne, s’était flatté qu’en traversant la ville avec son époux Marie-Louise voudrait bien lui faire l’honneur de visiter la cathédrale. Il avait tout préparé en conséquence, et se tenait en habits épiscopaux sur les marches de son église, afin de rendre le plus d’honneurs possible aux illustres visiteurs. « Touche, cocher, s’écria Napoléon, quand il aperçut l’évêque. » Il était six heures de l’après-midi; le couple impérial était en route depuis le matin, et M. de Bois-Chollet, toujours confiant dans son innocence, ne douta pas qu’il ne dût attribuer son petit déboire à la seule fatigue des voyageurs. Il se crut complètement dédommagé lorsque le soir même on vint lui annoncer qu’il eût à se rendre le lendemain de bonne heure à Alençon avec tout son clergé.

On touchait aux fêtes de la Pentecôte. M. de Bois-Chollet s’imagina qu’il était appelé au chef-lieu du département afin d’y célébrer avec plus de pompe l’office divin en présence de l’empereur et de l’impératrice. L’illusion ne fut pas longue. Napoléon, après avoir reçu à son lever le prince Eugène et le grand-duc de Wurtzbourg, fit entrer M. de Bois-Chollet, et voici le dialogue qui s’établit entre eux, et que rapporte en entier M. Rœderer, présent de sa personne à l’entrevue. « Vous êtes l’évêque de Séez? — Oui, sire. — Je suis très mécontent de vous. Vous êtes le seul évêque sur qui j’aie reçu des plaintes. Vous entretenez ici des divisions. Au lieu de fondre les partis, vous distinguez encore entre les constitutionnels et les inconstitutionnels. Il n’y a plus que vous en France qui se conduise ainsi. Vous voulez la guerre civile. Vous l’avez déjà faite; vous avez trempé vos mains dans le sang français. Je vous ai pardonné, et vous ne pardonnez pas aux autres, misérable! Votre diocèse est le seul en désordre. — Sire, tout y est très bien. — Vous avez fait une circulaire très mauvaise. — Je l’ai changée. — Je vous ai fait venir à Paris pour vous montrer mon mécontentement, et rien ne vous corrige. Vous êtes un mauvais sujet ! Donnez votre démission sur l’heure. — Sire... — Qu’on mette tout de suite la main sur les papiers de ses secrétaires, » dit l’empereur en se retournant vers le préfet. L’évêque sortit alors, et le préfet avec lui. Napoléon était fort ému; il congédia les personnes du lever sans parler à aucune d’elles, et tout le monde se retira[5].

Quelques heures après, l’empereur faisait appeler dans son cabinet les grands-vicaires et les chanoines du chapitre de Séez. Ces messieurs trouvèrent en entrant Napoléon les genoux appuyés sur une chaise dont il tenait le dossier entre ses mains, ce qui était chez lui une attitude assez habituelle. Ils s’apprêtaient à intercéder humblement en faveur de leur évêque disgracié, lorsque l’empereur entama derechef devant eux l’une de ces scènes à la fois préméditées et violentes dans lesquelles il paraissait se complaire plus que jamais, et dont les détails, restés longtemps gravés dans la mémoire des prêtres de ce diocèse qui en furent les témoins consternés, ont été depuis maintes fois racontés à plus d’un auditeur encore vivant aujourd’hui. La victime dont l’empereur avait fait choix était un simple curé de paroisse nommé grand-vicaire honoraire par M. de Bois-Chollet, un prêtre d’une grande vertu, célèbre par sa science canonique, et qui passait pour le modèle des ecclésiastiques de son diocèse. Toujours appuyé sur sa chaise et sans les saluer, l’empereur, apostrophant brusquement les chanoines à peine introduits, leur demanda d’une voix brève : « Quel est parmi vous celui qui conduit votre évêque, lequel d’ailleurs n’est qu’une bête? » Un de ces prêtres désigna M. Le Gallois. « Ah ! c’est donc vous? Et pourquoi ne lui avez-vous pas conseillé d’assister au mariage des rosières? » M. Le Gallois, un peu troublé, mais surtout étonné de la question, regarda d’abord l’empereur, dont les yeux semblaient lui faire signe de se dépêcher de parler. « Sire, j’étais absent au mariage de ces rosières. — Pourquoi avez-vous fait faire à votre évêque cette circulaire au sujet des fêtes supprimées? — Sire, j’étais encore absent, et, pour dire la vérité tout entière, aussitôt que j’en ai eu connaissance, je me suis rendu à Séez pour conseiller une circulaire tout opposée qui a effectivement paru. — F...! où étiez-vous donc? — Dans ma famille. — Comment, avec un évêque pareil, qui n’est qu’une f... bête, étiez-vous si souvent absent? Et qui donc alors gouvernait le diocèse? Et pourquoi vous êtes-vous rendu auprès d’un évêque comme ça pour être son grand-vicaire? — Sire, j’ai obéi à mes supérieurs; tout ecclésiastique doit obéissance à ses supérieurs. — Êtes-vous bon gallican? — Oui, sire, et peut-être un des plus prononcés de votre empire[6]. »

Ces derniers mots semblèrent adoucir quelque peu l’empereur, et il congédia M. Le Gallois et ses collègues du chapitre plus gracieusement qu’il ne les avait d’abord reçus. Cependant, tandis que l’empereur retenait chez lui l’évêque de Séez et son grand-vicaire, des agens du préfet s’étaient rendus à leur domicile et avaient fait main basse sur tous leurs papiers. On n’y découvrit rien qui pût donner prétexte à la moindre poursuite. N’importe, l’empereur avait menacé M. de Bois-Chollet; il fallait à tout le moins que le prélat consentît à se démettre de lui-même. A cet effet, l’un des principaux officiers du palais se transporta chez lui de la part de l’empereur, et lui signifia qu’il n’avait plus désormais d’autre parti à prendre. L’évêque de Séez se résigna, mais non pas sans souffrance. La seule plainte qu’il se permit avait quelque chose de touchant. « Hélas! s’écria-t-il, la foudre m’a frappé, et, comme les vieux arbres qu’elle atteint, je ne m’en relèverai jamais. » Trois mois plus tard, une attaque de paralysie le mettait aux portes du tombeau, et bientôt il mourait, avant qu’une année se fût écoulée depuis la scène d’Alençon[7].

Quant à M. Le Gallois, quarante-huit heures après son entrevue avec l’empereur, il fut arrêté dans le palais épiscopal et amené entre deux gendarmes à la prison d’Alençon. De là, conduit de brigade en brigade jusqu’à la Force, à Paris, il y fut retenu onze jours au secret. L’officier de police chargé d’interroger M. Le Gallois se trouvait être neveu d’un curé de l’Orne qui avait autrefois desservi une paroisse voisine de celle de l’abbé Le Gallois. Le délégué du ministre de la police n’avait jamais entendu son oncle parler qu’avec éloge du grand-vicaire de Séez. « Ah! vous jouissiez dans ce temps-là d’une bonne réputation, dit l’officier de police. — Mais je ne vois pas pourquoi, par le temps qui court, vous concluez que je l’ai perdue parce que je comparais devant vous. » Cette réponse du prévenu mortifia un peu son interrogateur. Après avoir compulsé tous les papiers qu’il avait reçus directement de Séez et recueilli sur le compte de M. Le Gallois les renseignemens les plus détaillés, qui concordaient tous à le représenter comme un prêtre fort paisible, le ministre de la police témoigna beaucoup de surprise de cette arrestation, qu’il imputait surtout à la secrète malveillance des autorités locales du département de l’Orne contre le pauvre grand-vicaire. Il assura donc M. Le Gallois que, toutes les imputations dont il était l’objet ayant été reconnues sans fondement, son affaire ne pouvait avoir aucune suite fâcheuse. Il avait rédigé sur son compte un rapport favorable, et l’empereur sans doute le ferait prochainement relâcher. Il n’en fut rien. C’était un parti-pris maintenant de la part de Napoléon de se montrer plus rigoureux à l’égard des hommes d’église que ne l’étaient ses propres agens livrés à eux-mêmes. Loin de se laisser fléchir, il bâtonna avec colère et à grands traits de plume le rapport de son ministre. Le grief de Napoléon contre le grand-vicaire de Séez se trouvait justement être tout l’opposé de celui qu’il venait de mettre en avant contre l’évêque de ce même diocèse. « Ce chanoine a trop d’esprit, s’écria-t-il, c’est un homme dangereux; qu’on le mette à Vincennes[8]. » M. Le Gallois y passa en effet neuf mois. Cruellement atteint d’une attaque de paralysie, il n’obtint d’en sortir que pour être détenu dans la maison de santé où étaient alors enfermés les deux MM. de Polignac, et la chute de l’empire mit seule fin à sa captivité.

