L’Église et la philosophie



L’ÉGLISE
ET
LA PHILOSOPHIE.

I. — DES JÉSUITES,
PAR MM. MICHELET ET QUINET.
II. — LES CONSTITUTIONS DES JÉSUITES.
III. — OBSERVATIONS,
PAR M. L’ARCHEVÊQUE DE PARIS.

Les prospérités du catholicisme ne sont pas sans mélange, ou du moins elles ne le satisfont pas entièrement. Sans doute, quand il considère de quelle chute profonde il s’est relevé en France, il y a quarante ans, il peut se féliciter d’un pareil retour de fortune. Les autels rétablis après une éversion sacrilége, la religion reconnue nécessaire à l’ordre social après avoir été proscrite par l’exaltation révolutionnaire à titre d’imposture et de folie, sont d’éclatans témoignages en faveur de l’église et de la force qu’elle a conservée. Néanmoins l’église aujourd’hui ne paraît pas contente. Dans ses rapports avec l’état, on la voit inquiète : elle n’a pas cette sérénité d’une grande puissance qui jouit avec calme de sa part légitime d’influence et d’autorité. Elle s’agite, elle se plaint, et plusieurs en son nom s’élèvent contre l’esprit de notre siècle avec un ton plein d’aigreur.

Pourquoi ? C’est qu’en dépit de la situation honorable qu’ont faite à l’église les divers gouvernemens qui se sont succédé depuis le concordat conclu entre Napoléon et Pie VII, l’église ne peut se défendre de regrets douloureux en songeant à tout ce qu’elle a perdu. La révolution de 1789 trouva le clergé en possession de biens et de revenus considérables, et aussi de priviléges qui en faisaient le premier corps de l’état. Il avait la main partout, dans la vie civile, dans l’administration de la justice, dans l’éducation de la jeunesse, dans le conseil des rois. Aujourd’hui il n’y a plus de cardinaux ministres, non plus que d’archevêques prenant rang comme pairs ecclésiastiques après les princes du sang : les officialités n’existent plus, et la justice en France est la même pour tous. La vie civile a été soustraite à la suprématie de l’église, et l’homme peut naître, se marier et mourir, sous l’unique protection de la loi humaine. L’immense dotation dont jouissait le clergé avant 1789 a été remplacée par un salaire porté annuellement au budget des dépenses ; enfin l’église ne peut élever que ses propres lévites, et l’éducation de la jeunesse appartient à un corps laïque, à l’Université.

Et l’on s’étonnerait des regrets du clergé ! Il faudrait bien peu connaître les passions des hommes et l’esprit des corporations qui ont duré long-temps, pour ne pas pressentir qu’à ces regrets doit s’associer la résolution de réparer, autant que possible, toutes les pertes éprouvées. À peine tirée de ses ruines par le génie fondateur de Napoléon, l’église s’arma des concessions et des bienfaits qu’elle lui devait pour agrandir sa puissance, et l’empereur s’exprima plus d’une fois avec amertume sur l’ingratitude et l’ambition cléricale. L’église vit avec joie la déchéance de celui qui l’avait relevée, et elle mit toutes ses espérances dans le pouvoir des princes qui revenaient de l’exil. Pendant quinze ans, elle sembla confondre sa cause avec celle des Bourbons, et quand ils tombèrent à leur tour, après avoir paru un instant étourdie de leur chute, elle reprit sa marche. C’est le génie de l’église de ne songer qu’à elle et son égoïsme fait sa force. Elle se console aisément des catastrophes les plus lamentables, grace à l’intelligence particulière qu’elle croit avoir des impénétrables desseins de la Providence. Si tel prince a été précipité, c’est que sa perte était écrite : tout empire qui s’écroule proclame la grandeur de Dieu et de l’église. L’orgueil païen ne monta jamais plus haut.

Le gouvernement de 1830, dans les années orageuses qui ont suivi son avénement, a protégé l’église, et en cela il s’est conduit avec noblesse et justice. Aujourd’hui il témoigne au clergé la déférence la plus flatteuse. Renfermée dans des limites convenables, cette bienveillance est politique ; mais le gouvernement s’exposerait à de cruelles déceptions, s’il comptait sur la reconnaissance de ceux qu’il traite si bien. Te justum gratis esse oportet, tu dois faire le bien sans t’attendre à une récompense, disait au sage la philosophie du portique : l’état, dans ses rapports avec l’église, peut s’appliquer la même maxime, il ne doit pas espérer de retour, car l’église ne saurait se préoccuper que d’elle-même, car elle estime que ce qu’on lui accorde n’est rien auprès de ce qui lui est dû.

Se proposer ouvertement de reconquérir le pouvoir est une entreprise que l’église a reconnue peu praticable. Mais ne pourrait-on pas par des voies détournées, par des moyens lents et sûrs, arriver au même but ? Si l’église, se renfermant, à l’égard du gouvernement, dans une neutralité, sinon bienveillante, du moins en apparence inoffensive, s’adressait à la société pour lui persuader qu’en dehors du dogme et de la foi catholique il n’y a ni ordre ni morale ; si, à titre de dépositaire de toute vérité, elle réclamait l’éducation de la jeunesse en prétendant que l’Université n’est pas digne d’un tel ministère ; si, dans un concert d’attaques contre le corps laïque qui enseigne, les rôles étaient partagés, aux uns la violence, à d’autres une modération spécieuse cachant sous la politesse des formes les plus hautaines prétentions, on pourrait penser peut-être qu’il y a là des symptômes d’ambition et d’envahissement dont il faut non s’épouvanter outre mesure, mais s’occuper avec gravité.

De tout temps, les politiques ont été d’accord que c’est surtout par la manière d’élever la jeunesse que les gouvernemens jettent les bases d’une puissance durable. L’éducation, c’est l’empire. L’église ne l’ignore pas, quand elle demande qu’on lui livre les générations nouvelles. Si l’église s’emparait de l’enfance et de la jeunesse, plus tard ces enfans et ces jeunes gens, devenus des hommes, pourraient lui rendre ce qu’elle regrette. En retrouvant ses élèves dans tous les postes de la société, dans l’administration, dans les conseils des départemens, dans les chambres, que de chances, quelle autorité n’aurait pas l’église pour influencer les mœurs et arriver au changement des lois !

Que personne ne s’y trompe. Il ne s’agit pas ici seulement d’une querelle d’amour-propre entre quelques professeurs et quelques prêtres, d’une polémique plus ou moins divertissante entre certaines vanités irritables ; ne voir que cela serait s’arrêter à l’écorce, à la superficie. Le fond des choses est en jeu. Les révolutions politiques paraissent parmi nous arrivées à leur terme. Avertie par l’expérience, la société ne croit plus qu’il soit sage et utile d’innover sans relâche dans la constitution et le gouvernement ; elle tourne ailleurs, elle applique plus judicieusement son activité. Elle demande aux institutions, à l’industrie, à la science, de lui rendre tout ce qu’elles peuvent lui donner. Dans cette phase nouvelle, les croyances et les idées doivent jouer un rôle important. Or, voici venir l’église qui nous dénonce que seule elle est en mesure de donner à l’homme la certitude et la règle, et aux hommes réunis en association politique, la stabilité. M. l’archevêque de Paris s’est chargé récemment d’apporter le commentaire le plus étendu à ce principe, qu’en dehors de l’église il n’y a pas de salut. Il a déclaré d’une part l’état incapable de poser la base essentielle de l’enseignent public, et de l’autre la société menacée de catastrophes nouvelles, si des principes solidement religieux ne lui étaient pas inculqués. Quelle est la conséquence de cette double proposition, si ce n’est que l’état et la société ne sauraient avoir d’autre refuge et d’autre avenir que de se jeter dans les bras de l’église ?

Cette manière si nette de poser la question ne nous déplaît pas. L’église veut aller au fond des choses ; il faut l’y suivre. De graves autorités ecclésiastiques, ayant à leur tête M. l’archevêque de Paris, estiment l’heure venue de porter une main hardie sur les problèmes les plus redoutables ; il ne saurait y avoir de témérité à accepter une controverse dont l’initiative leur appartient.

