L’Église et les premiers empereurs chrétiens

L'EGLISE
ET
LES PREMIERS EMPEREURS CHRETIENS

L’Église et l’Empire romain au quatrième siècle, par M. Albert de Broglie ; 4 vol. in-8o



Si notre siècle a une mission, c’est de refaire l’histoire. C’est, à vrai dire, l’œuvre de tous les siècles, car tous tendront, jusqu’à la fin des temps, à s’approcher d’un idéal dont chacun trace à sa manière quelque trait, sans jamais le reproduire tout entier, aussi bien l’idéal de l’histoire que celui de l’art ou de la poésie. — Eh quoi ! dira-t-on, l’histoire, c’est la réalité. Quand elle a été une fois saisie et fixée, que reste-t-il à faire ? — Oui, sans doute, l’histoire est la réalité, mais c’est la réalité complète, embrassée dans son ensemble et sous tous ses aspects, atteinte dans ses dernières profondeurs ; ce sont les événemens avec leur physionomie et leurs causes, les hommes avec leurs sentimens et leurs caractères, les événemens et les hommes avec toutes les circonstances qui les ont faits ce qu’ils ont été. L’étude de la réalité ainsi comprise est inépuisable, nul ne peut la reproduire intégralement : chacun voit un côté de cette figure qui a un nombre infini de côtés, et c’est ainsi que se forme peu à peu la représentation approximative, mais toujours de plus en plus fidèle du passé.

Chaque siècle est donc appelé à recommencer ce portrait de l’humanité, dont chacun d’eux augmente et parfois altère la ressemblance. En appliquant leur propre génie à l’intelligence du passé, ils sont exposés à le fausser par un endroit, mais il leur est donné d’y pénétrer par un autre. Ce qui est leur cache tour à tour ce qui a été et le leur révèle. Cela est vrai de tous les temps ; mais il en est de plus favorables que d’autres à cette œuvre, qui doit se reprendre et se perfectionner sans cesse. Les auteurs contemporains sont ceux qui méritent le plus de créance quant à l’exactitude des faits qu’ils rapportent et dont ils ont été témoins, mais ils sont les plus mal placés pour en apprécier le caractère et la portée véritables. Les mieux informés sont en général acteurs en même temps que témoins. Or un témoin qui a pris part à un fait sur lequel il vient déposer est toujours suspect au juge, — et ici le juge est la postérité ; — il est naturel que ce témoin se ménage dans sa déposition, ou même cherche à se faire valoir : on ne peut attendre qu’il soit tout à fait juste pour ceux qu’il accuse, et dont la condamnation importe à son innocence. Même quand l’historien a vécu en dehors des événemens qu’il raconte, il a partagé les opinions, les passions qu’ils ont fait naître. Ces événemens mêmes, il n’a pu les apercevoir que de loin, à travers les illusions de la scène ; il n’a point passé dans la coulisse et derrière le rideau. Perdu dans la foule, qui le pousse en tout sens et l’empêche de bien voir, il est souvent aussi peu en état de raconter les faits qui se sont accomplis autour de lui que ce soldat qui avait passé la journée, dans un chemin creux, à tirer de la boue une pièce de canon, et qui appelait cela avoir vu la bataille d’Austerlitz. L’historien contemporain ne peut donc être l’historien définitif, et on ne saurait guère accepter son œuvre qu’à titre de renseignemens. Après que l’histoire a été faite ou qu’on l’a crue faite ; elle est nécessairement à refaire. Le progrès de la science historique s’accomplit par des efforts constamment répétés, mais ce progrès est très lent. Chaque siècle tire de son sein un résultat nouveau : sa propre manière de voir lui donne parfois l’intelligence de ce que les temps antérieurs n’ont pas découvert ; mais il arrive qu’en mettant en lumière une partie de la vérité historique qui n’avait pas encore été éclairée, on en met une autre dans l’ombre, de sorte que, tout en avançant sur un point, l’histoire recule sur un autre. Elle marche comme le pèlerin qui alla jusqu’à Jérusalem en faisant deux pas en avant et un pas en arrière.

Prenons pour exemple le livre de M. Albert de Broglie sur l’Église et l’Empire au quatrième siècle. Un contemporain ne pouvait pas l’écrire, car au IVe siècle l’historien de l’empire ne pouvait être l’historien de l’église. Le même homme ne pouvait bien raconter les guerres et les conciles, tracer un tableau de l’administration et exposer des problèmes théologiques, et si cet homme s’était trouvé, il aurait été nécessairement de l’empire contre l’église ou de l’église contre l’empire. Si même on le suppose impartial, il n’aurait pu apprécier le rôle ni de l’un ni de l’autre, parce que les conséquences en étaient encore à naître. L’église commençait humblement, on ne pouvait soupçonner qu’elle serait un jour maîtresse d’une partie de la terre. L’empire byzantin commençait avec grandeur, et on ne pouvait prévoira quel degré d’abaissement il descendrait. Pour juger une institution, il faut attendre qu’elle ait vécu. Au moyen âge, en supposant que la critique historique eût existé, écrire impartialement l’histoire de l’église et de l’empire au IVe siècle n’eût pas été possible ; cette histoire eût été nécessairement guelfe ou gibeline. Plus tard, elle a été écrite soit par des historiens ecclésiastiques étrangers à la politique, soit par des écrivains politiques étrangers à la théologie. Tillemont, malgré quelques excès de jansénisme, a donné un modèle de jugement critique, mais sans vues d’ensemble, sans chercher à animer les faits et à faire vivre les personnages ; il a disposé d’admirables matériaux pour une histoire plutôt qu’il n’a écrit une histoire. Gibbon a fait marcher parallèlement les deux parties de ce sujet, quand il l’a rencontré sur son chemin ; mais l’église avait en lui un ennemi passionné et un historien trop étranger aux intérêts qui s’agitaient dans ses luttes. L’histoire de l’église et de l’empire au IVe siècle, malgré les vives lumières qu’a jetées abondamment sur elle un regrettable écrivain, Ozanam, dont elle n’était pas le sujet principal, car son sujet était la civilisation au v° siècle, cette histoire restait à traiter, et je crois que c’était à notre temps qu’il appartenait de l’écrire.

Ce siècle est historique, parce qu’il peut être impartial. La partialité a sa place et son rôle dans l’histoire. Elle met en relief une des faces d’un temps, et par son exagération même, qui rectifie souvent une exagération contraire, elle force l’esprit à voir ce qu’il ne regardait pas, sauf, après avoir outré sa découverte, à la restreindre. Les services que la partialité peut rendre à l’histoire ne lui ont jamais manqué. Si l’observation de certains traits de la physionomie d’un temps a profité de la passion qui les mettait d’autant plus en saillie qu’elle en voilait d’autres, l’histoire a pu dire à ceux qui lui rendaient ce genre de service comme le régent à Dubois, qui lui manquait de respect dans un bal masqué : « Tu me déguises trop. » Mais il faut qu’il y ait des momens où la rumeur de l’auditoire fasse silence pour qu’on puisse entendre débattre la cause ; il faut, après les plaidoyers contradictoires et passionnés des avocats, le résumé équitable du juge. Or notre siècle me paraît se trouver dans des conditions avantageuses pour faire ce résumé, qui ne dicte pas le verdict des jurés, mais les met en état de le prononcer.

Notre siècle peut être impartial au moins quand il s’agit de sujets aussi éloignés de lui que l’église et l’empire au IVe siècle. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore quelques ennemis acharnés du christianisme dans l’histoire qui le rendent responsable de toutes les fautes de l’église, et à qui le souvenir ou le spectacle de ces fautes fait perdre la mémoire de tout le bien qu’elle a pu faire au monde. D’autre part, il est des hommes qui ne veulent pas qu’on touche à l’histoire de l’église, comme si on ne pouvait y toucher sans ébranler la religion elle-même. Les attaques violentes et iniques dont le livre que je vais examiner a été l’objet l’ont trop prouvé ; mais ces deux tendances extrêmes ne sont ni l’une ni l’autre dans l’esprit de notre temps. Notre temps n’est ni systématiquement hostile à l’église ni aveuglément passionné pour elle. Dans ces matières, pour beaucoup l’impartialité est rendue facile par l’indifférence. Quant à l’auteur de l’Église et l’Empire au quatrième siècle, il est habituellement impartial sans être jamais indifférent, ce qui vaut beaucoup mieux, car l’impartialité produit la lumière, et l’indifférence éteint la flamme. M. Albert de Broglie est un zélé champion du catholicisme, il marche au premier rang dans cette généreuse phalange de chrétiens convaincus et ardens qui n’ont pas cru que, pour soutenir la cause de la religion, il fallût déserter la cause de la liberté. Il est libéral dans la véritable acception du mot. À des croyances très arrêtées, il unit une grande largeur d’esprit ; il ne veut pas servir la cause pour laquelle il a si vaillamment et toujours si courtoisement combattu en rétrécissant et en mutilant l’histoire. Soumis au dogme, il discute les faits. Docile enfant de l’église en matière de foi, hors de là il juge sans timidité, franchement, loyalement, les événemens et les hommes.