On se demande quel profit l’empereur pensait tirer, à la veille de la réunion du concile, de ces mesures impitoyables. Le clergé français, devenu peut-être un peu froid à son égard depuis la captivité de Pie VII, ne lui était au fond nullement hostile. D’adversaires déclarés ou même sourdement malveillans, il n’en comptait point parmi les ecclésiastiques de France qui jouissaient de tant soit peu de réputation dans leur corps ou de quelque influence sur le gros des populations. En se proposant d’intimider aussi inutilement tout un monde qui ne songeait guère à lui résister, Napoléon réussissait uniquement à y susciter des inquiétudes et des ombrages que plus tard il ne devait plus être en mesure de calmer entièrement. Sa conduite n’était donc en cette circonstance ni sage, ni prudente, ni habile. Pouvait-il s’imaginer qu’il avait besoin de faire acte de brutale omnipotence, de frapper de terreur les futurs membres du concile par la destitution de l’évêque de Séez, le souverain qui n’avait pas regardé, il y avait un an à peine, à dépouiller de la pourpre treize membres du sacré-collège, qui venait de jeter trois d’entre eux dans le donjon de Vincennes, et de placer sous la surveillance de sa police un si grand nombre de prélats amenés de l’autre côté des Alpes dans ses provinces de France avec l’escorte de la gendarmerie? Comment, s’il n’avait perdu le juste sentiment de sa véritable situation, l’empereur ne comprenait-il pas qu’il avait en ce moment beaucoup plus besoin de rassurer les hommes d’église que de les épouvanter? Les timides prélats qui arrivaient maintenant de toutes parts dans la capitale étaient animés sans doute des meilleures intentions; mais ils étaient inquiets, et ne savaient pas bien au juste ce qu’attendait d’eux le maître redoutable dont ils n’avaient jamais ouï prononcer le nom dans leurs lointains diocèses qu’avec une émotion mêlée à dose presque égale d’admiration et d’effroi. Par suite des derniers actes du chef de l’empire, c’était l’effroi qui menaçait de l’emporter aujourd’hui, et cet effroi, alors même qu’il se trahissait par des préoccupations peut-être un peu exagérées ou parfois puériles, l’empereur en était personnellement responsable. Doué de plus de zèle que de sagacité, son ministre de la police, le duc de Rovigo, faisait donc involontairement, comme l’événement l’a prouvé, la plus sanglante injure à son maître lorsque, d’un ton qu’il croyait agréable et qui n’était que sinistre dans sa bouche, il se raillait de la poltronnerie des évêques qui faisaient leur testament ou se recommandaient aux prières des fidèles de leurs diocèses avant de se rendre au concile de Paris.

Comme s’il ne lui suffisait pas en ce moment d’indisposer contre lui l’ensemble du clergé français, l’empereur, de plus en plus gouverné par ses fantaisies, ne crut pas inopportun de blesser profondément l’un des prélats les plus distingués de son empire, pour lequel il avait eu jusqu’alors les attentions les plus recherchées, dont la scrupuleuse fidélité ne faisait pas doute à ses propres yeux, et qui était destiné à jouer dans le prochain concile un rôle fort considérable. Nous voulons parler de l’abbé de Broglie, évêque de Gand.

Maurice de Broglie, second fils du maréchal de Broglie, frère du maréchal-de-camp qui commanda en 92 l’une des brigades de l’armée du Rhin et périt plus tard sur l’échafaud, avait été à cause de sa frêle constitution destiné de bonne heure par sa famille à la carrière ecclésiastique. Entré sans vocation bien particulière au séminaire de Saint-Sulpice, il était sorti de cette forte école sincèrement imbu des principes de la religion catholique et très versé dans les sciences sacrées. Ses tendances politiques, entièrement favorables au mouvement de 1789, le rapprochaient des opinions de son frère, qui siégeait à l’assemblée nationale dans les rangs de la minorité de la noblesse, beaucoup plus que de celles du vieux maréchal, sorti de bonne heure de France, et à qui le jeune séminariste, plein d’une ardeur civique, n’avait pas craint d’adresser une lettre chaleureuse pour le conjurer de rentrer dans sa patrie. Ce fut lui au contraire qui, par suite du triomphe du parti exalté, avait été obligé d’aller rejoindre son père en Allemagne. Il y avait reçu la prêtrise, et jouissait de la prévôté du chapitre de Posen, que lui avait conférée le roi Guillaume de Prusse, lorsqu’ après la mort du maréchal il fut soudain rappelé en France par les offres brillantes qui venaient le trouver au fond de la Poméranie de la part du fondateur de la dynastie impériale. Attentif à décorer son nouveau trône de l’éclat des noms choisis parmi les illustrations de l’ancienne cour, Napoléon avait nommé le prince Maurice de Broglie aumônier de sa chapelle, se réservant de lui donner prochainement un siège épiscopal. Ce fut d’abord l’évêché d’Acqui en Piémont; mais, le séjour d’une ville voisine des Alpes étant funeste à la santé débile de M. de Broglie, Napoléon l’avait bientôt après appelé au siège beaucoup plus important et beaucoup plus recherché de Gand. M. de Broglie n’avait point été insensible à de si gracieux procédés. Ses lettres adressées à d’intimes amis témoignent que depuis 1804 jusqu’en 1809, époque de la captivité du saint-père, le titulaire du siège de Gand, quoique attristé par les façons d’agir de plus en plus impérieuses que le souverain auquel il s’était rallié appliquait au gouvernement des affaires de la religion, n’en était pas moins resté sincèrement attaché par principes et par goût au régime qui avait reçu ses sermens. La prise de possession de Rome et la séquestration du pape, sans avoir altéré sa fidélité politique, sans avoir provoqué de sa part aucune bruyante protestation, lui avaient toutefois donné beaucoup à réfléchir. M. de Broglie, avec des formes extrêmement douces, avait l’esprit ferme, le caractère plutôt rigide, et mettait un grand soin à conformer logiquement les moindres actes de sa vie aux scrupules peut-être un peu raffinés de sa conscience. Si c’était un tort, il devait alors paraître d’autant plus fâcheux qu’il était plus rare. L’empereur venait à cette époque de nommer l’évêque de Gand membre de la Légion d’honneur. Or il fallait prêter en cette qualité un serment dont la teneur imposait au récipiendaire l’obligation d’observer les lois de l’empire, et notamment celles « sur l’intégrité de son territoire. » Dans l’opinion de M. de Broglie, les derniers mots de cette formule semblaient impliquer la reconnaissance de l’usurpation des états du saint-siège. C’était là, pensait-il, un acte qui ne pouvait être exigé d’un évêque. Il rédigea dans ce sens un mémoire qu’il adressa au grand-chancelier avec prière de le mettre sous les yeux du chef de l’état. Le refus de prêter un serment exigé de tous les membres de l’ordre et la nature des motifs invoqués par son aumônier irritèrent profondément Napoléon. Il voulut voir M. de Broglie, se proposant d’essayer sur lui les forces de sa dialectique et la puissance de son ascendant personnel. Il croyait d’autant mieux y réussir que les courtoises manières de l’évêque de Gand lui avaient plus complètement dérobé ce qu’il y avait au fond de son caractère d’immuable opiniâtreté. M. de Broglie, sans entrer dans aucune discussion, pria l’empereur de vouloir bien l’excuser et d’avoir la bonté d’admettre ses raisons; il avait consulté sa conscience, et sa conscience ne lui permettait décidément pas de prêter le serment en question. « Eh bien! monsieur, votre conscience n’est qu’une sotte, répondit Napoléon en tournant le dos à son interlocuteur[9]. » C’était s’aliéner par des paroles gratuitement blessantes un prélat consciencieux qui, sans arrière-pensée, suivait alors ce qu’il croyait être pour lui la ligne du devoir. Au point de vue politique, les scrupules de l’évêque de Gand, alors même qu’il les trouvait mal fondés, auraient dû être d’autant plus respectés par l’empereur qu’il allait bientôt fournir à ce même prélat d’autres griefs qui n’avaient rien de spécieux, et qui risquaient d’être plus facilement partagés par les autres membres de l’épiscopat.

Tandis que l’empereur faisait successivement à l’évêque de Séez, à M. Le Gallois et à M. de Broglie les scènes que nous venons de raconter, son oncle le cardinal Fesch donnait de son côté aux prélats du concile national, déjà arrivés à Paris, et qu’il réunissait presque tous les soirs dans son magnifique hôtel de la rue du Mont-Blanc, un spectacle presque aussi extraordinaire, et les surprenait par l’étrangeté de ses prétentions. Tous ces messieurs étaient facilement tombés d’accord qu’à lui seul devaient naturellement revenir les fonctions de président du concile, et chacun s’apprêtait à lui donner sa voix, en considération non-seulement de son zèle incontestable pour la religion, mais à cause des avantages qui résulteraient pour l’assemblée elle-même de sa position personnelle vis-à-vis du souverain. A la stupéfaction générale, il se trouva que le cardinal ne l’entendait pas ainsi. Il se refusa obstinément à ce mode d’élection, prétendant que la présidence lui appartenait de droit, comme au primat des Gaules et à l’archevêque de l’église de France la plus ancienne et la plus qualifiée. En vain le cardinal Cambacérès lui représenta que depuis le concordat tous les sièges épiscopaux de France étaient égaux, et dataient de la même origine ; le cardinal Fesch n’en voulut absolument point démordre, et, avec une sorte d’âpreté à laquelle personne ne comprit jamais rien, persista à rejeter l’honorable témoignage de confiance que lui offraient ses collègues pour revendiquer uniquement ce qu’il appelait son droit. Plus raisonnables que lui, les évêques finirent par céder. Par une anomalie singulière, et comme si rien ne devait être parfaitement correct dans ce concile. Napoléon, à qui déplaisait cette prétention de son oncle, et qui ne se souciait pas de reconnaître à aucune église de France le privilège d’une sorte de prééminence officielle, jugea convenable, lorsqu’il décerna plus tard par décret la présidence au cardinal Fesch, de motiver sa nomination sur le prétendu choix du concile[10].