Au moment où l’église triomphe de l’impuissance qu’elle attribue à l’état et à la sagesse humaine pour élever les générations nouvelles, il doit être permis de jeter un coup-d’œil sur l’église elle-même, sur sa situation intellectuelle et morale. Quand la révolution de 1789 vint surprendre le clergé, elle le trouva en grande partie incrédule, frivole et corrompu. Assurément, ni la vertu, ni la foi n’étaient éteintes au sein de l’église, mais elles ne prévalaient point. Ce qui dominait alors, c’était un épicuréisme élégant ; les prélats de cour et les abbés de boudoir avaient le pas. Au jour du malheur, les vertus reparurent, et ç’a été la gloire du clergé de France de se sentir et de se montrer ferme et pur dans l’effrayante persécution qui vint fondre sur lui. Il y a cinquante ans qu’a grondé la tempête ; où en est aujourd’hui le clergé ?

Massillon, dans le dernier siècle, déplorait l’ignorance des ecclésiastiques. « Le sacerdoce, disait l’illustre évêque de Clermont au clergé de son diocèse[1], devient le titre unique et universel qui autorise l’ignorance et la cessation de toute étude… On n’a plus de goût pour l’étude, on ne lit plus ; les livres sont devenus des meubles de rebut, souvent même on n’en a pas, et c’est beaucoup quand le presbytère de certains prêtres est décoré du moins de la présence d’une seule Bible. » Massillon compare cette ignorance à l’instruction des prêtres païens, et il ne craint pas d’avouer sur ce point l’infériorité du sacerdoce catholique. « Dans le paganisme, dit l’éloquent oratorien, les prêtres des idoles n’avaient point d’autre occupation qu’une étude assidue des fables et des extravagances de leur mythologie : ils vivaient retirés dans l’obscurité de leurs temples pour répondre aux peuples abusés qui venaient les consulter sur leurs mystères impurs et insensés avant de s’y faire initier. » Massillon poursuit le parallèle, et il montre les prêtres catholiques incapables d’enseigner aux peuples l’esprit du christianisme, puisqu’ils l’ignorent eux-mêmes. Cependant l’étude et la science, c’est toujours Massillon qui parle, sont indispensables aux prêtres et aux ministres ; cependant, nous citons les paroles textuelles de ce grand prélat, un prêtre et un pasteur ignorant n’a plus le droit de porter l’auguste titre du sacerdoce, et il n’est plus que l’opprobre et le rebut de l’église et du monde même. Il ne nous appartient pas de décider jusqu’à quel point les sévères remontrances de Massillon peuvent s’appliquer au clergé de nos jours ; nous sommes même disposé à croire que l’église a mis à profit les jours tranquilles et heureux qu’elle doit depuis quarante ans à la sagesse du gouvernement civil pour élever convenablement ses ministres, pour former de dignes pasteurs, pour ne conférer le sacerdoce qu’à des hommes dont l’instruction ne contraste pas d’une manière étrange et pénible avec les lumières de leur siècle. Cependant quelque chose pourrait éveiller notre défiance. Le clergé, qui, non content d’élever sans contrôle ses lévites, dispute aujourd’hui à l’Université l’éducation de la jeunesse, refuse de se soumettre aux épreuves par lesquelles l’état fait passer tous les aspirans à l’enseignement. Pourquoi cette répugnance ? D’où vient ce refus ? Le clergé craindrait-il des examens qui montreraient ce qu’il sait et ce qu’il ignore ? Ou bien prétendrait-il par hasard établir une présomption de capacité universelle en faveur du prêtre, par cela seul qu’il est revêtu du sacerdoce ? Mais Massillon disait, dans le siècle dernier que malheureusement le caractère sacerdotal était un titre d’ignorance. Tout est-il tellement changé, qu’il faille aujourd’hui, sans autre information, tenir les prêtres pour savans ?

Dans les séminaires, les études sont, assure-t-on, d’une grande faiblesse. Si l’on doit en croire des personnes qui disent connaître les faits, l’histoire, dans les établissemens ecclésiastiques, est enseignée ou plutôt travestie d’une manière déplorable, et les lettres grecques et latines y sont pauvrement cultivées. Naturellement le clergé traite ces assertions de calomnieuses ; eh bien ! comment pourrait-il mieux confondre des accusations qu’il appelle mensongères qu’en acceptant les épreuves auxquelles la loi soumet tous ceux qui ambitionnent d’instruire la jeunesse ?

Mais peut-être l’église, inférieure à l’Université dans les sciences profanes, reprend tous ses avantages dans les questions philosophiques et religieuses par la hauteur de ses vues et l’énergie de ses convictions. Voyons un peu. L’église n’est pas encore revenue de l’effroi que lui a causé la défection de M. de Lamennais. Deux fois, en 1817, en 1830, elle avait cru trouver dans l’auteur de l’Essai sur l’indifférence et dans le rédacteur de l’Avenir un guide glorieux. En 1817, c’était un Bossuet nouveau qui devait avoir raison du scepticisme dédaigneux de notre âge ; en 1830, c’était un autre Athanase qui allait sauver l’église du contact d’un pouvoir corrupteur. On sait comment cette double attente a été remplie. Peu à peu s’est évanoui dans M. de Lamennais le nouveau Bossuet, l’autre Athanase, et enfin même le chrétien. Un pareil dénouement a rempli l’église d’épouvante et de colère. L’église, s’armant des paroles même de M. de Lamennais, s’est écriée dans sa douleur : « Que fait Dieu cependant ? Il se retire, il délaisse cet insensé qui comptait sur ses forces ; il l’abandonne à son orgueil. Alors arrivent ces chutes terribles qui étonnent et consternent, ces chutes inattendues, effrayantes, exemples des jugemens divins[2]. » Ce n’est pas tout : l’église a étendu sa réprobation jusqu’aux idées elles-mêmes. Voilà où elles aboutissent, ont dit les sages ; voyez où la philosophie a conduit M. de Lamennais ; considérez au fond de quel gouffre il s’est précipité en voulant faire dans la religion la part de la pensée spéculative. Aussi aujourd’hui, tout ce qui trahit des tendances philosophiques est suspect aux yeux de l’église. La philosophie même la plus chrétienne excite les défiances des supérieurs ecclésiastiques. M. l’abbé Bautain ne nous démentira pas. On a d’invincibles répugnances contre la métaphysique, même quand elle ne se propose qu’une explication respectueuse des données de la foi : on se souvient que les plus damnables hérésiarques ont ainsi commencé.

Ce n’est donc pas par de grandes études religieuses et philosophiques que l’église se propose aujourd’hui d’exercer son influence : toutes ces questions lui font peur ; on dirait qu’à côté de chacune d’elles elle voit un abîme. C’est par d’autres moyens que l’église cherche la puissance, et nous pouvons ici, sous certains rapports, la féliciter de son habileté. Depuis plusieurs années, l’église s’est occupée activement de charité sociale, et elle s’est mise à rivaliser avec les philantropes. Nous retrouvons son action dans la société de Saint-Vincent de Paul, qui s’est proposé le soulagement des pauvres, le patronage des apprentis et des ouvriers, l’instruction des militaires. Plusieurs œuvres attestent la même sollicitude et la même charité : l’œuvre de Miséricorde pour les pauvres honteux, l’œuvre des Amis de l’Enfance, l’œuvre des Nouvelles accouchées. N’oublions pas dans cette énumération, d’ailleurs fort incomplète, les dames du Bon Pasteur pour les filles repenties. Voilà des actes qu’il est permis de louer hautement. Sans doute on peut reconnaître dans l’organisation de toute cette charité le désir d’avoir la main partout, désir qui n’abandonne jamais l’église ; mais ici cette ambition conduit au bien et se rencontre heureusement avec l’esprit de l’Évangile. La religion catholique n’a pas non plus négligé de frapper les sens et les imaginations en augmentant les magnificences de ses cérémonies. Nous voyons aujourd’hui la peinture, la sculpture et la musique rehausser l’éclat de ses temples et de ses pompes, et dans cette pensée de chercher dans le culte une source d’émotions presque dramatiques, la générosité du gouvernement n’a pas fait défaut à l’église. Enfin, pour compléter la grandeur du spectacle, on s’est adressé à l’éloquence : des prédicateurs à la voix sonore, au geste théâtral, montent dans les chaires ; leur apparition est annoncée d’avance dans les journaux, qui rendent aussi compte de leurs sermons les plus fameux. Aussi il y a foule autour de la chaire chrétienne ; on pèse les mérites divers des orateurs les plus en vogue : l’un est proclamé un logicien du premier ordre, mais comme l’autre sait toucher les cœurs ! On compare, on disserte, on discute ; enfin on sort du sermon comme d’une académie ou d’un théâtre. Nous ne voulons pas troubler la joie de ceux qui voient dans ce bruyant concours le triomphe de la religion, et nous nous contenterons de leur citer ces paroles de La Bruyère : « L’oisiveté des femmes et l’habitude qu’ont les hommes de les courir partout où elles s’assemblent donnent du nom à de froids orateurs, et soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné. »

Cependant, au milieu de tous ces soins, l’église n’oubliait pas son but principal, l’éducation de la jeunesse. Ici l’embarras n’était pas médiocre, car l’ambition se trouvait plus grande que la puissance. Il est plus facile de fonder des établissemens de charité, de parer les temples et de se pourvoir de prédicateurs, que de suffire à l’instruction publique dans la société française. Le clergé avait d’ailleurs en face de lui un corps laïque, nombreux, tenu en haute estime par le pays, expression légale et savante de la science du siècle, et quand il s’examinait lui-même, il ne trouvait chez les siens ni ces fortes disciplines ni cette animation intellectuelle si nécessaires à l’apostolat de l’enseignement. C’est dans ces circonstances que vinrent s’offrir à l’église les jésuites.