M. de Broglie commence par mettre en présence ses deux personnages, l’empire et l’église. L’empire romain est bien peint, bien jugé, énergiquement flétri. La fiction hypocrite par laquelle Auguste, en laissant subsister le nom de toutes les magistratures, s’attribua tous les pouvoirs, est justement appelée le mensonge politique d’Auguste, et l’impuissance de cette fiction à fonder même un despotisme régulier est démontrée par la triste condition de l’empire et des empereurs. Seulement il m’est impossible de prendre au sérieux l’édit de Caracalla accordant le droit de citoyen à tous les hommes libres de l’empire, quand il n’y avait plus dans l’empire ni citoyens ni liberté. Je ne puis pas admirer non plus l’esprit d’égalité que les jurisconsultes de cette époque introduisirent dans la loi romaine, car cette égalité était celle de la servitude. Je déteste ces « théories de droit qui renfermaient des maximes d’absolutisme pur fondées sur la délégation de la souveraineté populaire, » car le résultat de ces maximes et du pouvoir sans frein, sans contrôle et sans limites qu’elles consacraient, amena la dislocation de l’empire sous Gallien, et ce « chaos effroyable que présentait sur une immense surface le sol de l’empire, si soigneusement nivelé par la politique des césars. »

Pour bien faire apprécier l’action du christianisme sur la société païenne, il fallait montrer où en était le paganisme, avec toutes ses confusions et ses incertitudes, entre le vieux culte romain, les fables riantes de la Grèce et le mysticisme de l’Orient. « Dans cet éclectisme, dit très bien M. de Broglie, dans ce confluent, pour ainsi parler, de toutes les religions, les diverses dispositions de l’âme se trouvèrent d’abord à l’aise. Nulle gêne ne pesait sur les actions, nulle croyance bien définie ne s’imposait inflexiblement aux esprits. Dans ce nombre infini de traditions qui changeaient de lieu en lieu, de poète en poète, personne ne serait venu à bout de tout croire, mais personne n’avait la mauvaise grâce de tout nier ; on prenait, on laissait, on priait les dieux, on les raillait à son gré, suivant l’humeur ou l’intérêt du jour. Assez de foi demeurait pour appuyer un peu dans ses défaillances la vacillante raison humaine, pas assez pour l’assujettir à une règle et la faire marcher dans une voie droite : situation merveilleusement appropriée à une race amollie, qui n’avait ni l’énergie d’une foi vive, ni la hardiesse d’un doute raisonné. » il y a dans cette peinture de la finesse et de la force.

Évidemment le monde ne pouvait en rester là ; le stoïcisme, que M. de Broglie juge avec un peu de sévérité, était une philosophie sublime, mais incomplète, et ne pouvait, comme il le dit avec raison, devenir la religion du grand nombre. C’est en présence de ces doctrines confuses, insuffisantes, incertaines, que le christianisme vint proclamer la sienne ; c’est dans cette société avilie, décomposée, envahie, périssant par son principe, qu’une société nouvelle, l’église, se forma pendant trois siècles d’oppression et de persécution. Le premier rapport de l’église et de l’empire fut celui-ci : l’empire s’efforça d’étouffer l’église ; l’église se mit à vivre et à croître malgré l’empire. Il n’y a rien de plus héroïque dans l’histoire que cette lutte sans combat, cette protestation sans violence, ces milliers d’êtres humains qui meurent avec joie dans les supplices parce qu’ils veulent adorer leur Dieu et ne veulent pas adorer leur empereur. L’indépendance de la pensée, la dignité de l’âme humaine, n’ont jamais été représentées plus admirablement que les martyrs. À Rome, où j’écris, quand je veux retrouver les souvenirs de la liberté, je ne vais pas les chercher au Forum, d’où les monumens de la république ont disparu ; non, j’entre au Cotisée, ou je descends aux catacombes.

Il n’y a rien de plus lâche parmi toutes les lâchetés de l’empire romain que la persécution des chrétiens. Jamais on ne méprisera assez ce pouvoir sans fanatisme de croyance, et par là au-dessous même de l’inquisition, torturant des vieillards, des femmes, des enfans, parce qu’ils ne veulent pas brûler un grain d’encens devant des divinités ridicules ou des empereurs infâmes, et cette multitude, encore pire que les souverains qu’elle avait faits, s’amusant de ces tortures infligées à tout ce qui valait mieux qu’elle. Après tant de siècles, il est impossible, en dehors même de la cause religieuse, de contempler de sang-froid ce long attentat contre l’humanité, cette terreur qui a duré trois cents ans ; mais en prenant si vivement le parti des martyrs contre leurs bourreaux, on s’expose à scandaliser certains hommes qu’on croirait moins chatouilleux à l’endroit des empereurs païens. C’est ce qui est arrivé à celui qui écrit ces lignes ; pour avoir manqué de respect à l’empire romain, il a été sévèrement relevé dans un journal religieux. Il semblerait que l’empire romain devait être plus odieux à de si bons chrétiens qu’à personne ; mais le despotisme en lui-même est une si belle chose à leurs yeux et on pourrait faire un si bon usage de la persécution, qu’il faut aviser à ne pas dégoûter de l’un et à ne pas décourager de l’autre.

M. de Broglie n’est pas un de ces hommes-là, car ils sont ses adversaires. Jamais livre ne respira mieux que le sien le mépris de la force et ne fut animé d’une sympathie plus vive pour les résistances généreuses. On ne peut donc lui faire un reproche d’avoir cherché comme historien à comprendre les persécutions, que comme chrétien et comme homme il déteste autant que personne. La barbarie des persécuteurs n’avait pas besoin d’être mise en lumière, il a voulu l’expliquer comme on explique la formation des monstres. Ce n’était point le zèle religieux qui inspirait les empereurs ; le gouvernement romain n’avait nulle intolérance systématique, bien qu’à toutes les époques il ait montré pour les religions étrangères une défiance qui n’empêchait point la foule de les accueillir avec ardeur. Il n’est pas exact de dire que « les dieux de toutes les nations se sont réunis pour vivre sous le même toit dans le Panthéon. » Le Panthéon, malgré son nom, ne fut jamais consacré même à toutes les divinités de Rome, mais seulement à quelques-unes des principales. Peu à peu cependant les religions de l’Égypte et de la Syrie, souvent repoussées, finirent par avoir dans la capitale du monde leurs temples et leurs prêtres : c’est que ces religions ne contenaient point un principe moral essentiellement contraire à l’idolâtrie de la matière et à l’idolâtrie de l’homme. Il n’en était pas de même du christianisme. Les empereurs romains furent quelque temps à le découvrir, et les premières persécutions furent plutôt des concessions à la haine des Juifs ou aux fureurs de la populace que des mesures prises par l’autorité pour l’anéantissement d’une religion dont on était loin de soupçonner la puissance et de redouter le danger. M. de Broglie ne s’y est pas trompé. « La condamnation de Jésus-Christ, dit-il, fut arrachée au magistrat romain comme une concession à la paix publique, comme une mesure de police destinée à rétablir l’ordre dans une cité turbulente. » S’il en est ainsi, certains catholiques qui ne demandent à un gouvernement rien autre chose que de faire la police, de maintenir la paix publique et au besoin de rétablir l’ordre dans une cité turbulente, devront s’avouer à eux-mêmes, peut-être avec quelque confusion, qu’à la place de Pilate ils eussent fait exactement comme lui.

L’historien de l’église expose très bien les circonstances qui devaient rendre le christianisme odieux aux Romains : les rapports des chrétiens avec la race méprisée des Juifs, et surtout ce qu’il y avait dans la morale chrétienne d’antipathique à la moralité et à l’immoralité romaines ; c’était l’égalité de la femme et du mari, c’était le célibat honoré, c’était la charité envers les pauvres, dont les libéralités étaient assimilées à des vues secrètes d’intrigue et de faction ; c’était la fraternité religieuse étendue aux esclaves, c’était le droit d’association, terreur du pouvoir absolu, comme on le voit par l’exemple de Trajan, qui redoutait les compagnies d’artisans destinées à éteindre les incendies. Puis il y avait contre les chrétiens d’autres griefs plus spécieux : les chrétiens voyaient des frères dans tous les hommes, par conséquent dans les ennemis de Rome, dans les Barbares. Le cosmopolitisme de leur charité était insupportable à l’exclusivisme étroit des Romains ; tous les motifs de la haine que ceux-ci leur portaient sont énumérés et développés par M. de Broglie avec une liberté qui n’ôte rien à son horreur pour les résultats sanglans de cette haine, horreur sur laquelle il n’a pas jugé nécessaire d’insister, tant elle lui semblait naturelle. Le chrétien ardent dont on voit la conviction à chaque page de ce livre semble parfois se faire presque païen pour entrer dans les sentimens qui ont fait la persécution. Cet effort d’impartialité a dû lui être pénible. Peut-être trouvera-t-on qu’il l’a poussé bien loin quand il a écrit des phrases comme celle-ci, en parlant d’un redoublement d’atrocités sous Dioclétien et sous Galère : « La nécessité politique, à défaut du point d’honneur, eût obligé les souverains à redoubler de rigueur pour terminer la crise plus vite. Trois édits succédèrent au premier. De la dégradation on passa au bannissement, du bannissement à la mort, de la mort aux plus affreux supplices… Ce qui rendait nécessaire le déploiement de cette effroyable énergie, etc. » De la part d’un écrivain dont les sentimens seraient plus douteux, l’emploi répété de ces mots : nécessité, nécessaire, en parlant d’une férocité qui fut inutile, et cette expression : effroyable énergie, que je n’aime pas mieux ici qu’à propos des échafauds de 93, me scandaliseraient, je l’avoue, et bien que de tels mots ne puissent être mal interprétés sous la plume de M. de Broglie, j’aimerais encore mieux qu’il ne s’en fût pas servi.