Au nombre des questions qui se traitèrent également dans les conférences particulières tenues chez le cardinal Fesch, il faut noter une discussion assez vive à propos du sceau que le concile adopterait pour l’apposer à ses actes. Fallait-il ou ne fallait-il pas que la croix, qui devait tout naturellement former le fond des armes d’une pareille assemblée, fût placée sur un champ d’abeilles? L’évêque de Gand soutint que la croix seule suffirait sans les abeilles; plusieurs de ses collègues tenaient au contraire aux abeilles. On les mit aux voix, mais elles ne passèrent pas. C’était un peu singulier. Ce qui le fut davantage, c’est que peu de jours après on n’en lisait pas moins dans le cérémonial imprimé pour servir au concile : « Le sceau du concile portera une croix tréflée et rayonnante sur un champ d’abeilles[11]. »

Après cette discussion un peu puérile, il fut question de charger une commission de recueillir les griefs dont l’église avait à se plaindre de la part de l’autorité civile; mais, le concile une fois ouvert, on n’entendit plus parler de cette proposition. « Ce n’était pas pour s’occuper d’un pareil soin qu’il avait été convoqué, » remarque assez tristement le véridique M. Jauffret. Ajoutons que la composition même du futur concile laissait singulièrement à désirer, et ne justifiait à aucun point de vue son titre de concile national. Appliquée à la France, cette dénomination manquait de vérité, car les évêques italiens s’y trouvaient également convoqués. Elle n’était pas plus juste en ce qui regardait la France et l’Italie réunies et considérées comme ne formant plus qu’un seul empire, car les évêques d’outre-monts étaient alors en partie emprisonnés, en partie éloignés de leurs sièges. Quoique les provinces italiennes soumises à la domination française comptassent 152 sièges épiscopaux, il n’y eut que 42 de ces prélats qui assistèrent aux délibérations du concile. Parmi les évêques de France, presque tous au contraire furent présens, à l’exception des titulaires des sièges du Mans et de La Rochelle, retenus chez eux par leurs infirmités. L’archevêque de Bourges venait de mourir. L’évêque de Séez n’avait point été convoqué parce que l’empereur lui avait fait donner sa démission. Au jour de l’ouverture définitive du concile, c’est-à-dire le 17 juin, les membres se trouvaient donc au nombre de 95, ne représentant pas en réalité la moitié des sièges réunis de l’église de France et d’Italie.


II.

Le 17 juin 1811 à huit heures du matin, les prélats convoqués se réunirent dans les salles de l’archevêché de Paris ; ils étaient tous revêtus de leurs habits épiscopaux, en chape et en mitre. Précédés par le chapitre métropolitain, ils s’acheminèrent processionnellement vers l’église de Notre-Dame, traversant sur leur passage une foule plus curieuse peut-être que recueillie. Ils étaient, comme nous l’avons dit, au nombre de quatre-vingt-quinze, — six cardinaux, huit archevêques et quatre-vingt-un évêques, — sans compter neuf ecclésiastiques pourvus de sièges épiscopaux par l’empereur, mais non encore institués par le pape. La grande nef de Notre-Dame était avant leur arrivée déjà remplie. Grand nombre de fonctionnaires s’y étaient rendus, mais privément et sans porter leur costume officiel ; cette ouverture du concile était tout à fait publique. Elle constituait ce que les écrivains ecclésiastiques ont coutume d’appeler la première session du concile de 1811. D’après les traditions de l’église catholique, ces sessions doivent en effet se tenir toutes portes ouvertes. Lors de la dernière session du concile, ou bien quand il importe de proclamer immédiatement quelque résolution arrêtée par la docte assemblée, c’est l’usage qu’un des prélats monte en chaire et donne lecture à haute voix, et le plus souvent en latin, des déclarations votées dans les congrégations générales, où le public n’est pas admis, et au sein desquelles les discussions ont eu lieu préalablement, loin des oreilles du vulgaire[12]. Il avait paru sage, même autrefois, de ne pas trop initier les fidèles aux hésitations qui pourraient se produire entre les pères du concile. Cette utile précaution avait pour résultat d’ajouter à l’autorité des opinions dont l’orthodoxie était solennellement proclamée le prestige d’une unanimité apparente. Rien ne manquait donc dans les siècles passés au dramatique effet de ces assises extraordinaires de l’église. L’importance en était encore singulièrement accrue par l’émotion des spectateurs de toutes classes, particulièrement des masses populaires, alors si ardentes à prendre part aux débats religieux, et qui attendaient avec une anxiété fiévreuse la publication des sentences dont la teneur définitive allait décider des controverses du jour, donner tort aux uns, raison aux autres, et servir désormais de règle incontestée aux croyances de tous. S’il n’en était pas tout à fait ainsi dans le Paris de 1811, il ne faudrait pas, sous peine de se beaucoup méprendre, s’imaginer non plus que le concile national se soit ouvert au milieu de l’indifférence générale. Rien de moins vrai. Ceux-là seuls l’affirmeront peut-être un jour qui se complairont à vouloir prendre l’histoire toute faite dans les colonnes du Moniteur. Dans le Moniteur, à peine découvre-t-on en effet de temps à autre quelques mots assez brefs et parfois inexacts sur ce qui s’est passé à l’assemblée des prélats réunis le 17 juin dans l’église de Notre-Dame. En revanche on y trouve force détails sur la session du corps législatif, que Napoléon, par une singulière coïncidence, venait précisément d’ouvrir en personne la veille même du concile. Comment les rédacteurs de la feuille gouvernementale auraient-ils pu convenablement admettre que la pensée de la France se fût assez distraite de la personne de l’empereur pour avoir, fût-ce un seul jour, tourné de préférence ses regards du côté de l’ancienne basilique de Paris, qui ne fut pas en cette occasion honorée de sa présence, plutôt que vers le palais du corps législatif, où la cour entière venait de se rendre en grande pompe? Le 16 juin 1811 à midi, le canon des Invalides avait en effet ébranlé tout Paris au moment où le cortège impérial quittait les Tuileries pour se rendre à la salle du Palais-Bourbon, et de nouveau il avait retenti quand le chef de l’état eut achevé de prononcer les derniers mots adressés du haut de son trône à ceux que la constitution d’alors appelait les représentans du pays. De l’avis des écrivains du Moniteur, voilà quelles étaient les seules paroles que la nation fût avide d’entendre. Que lui importait en comparaison tout le reste? C’est pourquoi la feuille officielle prenait grand soin de donner scrupuleusement, avec le texte du discours de Napoléon, le récit détaillé de l’enthousiasme qu’il avait partout excité sur son passage, enthousiasme si prodigieux qu’il s’était prolongé le soir sous les fenêtres de son impériale demeure, mais qui fut surtout porté à son comble « quand l’orchestre des Tuileries se mit à exécuter l’ouverture de la Clémence de Titus, le pas des Scythes de Sémiramis, terminés par le fameux vivat ! auquel se sont mêlés les cris et les applaudissemens de la foule répandue dans le jardin[13].» Après avoir entretenu le public de France et d’Europe d’incidens aussi considérables, quelle chance restait-il de l’intéresser aux affaires du concile national? Il n’y aurait probablement prêté qu’une oreille trop distraite, et par égard sans doute pour l’auguste assemblée Napoléon ordonna qu’on n’en fît pas la moindre mention. Disons la simple vérité. Le chef de l’état n’avait pas eu lieu d’être satisfait de l’impression produite sur l’opinion par les deux journées du 16 et du 17 juin 1811. La cérémonie religieuse avait éclipsé la séance législative, et ni l’une ni l’autre n’avait tourné au profit de la politique impériale; c’est pourquoi le Moniteur avait eu l’ordre de se renfermer dans un silence absolu.