Nous avons une raison particulière de parler des jésuites avec une scrupuleuse justice : on nous a adressé force injures en leur nom. Au surplus, la grotesque polémique du Monopole universitaire et du Catéchisme de l’Université ne venge que trop ceux qu’elle prétend accabler. Aujourd’hui les jésuites ont de singuliers interprètes et de tristes mandataires. Nous ne sommes plus au temps du père Brumoy et du père Porée. Que sont devenus ces pères spirituels et polis, insinuans, habiles, possédant des connaissances variées et l’art de la vie ? En vérité, on pourrait reprocher à ceux qui de nos jours se mettent en avant pour représenter ou servir la compagnie, non pas tant d’être jésuites, que de ne pas l’être assez. Au reste, c’est l’affaire de la société ; prenons-la telle qu’elle se comporte aujourd’hui : Sint ut sunt.

Tels sont les avantages d’une organisation profonde et forte, qu’elle supplée à l’insuffisance des hommes. Nous n’avons pas entendu dire que la société de Jésus ait aujourd’hui dans son sein de remarquables talens : nous ne connaissons ni ses prosateurs, ni ses poètes, ni ses penseurs, et tout l’éclat littéraire de la compagnie se concentre dans les prédications de M. de Ravignan. Mais la hiérarchie des jésuites, leur discipline, leur persévérance, l’ardeur et l’étendue de leur ambition, des traditions qui comptent trois siècles, des méthodes et des habitudes d’enseignement pratiquées sinon avec éclat, du moins avec ténacité, tout cela constitue dans le monde catholique une puissance vers laquelle le clergé de France, au milieu de ses projets et de ses embarras, a naturellement tourné les yeux.

Nous ne confondons pas l’église et les jésuites, mais nous disons que les jésuites sont aujourd’hui, en France, nécessaires à l’église. L’état de ses affaires ne lui permet pas de congédier de pareilles troupes.

L’église gallicane n’a plus cette foi en elle-même qui la fortifiait au XVIIe siècle. À cette époque, Bossuet lui décernait cette louange d’être représentée par le plus docte clergé qui fût au monde[3], et il ajoutait : « Qu’elle est belle cette église gallicane, pleine de science et de vertus ! » L’Écriture nous raconte que, lorsque Balaam aperçut du haut d’une montagne le camp d’Israël dans le désert, il s’écria : « Ô Jacob ! que vos tentes sont belles ! Quel ordre ! quelle majesté dans vos pavillons ! » Bossuet, en 1681, faisait avec orgueil à l’église gallicane l’application de cette parole. Alors le clergé de France avait son génie et ses maximes. Tout en se rattachant à l’église romaine par les liens d’une antique tradition, il s’en distinguait par son esprit et sa discipline, par des principes qui en faisaient une grande église nationale, sans l’empêcher d’être catholique, d’être une partie de l’église universelle. Ce fut là le chef-d’œuvre de la sagesse et du bon sens. Quel changement aujourd’hui ! C’est au-delà des monts que le clergé de France cherche maintenant toutes ses inspirations, toutes ses doctrines, et il ne croit plus avoir d’autre ancre de salut que la plus complète adhésion à tout ce que Rome pense et veut. Les raisons de cette conduite nouvelle se peuvent comprendre. Dans l’ancienne monarchie, l’église s’appuyait avec confiance sur le gouvernement temporel ; elle se confondait avec lui dans certaines parties de l’ordre politique, et cette solidarité ne lui permettait pas d’abandonner nos rois quand ils n’étaient pas d’accord avec le pape. Depuis cinquante ans au contraire, le gouvernement temporel est suspect à l’église ; elle a tenu pour ennemis tous les régimes qui se sont succédé pendant un demi-siècle, même quand ces régimes s’employaient à relever la religion. Dès les premiers momens de la restauration, les doctrines ultramontaines ont prévalu dans l’esprit du clergé : M. de Lamennais a aimé le pape avec fureur. La défection de l’éloquent rédacteur du Mémorial Catholique n’a rien changé aux dispositions de notre clergé ; elle a plutôt au contraire accéléré le mouvement qui le poussait dans le sein de Rome. Il n’y a pas jusqu’au schisme stupide de M. Châtel qui n’ait été pour quelque chose dans cet entraînement. Tout semblait avertir nos prêtres qu’en dehors de Rome il n’y a qu’impuissance et chute, qu’en dehors de Rome il n’y a que des causes d’erreur et des tentations d’apostasie.

Il y a vingt-trois ans, M. de Maistre disait au clergé de France. « On a besoin de vous pour ce qui se prépare… mais le sacerdoce français ne doit pas se flatter d’être mis à la tête de l’œuvre qui s’avance sans qu’il lui en coûte rien. Le sacrifice de certains préjugés favoris, sucés avec le lait et devenus nature, est difficile sans doute et même douloureux ; cependant il n’y a pas à balancer ; une grande récompense appelle un grand courage[4]. » Le sacrifice qu’exigeait M. de Maistre est à peu près accompli. Ces préjugés favoris, devenus nature, ont été presqu’entièrement dépouillés. Maintenant, la récompense suivra-t-elle ? On n’en saurait douter, s’il faut en croire M. le cardinal Pacca. Cette année même, dans une solennité littéraire où affluait tout ce que la société romaine a de plus distingué, le vénérable doyen du sacré collége, après avoir félicité le clergé français de se montrer depuis quelque temps le fils le plus affectueux et le plus soumis de la sainte église romaine, nous annonce que le Seigneur destine la France à être l’instrument de ses divines miséricordes. Dans la revue qu’il a faite du monde catholique, M. le cardinal Pacca s’est occupé de peser les mérites de chacun, d’assigner les places, et il se trouve que dans cette distribution le clergé français a reçu des mains du doyen du sacré collége le prix d’excellence.

Il n’y a plus, à vrai dire, d’église gallicane. La congrégation de Saint-Sulpice, dont le début fut si brillant, puisqu’elle éleva Fénelon, est depuis long-temps stérile en profonds théologiens. Le prêtre qui la fonda, M. Olier, avait voulu qu’elle restât étrangère à tout esprit de contention et de polémique, et qu’elle se vouât uniquement à la doctrine, à l’éducation de ceux qui devaient être revêtus du sacerdoce. Cette vue pouvait être féconde, mais la condition qu’à Saint-Sulpice la doctrine se maintint toujours forte et florissante. Or, aujourd’hui, c’est une plainte universelle au sein même de l’église et parmi les croyans les plus sincères, que la théologie n’a plus de grands docteurs. Dans cette stérilité, les jésuites triomphent, et voilà pourquoi dans le clergé de France les uns invoquent leur intervention avec empressement, les autres la subissent comme une nécessité.

Maintenant, il faut voir comment les jésuites reviennent parmi nous. L’inexprimable impopularité dont ils sont en possession ne leur permet pas d’avouer hautement leur nom et leur institut. La congrégation ne paraît pas, mais les individus qui lui appartiennent remplissent les séminaires, dirigent les diocèses, et dominent l’église. En 1828, il fut constaté que huit petits séminaires étaient tout-à-fait entre les mains des jésuites : pour excuser cet état des choses on alléguait que ce n’était pas la compagnie elle-même qui possédait ces établissemens, que seulement la direction en était confiée à des individus qui ne se distinguaient des autres ecclésiastiques par aucune nomination particulière, bien qu’ils suivissent pour leur régime intérieur la règle de Saint-Ignace[5]. À quinze ans de distance, nous aurions besoin d’une autre enquête : on trouverait plus de jésuites aujourd’hui que sous Charles X.