Mais de nouveaux temps s’approchent ; celui qui doit donner au christianisme la liberté et la puissance, Constantin, a paru. Évidemment M. de Broglie est favorablement disposé pour le prince qui accomplira cette œuvre providentielle. Il met en relief sa vaillance, n’oublie pas un certain air royal qui respirait en lui et sa taille majestueuse, détails que ne confirme point la statue de Constantin qu’on voit à Rome sous le portique de Saint-Jean-de-Latran. Il n’est donc pas mal disposé à l’endroit du premier empereur chrétien, et quand il aura à l’accuser, ses accusations ne seront pas suspectes. Les motifs politiques qui purent porter Constantin à embrasser le christianisme ne sont peut-être pas assez indiqués. Ce que je crois parfaitement vrai, c’est qu’il n’y fut pas amené seulement par des considérations politiques. L’état de son âme dut concourir à lui faire prendre ce grand parti. M. de Broglie pénètre heureusement dans le cœur encore incertain de Constantin marchant sur Rome, où il allait combattre Maxence. « Au moment où il élevait vers le ciel la prière dont sa destinée allait dépendre, il se demanda avec anxiété de quel dieu il allait implorer l’assistance. Il tomba alors dans une méditation rêveuse sur les vicissitudes politiques dont il avait été lui-même témoin. Il considéra que dans sa courte existence il avait déjà vu disparaître trois des hommes qui avaient partagé avec lui le pouvoir suprême. Hercule et Sévère avaient péri par le glaive, et Galère dans les tourmens. Tous avaient placé leur confiance dans la multitude des dieux, orné leurs autels et consulté leurs oracles ; leurs dieux les avaient laissés sans appui au moment du péril. Deux expéditions déjà dirigées contre l’usurpateur de Rome sous les auspices de tous les dieux avaient échoué misérablement. Son père Constance au contraire, secret adorateur du Dieu unique, avait fini ses jours en paix et légué son pouvoir à sa descendance. Constantin se décida à prier le Dieu de son père de prêter main-forte à son entreprise. » Cette espèce de monologue assez vraisemblable de Constantin se termine par la vision du labarum, tradition rapportée par Eusèbe, mais dont la piété de l’auteur ne le force point d’affirmer la certitude.

Constantin vint chercher Maxence à Rome, il vint attaquer l’armée païenne dans la vieille forteresse du paganisme. Maxence sortit de Rome et s’avança au-devant de son ennemi. Tous deux se rencontrèrent à neuf milles de la porte Flaminienne, par conséquent assez loin du pont Milvius, que M. de Broglie suppose, je crois, trop près du pont de bateaux qui vit la mort de Maxence. On peut faire un reproche semblable à Jules Romain dans sa magnifique fresque du Vatican ; mais au lieu de chicaner les deux habiles peintres de cette grande bataille ; il vaut mieux aller visiter le tableau et relire le récit. En expiation de ma minutieuse critique, j’aime à citer les belles lignes inspirées par la vue de ce lieu mémorable : « Des hauteurs qui dominent sur ce point la voie Flaminienne, on peut apercevoir tout le bassin de la plaine du Latium, théâtre des âpres combats qui ont posé l’inébranlable fondement de la grandeur romaine. Au pied d’un amphithéâtre de montagnes se dessine le profil de la grande cité, projetant le reflet de ses édifices dans les ondes jaunâtres du Tibre. Jamais la Providence ne prépara à une action solennelle un cadre plus magnifique. Sur les sommets de ces sept collines, chargées de temples, de palais, de souvenirs et d’années, tous les dieux du monde antique semblaient se dresser pour découvrir dans le lointain des airs l’étendard de la croix. »

Trois mois après sa victoire et son entrée triomphale à Rome, Constantin publiait à Milan le fameux édit qui proclamait la liberté religieuse, la liberté du culte chrétien et la liberté des autres cultes. De plus, Constantin ordonnait que les biens confisqués fussent rendus À la corporation des Chrétiens ; c’était reconnaître l’église comme un corps constitué, ayant le droit d’acquérir et de posséder. Liberté du culte, droit d’association, droit de propriété, voilà ce qui lui était accordé par l’édit de Milan ; c’était assez pour sa dignité et son indépendance. Toutes deux, sans avoir rien à désirer, auraient eu beaucoup à gagner, si l’autorité impériale se fût bornée à les reconnaître et à les respecter, et si elle se fût abstenue d’intervenir dans les affaires ecclésiastiques et dans les discussions de dogme qui ne la regardaient point ; mais les choses ne se passèrent pas ainsi.

Cette intervention se manifesta d’abord par des faveurs et par des bienfaits. L’empereur affranchit les prêtres chrétiens des fonctions municipales, considérées alors comme un fardeau, et auxquelles chacun cherchait à se soustraire, afin, disait l’édit, qu’ils pussent se consacrer plus entièrement à la Divinité. Peut-être cette mesure bienveillante cachait-elle la crainte que le clergé ne prît trop d’influence dans les affaires locales. En même temps qu’il éconduisait ainsi obligeamment les prêtres chrétiens du municipe, l’empereur cherchait à se les attacher par une preuve palpable de sa générosité : il ouvrait à l’église d’Afrique un crédit sur le trésor impérial ; mais la puissance est comme la fortune, elle vend ce qu’on croit qu’elle donne, et à la fin de la lettre de Constantin était jetée en passant la prétention de réglementer les affaires de l’église d’Afrique. Constantin invitait Cécilien, évêque de Carthage, à y établir l’ordre en invoquant le concours de l’autorité civile. Il s’agissait des donatistes, hérétiques très violens, qui accusaient les évêques orthodoxes de tiédeur, et qui se hâtèrent d’envoyer leurs réclamations à Constantin. Constantin de son côté s’empressa de se faire arbitre. C’était le premier pas dans cette voie ; il fut fait avec une grande modération. Constantin convoqua un concile dans le palais de Latran, qui appartenait à l’impératrice. Le concile condamna les dissidens africains ; mais ceux-ci ne se tinrent pas pour battus, et à quelque temps de là ils intercédèrent de nouveau auprès de l’empereur. Autre embarras pour Constantin ; il convoqua un second concile : nouvelle condamnation des schismatiques, nouvelles réclamations. Ils demandaient à être jugés par l’empereur. Constantin commençait à perdre patience et à sentir dans quelles difficultés il s’était jeté. Après avoir beaucoup tergiversé, il confirma son premier jugement en faveur des orthodoxes, et voulut envoyer les chefs des donatistes au supplice. Les orthodoxes, soit dit à leur grand honneur, l’en empêchèrent, il est juste de le remarquer, en relevant avec l’auteur les traces de l’influence du christianisme qui se font sentir dans la législation, et qui sont un résultat cette fois heureux du contact de l’église et de l’empire. Malheureusement le christianisme, que Constantin introduisait dans ses lois, n’était pas encore entré bien avant dans son âme, car on le voit envoyer chercher un rival vaincu, son beau-frère Licinius, dans la retraite où il lui avait permis de vivre, et le faire étrangler.

À ce moment commence cette grande affaire de l’arianisme, qui remplit tout le reste du règne de Constantin, et dans laquelle se montra surabondamment la nécessité pour l’église de n’accepter qu’avec beaucoup de prudence la protection du pouvoir civil, de s’en défier toujours si elle ne veut pas être amenée à choisir entre les complaisances de la servitude et les rébellions de l’indépendance. Vainqueur du païen Licinius, Constantin donna aux chrétiens quelques temples païens à démolir ; mais bientôt ce ne fut plus le paganisme qui attira son attention : ce fut l’église chrétienne, divisée par la puissante hérésie d’Anus[1].

L’empereur prit dès le principe une part active à ce débat. Après avoir écrit à Arius et aux ariens une lettre d’une orthodoxie plus zélée qu’exacte, pleine d’argumentations et de menaces, il fit comparaître Arius et lui fit jurer de ne plus retomber dans ses erreurs, à peu près comme il eût imposé à un sujet rebelle un seraient de fidélité. Le serment d’Arius n’ayant rien terminé, Constantin eut l’idée plus heureuse d’assembler un concile universel. Ce fut le fameux concile de Nicée. La grande lutte de l’arianisme est dans son ensemble supérieurement traitée par M. Albert de Broglie, et comme elle n’avait pu l’être jusqu’ici, car, outre l’intelligence des questions théologiques et le sentiment de leur importance dogmatique, conditions qu’eût difficilement réunies un historien purement philosophique, le nouvel historien religieux a pu faire ce qui était impossible aux historiens religieux qui l’avaient précédé. Venu après le temps de nos débats parlementaires, dont il trouvait à son foyer les plus illustres souvenirs, il lui a été donné de saisir le mouvement de cette chambre représentative de la chrétienté qui s’appelait un concile, le jeu des partis qui s’y agitèrent : il a pu peindre au vif, et comme d’après nature, les séductions du pouvoir, les emportemens de la résistance, la complaisance ambitieuse des courtisans comme l’un et l’autre Eusèbe[2], l’inflexibilité courageuse de saint Athanase, ce grand chef d’opposition théologique, cet indomptable tribun de la foi.

Constantin, sur un siège d’or, inaugura la réunion en prononçant un véritable discours du trône, et ouvrit la session. Arius, avec une absence de ménagemens qui prouvait sa sincérité, fit une profession de foi très franche et très hardie. Il parla en chef de parti. Les deux Eusèbe agirent en hommes de parti. Se gardant bien de s’expliquer aussi nettement qu’Arius, ils travaillèrent à obtenir du concile une déclaration ambiguë qui permit les interprétations, et dans laquelle, parmi des expressions très orthodoxes, ils en glissèrent une qui ne l’était point du tout, appelant le fils de Dieu, engendré ayant tous les siècles, le premier né de la création. La contradiction n’avait pas frappé Constantin, mais on la lui fit remarquer, et le projet de déclaration fut renvoyé à une nouvelle discussion pour être amendé. Cette discussion sur l’amendement amena de la part des catholiques la proposition de ce fameux mot, consubstantied, imaginé par eux pour donner à l’expression du dogme de l’unité de substance des deux premières personnes de la Trinité toute la rigueur et toute la précision possibles. Ce mot, proposé par Osius, évêque de Cordoue, qu’appuyait saint Athanase, avait été rejeté par l’un des sectateurs déguises d’Arius, Eusèbe de Nicomédie. Celui-ci ne pouvait donc l’accepter. La rédaction de l’article de foi passa cependant à une très grande majorité. Arius fut condamné par le concile et exilé par l’empereur.