Pour s’expliquer l’échec éprouvé par l’empereur et le dépit qu’il en ressentit, il faut se reporter en imagination à l’époque dont nous cherchons à reproduire la véritable physionomie, et se rappeler l’état d’ambitieuse attente où les esprits étaient continuellement tenus sous le premier empire par un chef qui avait pris systématiquement l’habitude de préparer chaque année pour ses sujets émerveillés les plus beaux coups de théâtre. On savait un peu vaguement à Paris, mais enfin on savait que trois évêques des plus distingués avaient été mystérieusement envoyés à Savone auprès du saint-père. Tout le monde espérait donc qu’ils avaient réussi dans leur mission, et pour leur compte les catholiques les plus dévoués à l’empire ne se permettaient pas d’en douter. Loin d’en être ébranlée, leur confiance avait encore redoublé quand ils avaient vu l’ouverture du concile retardée de quelques jours afin de coïncider à un jour près avec celle de la session législative. Nulle incertitude n’était plus possible. Il devenait manifeste aux yeux de ses admirateurs passionnés que le grand conquérant qui venait de donner la paix politique au continent par son mariage avec une archiduchesse autrichienne se proposait de rendre aussi la paix aux consciences par un heureux accord avec le souverain pontife. Quoi de plus naturel, si, comme cela était son droit évident et sa juste récompense, il s’était réservé la joie légitime d’annoncer en même temps une si bonne nouvelle aux représentans de la nation et à ceux de l’église? Telle était la confiance générale. Il faut s’en figurer la surprenante ingénuité pour comprendre combien la déception fut amère, quand d’une voix rude et saccadée l’empereur se mit à parler dans son discours officiel de l’état présent des affaires religieuses. Pour la première fois il faisait part au corps législatif du parti qu’il avait pris de confisquer les états du saint-siège et de les réunir à son empire. De l’arrestation de Pie VII à Rome, de sa captivité à Savone, pas un mot. Apparemment ceux auxquels il s’adressait n’en devaient rien savoir. Du concile, pas davantage. Cela ne les regardait pas. Cependant il était bien difficile de ne pas prononcer le nom du pape; mais alors comment s’exprimer sur son compte? D’après les propres termes de M. de Barral, que nos lecteurs n’ont peut-être pas entièrement oubliés, jamais le saint-père n’avait parlé du passé qu’avec modération et de l’empereur lui-même qu’avec affection. Voici en revanche dans quel langage hautain Napoléon n’hésita point à s’exprimer sur les questions pendantes et sur le malheureux pape réduit, dans sa captivité, à l’état déplorable que signalaient en ce moment les dépêches du préfet de Montenotte. « Les affaires de la religion, disait Napoléon, ont été trop souvent mêlées et sacrifiées aux intérêts d’un état du troisième ordre. Si la moitié de l’Europe s’est séparée de l’église de Rome, on peut l’attribuer spécialement à la contradiction qui n’a cessé d’exister entre les vérités et les principes de la religion, qui sont pour tout l’univers, et des prétentions et des intérêts qui ne regardent qu’un très petit coin de l’Italie. J’ai mis fin à ce scandale pour toujours. J’ai réuni Rome à l’empire. J’ai accordé des palais aux papes à Rome et à Paris. S’ils ont à cœur les intérêts de la religion, ils voudront séjourner souvent au centre des affaires de la chrétienté. C’est ainsi que saint Pierre préféra Rome au séjour même de la terre-sainte[14]. » Ces altières paroles, qui montraient l’empereur plus que jamais obstiné à la poursuite de ses projets de domination spirituelle, ne pouvaient manquer d’avoir un pénible retentissement auprès des membres du concile, et dès le lendemain le contre-coup s’en fit sentir.

Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, la première réunion des prélats convoquée à Notre-Dame était une réunion tout officielle, de pure forme pour ainsi dire, mais publique. Il ne devait s’y produire aucune discussion; à plus forte raison aucune décision ne pouvait-elle en émaner. Toutefois, dans cette occasion comme toujours, on s’aperçut bien qu’une assemblée, quelle qu’elle soit, fût-elle composée d’ecclésiastiques les moins expérimentés, les plus timides, et n’importe dans quel lieu, fût-ce en pleine cathédrale pendant la célébration des offices divins, sait trouver les moyens, quand la publicité ne lui fait pas défaut, de révéler au dehors les sentimens dont elle est agitée. Napoléon avait du haut de son trône affirmé devant l’Europe et la France, dans un style qui sentait son empereur byzantin, la prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir spirituel. Eh bien! l’Europe et la France entendraient aussi affirmer du haut des marches de l’autel les droits du pape à l’obéissance de tous les membres de son église. Quels furent les promoteurs de cette résolution hardie? Il serait difficile de le dire aujourd’hui, et peut-être n’y eut-il en effet personne qui ait pu alors en revendiquer particulièrement l’initiative. C’est le propre des assemblées qu’il y règne par esprit de corps une sorte de courage collectif bien supérieur au courage individuel de chacun des membres, et souvent on les voit se lancer tous ensemble dans des aventures devant lesquelles, laissé à lui-même, le plus résolu d’entre eux aurait probablement reculé.

La manifestation religieuse si peu préméditée, et peut-être faudrait-il ajouter à peu près involontaire, que les évêques opposèrent à la déclaration politique de l’empereur n’avait en réalité aucun chef. Ce fut le hasard qui lui donna pour principaux organes le cardinal Fesch, le propre oncle de l’empereur, M. de Boulogne, évêque de Troyes, dont les harangues adulatrices avaient tant de fois charmé les habitués de la chapelle des Tuileries, et le respectable archevêque de Bordeaux, M. d’Aviau, l’homme le plus étranger aux passions des partis. En sa qualité de président du concile, le cardinal Fesch avait dû officier pontificalement, et, sur la désignation de ses collègues, M. de Boulogne avait été chargé de prononcer le sermon d’usage, dont il avait préalablement donné connaissance à quelques membres du concile, particulièrement au président. Le cardinal l’avait aussitôt porté lui-même à l’empereur; mais celui-ci, d’ordinaire fort attentif à regarder aux paroles qui devaient être publiquement débitées en chaire, n’avait pas eu le temps de prendre lecture du discours de M. de Boulogne; il se contenta de demander à son oncle s’il lui en répondait. Le cardinal affirma que deux ou trois passages seulement lui avaient paru pouvoir prêter à de fâcheuses interprétations; il les avait signalés à l’orateur du concile, qui lui avait positivement promis de les supprimer. L’empereur, plein de confiance dans les bonnes dispositions à lui connues de l’évêque de Troyes, se tenait donc pour assuré qu’il ne risquait pas de lire dans le Moniteur, au lendemain de cette cérémonie, aucune phrase qui fût de nature à lui déplaire.

Cependant l’occasion était solennelle. Un imposant auditoire remplissait le chœur de la cathédrale. Les évêques, mitre en tête et leur bâton pastoral à la main, en occupaient toutes les stalles. Au-dessous d’eux étaient assis les ecclésiastiques qui leur servaient de théologiens ou d’aumôniers. Les tribunes supérieures avaient été réservées pour les dames et pour les laïcs de distinction; une foule compacte, débordant jusque sur les bas-côtés, avait envahi la nef immense. Quelle effrayante responsabilité allait peser sur M. de Boulogne, qui passait, non sans raison, pour le premier prédicateur de son temps! Le cardinal Maury, qui s’y connaissait, avait caractérisé la situation du malheureux orateur en s’écriant : « Je ne sais s’il s’en tirera, mais c’est un véritable casse-cou qu’un pareil discours. » Animé par le spectacle qu’il avait sous les yeux, jaloux sans doute de répondre à l’attente générale, ou plutôt peut-être désireux de donner satisfaction à sa conscience de prêtre et de protester, au nom de l’église à laquelle il appartenait, contre le mépris avec lequel elle venait d’être traitée, M. de Boulogne oublia complètement, dans la chaleur de son débit, la promesse faite au cardinal Fesch. Quel ne fut pas l’émoi, la terreur même, nous ne croyons pas qu’il faille ajouter le regret du président du concile et des évêques qui avaient eu connaissance du manuscrit de l’orateur, lorsqu’ils l’entendirent reproduire intégralement la plupart des passages retranchés dans la copie remise à l’empereur ! En des temps ordinaires, sous un gouvernement libre ou seulement modéré, les paroles que nous allons citer n’auraient paru à personne outre-passer les droits de la chaire; mais c’est le signe particulier des époques où l’autorité fait une guerre acharnée à l’expression des idées indépendantes que les plus inoffensives, quand elle n’en peut arrêter le cours, produisent dans le silence universel un effet démesuré. Toute l’assistance était comme suspendue aux lèvres de M. de Boulogne, lorsque vers la fin de son discours, après l’éloge indispensable de Bossuet, avec une émotion visiblement partagée par tous les membres du concile, il se mit à traiter d’une façon générale, mais vive et saisissante, les questions brûlantes qui faisaient alors l’objet de toutes les préoccupations. « Ne peut-il pas y avoir des craintes tellement fondées, des dangers si imminens, des circonstances si hasardées, que l’église de France ne puisse toute seule aviser aux moyens de se sauver elle-même en sauvant son épiscopat? Mais quelle est cette planche qui s’offre à elle pour échapper au naufrage dont elle est menacée? Jusqu’où peut s’étendre la loi des tempéramens? jusqu’où peut-on s’avancer? où doit-on s’arrêter? quelle application peut-on faire des règles anciennes aux difficultés actuelles, et de l’histoire du passé aux conjonctures du présent? comment peut-on céder à l’empire des circonstances sans faire plier les principes? et enfin quelles sont les mesures que suggèrent ici ou la prudence ou le courage, ou la modération ou le zèle, pour faire dans ces grandes occurrences ce qui convient le mieux à l’état ou à l’église?... Voilà, messeigneurs, les hautes questions qui sont offertes à vos lumières, et sur lesquelles vous aurez à prononcer devant l’Europe, qui vous observe, devant l’église, qui vous écoute, devant la postérité, qui nous attend; mais quelle que soit l’issue de vos délibérations, quel que soit le parti que l’intérêt de nos églises pourra nous suggérer, jamais nous n’abandonnerons ces principes immuables qui nous attachent à l’unité, à cette pierre angulaire, à cette clé de la voûte sans laquelle tout l’édifice s’écroulerait sur lui-même. Jamais nous ne nous détacherons de ces premiers anneaux sans lesquels tous les autres se dérouleraient, et ne laisseraient plus rien que confusion, anarchie et ruine. Jamais nous n’oublierons tout ce que nous devons de respect et d’amour à cette église romaine qui nous a engendrés en Jésus-Christ, et qui nous a nourris du lait de la doctrine, à cette chaire auguste que les pères appellent la citadelle de la vérité, et à ce chef suprême de l’épiscopat sans lequel tout l’épiscopat se détruirait lui-même et ne ferait plus que languir comme une branche desséchée du tronc, ou s’agiter au gré des flots comme un vaisseau sans gouvernail et sans pilote. Oui, quelques vicissitudes qu’éprouve le siège de Pierre, quels que soient l’état et la condition de son auguste successeur, toujours nous tiendrons à lui par les liens du respect et de la révérence filiale. Ce siège pourra être déplacé, il ne pourra être détruit. On pourra lui ôter de sa splendeur, on ne pourra pas lui ôter de sa force. Partout où ce siège sera, là tous les autres se réuniront. Partout où ce siège se transportera, tous les catholiques le suivront, parce que partout où il se fixera, là sera la tige de la succession, le centre du gouvernement et le dépôt sacré des traditions apostoliques. Tels sont nos sentimens invariables, que nous proclamons aujourd’hui à la face de l’univers, à la face de toutes nos églises, dont nous portons en ce moment les vœux et dont nous attestons la foi à la face des saints autels et au milieu de cette basilique où nos pères assemblés vinrent plus d’une fois cimenter la paix de l’église et apaiser par leur sagesse des troubles et des différends, hélas! trop ressemblans à ceux qui nous occupent aujourd’hui[15]... »