C’est un principe de noble droit public ancien et nouveau qu’une association religieuse ne saurait exister sans la sanction législative, et cette sanction, on peut prédire à la compagnie de Jésus qu’elle ne l’obtiendra jamais ; le ministère de M. de Polignac n’eût pas osé la demander. Quand Louis XVI, et ce fait a été cité sous la restauration, voulut tempérer la rigueur des édits qui avaient banni les jésuites, il fut expressément stipulé qu’à aucun titre, les jésuites ne pourraient s’immiscer dans l’instruction publique, tant on avait reconnu le danger de l’action de cet institut sur la jeunesse. Cependant aujourd’hui plusieurs de nos évêques, de connivence avec les jésuites, les couvrent de leur protection. Le langage du clergé et de ceux qui écrivent pour lui change suivant les circonstances ; tantôt on avoue les compagnons de saint Ignace, tantôt on demande où ils sont : ici on se sert de ruse, là on a du front ; ce sont les mille artifices, les figures diverses, et les déguisemens infinis de Protée, ce précurseur des jésuites.

Nous sommes moins avancés qu’au XVIIIe siècle, et il nous faut recommencer une lutte qui semblait terminée. D’Alembert écrivait sur la destruction des jésuites, nous sommes obligés de nous occuper de leur résurrection. Les penseurs du dernier siècle avaient envers tous les ordres religieux une impartialité facile, car ils avaient pour eux un égal dédain. Entre les jésuites et les jansénistes, d’Alembert était sans préférence. Il voulait qu’on réprimât et qu’on avilît également les deux partis. Il disait qu’il était arrivé aux jésuites et aux jansénistes l’aventure du chasseur et du sanglier de la fable. Les jésuites sont morts, écrivait-il, et les jansénistes, qui viennent de les égorger, mourront bientôt comme le sanglier sur le cadavre de leur ennemi. Une très grande indifférence pour les discussions religieuses et les matières théologiques se fait remarquer dans tout ce qu’ont écrit les philosophes du dernier siècle. Ils traitaient d’impertinences scolastiques toutes les questions auxquelles avait donné naissance l’interprétation du christianisme, et ils étaient ravis de pouvoir renvoyer dos à dos les disciples de Loyola et les partisans de Jansénius.

Nous ne saurions aujourd’hui partager ce mépris pour la théologie, car nous reconnaissons dans la théologie la métaphysique elle-même. Quel est le fond de l’une et de l’autre ? Les idées, des intuitions, des constructions et des développemens logiques. Les théologiens font quelques hypothèses de plus que les métaphysiciens. Ils dogmatisent plus à leur aise, mais en réalité la théologie et la métaphysique sont deux faces diverses d’une même science. À ceux que scandaliserait cette manière d’apprécier les choses, nous produirons un témoignage qui ne saurait être suspect. « C’est par une sublime métaphysique, a écrit Fénelon[6], que saint Augustin a remonté aux premiers principes des vérités de la religion contre les païens et les hérétiques. C’est par la sublimité de cette science que saint Grégoire de Nazianze a mérité par excellence le nom de théologien. C’est par la métaphysique que saint Anselme et saint Thomas ont été dans les derniers siècles de grandes lumières. » Voilà pourquoi de nos jours c’est un droit pour les philosophes d’intervenir dans les questions théologiques, et c’est un devoir pour eux de les expliquer. Rien ne saurait être plus utile que de traiter clairement certains sujets dont on s’est bien gardé jusqu’à présent de dissiper l’obscurité. Les laïques dans notre siècle se mêleront donc de théologie, n’en déplaise aux jésuites.

À part son dédain pour les matières théologiques, d’Alembert a parlé des jésuites avec convenance et vérité. Les pages qu’il leur a consacrées sont judicieuses et piquantes. Il y eut ceci de singulier, c’est que dans l’écrit du célèbre encyclopédiste sur la destruction des jésuites, les jansénistes se trouvaient plus maltraités que leurs ennemis. D’Alembert avait du mépris, non pas pour le jansénisme de Port-Royal, mais pour ceux qui s’en portaient les successeurs au XVIIIe siècle. Il les comparait aux valets de chambre d’un grand seigneur qui voudraient se faire appeler ses héritiers pour avoir eu de sa succession quelques méchans habits. Quant aux jésuites, tout en considérant la suppression de leur ordre comme une satisfaction donnée à la raison humaine, l’ami de Voltaire rendait justice aux talens qu’avait déployés la société dans tous les genres, éloquence, histoire, antiquité, géométrie, littérature profonde et agréable. Il est vrai qu’à côté de ce goût pour l’étude, de ces succès dans les lettres, il plaçait le génie de l’intrigue. D’Alembert ne se trompait pas. C’est en effet à la science et à la politique réunies que les jésuites demandaient le gouvernement du monde au nom de la religion. Nous parlons des temps de leur grandeur.

Les parlemens furent plus durs pour les jésuites que les philosophes. « L’esprit monastique, disait M. de La Chalotais, procureur-général du parlement de Bretagne, est le fléau des états : de tous ceux que cet esprit anime, les jésuites sont les plus nuisibles parce qu’ils sont les plus puissans ; c’est donc par eux qu’il faut commencer à secouer le joug de cette nation pernicieuse. » C’est en vertu de ces principes que l’ancienne magistrature fut inexorable envers la compagnie de Jésus. Les philosophes guerroyèrent contre les jésuites, mais ils n’eurent pas envers eux cette animosité implacable. Voltaire, qui avait été leur élève, les ménagea long-temps. Un jour les jésuites s’avisèrent de vouloir écrire dans l’Encyclopédie : ils désiraient en rédiger la partie théologique ; on reconnaît là l’industrie des bons pères. Les philosophes remercièrent ces singuliers collaborateurs, qui, piqués du refus, se mirent à attaquer l’ouvrage auquel ils ne pouvaient coopérer. L’Encyclopédie, les philosophes, furent dénoncés à l’Europe avec cette violence maladroite qu’inspire presque toujours l’amour-propre blessé. Voltaire eut naturellement l’honneur d’être surtout le point de mire des jésuites en colère. Imprudens ! Pendant plusieurs années, Voltaire les laissa dire, enfin il éclata. Quelles représailles, bon Dieu ! Sur tous les tons, dans toutes les formes, critique, satires, contes en vers, contes en prose, épigrammes, facéties, Voltaire divertit l’Europe aux dépens des jésuites. La gaieté de Voltaire fut toujours fatale à ceux qui en furent l’objet. Raillés par les philosophes, poursuivis par les jansénistes, réprouvés par les parlemens, abandonnés par l’église, les jésuites arrivèrent au bord de l’abîme, et chacun comprit qu’ils allaient y tomber. Alors Voltaire en prit pitié et suspendit ses coups. « Ô mes frères les jésuites, leur dit-il, vous n’avez pas été tolérans, et on ne l’est pas pour vous. » Au moment où on s’occupait de les condamner et de les proscrire, il parla même en leur faveur, en démontrant qu’il fallait tenir la balance égale entre les molinistes et les jansénistes. Cet inépuisable railleur avait une sensibilité naturelle et vive, féconde en bons mouvemens. Quand il s’était bien moqué de ses adversaires, il leur pardonnait volontiers.

De nos jours, nous sommes moins gais et peut-être moins généreux. Demandez à M. Michelet si, lorsqu’il s’agit de jésuites, il veut rire ou se calmer. « Ce que l’avenir nous garde, Dieu le sait !… Seulement je le prie, s’il faut qu’il nous frappe encore, de nous frapper de l’épée. » Telles sont les premières paroles par lesquelles M. Michelet ouvre sa campagne contre les jésuites : elles dénotent des préoccupations profondes et mélancoliques ; elles respirent une mystique tristesse.