Toujours prêt à appuyer les décisions ecclésiastiques d’une pénalité rigoureuse, Constantin se hâta d’ordonner que les écrits d’Arius seraient livrés aux flammes, et que celui entre les mains duquel on surprendrait un de ces écrits serait puni de mort. Si quelques évêques furent tentés d’applaudir à cette rigueur, ils ne soupçonnaient guère que cette violence en leur faveur ne devait pas empêcher Constantin de prendre plus tard le parti des ariens contre saint Athanase. Les courtisans qui se trouvaient fourvoyés dans l’opposition l’abandonnèrent, deux évêques seulement refusèrent de signer la profession de foi de Nicée, et tout parut terminé. Constantin put s’écrier un peu prématurément : « Toutes les discussions, tous les différends, tous les tumultes, tous les poisons mortels de la discorde, l’éclat de la vérité les a fait disparaître. » Puis, en accablant d’éloges et de respect les membres du concile, il lui échappait, dans la joie du triomphe, de dire qu’il était lui-même un évêque. Cet évêque couronné, mais non baptisé, était un étrange confrère ; pourtant on ne lui contesta pas ce titre, et quelques-uns trouvèrent probablement qu’en l’usurpant il l’honorait. L’empereur invita les pères du concile à un grand repas, dans lequel Eusèbe, son panégyriste, dit qu’il croyait voir une image du règne de Jésus-Christ ; après quoi il les congédia comblés d’honneurs et de présens, non sans leur recommander dans son discours d’adieu de ne pas trop parler.

On devait cependant parler et écrire encore sur ces questions ardues, dont la solution avait été votée presqu’à l’unanimité par le concile de Nicée. Malgré sa toute-puissance, Constantin ne pouvait faire cesser par un acte de sa volonté impériale une discussion qui devait se rouvrir bientôt. Mais ici se place un incident de la vie de Constantin qui n’est pas entièrement étranger à l’histoire des rapports de l’église et de l’empire, car il montre que le souverain, protecteur de l’église chrétienne, n’était pas encore très dominé par l’esprit chrétien : je veux parler du meurtre de son fils Crispus et du meurtre de sa femme Fausta.

Tout ce récit est très pathétique chez M. de Broglie. Les deux crimes de Constantin, c’est ainsi qu’il les appelle, ne sont point palliés, et ne devaient pas l’être. L’auteur a de la peine à s’expliquer la mort de Crispus, ce brillant fils de Constantin, qui avait semblé l’aimer avec tendresse et avec orgueil. Était-ce jalousie de ce fils, excitée par des craintes dont rien ne fait apercevoir le motif ? Le soupçonnait-il de vouloir se mettre à la tête d’une réaction païenne ? Dans ce cas, Constantin eût été animé du sentiment qui fit frapper le prince Alexis par Pierre le Grand, jaloux de défendre son œuvre comme l’avait été le premier Brutus. Ce qui le ferait croire, c’est qu’en même temps un meurtre encore plus odieux s’accomplissait par ordre de Constantin sur un enfant de douze ans, fils de ce Licinius, dernier défenseur du paganisme, dont on semblait craindre qu’il ne voulût, comme son père, défendre la cause. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’impératrice Fausta ne fut pas étrangère à la mort de Crispus, né d’une première femme, comme le prouva sa propre mort, crime nouveau par lequel les remords de Constantin le poussèrent à venger un autre crime. C’est une véritable tragédie dont M. de Broglie a, je crois, le premier mis dans tout son jour le caractère sinistre. L’impératrice Hélène, qui aimait son petit-fils Crispus et haïssait sa bru Fausta, apparaît sous un jour assez nouveau. Accourue d’Orient, comme une autre Agrippine, pleine de douleur et de passion, elle vient demander vengeance pour le meurtre de Crispus. Constantin, alors furieux contre lui-même, s’en prend à ses conseillers, qui périssent dans les supplices, et à sa femme Fausta, qu’il fait étouffer dans un bain brûlant. Voilà un singulier intermède aux scènes du drame théologique où Constantin reparaîtra bientôt.

M. de Broglie rejette le récit d’après lequel Constantin, dans le trouble de son âme, aurait demandé un moyen d’expiation à des prêtres et à un philosophe païens, qui l’auraient renvoyé au baptême chrétien, seul capable de laver ses forfaits ; il rejette aussi avec non moins de raison une légende populaire au moyen âge, et que représente une curieuse mosaïque de l’église des Quattro-Coronati à Rome. Selon cette légende, Constantin, frappé par la lèpre, aurait voulu s’en guérir en se baignant dans le sang des petits enfans, mais n’aurait pu être délivré de son mal que par le baptême, qu’il aurait reçu du pape saint Sylvestre : fable adoptée par le savant Baronius uniquement pour établir cette autre fable, le baptême de Constantin à Rome. Cette légende, comme toutes les légendes, exprime par de faux détails un fait véritable, l’horreur qu’inspirèrent aux chrétiens eux-mêmes les barbaries que je viens de rappeler. Ce terrible bain de sang fait allusion sans doute à l’enfant de Licinius égorgé par son oncle. M. de Broglie l’a oublié, mais la vieille mosaïque romaine en garde le souvenir.

La translation de la capitale de l’empire aux extrémités de l’Europe, aux portes de l’Orient, du monde latin dans le monde grec, est un grand fait, et qui tient une place importante dans l’histoire des relations réciproques de l’église et de l’empire. M. de Broglie a discuté les motifs de cette substitution d’une capitale à une autre, et présenté à ce sujet plusieurs considérations ingénieuses et nouvelles ; il a rapproché avec justesse cet événement du second séjour de Constantin à Rome, et du déplaisir que, durant ce séjour, il ressentit et manifesta contre l’obstination du vieux paganisme, qui s’était retranché au Capitole, et dont les sectateurs attardés témoignèrent au premier empereur chrétien un mécontentement qui alla jusqu’à l’insulte. Je crois que Constantin eût pu braver ce mécontentement et le mépriser, je crois que cet abandon de Rome la livra, et avec elle l’Occident, aux Barbares ; mais au point de vue catholique on ne saurait regretter la fondation de la nouvelle capitale : elle produisit l’indépendance et par suite la grandeur de la papauté. Si le pape eût résidé dans la même ville que l’empereur, le pape n’eût jamais été chez lui. Le pape serait devenu ce que serait devenu Pie VII, s’il eût consenti à s’établir à Paris, un grand dignitaire de la cour impériale. À Rome, il fut le successeur et l’héritier de l’empire romain.

Je ne m’arrête pas au tableau très bien fait de l’organisation administrative et militaire établie par Constantin, parce que ce tableau ne se rattache point directement à ce qui me paraît être la pensée principale du livre, l’action mutuelle de l’empire sur l’église et de l’église sur l’empire. On n’en peut dire autant de l’influence toujours croissante du christianisme sur la législation romaine, que M. de Broglie a déjà signalée et dont il montre de nouveaux effets : le divorce rendu plus difficile, le concubinat flétri, la condition des femmes améliorée, l’affranchissement facilité et encouragé. Mais tandis que l’église faisait ainsi pénétrer dans les institutions de l’empire quelque chose de la morale du christianisme, l’empire allait continuer à peser sur l’indépendance de l’église, Constantin allait exercer une influence toujours plus oppressive sur ses affaires intérieures à l’occasion de cet interminable débat de l’orthodoxie et de l’arianisme qu’il avait cru trop tôt étouffé.

La cause d’Arius avait presque cessé d’être une question religieuse. D’une affaire de parti, elle était devenue une affaire d’intrigue. Les évêques courtisans qui protégeaient Arius, Eusèbe de Nicomédie à leur tête, voulaient qu’il fût absous pour humilier saint Athanase, trop indépendant à leurs yeux. Arius, à qui l’audace n’avait pas réussi, avait appris de ses protecteurs à se réfugier dans la ruse. Il se disait soumis au concile de Nicée, et présentait une déclaration dans laquelle il admettait le Dieu-Verbe, se refusant seulement à le déclarer consubstantiel au Père. En repoussant de l’église d’Alexandrie ce prêtre d’une foi pour lui plus que suspecte, c’était surtout les droits de l’épiscopat que défendait saint Athanase. En effet, l’évêque seul était juge de l’orthodoxie de son subordonné, l’empereur n’avait rien à y voir. Aussi l’évêque fut inflexible. Constantin lui écrivit pour lui enjoindre de recevoir Arius dans son église. « Si vous faites la moindre difficulté, ajoutait l’empereur, j’enverrai des hommes de mon service pour vous faire déposer de votre charge et vous faire sortir de la ville. » Athanase n’obéit point. On conçoit qu’il fût mal vu en cour, mais il avait pour lui tous les vrais catholiques. Les solitaires de la Thébaïde lui restèrent inébranlablement fidèles. Le plus illustre d’entre eux, saint Antoine, ne pouvait pardonner à Constantin les menaces adressées au saint évêque d’Alexandrie et les tracasseries dont il était l’objet. L’empereur lui ayant envoyé une lettre dans laquelle il lui demandait sa bénédiction, Antoine ne se donna pas la peine de l’ouvrir, et, réunissant ses solitaires, il leur dit : « Ne soyez point surpris que l’empereur m’écrive, car l’empereur n’est qu’un homme ; mais que Dieu lui-même ait écrit une loi pour les hommes et nous ait parlé par son fils, voilà de quoi nous étonner. » Et il se mit en devoir de renvoyer la lettre sans en prendre connaissance. Les solitaires se récrièrent, disant que les princes étaient chrétiens comme d’autres, et qu’il ne fallait pas les scandaliser. Il consentit alors à écouter la lecture de la missive et répondit à l’empereur en peu de mots : « Vous faites bien d’adorer le Christ, mais songez à votre salut ; n’estimez point trop les choses présentes, mais souvenez-vous plutôt du jugement à venir et rappelez-vous que le Christ est le seul bien éternel et véritable ; aimez les hommes, gardez la justice, et pensez aux pauvres. »