Cette profession de foi, prononcée d’une voix grave et retentissante, avait jeté dans l’assemblée entière une indicible émotion. L’effet en durait encore lorsque M. Duvoisin, évêque de Nantes, monta en chaire à son tour pour y lire, comme il avait été convenu entre le cardinal Fesch et l’empereur, le décret d’ouverture du concile et le règlement qui devait présider aux délibérations de l’assemblée. Cette première formalité accomplie, l’évêque de Nantes, suivant un autre usage qui est de tradition dans l’église, alla demander individuellement à chacun de ses collègues, en s’arrêtant devant lui, s’il lui plaisait en effet que le concile fût ouvert. Quand son tour fut venu : « Oui, je le veux, répondit l’archevêque de Bordeaux en inclinant la tête, sauf toutefois l’obéissance due au souverain pontife, obéissance à laquelle je m’engage et que je jure. » Une sorte de frémissement se communiqua aux membres du concile quand ils entendirent ces paroles prononcées par M. d’Aviau d’une voix très ferme. Ce n’était encore là qu’une manifestation isolée. Bientôt tous les regards se tournèrent du côté du président du concile, qui, suivi des prêtres officians, se dirigeait vers une espèce d’estrade en forme de trône qui avait été préparée pour lui au milieu même du chœur. Là, se mettant lentement à genoux et plaçant la main droite sur le livre des Évangiles, que ses aumôniers tenaient ouvert devant lui, le cardinal Fesch se mit à prononcer à très haute voix la formule d’un serment prescrit par une ancienne bulle du pape Pie IV. Ce serment renfermait la profession de foi la plus expresse en faveur des droits du saint-siège. « Je reconnais, disait-il, la sainte église catholique, apostolique et romaine, mère et maîtresse de toutes les autres églises; je promets et je jure au pontife romain, successeur de saint Pierre, prince des apôtres et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, une véritable obéissance. »

Ainsi dès le début du concile le propre oncle de l’empereur venait lui-même, par un acte réfléchi et solennel, se lier irrévocablement envers Pie VII, comme l’avait fait avant lui dans l’ardeur de son zèle l’impétueux archevêque de Bordeaux. Ce n’est pas tout. Après avoir prononcé son serment d’obéissance filiale au saint-père, le cardinal Fesch invita les cardinaux, les archevêques et évêques appelés au concile à venir un à un répéter entre ses mains la profession de foi dont il avait donné l’exemple, «S’il arrivait aux prélats, raconte son biographe, l’abbé Lyonnet, aujourd’hui archevêque d’Albi, de ne pas lire assez distinctement la formule prescrite, son éminence les engageait sans ménagemens à reprendre leur symbole. On remarqua surtout, ajoute le pieux écrivain, que sa délicatesse devenait plus grande quand arrivait le tour des anciens constitutionnels ou de ceux dont l’orthodoxie était suspecte[16]. »

A coup sûr, c’était là une suite de manifestations significatives auxquelles l’empereur ne s’attendait guère. Non-seulement elles blessaient son orgueil, mais elles dérangeaient tous ses plans. Comment pourrait-il désormais, si le récit en parvenait jusqu’au saint-père, lui faire incessamment répéter par M. de Chabrol que l’église de France était, sur la question des bulles, entièrement d’accord avec le gouvernement impérial et prête à rompre avec le saint-siège? — Quelle force de résistance Pie VII ne puiserait-il pas dans ces protestations d’inaltérable fidélité qui sortaient comme d’elles-mêmes de la bouche des prélats sur lesquels l’empereur s’était cru jusqu’alors le plus en droit de compter! A tout prix, il fallait empêcher que le bruit de ces scènes scandaleuses ne se répandît au dehors. De là l’ordre donné au Moniteur et aux journaux du temps de garder le silence sur le discours de l’évêque de Troyes et de ne point parler de la prestation du serment d’obéissance au saint-père qui avait inauguré la première session d’un concile solennellement convoqué pour lui ravir au contraire l’une de ses plus importantes prérogatives. L’empereur adopta ce parti, quoiqu’il comprît parfaitement combien il était singulier, de la part de la feuille officielle de l’empire, de ne rien dire de l’ouverture du concile, et de ne pas mentionner, si brièvement que ce fût, les incidens survenus à Notre-Dame devant tant de témoins, incidens qui défrayaient les conversations de tous les salons et de toutes les sacristies de Paris. Son irritation était extrême. Elle se manifesta d’abord par un violent accès de colère contre le cardinal Fesch, qui, au sortir de la cérémonie, fut mandé à Saint-Cloud et traité par son neveu avec la dernière dureté. « Il n’en faisait jamais d’autres, c’était uniquement sa faute. Quelle sottise de sa part de n’avoir rien prévu! Il était doublement coupable. Ou bien il avait lu le manuscrit de M. de Boulogne, et alors comment avait-il fermé les yeux sur tant de passages aussi incendiaires? La France n’avait-elle pas assez souffert des troubles, des divisions, de l’anarchie? Était-il donc besoin d’attiser à nouveau le feu des discordes civiles? Ou bien, s’il ne l’avait pas lu, comment avait-il osé en répondre?... Il fallait avoir le courage de dire la vérité lorsque je vous ai interrogé. Si occupé que je fusse, j’aurais trouvé le temps de lire moi-même ce discours, car vous savez jusqu’où va mon scrupule pour ces sortes de publications. Aussi la responsabilité en retombe tout entière sur vous. » Le cardinal, sincèrement attaché à l’évêque de Troyes, qui était de sa plus intime familiarité, s’efforça de le tirer d’affaire en se montrant plus généreux que véridique, et rejeta sur les hasards d’une soudaine improvisation ce qu’il y avait eu de trop véhément dans certains passages de son discours[17]. » Cette explication du cardinal ne calma qu’à demi l’empereur. Il avait un autre grief non moins sensible à produire. « Cette ridicule cérémonie de la prestation du serment avait-elle aussi été improvisée? et n’était-ce pas lui, le président du concile, qui l’avait traîtreusement imaginée? » Il avait ce serment plus que tout le reste sur le cœur[18] ! Le cardinal s’excusa en alléguant l’usage traditionnel de l’église. Qu’importaient à l’empereur les usages de l’église? Moins confiant que jamais en son oncle, il se promit de tout surveiller dorénavant par lui-même et de prendre bientôt une éclatante revanche contre le concile.

A la fin de la session du 17 juin, dont nous venons de rendre compte, les prélats avaient décidé de se réunir le surlendemain en congrégation générale dans l’une des salles de l’archevêché. Ils étaient de plus convenus que la seconde session aurait lieu le jour de la Saint-Pierre afin de lire solennellement du haut de la chaire de Notre-Dame les décrets du concile; mais cette seconde session n’eut point lieu, les affaires s’étant bientôt tellement brouillées qu’il n’y eut jamais de décrets à publier[19]. Le mercredi 19 juin à dix heures du matin, quand les membres du concile se rendirent à l’archevêché, ils n’y trouvèrent pas leur président. À la sortie de la messe, vers midi, le cardinal Maury leur apprit que le cardinal Fesch avait dû partir précipitamment pour Saint-Cloud, et qu’il leur faisait savoir que la congrégation générale était remise au lendemain. Voici ce qui s’était passé. Napoléon, furieux de ce qui s’était produit le jour de l’ouverture du concile, avait résolu de ne pas laisser le dernier mot aux évêques ; il avait résolu de faire à son tour entendre sa voix, mais en termes si clairs qu’ils fissent à l’instant tomber ces puériles velléités d’opposition. Le plan qu’il avait arrêté avec le cardinal Fesch, maintenant un peu embarrassé de sa précédente attitude, mais d’accord surtout avec les évêques de Nantes et de Trêves, avec le patriarche de Venise, ses confidens intimes, était fort simple. Ne voulant pas se commettre de sa personne avec l’assemblée des prélats, il avait pris le parti d’y faire officiellement intervenir les deux ministres des cultes de France et d’Italie, M. le comte Bigot de Préameneu et M. le comte Marescalchi. Il avait composé, pour le mettre dans leur bouche, un message que ces messieurs devaient lire au début de la première congrégation générale, celle fixée au 19 juin, message destiné à manifester hautement ses volontés[20]. Cependant, quand la teneur du message impérial avait été communiquée au cardinal Fesch, celui-ci en avait été tellement effrayé qu’il avait cru devoir courir en toute hâte à Saint-Cloud pour obtenir au moins quelques modifications. Toujours défiant à son endroit et s’étant bien promis de ne rien céder aux instances de son oncle sans avoir préalablement demandé l’avis des évêques naguère députés à Savone, l’empereur avait fait dire à MM. de Barral, Mannay et Duvoisin de se trouver dès sept heures du matin à Saint-Cloud. Les pourparlers avaient été longs et la discussion comme toujours très orageuse entre l’oncle et le neveu. Napoléon n’avait accordé qu’avec beaucoup d’humeur et de mauvaise grâce de très légers changemens dont le président du concile n’avait paru lui-même qu’à moitié satisfait. C’est ainsi qu’à la grande surprise des prélats, et sans qu’ils en eussent bien pénétré la cause, quoiqu’ils la soupçonnassent assez fâcheuse, la première congrégation générale avait été remise du 19 au 20 juin.