C’est qu’effectivement M. Michelet a écrit et parlé au sujet des jésuites, agité par les impressions les plus pénibles. On ne peut méconnaître, en lisant ses pages brèves, d’un style amer et heurté, l’étonnement douloureux que lui ont inspiré les attaques dont il s’est vu l’objet. Lui qui se croyait des droits à la reconnaissance de l’église pour avoir mis en lumière l’art gothique et le moyen-âge, qui avait porté tout ce passé, comme il aurait porté les cendres de son père ou de son fils, c’était lui que l’outrage venait chercher ! Il y a dans cette surprise une respectable candeur. Voilà bien l’homme docte et solitaire qui dans le fond de son cabinet ignore le siècle au milieu duquel il vit. S’il avait pris parfois le loisir de regarder au dehors, il eût vu que dans notre âge rien n’était à l’abri de la calomnie, de l’insulte ; il eût reconnu que tout passe par cette épreuve, par ce baptême, les têtes les plus hautes comme les plus obscurs particuliers, les savans aussi bien que les politiques, la vertu non moins que le talent ; alors il eût trouvé naturel d’avoir sa part dans cette distribution des injures. M. Michelet n’a pas pris les choses avec cette expérience. Assailli pour la première fois, il s’est emporté, et il s’est mis à exercer contre ses adversaires des représailles extrêmes.

Nous pouvons parler en toute liberté des Jésuites de MM. Michelet et Quinet. La publication a réussi et le coup a porté, trop loin peut-être. Les deux auteurs ne s’étonneront pas que, tout en défendant le même principe, la liberté de l’esprit humain, nous ne partagions pas toutes leurs opinions. Le front de bataille est immense et comporte des positions diverses.

Entrant pour la première fois dans la polémique, M. Michelet s’y est lancé à corps perdu, et il s’est mis à combattre avec une animation tout-à-fait extraordinaire. Il poursuit à outrance les jésuites, non-seulement dans les positions qu’ils ont prises aujourd’hui, mais dans tout leur passé ; il les montre toujours et partout corrompant la jeunesse, s’emparant des femmes, représentant sous toutes les formes l’esprit de délation et de police, l’esprit de mort. Ce n’est encore que la moitié du mal : non-seulement nous avons à nous défendre des jésuites, mais M. Michelet nous signale les jésuitesses, voilà qui est effrayant. Il paraît que dans nos ménages bourgeois, dans les salons, nous sommes exposés à rencontrer, sous la physionomie de femmes douces et charmantes, des jésuitesses qui nous mènent Dieu sait où, et nous font croire tout ce qu’elles veulent. M. Michelet aperçoit des millions de femmes qui n’agissent que par les jésuites et il s’écrie : « La France est avertie maintenant ; qu’elle fasse ce qu’elle voudra ! » La vivacité des exclamations de M. Michelet, la franchise de ses exagérations, tout, jusqu’au désordre de son style, montre combien il est sincère et convaincu ; mais qu’il nous permette de le lui dire, ni la nature de son esprit, ni le genre de son talent ne le destinent à la polémique. Pour bien combattre, il faut moins d’emportement. L’esprit n’est véritablement puissant dans la polémique que lorsqu’il est maître de lui-même et de sa colère. Les combattans novices sont toujours en fureur ; l’athlète expérimenté reste calme, il prend son temps, choisit son terrain, et frappe avec discernement. Enfin il est d’autant plus redoutable à ses adversaires qu’il leur fait équitablement leur part, et qu’il a pour eux une désespérante et magnanime justice. En lisant ce que M. Michelet a écrit sur les jésuites, on se surprend parfois à prendre contre lui leur défense : à coup sûr ce n’est pas là l’effet qu’il a voulu produire. M. Michelet a rappelé quelque part qu’il s’était voué uniquement à l’histoire de France, qu’il l’écrivait hier, qu’il l’écrira demain, qu’il l’écrira toujours : il aura raison de ne pas négliger cette longue étude pour les luttes de la polémique. C’est par le culte de l’histoire nationale, c’est par des pages pleines d’une émotion naïve et pure, comme son éloquent récit de la vie de Jeanne d’Arc, que M. Michelet servira vraiment sa renommée, et qu’il contentera tout-à-fait les sincères amis de son noble et consciencieux talent.

Mais ici me revient en mémoire cette phrase de M. Michelet : « On a dit que je défendais, on a dit que j’attaquais. Ni l’un ni l’autre… J’enseigne. » Faut-il souscrire à cette prétention ? Alors la critique historique serait obligée d’être plus sévère, car elle aurait à demander compte à l’écrivain de ses jugemens, si incomplets et si passionnés. M. Michelet se fait illusion à lui-même. Dans les six leçons qu’il a publiées, ce n’est pas l’histoire, c’est la polémique qui est présente, polémique dont le retentissement et l’âpreté placent désormais M. Michelet dans les rangs des plus ardens adversaires du catholicisme.

Ce n’est pas M. Quinet qui se défendra d’avoir fait de la polémique dans ses remarquables leçons. On s’aperçoit, en les lisant, que les attaques qui ont si fort surpris M. Michelet, et l’ont troublé outre mesure, n’ont pas trop déplu à l’auteur d’Ahasvérus. Il a compris sur-le-champ le parti qu’on en pouvait tirer pour traiter avec applaudissement des questions que les passions ecclésiastiques remettaient à l’ordre du jour. Dans les six leçons épisodiques qu’il a rédigées à l’occasion des jésuites, M. Quinet a mêlé des considérations souvent ingénieuses à des faits habilement choisis. Après avoir établi le droit de discussion en matière religieuse, il entre dans son sujet par une vive peinture des commencemens de la société de Jésus. Ce morceau est plein d’éclat. « Dans la mêlée du XVIe siècle, dit M. Quinet, une légion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand, puissant, saisissant ; le sceau du génie est là… » Après ce jugement impartial, M. Quinet prend l’offensive contre la compagnie de Jésus ; il triomphe de la rapidité de sa décadence, il cherche à caractériser les Exercices spirituels de Loyola et les Constitutions de l’ordre ; il s’attache à prouver que les jésuites sont les pharisiens du christianisme ; il les montre dans leurs missions défigurant l’Évangile pour le faire accepter, travaillant à soumettre les peuples et les gouvernemens à l’unité de la puissance ecclésiastique, et, pour arriver à ce but, s’emparant partout de l’éducation de la jeunesse. Tout cela est rigoureusement déduit, écrit parfois avec éloquence.

C’est l’Évangile à la main que M. Quinet attaque les jésuites. Il oppose leurs doctrines à l’esprit de la liberté chrétienne, et il demande ce qu’il y a de commun entre le Christ et Loyola. Notre auteur a pensé, non sans raison, qu’il aurait beaucoup de force en parlant au nom d’un spiritualisme s’inspirant de l’Évangile. Toutefois cette situation, si elle a ses avantages, a aussi ses inconvéniens. En effet, les catholiques répondront à M. Quinet : Vous parlez en protestant. Les mêmes raisons par lesquelles vous condamnez les jésuites peuvent s’appliquer à la religion catholique elle-même, à ses développemens, à sa constitution, à la papauté.

De tout système vraiment profond et vaste peuvent sortir des formes diverses et des organisations différentes. Il n’y a pas de meilleur témoignage de la puissance morale du christianisme que la variété contradictoire des développemens par lesquels il s’est manifesté. Cette doctrine est assez grande pour contenir Grégoire VII et Luther, Knox et Loyola. Vouloir mettre les jésuites en dehors du christianisme est chose plus spécieuse que solide. C’est aussi plutôt penser en religionnaire qu’en politique et en philosophe.

Nous regrettons que M. Quinet n’ait pas accordé plus de temps à l’examen des constitutions des jésuites. À ce sujet, il a fait en courant quelques piquantes remarques ; mais cette législation singulière méritait une analyse profonde. Dans l’antiquité, nous admirons l’institut de Pythagore, cette vaste communauté philosophique où le noviciat était si austère, où une sévère discipline présidait à tous les actes de la vie. Les constitutions des jésuites ne sont pas sans ressemblance avec les règles qu’avait établies le sage de Samos, et cette comparaison offrirait une belle étude à l’observateur équitable et savant. Nous eussions désiré aussi que, tout en s’autorisant de la bulle de Clément XIV, qui supprima les jésuites, M. Quinet examinât les causes qui avaient pu déterminer le pape à ce grand coup d’état, que ne tardèrent pas à déplorer les plus fidèles soutiens de l’église. Au surplus, sans recourir à des témoignages catholiques, Jean de Müller, historien protestant, ne craint pas, dans son impartialité, de terminer le chapitre qu’il a consacré à la cour de Rome et à la compagnie de Jésus par ces paroles : « Les sages ne tardèrent pas à penser qu’avec les jésuites était tombée une barrière nécessaire et commune à tous les pouvoirs[7]. Il y a là tout un ordre de considérations politiques dont l’absence est sensible dans les chaleureux développemens de M. Quinet.