L’acharnement des ennemis d’Athanase ne se lassait point. Ils obtinrent de l’empereur la convocation d’un concile partiel devant lequel eut à comparaître celui qu’ils se plaisaient à lui signaler comme "rebelle à sa puissance. À ce concile, qui se tint dans la ville de Tyr, Constantin envoya pour le représenter un fonctionnaire civil, le comte Denys, qui avait tous les pouvoirs pour faire venir les accusés ou les envoyer en exil, afin de montrer, disait la lettre impériale, par une insinuation menaçante pour saint Athanase, qu’on ne devait point résister aux ordres que l’empereur donnait au nom de la vérité. Le comte Denys confia la police de l’assemblée et le droit de faire entrer et ranger ses membres, non à des diacres, comme c’était l’usage, mais à un greffier public. « A ce signe, dit M. de Broglie, on voyait commencer cette rivalité de l’administration civile et du pouvoir ecclésiastique qui est le fruit inévitable et amer du despotisme politique uni à l’oppression religieuse. » Les adversaires de saint Athanase, c’est-à-dire les évêques de la cour, étaient en grande majorité dans le concile formé par Eusèbe de Nicomédie, l’évêque courtisan par excellence. Athanase avait eu d’abord la pensée de ne pas comparaître, mais on était venu arrêter un de ses prêtres, qui était impliqué dans un des griefs dont le concile avait à connaître, et on l’amenait à Tyr chargé de chaînes. Athanase voulut le protéger de sa personne et partager ses périls. Aussi habile qu’il était résolu, il fit ce qu’on pourrait appeler un coup de parti électoral, du reste très légitime ; il amena avec lui quarante-neuf évêques d’Égypte, dont la présence changeait la majorité. Les débats s’engagèrent sur un incident, les violences auxquelles on accusait saint Athanase de s’être livré contre des évêques d’Orient. Il se justifia sur tous les points et donna des preuves matérielles de la fausseté des accusations qui lui étaient intentées ; mais ses adversaires, par une tactique parlementaire trop souvent employée depuis, cherchèrent à gagner du temps, c’est-à-dire à en perdre : ils demandèrent la nomination d’une commission chargée de faire une enquête en Égypte. Athanase voulait qu’au moins le choix de la commission fût concerté entre les évêques des deux partis ; on ne tint aucun compte de sa réclamation. Les évêques égyptiens, exclus de la commission d’enquête, protestèrent. La séance fut très orageuse : toute l’assemblée était dans un mouvement extraordinaire, le peuple lui-même commençait à s’en mêler ; les uns prenaient le parti de saint Athanase, les autres le craignaient comme un sorcier et demandaient sa tête. Athanase, voyant que la violence avait le dessus, quitta la ville de Tyr pendant la nuit. Il parut aux portes de Constantinople au moment où l’empereur y faisait son entrée, et, mettant la main sur la bride de son cheval, il lui demanda justice. Constantin passa outre, mécontent et troublé. Quelques jours après, il consentit à écouter l’évêque d’Alexandrie ; mais il était prévenu. « Il reçut fort mal les plaintes de saint Athanase et s’offensa du ton de grande liberté qu’il prenait avec son souverain. À plusieurs reprises, il voulut l’interrompre, le faire sortir de sa présence et le chasser de sa cour ; mais Athanase ne se troublait pas et soutenait d’un front intrépide le regard souverain qui faisait trembler le monde. »

Cette fermeté déplaisait à Constantin et l’embarrassait tout à la fois ; il écrivit au conseil : « Je ne comprends rien à toutes les choses que vous avez décidées dans votre assemblée, au milieu des troubles et des orages. » Il put bientôt comprendre les actes du concile, car à la suite d’une enquête scandaleusement passionnée, mêlée de violences, et qui avait accueilli les faits les plus contradictoires de la bouche des ennemis de saint Athanase, Juifs ou païens, celui-ci fut déposé de son siège épiscopal d’Alexandrie. Dès le lendemain, il était question de rappeler Arius. Cependant il fallait obtenir un édit d’exil contre l’évêque déposé. Pour cela, le parti vainqueur et implacable mit en avant une accusation ridicule. Athanase fut accusé d’avoir voulu s’opposer au transport des blés qui s’opérait d’Alexandrie à Constantinople. C’était aussi raisonnable que d’accuser, comme on l’a fait durant la révolution, les aristocrates d’affamer le peuple.

Constantin crut ou feignit de croire à cette absurdité, et le champion de l’orthodoxie fut exilé à Trèves par le prince qui s’en était toujours déclaré le défenseur. Pendant ce temps, Arius était rappelé à Constantinople. En sortant du palais impérial, il mourut subitement. Pour Constantin lui-même, le terme de la vie était arrivé : il mourut aussi, après avoir rappelé Arius et banni saint Athanase, penchant au moins vers l’arianisme, comme le déclare saint Jérôme : In Arianum dogma déclinat. Grande leçon pour les souverains qui interviennent dans la discussion des croyances religieuses : celui qui avait eu la gloire d’affranchir le christianisme, et, selon la belle expression de M. de Broglie, de hâter de quelques années le progrès du monde, est mort en opprimant l’orthodoxie ! Grande leçon aussi pour l’église, quand elle attend son triomphe de la protection de l’autorité séculière : on l’a vu par l’exemple de Constantin lui-même, la protection produit la dépendance et aboutit à la persécution.

Avant de mourir, Constantin, qui avait toujours eu la rage de faire le docteur, et qui n’était pas même catéchumène, reçut tardivement à Nicomédie le baptême, que, par un calcul bizarre et désapprouvé par l’église, il avait mis en réserve pour l’heure suprême, voulant d’un coup laver toutes les fautes qu’il se laissait la liberté de commettre et le pouvoir d’expier. Bien que l’église grecque, par une dernière complaisance, ait mis dans le ciel ce saint d’un catholicisme douteux selon saint Jérôme, son historien prononce sur lui ce jugement, dont il s’efforce de tempérer autant que possible la sévérité, et que termine une conclusion plus indulgente qu’admirative : « Constantin ne fut ni assez grand ni assez pur pour sa tâche. Ce contraste, trop visible à tous les yeux, a justement choqué la postérité. Toutefois l’histoire a vu si peu de souverains mettre au service d’une noble cause leur pouvoir et même leur ambition, qu’elle a droit, quand elle les rencontre, de réclamer pour eux la justice des hommes et d’espérer la miséricorde divine. » Ce qu’il y a de mieux à faire pour Constantin en effet, n’est-ce pas de le recommander à la miséricorde divine ?

Après Constantin, l’empire se divise de nouveau ; l’unité qu’il avait voulu établir se brise. Le despotisme oriental, renouvelé de Dioclétien, porte ses fruits, et semble devancer les horreurs qui marqueront un jour le début du règne des sultans. Huit membres de la famille impériale sont massacrés en peu de jours. Ces meurtres étaient l’œuvre des soldats. Constantin avait détruit à Rome le corps des prétoriens, il avait rasé leur camp ; mais l’armée d’Orient avait pris leur place. Le despotisme suscite toujours tôt ou tard des prétoriens, son besoin et son châtiment. Le règne de Constance fut le triomphe de l’arianisme ; sous lui, l’empire fut décidément hostile à l’église. Aux ménagemens succédèrent bientôt les violences. Constance commença par les ménagemens ; son frère Constant, catholique zélé, avait renvoyé Athanase de son exil de Trêves à son siège d’Alexandrie. Constance ne s’y opposa point, mais permit en même temps qu’Eusèbe de Nicomédie, chef du parti contraire à saint Athanase, s’emparât violemment du siège de Constantinople. « C’était la seconde fois, dit M. de Broglie, qu’Eusèbe donnait ainsi l’exemple de quitter pour un motif d’ambition le siège épiscopal, que tous les canons l’obligeaient de garder jusqu’à la mort. Né pour vivre auprès des souverains, il lui semblait tout simple de suivre la cour partout où elle se transportait. Sans attachement pour les diverses églises, il n’avait de constance que dans son dévouement à la fortune. » Le parti de la cour dans l’église voulait à tout prix chasser d’Alexandrie l’évêque indépendant. Un concile ou plutôt un conciliabule des évêques de ce parti se forma dans la ville d’Antioche, et, sans nommer Athanase, inséra dans des canons habilement rédigés des déclarations où la haine et la servilité se montrent également. On y lisait ces paroles à l’adresse du saint évêque : « Et celui qui persévère à troubler l’église, qu’il soit puni comme séditieux par la puissance du dehors ! » Puis le prétendu concile obtint de la puissance du dehors qu’une escorte de soldats irait introniser à la place de saint Athanase un certain Grégoire, autrefois son protégé et devenu son ennemi. Cette intronisation violente s’accomplit au milieu de scènes hideuses. Athanase alla défendre sa cause à Rome, où le siège de saint Pierre prenait chaque jour plus d’autorité, grâce à son indépendance, que favorisait son éloignement. Le pape Jules répondit aux évêques d’Orient par une lettre sévère que terminaient ces paroles, où respire le sentiment du droit dont l’église romaine se considérait dès lors comme investie : « Et puisqu’il s’agissait du siège d’Alexandrie, pourquoi ne nous avez-vous pas écrit ? Ne savez-vous pas que c’est la coutume, en pareil cas, de nous écrire premièrement, afin que ce soit d’ici que vous vienne la décision ? »

Tandis que le parti catholique triomphait à Rome, à Constantinople l’intrusion de l’évêque Macedonius à la place de Paul, ami de saint Athanase, suscitait une émeute terrible. Constance, qu’elle effraya, voulut rétablir la paix par un concile convoqué à Sardique. Les orthodoxes y étaient en majorité ; la minorité se sépara, et alla former à vingt lieues de là un contre-concile. Celui-ci s’élevait contre la prétention des évêques occidentaux à juger de nouveau ce que des évêques d’Orient avaient décidé, et parmi ceux qu’il séparait de sa communion était l’évêque de Rome, le pape Jules. Comme le marque très justement M. de Broglie, « au fond, le débat qui s’engageait avec une vivacité toujours croissante, c’était l’unité de l’église chrétienne. Or cette unité, l’église ne pouvait la fonder que sur son indépendance. Ceux qui voulaient cette indépendance comprenaient très bien que la papauté en était la meilleure garantie ; les autres glorifiaient l’empereur et excommuniaient le pape. »