Un sentiment plus vif que celui de la surprise put se lire sur le visage de tous ceux qui n’avaient pas été mis dans le secret quand à l’ouverture de la séance du 20 juin ils virent entrer en costume officiel dans la salle de l’archevêché où siégeait le concile les deux ministres des cultes de France et d’Italie. A peine ces deux personnages avaient-ils pris place à droite et à gauche du président que M. Bigot de Préameneu tira de son portefeuille un décret de l’empereur dont il donna lecture, et qui portait : 1° qu’il agréait le cardinal Fesch pour président, 2° qu’il serait formé un bureau chargé de la police de l’assemblée, et dont les ministres des cultes pour la France et l’Italie feraient nécessairement partie. Cette dernière disposition et les mots malencontreux de police de l’assemblée avaient encore ajouté à l’émotion produite par la présence inattendue des deux ministres. « Dans les premiers siècles, les empereurs chrétiens, remarque judicieusement à cette occasion le savant M. Jauffret, avaient bien coutume d’envoyer aux conciles un ou plusieurs commissaires pour y maintenir la tranquillité et y faire régner le bon ordre; mais depuis longtemps ce soin avait été laissé uniquement à ceux qui les présidaient. Il était donc évident qu’en faisant revivre un tel usage le chef du gouvernement avait moins en vue de protéger les délibérations du concile que d’influer sur ses décisions[21]. » Aucun des prélats ne s’y trompa; aussi quand le cardinal Fesch, d’accord avec son neveu, proposa de garder, pour former le bureau voulu par le décret, les évêques qu’il avait précédemment chargés de ce soin, il y eut quelque agitation dans l’assemblée. M. de Broglie ayant insisté pour que les membres du concile procédassent eux-mêmes à cette élection, sa proposition fut presque unanimement adoptée, et les choix, quoique n’ayant rien d’exclusif, ne tombèrent pas tous, il s’en fallut de beaucoup, sur les prélats les plus agréables à la cour[22]. Ces divers scrutins avaient pris quelque temps. Il était quatre heures lorsque le ministre des cultes de France prit enfin la parole pour lire le message impérial. La plupart des auteurs ecclésiastiques ont voulu donner à entendre que cette harangue avait été l’œuvre personnelle de M. Bigot de Préameneu, car c’est leur préoccupation constante de décharger la mémoire de Napoléon de la responsabilité de tous les actes qu’ils réprouvent. Ils les portent incessamment au compte de ses ministres, qu’ils représentent comme l’ayant poussé bien malgré lui dans des voies qui n’étaient pas naturellement les siennes. À les en croire, on arriverait à se figurer que, dans les affaires qui concernaient la religion, le chef du grand empire a été toute sa vie inspiré, conduit, gouverné, peu s’en faut qu’ils ne disent opprimé, par les redoutables philosophes de son conseil d’état. Une lettre de Napoléon en date du 18 juin, lettre que nous avons déjà citée, suffirait à elle seule pour démontrer qu’il a été l’unique auteur de la harangue débitée par M. Bigot de Préameneu ; mais les éditeurs de la correspondance impériale ont levé eux-mêmes toute espèce de doute en insérant textuellement ce discours à sa date dans leur collection officielle. Ne l’eussent-ils point fait, il aurait suffi, pour dissiper toute incertitude à cet égard, de lire attentivement l’exposé qui s’y trouve des démêlés survenus entre le gouvernement français et la cour de Rome. Non-seulement c’est le même fonds de récit, marqué des mêmes traits que nous avons déjà tant de fois signalés dans les manifestes émanés de l’empereur ; c’est aussi le même sans-façon à dénaturer des événemens connus de tous, ce sont les mêmes omissions singulières à l’égard des faits qui le gênent, et surtout les mêmes accusations injurieuses reproduites exactement dans les mêmes termes. Ce qui était nouveau de sa part, maladroit au point de vue politique, choquant surtout, à ne tenir compte que des simples convenances, c’était de parler comme on le faisait du chef de leur église à des prélats rassemblés en concile. Quelle ne dut pas être la stupéfaction des pieux assistans lorsqu’ils entendirent le ministre de l’empereur commencer la longue énumération des griefs de son maître ! La liste en était dressée en termes amers, et rien n’y était oublié.

« En 1807, le pape, mal conseillé, avait voulu tenir le royaume d’Italie en fermentation en agitant les consciences. C’était la victoire de Friedland qui l’avait obligé à concéder l’institution canonique aux prélats italiens nommés par l’empereur[23]… » Des discussions temporelles étant survenues entre l’empereur et le pape, celui-ci avait voulu chercher un moyen de triompher dans ces discussions par un refus absolu des bulles d’institution. Des brefs du saint-père aux chapitres de Paris, de Florence et d’Asti leur avaient défendu de donner des pouvoirs aux évêques que l’empereur et roi avait nommés, et par ce moyen le pape avait essayé de susciter des troubles dans l’église et dans l’état. Les chapitres de l’empire et ceux du royaume d’Italie avaient unanimement et de la manière la plus solennelle professé une doctrine contraire à ces bulles, qui, rédigées comme aux temps désastreux de Grégoire VII, avaient excité l’indignation générale... Après avoir ainsi à son point de vue exposé aux évêques les événemens accomplis, l’empereur, qui ne touchait pas un mot de l’enlèvement du pape de Rome, ni de sa captivité à Savone, qui venait d’acheter à beaux deniers comptans le médecin du pape et d’arracher à celui-ci l’arrangement éphémère qu’il se réservait, suivant ses convenances, de produire à la lumière ou d’ensevelir dans le silence, l’empereur, qui avait déjà dans une occasion précédente accusé publiquement Pie VII de susciter contre lui des Ravaillac et des Damien[24], ne craignait pas de dénoncer au concile par la voix de M. Bigot ce qu’il appelait les sinistres projets de son malheureux prisonnier, en se hâtant toutefois de dire que ces sinistres projets « avaient été rendus nuls par la fermeté des chapitres à maintenir leur droit et par le bon esprit des populations, habituées à ne respecter que les autorités légitimes[25]. »

Cette vive apostrophe fut comme à l’ordinaire suivie par une déclaration péremptoire des volontés de l’empereur, volontés signifiées avec apparat aux membres du concile afin qu’ils se gardassent bien de n’y pas conformer scrupuleusement leurs prochaines décisions. « Sa majesté leur faisait donc savoir qu’elle ne souffrirait jamais qu’en France, comme en Allemagne, la cour de Rome exerçât à la vacance des sièges aucune influence par des vicaires apostoliques, parce que, suivant l’impérial théologien, la religion chrétienne étant nécessaire aux fidèles et à l’état, son existence serait compromise dans les pays où des vicaires que le gouvernement ne reconnaîtrait pas seraient chargés de la direction des fidèles... La religion catholique ne serait plus en effet uniforme et dès lors universelle, s’il dépendait des papes d’en interrompre et d’en intervertir le régime essentiel. Tout ce que les Anglais et d’autres peuples ont dit de l’incompatibilité de la religion catholique avec l’indépendance des gouvernemens lui serait alors justement appliqué. L’empereur entendait d’ailleurs protéger la religion de ses pères et la conserver, et cependant ce ne serait plus la même religion, si elle n’avait plus d’évêques, et si un seul prétendait se substituer au pouvoir de tous. Sa majesté voulait donc, comme empereur et roi, comme protecteur de l’église, comme père de ses peuples, que les évêques fussent institués suivant les formes antérieures au concordat, sans que jamais un siège pût vaquer au-delà de trois mois, temps plus que suffisant pour un remplacement... Sa majesté n’entendait pas que les ennemis de son gouvernement voulussent se servir de la religion pour troubler l’état, ni qu’ils prêchassent une fausse doctrine, ni qu’ils alarmassent la conscience de ses sujets, ni qu’ils cherchassent à détruire l’épiscopat, et que par des intérêts temporels ils apportassent ainsi des ébranlemens à la religion… La religion était le bien de tous les peuples, de toutes les nations. Aucune localité, aucun homme, aucune dignité, aucun corps ne peut avoir le droit de l’obscurcir, de la faire tourner à son profit en confondant les idées les plus simples du temporel et du spirituel, et en mettant l’incertitude dans les consciences qui ne seraient pas dirigées par les évêques. »