Mais, encore une fois, reconnaissons que dans ses pages brillantes M. Quinet a fait ce qu’il a voulu faire, la guerre, et non une histoire. Il s’est défendu, il a pris l’offensive avec talent, avec succès, comme professeur et comme écrivain. Beaucoup de personnes, et nous partageons volontiers leur sentiment, ont regretté de voir dominer la polémique là où la science devrait régner seule : à qui faut-il imputer cette interversion ?

Ici nous abordons un sujet affligeant. On a toujours pu constater par la polémique chrétienne à quel degré de culture intellectuelle s’est, à chaque époque, trouvée l’église. C’est dans le combat que brillent les grandes qualités et les vertus sincères. Quand l’église a eu des hommes de foi et de génie capables de construire et de développer le dogme, ils ont aussi su le défendre ; c’est en grande partie par la polémique que la théologie catholique s’est fondée. Au moyen-âge, des luttes célèbres ont honoré l’église et la philosophie. Plus tard, la tradition et la hiérarchie catholiques, attaquées par la réforme avec impétuosité, ont été défendues avec éclat. Alors les débats étaient grands, parce que la doctrine était forte. Aujourd’hui que voyons-nous ? Quels sont les champions de l’église ? Quelques libellistes, clercs et laïques, qui se sont fait de l’injure une cynique habitude, et qui perdent aux yeux des honnêtes gens la cause dont ils se portent les soutiens. Vous trouvez dans ce qu’ils écrivent l’élégance de Tabarin s’alliant à tout l’atticisme des sacristies.

Déplorable spectacle, tant pour ceux qui ont la foi que pour tout homme qui n’a que de la raison et du goût. Autrefois l’église de France était la gardienne non-seulement de l’orthodoxie catholique, mais des saines doctrines littéraires. Les écrits qu’elle produisait ou ceux qu’elle avouait se faisaient remarquer par une politesse grave, par le respect de toutes les convenances. Aujourd’hui il suffit à un homme d’annoncer qu’il parle au nom de l’église pour se croire autorisé à toutes les violences du langage. On dirait qu’on met la plume à la main à des échappés de séminaire qui, sans rien connaître, ni la vie, ni les lettres, ni le monde, sont déchaînés contre ce que la société et la science ont de plus recommandable et de plus distingué. Que l’église y songe : en continuant à approuver tous ces déportemens, elle confirmerait l’opinion qu’il y a dans certaines parties du monde ecclésiastique une grossièreté, une ignorance que rien ne saurait ni adoucir ni dissiper. Nous savons que des membres honorables du clergé voient ces excès avec chagrin, mais ils n’osent les réprouver hautement. Les fous intimident les sages, et, ce qui est plus triste encore, ils trouvent jusque dans l’épiscopat des voix non-seulement pour les défendre, mais pour les glorifier. M. l’évêque de Chartres loue les odieux pamphlets sortis de la fabrique de Lyon ; il les loue contre l’avis de son métropolitain, en rappelant à M. l’archevêque de Paris, avec une humilité tout-à-fait édifiante, que saint Pierre lui-même, quoique placé à la tête de toute l’église, fut repris par un inférieur. Le fait est exact. Il fut dit une fois à saint Pierre qu’il ne marchait pas selon l’Évangile ; mais qui lui adressait cette réprimande ? Saint Paul, celui que Bossuet appelle le divin apôtre et l’incomparable docteur des gentils. Nous nous trompions, vraiment, quand nous exprimions des craintes au sujet de la doctrine et de l’intelligence du clergé. M. Clausel de Montals y tient la place de saint Paul.

L’intervention de M. l’archevêque de Paris dans les débats entre des membres de l’Université et du clergé est un fait considérable. Du premier siége épiscopal de France est partie une voix qui nous fait connaître les sentimens de l’église, ses désirs, ses projets. Dans les premiers momens ce manifeste a été, chose rare, accueilli presque par tout le monde avec faveur. L’église a sur-le-champ reconnu que cette pièce contenait toute sa pensée et n’abandonnait rien de ses prétentions. D’un autre côté dans le sein de l’Université, on a été agréablement surpris de voir que le clergé, par l’organe d’un de ses prélats, parlait enfin avec convenance et mesure, et cette satisfaction a empêché beaucoup de personnes de peser toute la gravité des Observations de M. l’archevêque. Ainsi, dans l’église, on a approuvé le fond ; dans le monde, on a loué la forme. Nous ne démentirons pas le jugement du monde, mais aussi nous sentons toute la portée de l’approbation de l’église.

M. l’archevêque de Paris a trop d’expérience il a trop de pratique des affaires et des hommes, il a trop de finesse et de goût pour accepter la moindre solidarité avec les déclamateurs grossiers qu’applaudit M. l’évêque de Chartres. L’emportement et l’injure ne sont pas dans les habitudes du savant auteur du Traité de l’administration temporelle des paroisses. En rédigeant ses Observations, il a pesé tout ce qu’il dit, calculé tout ce qu’il avance. Il a écrit avec les ménagemens et l’habileté d’un homme qui se propose de mener à bien une grande affaire. Lorsqu’on lit les premières pages de la brochure de M. l’archevêque, on serait tenté de croire qu’on a enfin rencontré un conciliateur impartial qui apporte la paix avec lui. Malheureusement cette illusion ne saurait être longue, et pour peu qu’on suive attentivement le prélat dans les déductions de sa logique, on s’aperçoit qu’au lieu d’un arbitre, on est en face d’un adversaire, et d’un adversaire intraitable sur les points fondamentaux du débat.

Nous pouvons juger quelle confiance l’église a aujourd’hui dans ses forces par la manière dont elle fait le procès à l’esprit du siècle. Voici la suite des raisonnemens par lesquels M. l’archevêque arrive à conclure que tout gouvernement civil est incapable de poser la base essentielle de l’enseignement public. La morale est indissolublement unie au dogme catholique, et ce sont seulement ceux qui sont chargés d’enseigner le dogme qui peuvent enseigner la morale. L’enseignement moral et religieux appartient donc nécessairement au sacerdoce. Ce n’est pas tout : l’intervention du sacerdoce est encore nécessaire dans l’enseignement des lettres et de la philosophie, car il faut le préserver par la morale de tous les vices qui peuvent le rendre inutile et funeste. Or la morale ne peut être enseignée que par le sacerdoce, qui se trouve ainsi nécessairement investi de la mission de répandre l’instruction littéraire et philosophique. — Tâchons d’être aussi net dans notre réponse que M. l’archevêque l’a été dans ses affirmations. Il n’est pas vrai que la morale soit indissolublement unie au dogme catholique : la morale est une science qui relève des lois de l’esprit et de la conscience. La morale ne saurait donc être confondue avec la religion révélée, et c’est le travail de la raison de l’homme et des sociétés depuis trois siècles d’opérer cette scission, que la révolution française a définitivement établie dans nos mœurs et dans nos institutions. On aperçoit toutes les conséquences de ce grand fait. Puisque la morale n’est pas unie indissolublement au dogme catholique et s’en distingue, le gouvernement civil n’est plus frappé d’incapacité pour poser les bases de l’éducation ; il n’est plus réduit au rôle de maintenir l’ordre matériel dans la société, et d’y faire, pour ainsi parler, la patrouille : lui aussi a sa mission morale, son sacerdoce intellectuel.

Les principes posés par M. l’archevêque mènent droit à un régime théocratique. Nous savons bien que ces conséquences extrêmes paraissent impraticables, même à l’auteur des Observations ; aussi se borne-t-il à conclure que les institutions laïques ont besoin de l’enseignement moral et religieux donné par le clergé, et que le clergé n’a pas besoin de l’enseignement littéraire et philosophique donné par des professeurs. Il ajoute : « Nous ne réclamons point un droit exclusif, parce qu’un droit de cette nature entraînerait avec lui des devoirs auxquels nous ne pourrions suffire. » À ce compte, l’église n’abandonne à l’état que ce qu’il lui est impossible de faire elle-même. Elle lui laisse les écoles spéciales, les arts et métiers, le conservatoire de musique ; mais pour l’éducation morale, elle prétend au partage dans les institutions laïques, et elle veut être maîtresse absolue dans les institutions ecclésiastiques. Voilà son ultimatum.