Mais une difficulté d’une espèce nouvelle allait se présenter, la faiblesse momentanée du chef naturel des orthodoxes, du pape Libère lui-même ; l’artificieux Constance était parvenu à l’ébranler et à lui faire soumettre encore une fois à un concile la cause de saint Athanase, tant de fois jugée. Libère envoya des légats à Arles, où était Constance ; ils y trouvèrent un certain nombre d’évêques serviles qui, devant l’empereur présent et irrité, condamnèrent précipitamment saint Athanase. Les légats du pape eux-mêmes se laissèrent entraîner. La désolation de Libère fut extrême : il désavoua ses légats, mais le mal était fait ; fort de leur adhésion, Constance ne garda plus de mesure, et la cause de l’arianisme fut gagnée. Le concile de Milan vit son triomphe ; cette fois il s’agissait d’écraser saint Athanase, l’intraitable défenseur de la foi de Nicée. Tout l’effort de l’empereur était dirigé contre ce grand homme. « De Milan à Alexandrie, dit éloquemment M. de Broglie, il n’y avait que deux têtes levées qui se faisaient face l’une à l’autre : Constance, le maître du monde, et Athanase, le serviteur de Dieu. » La session fut turbulente ; le peuple de Milan prenait une vive part à ces débats. Assemblé devant la porte de l’église où se tenait le concile, il criait : « A bas les ariens ! » Dans l’intérieur de l’assemblée, un évêque récalcitrant fut arraché de son banc par la force armée ; c’était le fougueux Lucifer, évêque de Cagliari. Le lendemain, le peuple criait : « Où est Lucifer ? Qu’on nous rende Lucifer ! » Les évêques furent mandés au palais pour y recevoir la condamnation d’Athanase des mains de l’empereur, qui, ayant des prétentions littéraires, s’était donné la peine de la rédiger lui-même. Caché derrière un rideau, il écoutait les objections ; tout à coup l’impérial auteur se montre : « La doctrine que vous condamnez, s’écrie-t-il naïvement, est la mienne. Si elle est fausse comme vous le dites, d’où vient donc que Dieu, secondant mes armes, a mis le monde entier sous ma loi ? » L’argument était peu théologique ; mais il arrive aux souverains heureux de prendre le fait que Dieu permet pour le droit qu’il tarde à venger. L’évêque de Cagliari, sorti de prison la veille, répondit à l’empereur : « Votre doctrine est celle d’Arius… Votre puissance et vos succès ne prouvent rien en sa faveur. L’Écriture est pleine de souverains apostats qui ont désobéi à Dieu et que Dieu n’a pas punis sur-le-champ. » Qu’on juge de la colère de Constance et de l’indignation des courtisans. Et comme on alléguait les canons : « Ma volonté, dit l’empereur en mettant la main sur son épée, est aussi un canon, et vos évêques de Syrie trouvent bon qu’il en soit ainsi. Faites comme eux, ou vous serez exilés avec Athanase. » Cette menace d’un coup d’état contre les représentans de l’église ne fut pas vaine ; la nuit suivante, cent quarante-sept d’entre eux furent arrêtés dans leurs chambres, emprisonnés provisoirement, puis envoyés en exil. M. de Broglie ajoute : « Il y eut assez de défections et de faiblesse pour couvrir d’une apparence légale ce tissu de fraudes et de violences ; la charité d’Athanase et de ses amis a dérobé les noms des traîtres à la justice de la postérité. »

Constance, comptant sur la complaisance que le pape Libère avait un instant montrée, mais qu’il avait bientôt rachetée, lui envoya dire par un eunuque de venir à Milan. Le pape refusa. D’autres émissaires furent alors dépêchés vers lui. Sans employer la violence, on l’entoura, on l’épia, on l’isola de telle sorte, que, vaincu par cette oppression morale, il consentit à se rendre à Milan ; mais ce fut pour résister à Constance, qui lui demandait la condamnation de saint Athanase. Il fut banni en Thrace, montrant le chemin de l’exil aux autres pontifes qui devaient quitter Rome pour ne pas céder aux empereurs.

Dès ce moment, la persécution arienne redoubla. Constance envoya à Alexandrie des agens pour faire quitter la ville à saint Athanase et des soldats pour l’effrayer. Le saint, sans se troubler, demanda un ordre écrit de l’empereur ; celui-ci, timide dans sa violence et craignant une émotion populaire, aimait mieux ne pas le donner. Enfin le duc Syrianus se décida à arrêter l’évêque de nuit dans une église, pendant le service divin. Il y eut là un vrai carnage. Quelques moines entraînèrent saint Athanase, qui s’obstinait à rester sur sa chaire épiscopale au milieu du danger. Le coup fait, Constance approuva tout et ordonna de poursuivre Athanase. L’évêque impérial, nommé George, arriva bientôt et se mit à la tête de perquisitions domiciliaires, exécutées avec une extrême brutalité, dans l’intention de découvrir la retraite d’Athanase ; mais le saint s’était réfugié dans la Thébaïde, où les sicaires de Constance ne purent l’atteindre. Là, changeant sans cesse d’asile, allant d’un couvent à un autre, il mena, sous un empereur qui se disait chrétien, la vie des chrétiens persécutés par les empereurs idolâtres, et dans cette vie errante et cachée l’évêque proscrit continuait à écrire. « Tour à tour racontant son histoire, dit M. de Broglie, exhortant son église, exposant le dogme, réfutant l’hérésie, jamais son esprit ne fut plus lucide, jamais sa réflexion ne fut plus mûre, jamais son éloquence ne s’échappa plus animée et plus incisive que dans ces jours d’angoisses. » Pendant ce temps, la cause opprimée de l’orthodoxie trouvait d’autres martyrs, d’autres apôtres. Lucifer de Cagliari, prisonnier en Asie, faisait parvenir à Constance des écrits, je dirais volontiers des brochures, dans lesquels, avec la fougue de son caractère, il s’adressait à lui en ces termes : « Viens donc, empereur ! pourquoi ne te venges-tu pas de moi, de ce mendiant qui t’insulte ?… Penses-tu que nous respecterons ton diadème, tes pendans d’oreille, tes bracelets, tes riches vêtemens, et que nous oublierons le maître de la terre et du ciel ? » L’empereur faisait demander à Lucifer s’il était réellement l’auteur de l’écrit, et Lucifer se hâtait de l’affirmer.

Tandis qu’il persécutait ainsi les orthodoxes, Constance imagina, comme diversion, de persécuter aussi les païens ; mais l’écrivain catholique qui écrit aujourd’hui l’histoire de l’église n’accepte pas pour elle ce singulier dédommagement. « Se croyant maître de l’église, dit-il en parlant de Constance, il lui convenait que l’église à son tour fût maîtresse de tout. Il lui promettait la domination pour la consoler de la servitude. Ce n’est pas la seule fois dans l’histoire que de tels marchés ont été offerts à l’église, et, à vrai dire, le despotisme ne peut guère lui en proposer d’autres, des richesses pour ses ministres, des supplices pour ses ennemis ; c’est tout ce que peut mettre à son service le pouvoir absolu. Constance ne lui épargna aucun de ces dons funestes. » Nobles paroles ! et celui qui les a prononcées n’hésite pas à condamner des mesures tyranniques et des dispositions sanguinaires qui, sous le prétexte de punir les crimes de la magie, ouvraient un champ périlleux à la bassesse toujours active des dénonciateurs. Il réprouve ces violences inutiles contre le paganisme abattu, et pour flétrir ceux qui s’en firent les instrumens, les appelle des inquisiteurs, faisant de ce mot ce qu’il doit toujours être, une injure. Ce qui montre que ce zèle si cruel de Constance n’était pas très sincère, c’est qu’à Rome, celui qui avait publié un édit pour la clôture des temples païens n’hésita pas à entrer dans le temple de Jupiter-Capitolin et dans le Panthéon. Ce voyage à Rome fut un vrai triomphe pour Constance. Païens et ariens étaient à ses pieds. Le pape Libère, vaincu par l’âge et par l’exil, écrivit qu’il abandonnait Athanase, et qu’il voulait faire sa paix avec les évêques orientaux : faiblesse personnelle du pape que M. de Broglie n’hésite pas à condamner après le pieux Baronius.