En vérité, si la confusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, fâcheuse partout, s’étala jamais quelque part dans toute sa bizarre anomalie, c’est bien à coup sûr dans cet étrange langage, tenant à la fois de la polémique et du sermon, qu’un tout-puissant conquérant qui avait renversé la tribune et qui aspirait à se rendre maître de la chaire faisait publiquement tenir par son ministre des cultes aux évêques de son empire réunis par ses ordres en concile national. L’effet fut énorme. « Ce message, dit M. Jauffret, jeta la consternation parmi les prélats, qui jusqu’alors s’étaient flattés d’un rapprochement entre les deux pouvoirs[26]. »

Il n’y avait plus en effet d’illusion à se faire. Le cardinal Fesch, qui voyait ses prévisions les plus sombres vérifiées par l’attitude désespérée des membres de l’assemblée, avait hâte de lever la séance de peur d’y voir éclater quelque orage. Cependant, conformément aux instructions reçues de son neveu, il fallait qu’avant de quitter la salle il fît nommer par les pères du concile plusieurs commissions importantes que l’empereur était pressé de voir entrer en exercice. Le cardinal s’était flatté d’en désigner lui-même les membres ; mais l’assemblée, mécontente des paroles qu’on venait de lui faire entendre et mise de plus en plus en défiance contre son président, refusa cette fois encore d’accéder à son désir. Elle réclama le droit, difficile à lui contester, de procéder elle-même à ces choix par la voie du scrutin secret. En vain trois ou quatre des prélats connus pour leur dévoûment à la personne de l’empereur s’y opposèrent tant qu’ils purent. Le cardinal, qui n’était pas entré aussi ardemment qu’eux dans les desseins de Napoléon, laissa au contraire passer la motion sans mot dire, et depuis, malgré tous les efforts tentés par le parti de la cour, jamais le concile ne voulut revenir sur sa décision. « Sans doute, dit une relation manuscrite que nous avons sous les yeux, il était fâcheux que des évêques, qui devraient dans tous les temps être assez courageux pour proclamer la vérité sur les toits, aient cru nécessaire d’avoir recours à ce timide moyen; mais dans les circonstances c’était le seul qu’il y eut pour eux de conserver encore quelque indépendance[27]. » Ce fut par cette voie du scrutin secret qu’après d’assez incohérentes discussions, après force tâtonnemens assez naturels dans un temps et chez des personnages si parfaitement désaccoutumés des procédés usités au sein des assemblées délibérantes, le concile finit par tomber d’accord sur le choix d’un certain nombre de commissions chargées de préparer les résolutions qui seraient plus tard débattues en congrégation générale. L’une de ces commissions devait rédiger l’adresse en réponse au message de l’empereur, tandis que l’autre recevait mission de présenter à l’assemblée un projet de règlement sur le cérémonial et les formes à suivre pour les délibérations du concile. « Cette dernière commission n’obtint jamais la liberté de faire son rapport, le concile n’ayant eu permission de tenir des séances que pour délibérer sur les affaires que la cour voulait faire passer. Toutes délibérations lui furent interdites pendant que les autres commissions préparaient leurs travaux, de sorte que le règlement, qui logiquement aurait dû précéder les discussions du concile, et qui aurait été si utile pour en régler l’ordre, était encore à venir quand l’assemblée des prélats fut brusquement dissoute[28], »

L’auteur, quel qu’il soit, de la relation que nous citons était parfaitement informé; cependant il ne savait pas lui-même jusqu’où étaient allées sur ce point délicat des matières à soumettre au concile les préoccupations de l’empereur, et avec quels soins minutieux il s’était ménagé les moyens de dominer les délibérations de la docte assemblée. Ces moyens étaient fort simples. L’empereur a daigné les indiquer lui-même en quelques lignes dans une note dictée à son ministre des cultes, note qui devait servir comme de programme au concile, mais que l’on chercherait vainement, malgré l’importance qu’elle présente, dans la correspondance officiellement publiée de Napoléon Ier. «Les intentions de sa majesté sont : 1° qu’à la suite de la lecture du message par les commissaires, et sur la proposition de demander pour le concile en corps une audience à sa majesté, il soit nommé pour rédiger l’adresse une commission dans laquelle seront les quatre prélats qui ont été à Savone; 2° que la copie de l’adresse ainsi que le mandement et le sermon d’ouverture soient communiqués à sa majesté; 3° que les séances soient secrètes, et qu’il n’y ait ni en session ni dans les bureaux de motion d’ordre[29]. » Le secret, toujours le secret, pour Napoléon, voilà le point essentiel, et sur lequel il ne varie jamais. Cela lui importe tellement qu’il ne peut s’empêcher d’y revenir encore dans une lettre particulière adressée à peu près à la même époque à M. Bigot de Préameneu. « Ayez soin, lui écrit-il le 20 juin, c’est-à-dire le jour où se tenait la première congrégation générale, ayez bien soin de ne rien laisser imprimer que je ne l’aie vu. Le mandement même ne doit pas être imprimé avant que vous ne me l’ayez soumis. Veillez à ce qu’il n’y ait dans l’assemblée aucun folliculaire ni étranger. Il faut qu’il n’y ait que des évêques. Quant aux prêtres qu’on propose d’y admettre, j’autoriserai, si cela est absolument nécessaire, l’entrée d’une douzaine de prêtres dont vous me remettrez avant la liste avec des renseignemens sur chacun d’eux. Il faut que ce soient de bons prêtres, et non des réacteurs. Le rapport que vous faites au concile ne doit pas être imprimé. Vous devez simplement le remettre, après l’avoir lu, au comité du concile. Le comité ne pourra faire imprimer son rapport que quand je l’aurai approuvé, en n’y joignant que les pièces qui seront convenues[30]… »

Vit-on jamais pareil luxe de précautions prises contre toute ombre de publicité et de plus méticuleux efforts tentés contre l’apparence même de la liberté ? Mais la publicité et la liberté, ces précieux auxiliaires du bon droit et des justes causes, dont une notable partie du clergé s’est toujours obstinée à répudier le secours, lui auraient été cette fois trop favorables, et l’empereur n’avait rien plus à cœur que de lui en retirer le bénéfice. A son point de vue, l’empereur avait d’ailleurs parfaitement raison, car il ne pouvait désormais triompher qu’à huis clos. C’était uniquement à l’aide d’arrangemens pris dans de mystérieux conciliabules et grâce au silence imposé à des adversaires devenus trop incommodes qu’il pouvait se flatter de mener jusqu’au bout la lutte entreprise et maintenant poussée à toute extrémité contre le chef de la catholicité. Si nous avons réussi à donner une idée exacte de la situation d’esprit des prélats qui composaient le concile national de 1811, nos lecteurs doivent avoir compris qu’ils se partageaient en deux groupes bien inégaux en nombre. D’un côté était le petit noyau d’évêques qui servaient de meneurs à l’empereur. C’étaient, outre les quatre prélats envoyés à Savone, c’est-à-dire MM. de Barral, Duvoisin, de Mannay et le patriarche de Venise, le cardinal Maury et l’abbé de Pradt. Avec eux, le chef de l’état était libre de débattre sans ambages, car de part et d’autre la confiance était entière, toutes les résolutions qu’il voulait proposer au concile. Avec eux, il se sentait parfaitement à son aise pour concerter sans réticence tous les moyens qu’il croyait les plus propres à triompher de l’opposition de leurs collègues. A côté ou plutôt en face de ces complaisans prélats, dont le nombre était assez restreint, il rencontrait la masse presque entière des évêques accourus du fond des provinces de France ou des contrées situées de l’autre côté des Alpes. Ces évêques étaient animés d’un immense désir de conciliation, résignés à faire, pour procurer la paix à l’église, tous les sacrifices qui ne seraient pas incompatibles avec leur conscience. Leur admiration pour le grand homme qui gouvernait la France était si grande, leur assurance dans la sagesse de ses vues était si entière, et leur foi dans la puissance de son génie était demeurée si inébranlable, qu’ils étaient arrivés à Paris avec l’intime conviction que tout avait été à peu près arrangé d’avance à Savone, et qu’au saint-père comme à eux-mêmes il ne serait demandé aucune concession contraire soit à leur foi, soit à leur dignité. Tel était l’heureux mirage que le ministre des cultes, parlant au nom de son maître, avait tout à coup fait disparaître. A peine les malheureux prélats avaient-ils pu en croire leurs oreilles. Une troupe de pèlerins entendant pour la première fois dans le désert le rugissement du lion n’aurait pas été plus terrifiée. Que vouloir maintenant, que faire et que devenir? A la sécurité trop ingénue des premiers jours succédait aujourd’hui une défiance démesurément effarée. Tout haut on se promettait bien de tenir toujours pour la bonne cause et d’accomplir jusqu’au bout son devoir; tout bas on se demandait si l’on en aurait bien la force. A mi-chemin entre les prélats de cour, prêts à tout faire, et la majorité du concile, si mécontente, mais si épouvantée, on voyait errer le président du concile, ballotté entre ses préférences ultramontaines et ses inclinations dynastiques, sans crédit sur son neveu, sans influence sur ses collègues, tout plein de bonne volonté, d’agitations, de vues contradictoires, et n’aboutissant jamais dans son impétueuse vivacité qu’à embrouiller toutes choses par manque de bon sens, de mesure et de tact.