Et l’Université ? — L’Université, répond M. l’archevêque, est une administration à laquelle sont soumis à divers titres les colléges, les pensions et les institutions du royaume… L’Université ne peut représenter l’état que pour des objets fort accessoires, et non pour ce qui est de l’essence de l’enseignement. — Telle est la part que l’église fait aujourd’hui à l’état et à l’Université par l’organe d’un prélat dont on a loué la modération.

La philosophie est encore plus maltraitée par M. l’archevêque. « En fait d’erreur, dit-il aux philosophes, vous n’avez rien inventé qui ne fût connu avant Jésus-Christ. Vous n’avancerez pas, soyez-en assurés, en vous revêtant de ces vieux et impurs lambeaux dont il a délivré l’humanité. Des discussions sans fin sur des systèmes qui n’ont pas produit une idée nouvelle depuis quatre mille ans, ne vous donneront pas un progrès nouveau. » Ici, nous l’avouerons, nous n’avons pas reconnu l’adresse qui fait souvent éviter à M. l’archevêque, dans sa polémique, des écueils dangereux. Voilà donc de nouveau la guerre déclarée à la philosophie au nom de la religion par un de ses premiers pontifes. Nous avions espéré être délivrés pour long-temps de ces luttes fatales ; nous avions cru un moment qu’on était entré dans une phase heureuse d’études profondes et paisibles où chacun dans sa voie pourrait servir la science ou la religion. Nous avions trop compté sur l’esprit de paix qui devait animer l’église. C’est la guerre qu’elle veut, puisqu’elle la déclare et la commence. Elle pourrait aujourd’hui prendre pour devise : Arma amens capio. Et pourquoi faut-il que nous puissions avec justice ajouter : Nec sat rationis in armis ?

Ainsi le catholicisme proclame, par la bouche de M. l’archevêque de Paris, que la science humaine n’est qu’un stérile amas d’erreurs impures. Ces provocations sont imprudentes ; elles autorisent des questions qui pourraient être fâcheuses. Vous accusez la philosophie de stérilité depuis quatre mille ans. Pourquoi donc la religion chrétienne lui a-t-elle fait tant d’emprunts ? Pourquoi a-t-on enté Platon sur l’Évangile ? Pourquoi l’Évangile rappelle-t-il si souvent la morale du portique ? Pourquoi des aveux sans nombre échappent-ils sur ces ressemblances à Lactance, à saint Augustin, à saint Jérôme ? Mais nous serons plus sage que ceux qui attaquent la pensée humaine si vivement, et nous ne voulons pas insister aujourd’hui sur ces problèmes redoutables.

De toute la polémique de M. l’archevêque, nous avons dégagé trois points qui dominent tout le reste : 1o l’état est incapable de poser les bases de l’enseignement ; 2o l’Université a un caractère purement administratif ; 3o la philosophie n’a jamais été que mensonge et impuissance. Voilà ce que soutient aujourd’hui l’église en face de la France et du gouvernement.

Les esprits vraiment politiques doivent juger la question qui se débat entre l’état et l’église sans passion comme sans faiblesse. L’église, il faut le reconnaître, agit et parle d’après un plan qui est bien arrêté, et qui contredit sur certains points les maximes et la conduite qu’elle a suivies dans le siècle dernier. Voyez Rome : Clément XIV avait supprimé les jésuites ; Pie VII les a rétablis. La papauté est revenue à sa politique du XVIe siècle, et il est permis d’affirmer qu’elle n’en déviera plus. Elle a repris à son service les jésuites comme une milice sainte ; elle les a adoptés de nouveau comme une autre tribu de Lévi destinée à marcher à la tête des peuples catholiques. Regardez l’église de France : elle est tout-à-fait entrée dans les desseins de Rome, elle a ouvert ses rangs pour y recevoir la compagnie de Loyola, et c’est avec elle et par elle qu’elle espère remporter d’éclatantes victoires. Il est des personnes qui ont la bonhomie de penser qu’on devrait chercher à ramener l’église à des sentimens plus sages, qu’il faudrait lui remontrer combien elle se compromet d’une façon fâcheuse, en acceptant avec les jésuites une étroite solidarité. Que ces personnes, dont les intentions sont du reste estimables, soient bien convaincues que ce sermon qu’elles voudraient faire au clergé resterait sans effet ; elles croient qu’avec les jésuites l’église se perd, mais l’église est persuadée qu’elle se sauve.

Nous nous plaçons ici en dehors de toute polémique et ne considérons que les faits. L’église, la charte à la main, demande à l’état la liberté d’enseignement : l’état doit la lui donner, mais non pas comme une dupe. Aussi les hommes et les autorités politiques ne sauraient perdre de vue qu’il ne s’agit de rien moins que d’un débat nouveau entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle.

La liberté est la base de notre ordre social et la médiatrice nécessaire entre toutes les opinions, entre tous les droits, entre les minorités et les majorités, entre les différens cultes et l’état. Elle est écrite non-seulement dans la charte, mais dans tous les esprits, car elle est pour tous la condition de la vie. Supprimez un instant par l’imagination la liberté au sein de la société française : dans quel chaos tomberions-nous ! La liberté, c’est la lumière, car à sa clarté tout le monde peut trouver sa place ; c’est l’ordre, car par elle seule les contraires peuvent vivre à côté les uns des autres. Quand on demande à l’état l’application de ce grand principe sur un point nouveau, cette pétition lui signale des tendances et des ambitions nouvelles qui veulent se satisfaire : c’est ce que nous voyons aujourd’hui. La liberté d’enseignement est réclamée par le clergé parce qu’il veut étendre son empire ; ce ne sont pas des industriels, des savans qui la réclament, mais des prêtres.

Cependant ce n’est pas en tant que prêtres qu’ils doivent l’obtenir, c’est seulement en qualité de citoyens. Le fameux texte, ite, et docete omnes gentes, ne sera pas une autorité pour le gouvernement et les chambres. Ce n’est pas ici une subtilité vaine. Si c’est à des citoyens et non pas à ses prêtres que la charte a promis la liberté de l’enseignement, l’état ne doit à tous que le droit commun, et de priviléges à personne. Nous ne voulons pas ici entrer dans des applications de détails qui seraient prématurées : nous maintenons seulement que la loi qui s’élabore ne saurait être pour le clergé privata lex, mais qu’elle doit être pour tous une déduction de la charte et de nos institutions organiques.

Voilà pour le droit. En fait, que doit penser le gouvernement de l’attitude du clergé ? Les mêmes passions qui, sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, travaillaient l’église l’agitent toujours ; elles ont d’autres interprètes, mais elles n’ont rien perdu de leur ardeur. Il y a vingt ans, en 1823, les tribunaux condamnaient le Drapeau Blanc pour l’insertion d’un article où l’Université était qualifiée de séminaire de l’athéisme et de vestibule de l’enfer. Cet article avait la forme d’une lettre adressée à M. l’évêque d’Hermopolis, grand-maître de l’Université, et elle était signée par M. l’abbé de Lamennais. En 1829, quand M. de Polignac eut quitté l’Angleterre pour prendre la présidence du conseil, un journal de Londres, the Courier, parlant avec éloge du ministère du 9 août disait : « On pense généralement qu’il débutera par quelque mesure qui assurera les libertés et les droits de la nation ; le monopole de l’Université disparaîtra ; l’établissement des écoles ou pensions sera essentiellement libre. » Quand le gouvernement de 1830 retrouve dans certaines régions de la presse les fureurs du Drapeau Blanc, et dans les pétitions du clergé la politique de M. de Polignac, la défiance peut lui être permise. Nous ne disons pas que cette défiance doive aller jusqu’au refus du droit qu’on réclame avec une vivacité suspecte mais les gens sages et de bonne foi ne nous désavoueront point, quand nous demanderons que l’exercice du droit ne soit pas séparé d’une surveillance et de garanties nécessaires non moins à la société qu’à l’état.