Mais ici commence une nouvelle période de l’histoire de l’arianisme. Vainqueur, le parti arien se divisa comme font tous les partis victorieux ; il eut ses exagérés, ce qu’on pourrait appeler, en employant un langage que mes lecteurs ne comprendront peut-être plus, son extrême droite, dirigée par Aétius ; il eut aussi ses modérés, son centre. Ceux-ci formaient le parti de la cour et remplaçaient les eusébiens. Un tel parti ne pouvait mourir. Ces modérés s’inquiétèrent bientôt des témérités d’Aétius, qui refusait à la seconde personne de la Trinité non-seulement l’égalité avec la première, mais la ressemblance, disant que le Fils n’était pas même l’image du Père et détruisant ainsi l’idée du Verbe chrétien et le christianisme. Tant d’audace n’allait pas à leur prudence. Les hommes avant tout favorables au pouvoir n’aiment guère les croyances absolues, qui ont toujours une certaine indépendance. Constance ne manqua pas d’intervenir en faveur du juste-milieu de l’arianisme, de ceux qu’on appelait les semi-ariens. Telle fut dès ce moment la profession de foi officielle, et il ne fut plus permis, si l’on ne voulait déplaire au maître, d’aller au-delà ou de rester en-deçà de la ligne étroite que son infaillibilité théologique avait tracée. Un des hommes qui ont paru avec le plus de gloire dans ces débats, saint Hilaire de Poitiers, s’empressa de profiter de cette division qui se manifestait dans le camp arien. Par une tactique habile, il essaya d’attirer à l’orthodoxie les semi-ariens. Les ardens l’accusèrent, entre autres Lucifer de Cagliari, un de ces hommes qui mettent en péril par leur impétuosité les combinaisons politiques des partis ; mais la violence n’est pas toujours de la fermeté. On le vit bien au concile de Rimini, où les évêques d’Occident, après avoir bouché leurs oreilles pour ne pas entendre la profession de foi que l’empereur leur proposait d’admettre, finirent par céder aux obsessions des partisans de la cour, et signèrent ce qu’on voulut pour pouvoir retourner chez eux. D’un autre côté, saint Hilaire, le plus modéré des orthodoxes, dans un concile d’Asie composé d’évêques orientaux presque tous contraires à la foi de Nicée, soutint énergiquement l’intégrité de cette foi, et grâce à l’habileté qui s’unissait chez lui à la vigueur du caractère, comme le prouvent ses écrits, il parvint à les ramener, sinon aux expressions mêmes du concile de Nicée, du moins à une formule qui en était beaucoup plus voisine que la formule proposée au nom de l’empereur. L’envoyé impérial fut fort mécontent et prononça la dissolution d’une assemblée indocile. « Allez, dit-il brutalement aux évêques, allez dans vos églises, et criez là tout à votre aise, » leur témoignant un mépris qu’il n’aurait pas exprimé s’ils l’eussent mérité. Cependant les membres du concile se transportèrent à Constantinople, où les débats allaient recommencer, quand on apprit la défection des pères de Rimini. Ce fut un coup terrible pour les orthodoxes orientaux : la majorité céda, la minorité fut châtiée de sa résistance, car Constance était de ceux qui soumettent une cause à un tribunal et punissent ensuite les juges de leur jugement.

L’irritation de saint Hilaire fut grande. Par un calcul bien intentionné, mais dont l’événement venait de déjouer la prudence, il avait cru grossir le parti orthodoxe en lui ramenant les semi-ariens ; il voyait s’écrouler l’échafaudage de cette combinaison, que l’historien appelle généreuse, mais qui mérite encore mieux le nom d’habile. Or il faut que l’habileté réussisse ; quand elle échoue, elle ne laisse aucune consolation à ceux qui ont eu recours à elle. Aussi le désespoir de saint Hilaire fut-il extrême, et il mit alors dans son langage d’autant plus de véhémence qu’il avait mis jusque-là dans sa conduite plus de mesure. Lucifer, dont il avait blâmé l’emportement, n’était pas en ce genre allé plus loin dans la lutte qu’il n’alla dans la défaite.

Je n’ai pas voulu interrompre le récit de la grande affaire de l’arianisme ; mais pendant les phases de cette guerre de l’empire contre l’église a paru un personnage sous la domination duquel les deux partis vont entrer dans des rapports nouveaux. Tandis qu’ariens et catholiques se combattaient avec acharnement, grandissait prés du trône un prince qui devait, comme pour les punir de leurs démêlés, les mettre d’accord en les mettant hors de cause, et poser la question, non plus entre l’orthodoxie opprimée et l’hérésie triomphante, mais entre le christianisme en disgrâce et le paganisme ressuscité.

Ce personnage étrange de Julien a été compris par M. de Broglie avec beaucoup de sagacité et jugé en général équitablement. Cependant un trait malveillant échappe çà et là bien naturellement à l’écrivain catholique parlant de l’empereur apostat. Ainsi, pour mentionner un détail de peu d’importance, et qu’il n’est permis de relever qu’à Rome, il semble avoir recueilli avec quelque complaisance les indications de laideur fournies par les auteurs ecclésiastiques qui parlent de Julien. Sa lèvre inférieure, dit-il, tombait en formant une grimace désagréable. Ce défaut ne m’a point frappé dans les deux bustes de Julien qu’on voit au musée du Capitole. Du reste, M. de Broglie fait bien connaître le caractère de Julien ; il rend bien compte de ce penchant au paganisme qu’expliquent son amer ressentiment contre Constance, meurtrier de son père et de son frère, son amour pour les lettres antiques, son goût pour le mysticisme philosophique et théurgique, qui lui permettait de voir dans les mythes païens autre chose qu’un ramas de fables, enfin l’impression fâcheuse qu’avaient dû produire sur lui les déchiremens de l’église chrétienne et l’intervention tyrannique de Constance dans les débats théologiques. « Quand il se promenait à Milan, à quelques pas devant les gardes, qui ne le perdaient pas de vue, combien de fois, en passant près de la basilique, avait-il entendu l’écho des rumeurs populaires et les éclats de voix des discussions du concile ! Et la mémoire toute nourrie des dédains de Tacite et de Cicéron, que n’avait-il pas senti, que n’avait-il pas souffert en voyant ainsi la majesté romaine compromise par les déchiremens d’une secte juive ! De quel œil méprisant avait-il lu sur la muraille l’édit impérial contre Athanase, mélange de dialectique subtile et de brutalité arrogante, signé d’une main parricide ! Combien de fois, en levant les yeux vers le ciel, avait-il vu se dresser entre le Dieu de Constance et lui l’image sanglante d’un père qu’il n’avait pas connu et d’un frère qu’il n’osait pleurer ! » Si dans un excès de zèle on était tenté de reprocher à M. de Broglie de s’être trop bien associé par l’imagination à l’état moral, aux émotions secrètes d’un personnage odieux à l’église, j’opposerais à cette peinture le tableau plein de charme, inspiré cette fois par une sympathie véritable de sentimens et de croyances, dans lequel il a retracé avec amour la pieuse amitié de deux compagnons d’étude de Julien : saint Grégoire de Nazianze et saint Basile.

Tant que Constance vécut, Julien, bien qu’élevé au partage de l’empire, n’eut occasion de montrer que sa rhétorique trop indulgente pour le meurtrier d’un père et, ce qui valait mieux, les qualités du soldat et du capitaine, alliées, M. de Broglie le reconnaît, au désir sincère de purifier son âme et de l’élever à la ressemblance de la Divinité. Et ce n’était pas seulement à une vertu spéculative qu’il aspirait ; il repoussait les délateurs, et il prouvait, chiffres en main, à un préfet des Gaules dont il revoyait les comptes, qu’il n’y avait pas lieu à lever un impôt extraordinaire. Sa situation délicate auprès d’un empereur aussi intolérant que Constance et aussi terrible à sa famille fait comprendre, sans les absoudre, les démonstrations hypocrites de christianisme qu’il se crut obligé de faire. Menacé par Constance du sort de Gallus, il dut saisir l’empire pour sauver sa vie. Dès ce moment, il leva le masque, consulta ouvertement les devins, immola une hécatombe, et, dans une lettre aux Athéniens, mit son entreprise sous la protection de Pallas. Constance n’eut pas le temps d’être détrôné. Il mourut, dit M. de Broglie, au milieu des malédictions des chrétiens, dans les bras d’un hérétique, et laissant le trône à un apostat.

On ne voit pas que l’avènement de Julien ait consterné l’église. Opprimée par un empereur arien, elle ne pouvait perdre beaucoup à passer sous les lois d’un empereur philosophe, qui, s’il remettait le paganisme en honneur, promettait la liberté des cultes. La haine des sectes est plus vive que la haine des religions. Aussi saint Jérôme s’écriait à l’avènement de Julien : « Le Seigneur se réveille, la bête meurt, et la tranquillité revient. » Au moment où il rouvrait les temples des dieux et remplissait avec une dévotion empressée, jusque dans ses plus humbles détails, sa charge de grand-pontife, Julien proclamait hautement la tolérance. « Les erreurs sur la nature des dieux, disait-il, ne peuvent se corriger ni par le fer ni par le feu. Qu’importe que la main sacrifie, si la pensée condamne la main ? » Au milieu de ses effusions d’enthousiasme religieux adressées au soleil, visible image du Dieu intelligible, il écrivait : « Je ne veux point, par tous les dieux ! je ne veux point ni que l’on tue, ni que l’on frappe les chrétiens contre le droit et la justice, ni qu’on leur fasse souffrir aucun mal… Ces gens sont encore pieux, du moins en partie, puisqu’ils honorent celui qui est en réalité tout-puissant et qui régit le monde visible. Et nous aussi, nous l’adorons, je l’atteste, mais sous d’autres noms. » Julien valait mieux que son œuvre, comme Constantin valait moins que la sienne ; il valait mieux que ce paganisme incapable de la régénération morale que l’empereur attendait de lui, et qui, tandis que Julien s’efforçait de le faire revivre, aimait mieux mourir. Toutefois les païens, dont les tendances morales que Julien cherchait à leur imprimer provoquaient les sarcasmes, avaient une autre manière de prouver leur dévotion aux dieux : c’était de violenter et de massacrer les chrétiens. C’est ce qui eut lieu loin des yeux de l’empereur dans plusieurs villes de l’Orient. Rien ne constate qu’il ait approuvé ces violences ; mais il eût dû les punir, et on ne voit pas qu’il l’ait fait. Du moins il supporta avec un grand calme les apostrophes véhémentes d’un vieil évêque aveugle qui s’était transporté dans un temple de Chalcédoine pour l’y braver et l’injurier. Il adressa plus d’un mot spirituel à ceux qui ne le trouvaient pas assez prompt à persécuter.