D’un pareil état de choses que pouvait-il sortir du côté des opposans, sinon le désordre, la confusion, et finalement l’impuissance? Pour l’empereur au contraire, que d’avantages! Et comment ne se serait-il pas flatté de triompher sans trop de peine, ou du moins sans être obligé de recourir à des violences trop manifestes? Le croirait-on? son espoir fut trompé, et le jour vint où, pour avoir raison d’adversaires si faibles, si timides, si inexpérimentés, si profondément découragés qu’à l’avance ils se sentaient vaincus, le chef de l’empire se vit réduit à ressaisir ses armes naturelles, la menace, l’emprisonnement et l’exil. La nécessité l’y poussait presque autant cette fois que l’habitude et le goût. Par une étrange anomalie qui fait plus d’honneur à l’espèce humaine qu’aux individus qui la composent, il se trouve en effet qu’aux plus lugubres époques de l’histoire, même aux heures mauvaises où la liberté ne leur souffle plus ses généreuses inspirations, où la publicité a cessé de les défendre contre les honteuses tentations, par cela seul qu’ils siègent ensemble, les membres d’une réunion délibérante ne peuvent jamais mettre en commun que leurs plus honnêtes sentimens. Exigez-en tout ce que vous voudrez; ne leur demandez pas de se déshonorer, n’essayez même pas d’en obtenir le moindre sacrifice de ce qui constitue leur esprit de corps. Ils ne vous l’accorderont point. Abordé isolément, chacun d’eux vous octroiera, en fait de concessions fâcheuses, au-delà peut-être de ce que vous aurez souhaité; pris ensemble, ils ne vous céderont plus quoi que ce soit. Il leur faut la complicité du silence et les mystères du tête-à-tête pour accepter les vilains marchés et consentir aux dégradans sacrifices.

Au milieu des nombreuses tristesses qui vont aller s’accumulant dans notre récit, ce sera presque une consolation pour nous de constater que l’influence énervante de Napoléon ne gagna guère de terrain pendant la tenue régulière des séances du concile. S’il resta le directeur à peu près absolu de la conscience des trois ou quatre évêques que nous avons déjà nommés, jamais l’empereur ne parvint à faire de recrues au sein du concile, aussi longtemps du moins qu’il fut permis à ses membres de se réunir et à quelques évêques opposans plus courageux que leurs collègues de réfuter hautement les doctrines du chef de l’état. Admises sans conteste par le cardinal Maury, par l’abbé de Pradt, par MM. de Barral, Duvoisin, et préparées de concert avec eux dans les conférences tenues à Saint-Cloud, ce fut le sort commun à toutes les propositions impériales d’être fortement contredites et le plus souvent amendées au sein des commissions particulières pour venir se transformer plus complètement encore ou échouer définitivement devant la majorité réunie en congrégation générale. Telle est, à vrai dire, toute l’histoire du concile national de 1811, et notre prochaine étude aura presque uniquement pour objet de raconter à nos lecteurs comment, pour se procurer les défaillances épiscopales désormais nécessaires à l’accomplissement de ses desseins, l’empereur en fut réduit non-seulement à faire conduire trois des membres principaux du concile au donjon de Vincennes, mais à dissoudre le concile lui-même, et, le concile dissous, à procéder à l’égard de chacun de ses membres par voie de captation individuelle.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du dix-neuvième siècle, t. II, p. 433.
  2. L’abbé de Pradt, les Quatre Concordats, t. II, p. 485-480.
  3. Journal manuscrit de l’abbé de Broglie, évêque de Gand.
  4. Œuvres complètes du comte Rœderer, t. III, p. 566.
  5. Œuvres complètes du comte Rœderer, t. III, p. 567.
  6. Note communiquée par des personnes encore vivantes d’après le propre témoignage de M. Le Gallois. — Peut-être devons-nous nous excuser auprès de nos lecteurs de reproduire ainsi dans toute leur crudité les expressions soldatesques qui sortaient si aisément de la bouche de l’empereur ; mais il nous a semblé que, prononcées en pareilles circonstances, devant des hommes d’église, elles signifiaient par elles-mêmes quelque chose, et jetaient un certain jour sur le caractère du chef de l’état, qui les employait cette fois avec ou sans intention. C’était d’ailleurs chez lui affaire d’habitude quand la passion l’emportait. Nous avons entendu raconter par un ancien fonctionnaire de l’empire, devant lequel la scène s’est passée, qu’en 1813, Napoléon ayant non moins vivement apostrophé M. de Talleyrand en pleine cour des Tuileries pendant l’espace d’une demi-heure, celui-ci avait essuyé, sans répondre ni sourciller le moins du monde, sa fougueuse bordée d’invectives; après quoi, pendant que l’empereur s’éloignait de lui, mais tandis qu’il était encore à portée de sa voix, le vice-grand-électeur s’était borné à dire de l’air le plus nonchalant à ses voisins : « Vous avez entendu, messieurs ; quel dommage qu’un si grand homme ait été aussi mal élevé! »
  7. Voyez le livre de M. Maury d’Orville sur les évêques et le diocèse de Séez; Séez, 1829.
  8. Les détails que nous donnons sur la destitution de l’évêque de Séez et l’arrestation de M. Le Gallois sont confirmés par la lettre suivante de l’empereur à son ministre des cultes, laquelle d’ailleurs, comme beaucoup de celles qui ont trait aux sévices exercés par l’empereur contre le clergé, n’a pas trouvé place dans la Correspondance de Napoléon Ier. «J’ai chassé de chez moi l’évêque de Séez, et j’ai fait arrêter et conduire à Paris un de ses chanoines nommé Le Gallois, et j’ai fait mettre les scellés sur ses papiers. Le ministre d’état vous enverra la démission de l’évêque. Il est impossible d’avoir un plus mauvais esprit, et tout allait mal dans son diocèse.... » (L’empereur Napoléon au ministre des cultes, 2 juin 1811.) — Non insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  9. Notice historique sur M. de Broglie, évêque de Gand, précédant le recueil des mandemens de ce prélat, p. 20, Gand, 1843.
  10. Voir le Moniteur du 20 juin 1811.
  11. Cérémonial du concile national; Paris, Adrien Le Clère, juin 1811.
  12. Voyez la brochure imprimée soi-disant par ordre du concile, en réalité d’après les inspirations du gouvernement impérial, chez Adrien Le Clère, juin 1811, intitulée Cérémonial du concile national de Paris.
  13. Moniteur du 17 juin 1811.
  14. Moniteur du 17 juin 1811.
  15. Œuvres complètes de M. de Boulogne, évêque de Troyes.
  16. Le Cardinal Fesch, archevêque de Lyon, primat des Gaules, par l’abbé Lyonnet, t. II, p. 329.
  17. Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet.
  18. « J’ai toujours sur le cœur ce serment prêté au pape qui me paraît fort intempestif. Faites des recherches pour connaître ce que veut dire ce serment, et comment les parlemens voyaient cela. Ayez soin de ne rien laisser imprimer que je ne l’aie vu... » — L’empereur au comte Bigot de Préameneu, Saint-Cloud, 20 juin 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII.
  19. Journal du concile de M. de Broglie, évêque de Gand, tenu depuis le 17 juin jusqu’au 11 juillet 1811, jour de son arrestation. — Relation manuscrite du concile national de 1811, trouvée dans les papiers de M. de Broglie, évêque de Gand.
  20. « Monsieur le comte Bigot de Préameneu, remettez au ministre Marescalchi le discours que vous devez prononcer demain à l’ouverture du concile. (Évidemment il s’agit, non pas de l’ouverture du concile, mais de la congrégation générale fixée pour le 19 juin, puisque la lettre est du 18, et que le concile avait été ouvert le 17.) Vous le lirez en français, et immédiatement après le comte Marescalchi le lira en italien. Je vous renvoie ce discours avec les changemens que je consens à y faire. » — Napoléon Ier au comte Bigot de Préameneu, 18 juin 1811. — Correspondance de Napoléon ler, t. XXII, p. 256.
  21. Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du dix-neuvième siècle, par M. Jauffret, t. II, p. 538.
  22. Ce mot de bureau chargé de la police de l’assemblée avait tellement déplu aux membres du concile, que, sur la proposition de M. de Barral lui-même, et en vertu d’un vote unanime, cette commission fut nommée de l’administration intérieure. Le président et tous les membres du concile ne lui donnèrent jamais que ce titre; mais de son côté l’empereur ne voulut pas non plus céder, même sur un détail aussi insignifiant, et dans tous les documens officiels émanés du gouvernement le bureau de l’assemblée continua d’être désigné par une appellation qui avait si fort répugné à tous les prélats de l’empire.
  23. Discours de M. le comte Bigot de Préameneu au concile national de 1811, inséré dans la Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 256.
  24. Discours de l’empereur au chapitre de Notre-Dame de Paris.
  25. Discours de M. Bigot de Préameneu au concile national de 1811, inséré dans la Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 256.
  26. Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des premières années du dix-neuvième siècle, t. II, p. 440.
  27. Relation manuscrite du concile national de 1811, trouvée dans les papiers de M. de Broglie, évêque de Gand.
  28. Ibid.
  29. Note dictée par l’empereur à son ministre des cultes. Cette note n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier, 17 juin 1811.
  30. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Saint-Cloud, 20 juin 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 203.