Je sais bien qu’il y a dans l’ouvrage de M. de Broglie un chapitre intitulé : Julien persécuteur. Cependant je ne puis charger Julien du crime de persécution violente. Dans ce chapitre, M. de Broglie me paraît admettre avec une critique moins sévère que de coutume les allégations des écrivains ecclésiastiques suspects de passion, et les Actes des martyrs, qui ne sont pas articles de foi. Dans quelques-uns de ces actes, Julien interroge et condamne lui-même les martyrs. Le dialogue y semble une reproduction de ceux que l’on trouve ailleurs, et l’empereur y parle un langage renouvelé de Décius ou de Dioclétien, et qui ne ressemble point à celui qu’il tient dans les documens authentiques. Même en admettant la vérité de ces récits, dans la plupart d’entre eux on ne voit pas que Julien ait ordonné les meurtres dont M. de Broglie le rend responsable. Si saint Basile d’Ancyre fut mis à mort par le comte Frumentin, il n’est fait dans les actes de ce saint mention d’aucun ordre de Julien. Si Artemius, gouverneur d’Alexandrie, fut massacré par la populace de cette ville, sur laquelle « il avait fait peser indifféremment le poids de sa tyrannie, » est-il juste de voir dans ce misérable et son complice George des martyrs du christianisme, parce qu’ils furent accusés, afin sans doute d’éloigner d’eux la protection impériale, d’avoir eu le dessein invraisemblable, et que saint Athanase lui-même n’aurait pas formé, de supprimer entièrement à Alexandrie le culte païen ? Quand M. de Broglie dit : « C’était là sans doute le crime le moins pardonnable de tous ceux qu’on attribuait à Artemius, » n’affirme-t-il pas un fait qui est loin d’être démontré ? Admettons, en le déplorant, qu’un jeune chrétien nommé Théodore ait été livré à la torture à la suite de l’incendie du temple d’Antioche : encore serait-il vrai que Julien l’aurait fait relâcher. Saint Théodoret ne fut point mis à mort par l’empereur, mais par un comte du nom de Julien, qui voulut faire du zèle en livrant au supplice un sujet qui avait insulté son empereur. M. de Broglie reconnaît que l’empereur se montra fort mécontent. Quand l’auteur ajoute : « Il ne voulait point cette fois d’exécution capitale, » est-il bien juste ? Il faudrait prouver que Julien a voulu une autre fois de telles exécutions. Or c’est ce que n’établit aucun fait avéré, ce qui répugne à tout ce que l’on connaît de la nature de Julien, à tout ce que l’on sait avec certitude avoir été prescrit par lui touchant les chrétiens[3].

La seule persécution qu’on puisse reprocher à Julien, et on doit la lui reprocher sévèrement, c’est d’avoir interdit aux chrétiens l’enseignement des lettres. L’église ressentit vivement cette atteinte portée au droit d’enseigner et à la culture de l’esprit chrétien. Saint Grégoire de Nazianze s’écria : « De quel droit cet homme, cet amant de la Grèce et de l’éloquence prétend-il que le grec lui appartient à lui et à ses dieux ? » Il y avait des chrétiens moins éclairés qui approuvaient tout bas cette interdiction. Il y en a eu de nos jours qui, au sein de l’église, auraient voulu faire ce que Julien a tenté contre elle.

Julien, après avoir laissé saint Athanase rentrer dans Alexandrie, résolut de l’en faire sortir, mais ce fut comme fauteur de troubles et non comme chrétien. C’était de la tyrannie impériale, ce n’était point de la persécution religieuse, car il écrivait aux habitans de Lystra, auxquels il demandait de chasser leur évêque Titus pour vivre ensuite en paix les uns avec les autres : « Que ceux qui servent les dieux ne molestent pas ceux qui se trompent !… car il vaut mieux instruire les hommes par la raison que par les coups et les supplices. » — « Odieuse comédie de douceur, ajoute M. de Broglie, qui termine une véritable incitation à la sédition et au massacre ! » Où est cette incitation ? Je vois dans ce qui précède des mots piquans et injustes contre le christianisme, de l’humeur contre saint Athanase, dont l’ascendant sur la population d’Alexandrie ne convenait pas mieux à un despote païen qu’à un despote chrétien, pas plus à Julien qu’à Constance ; nulle part je ne vois incitation au massacre. Il faut le reconnaître, ce n’était point là le caractère de Julien. Son dépit contre les chrétiens, et il en ressentait beaucoup, se traduisait autrement, et d’une manière bien honorable pour eux, dans une lettre adressée à un grand-pontife de Galatie. Julien y rend hommage à leur charité par ce dépit même. Voulant rivaliser avec eux d’aumônes, voulant instituer à leur exemple des maisons d’asile pour les étrangers, de véritables hôpitaux, il disait : « Il est honteux de voir que les impies galiléens nourrissent non-seulement leurs pauvres, mais les nôtres. » Les efforts de l’empereur païen pour ranimer une religion morte, le déplaisir que lui causait la décadence irrésistible du paganisme, et l’impatience que faisait naître chez les païens l’austérité de l’empereur, ces luttes d’une corruption enracinée et d’une réforme impossible sont décrites par M. de Broglie dans un morceau brillant et vrai, comme il s’en trouve dans son histoire, car cette histoire, écrite toujours avec une mâle fermeté, renferme des pages, et en grand nombre, auxquelles ne manquent ni l’imagination ni le colons. Pour l’élévation de l’esprit et la générosité du cœur, elles ne font jamais défaut.

M. de Broglie a parlé de Julien comme de Constantin, avec un désir sincère d’impartialité. Du premier, il n’a tu ni les faiblesses, ni les fautes, ni les crimes ; du second, il n’a dissimulé ni les bonnes qualités ni les vertus. Cependant, si le récit est impartial, je ne puis m’empêcher de regretter que des sympathies ou des antipathies, dont il n’était pas maître aient arrache à l’auteur quelques expressions trop indulgentes pour celui auquel il ne pouvait s’empêcher de porter de la reconnaissance, et trop sévères pour celui qu’il se rappelait par moment devoir maudire. Le mot de génie revient assez souvent dans le récit en parlant de Constantin, et je ne trouve rien dans la vie de ce prince habile et cruel qui en justifie l’emploi. Il fut poussé à embrasser le christianisme par sa conviction et par les circonstances. Rien ne montre qu’il ait senti la portée historique de ce grand acte. La persécution n’était plus possible après ses redoublemens désespérés et impuissans sous Dioclétien. Le dernier empereur païen, Maxence, avait rendu un édit de tolérance. La terreur, arrivée au comble, devait s’arrêter, comme après Robespierre le 9 thermidor devait arriver. Si Tallien et ses amis n’en eussent pris l’initiative, d’autres l’auraient prise. J’oserai presque dire que le terme était venu de la terreur païenne, et que Constantin en fut le Tallien.

Quant à Julien, dont, sauf son inimitié contre le christianisme, l’auteur n’avait guère en fait que du bien à dire, il est souvent désigné d’une manière peu obligeante. Son âme est dite pleine de fiel, je ne vois pas bien pourquoi. Ses intentions sont suspectées un peu gratuitement ; sa participation à des violences dans lesquelles rien ne prouve qu’il ait trempé, qu’il a désavouées même, est admise avec trop de facilité. Quelquefois aussi ce qu’il fait de louable est pris en mauvaise part. Dans sa sévérité, Julien, en cela d’accord avec les pères de l’église, détestait les jeux sanglans de l’arène, les pompes dissolues du théâtre. M. de Broglie semble lui faire un reproche de ce qu’enfermé dans la rogue austérité du cynique, il se refusait ces moyens de popularité. Était-ce à un chrétien de l’en blâmer ? Mais il faut tenir compte à M. de Broglie du courage d’esprit que, malgré ses scrupules et ses inclinations personnelles, il a montré dans son récit et dans l’ensemble de ses jugemens sur Constantin et sur Julien ; ce courage est d’autant plus digne de louange qu’on sent qu’il lui a plus coûté.

Un autre courage, et qui ne lui a rien coûté, est celui avec lequel, dans un temps où le goût de la liberté est si rare et son nom si décrié, M. de Broglie a mis en relief dans son ouvrage, avec une éloquente intrépidité, cette idée, je crois profondément vraie, qu’il n’y a de force pour la religion et pour l’église que dans la liberté, que la protection leur est dangereuse, et finit toujours par leur être funeste. La complaisance servile du parti arien représenté par les deux Eusèbe, la fierté de l’orthodoxie indépendante personnifiée dans saint Athanase, sont l’une flétrie, l’autre glorifiée comme elles méritaient de l’être. C’est pour moi la pensée dominante et comme la morale historique du livre, et j’y ai insisté pour cette raison. Il ne faut pas croire pourtant que toute l’œuvre de M. de Broglie soit là : cette œuvre n’est pas une thèse, c’est une histoire. Ne pouvant la faire connaître tout entière, je dois au moins avertir qu’on y trouve autre chose encore que ce que j’y ai signalé, que les sentimens de l’auteur ne se montrent pas seulement dans ses sympathies pour les résistances de l’église au despotisme, et que plusieurs chapitres que j’ai omis complètent le caractère religieux et historique du livre. Je ne voudrais pas que les préférences de celui qui rend compte de ce bel ouvrage pussent tromper personne sur la vraie nature de l’ensemble. Quant aux légères critiques que ma sincère admiration pour l’auteur ne m’a pas empêché de lui soumettre, j’y ai d’autant moins de regret que, si quelques-uns de mes éloges ont pu le compromettre aux yeux de certaines personnes, ces critiques l’aideront, je l’espère, à trouver grâce auprès d’elles.


J.-J. AMPERE.

  1. On sait que cette hérésie, qui eut diverses phases et se subdivisa en diverses hérésies partielles, reposait sur une négation plus ou moins timide ou plus ou moins avouée de la divinité de Jésus-Christ, au moins de l’égalité entre la première personne de la Trinité et la seconde.
  2. Eusèbe, évêque de Césarée, et Eusèbe, évêque de Nicomédie, tous deux dévoués à Constantin.
  3. Je n’aime pas à chercher des excuses aux cruautés exercées au nom du respect dû à l’autorité ; mais il faut, pour apprécier les faits historiques, les placer dans leur véritable jour. En supposant authentique dans toutes ses circonstances le martyre des saints Bonose et Maximilien, porte-drapeaux qui s’étaient refusés à faire disparaître la croix de leur étendard, ne furent-ils pas condamnés pour rébellion à la discipline militaire ? La croix était une cocarde. Que ferait-on aujourd’hui à un soldat qui arborerait le drapeau blanc ?