Nous avons fait la part de la liberté promise par la charte et des circonstances ; il ne nous reste plus qu’à vider la question de principe entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle. Quand on considère la souveraineté politique telle que l’ont établie la révolution française et la charte, il faut bien reconnaître son caractère tout-à-fait rationnel. Tout notre droit public se compose de théories philosophiques devenues des lois. L’égalité des citoyens devant la loi, la liberté individuelle, l’égalité des cultes, la liberté de la pensée et de la presse, la séparation de la puissance exécutive d’avec la législative, le pouvoir législatif divisé entre la royauté et deux chambres, tous ces principes ont été long-temps débattus par l’esprit humain avant d’être les bases de notre constitution, tous ces principes contiennent la raison et Dieu. Comment l’état reconnaît-il que la liberté humaine est sacrée, si ce n’est par les données de la raison ? Pourquoi proclame-t-il en même temps la sainteté et l’égalité des cultes, si ce n’est parce qu’il s’élève à l’intelligence de Dieu. Ainsi la sphère des idées dans laquelle l’état se meut et se développe répond par son étendue à la nature des choses. L’état a ses principes, ses convictions, ses doctrines, par lesquelles il travaille à résoudre tous les problèmes, à répandre toutes les vérités, et l’ordre temporel est complet par lui-même. Voilà pourquoi l’état enseigne et a le droit d’enseigner.

Mais cette universalité d’attributions n’est-elle pas un attentat à la puissance spirituelle ? Non, car cette puissance se meut dans une autre sphère qui n’est pas moins vaste. Par la foi, la religion s’est créée un monde moral où tous les objets qu’embrasse la philosophie sont vus et contemplés à la lumière du dogme révélé. Là elle est souveraine, là il serait insensé que l’état voulût intervenir. Quand la puissance spirituelle tombe sous la dépendance du pouvoir temporel, en ce qui touche l’enseignement du dogme, elle est stérile et avilie. Nous avons eu à plusieurs époques ce triste spectacle dans les pays où règne le protestantisme ; au contraire, il est fort rare que dans les états catholiques la liberté chrétienne de l’église n’ait pas été respectée.

Dans le domaine du dogme et de la spiritualité, l’église doit jouir d’une indépendance absolue, et l’état ne saurait intervenir que lorsque la religion s’exprime au dehors par le culte. Telle est la nature des choses, et notre législation ne la contredit pas[8]. Le culte, cette manifestation des croyances religieuses, affecte trop la société civile pour qu’elle n’ait pas le droit de s’immiscer dans le règlement de son administration et de sa discipline. Qu’on juge alors si l’état n’a pas un droit d’immixtion et de surveillance, quand l’église sort du sanctuaire pour disputer au pouvoir temporel l’éducation de la jeunesse !

Les rapports entre les deux puissances, entre l’état et l’église, sont nettement déterminés, et nous pouvons insister sur toute l’étendue de la mission du pouvoir temporel. Les champions du clergé ne se lassent pas de reprocher au gouvernement de 1830 qu’il se préoccupe exclusivement des intérêts matériels. Ils l’accusent de corrompre les générations nouvelles en les abandonnant à de mauvais instincts, à l’amour du lucre et des jouissances. À les entendre, la religion seule est capable de purifier ces ames en péril et de les sauver. Nous savons tout ce qu’il y a dans ces reproches de calomnieuses exagérations ; ceux qui les font, ou plutôt qui les vomissent, noyés dans un torrent d’invectives, ont juré une haine implacable à notre gouvernement et à l’esprit philosophique de notre siècle. Toutefois ces déclamations doivent servir d’avertissement. Le pouvoir temporel doit, il en est temps, reprendre avec énergie la direction des intérêts moraux dans tous les ordres d’idées et dans toutes les classes sociales. Ne nous endormons pas au milieu d’une sécurité molle et trompeuse. Le pouvoir temporel a en face de lui des adversaires, des compétiteurs, qui lui font une guerre sans trêve ni merci. Qu’il ne laisse pas s’accréditer par une dangereuse incurie cette opinion, que le gouvernement représentatif est peu susceptible de grandeur morale.

Serait-il vrai ? faudrait-il penser que le principal mérite du gouvernement représentatif est de faciliter les gros impôts, les vastes budgets, et que dans la sphère morale il est impuissant et stérile ? S’il en était ainsi, notre civilisation politique aboutirait à un résultat dérisoire. Nous ne nous serions tant agités que pour descendre ! Le spectacle de notre affaissement moral serait plus affligeant encore qu’il ne l’est déjà, que nous refuserions de souscrire à une conclusion pareille. La liberté, la liberté modérée, doit être au moins aussi puissante pour le bien que le despotisme. Est-ce avoir pour elle trop d’ambition ? Dans le siècle dernier, au moment où les jésuites étaient proscrits sur tous les points du globe, quand ils étaient chassés de France, d’Espagne, du royaume de Naples, de l’Amérique espagnole, et même du Paraguay, Frédéric-le-Grand permettait qu’ils restassent en Silésie, et il disait : Je ne fais pas de mal aux jésuites, étant bien sûr d’empêcher qu’ils en fassent, et je ne les opprime point, parce que je saurai les contenir. Qui pourrait aujourd’hui, au nom de notre gouvernement, parler avec la même fermeté ? Cependant il est urgent que le pouvoir et les chambres interviennent avec puissance dans toutes les questions morales qui inquiètent les esprits, pour accomplir avec une intelligente activité tout ce qui est praticable et bon, pour lutter avec énergie contre les théories erronées et les prétentions coupables. L’éducation des masses, l’amélioration de leur condition matérielle, l’instruction de la jeunesse, la direction morale qu’il faut imprimer aux générations nouvelles, tout cela ne saurait, sans un extrême péril, être abandonné au hasard ou aux entreprises des partis. Dans ces derniers temps, on a un peu négligé tous ces devoirs. Il est remarquable qu’il y a dix ans, quand le gouvernement de 1830 était encore engagé dans des luttes ardentes, ses représentans, et au pouvoir et dans les chambres, semblaient convaincus plus qu’aujourd’hui de la nécessité d’agir moralement sur les masses. C’est en 1833 que fut débattue et promulguée la loi sur l’instruction primaire. À cette époque, le gouvernement, nous parlons ici des trois pouvoirs, montra qu’il n’entendait abdiquer aucune de ses attributions morales. Alors, il est vrai, on n’eût pas osé prétendre, au nom de l’église, que l’état était incapable de donner au peuple une éducation saine ; alors le langage du clergé était plus prudent, son attitude plus modeste. Devant le ton qu’il a pris depuis plusieurs années, devant les prétentions qu’il affiche, le pouvoir temporel doit-il battre en retraite, se faire humble et petit ? Qui oserait, au sein du gouvernement, conseiller tant de faiblesse ? C’est au nom de l’ordre, de la stabilité sociale, qu’il faut demander aujourd’hui au pouvoir, pour tout ce qui concerne la satisfaction légitime et la défense des intérêts moraux, un esprit d’initiative et une main ferme.

Ce n’est pas exclusivement par l’Université que l’état exerce son sacerdoce intellectuel ; toutefois ce grand corps est le principal agent par lequel l’instruction et les lumières se répandent dans toutes les parties de la société. « Il n’y aura pas d’état politique fixe, s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes, » avait dit Napoléon au sein du conseil d’état, et, en vertu de cette maxime cet homme qui portait, pour ainsi dire, dans la science du gouvernement la divination d’un poète, fonda l’Université. Il est glorieux pour l’institution universitaire d’être contemporaine des grandes créations politiques, qui étaient comme les assises de la société nouvelle. L’Université eut jusqu’à la chute de l’empire une existence laborieuse et paisible ; on la vit alors raviver les saines traditions sociales et littéraires, et remettre en honneur les éternels modèles du goût et de la raison. Elle parcourut cette première phase, si honorable et si utile, avec une activité modeste et sans discussion avec personne. Quand vint la liberté, la polémique parut. Durant la restauration, l’Université eut à se défendre contre la puissance ecclésiastique, et fut souvent opprimée par elle. Toutefois, les plus avisés de ses adversaires ne voulaient pas la détruire, mais la dominer, et sur ce point, comme sur bien d’autres, il y avait division parmi les hommes qui se disaient particulièrement appelés à sauver la monarchie et la religion. Les plus exaltés demandaient à grands cris l’anéantissement de l’Université, parce qu’ils voulaient transférer l’enseignement de l’état à l’église. L’Université avait donc alors à lutter contre des inimitiés implacables, et elle ne trouvait souvent dans les hautes régions du pouvoir qu’une bienveillance douteuse. Aujourd’hui la situation est différente : plus forte sur un point, elle est plus exposée sur un autre. L’Université a tout l’appui du gouvernement, mais elle a en face d’elle des adversaires plus nombreux et plus redoutables. Ce n’est plus seulement une coterie, c’est l’église elle-même qui descend dans l’arène. L’Université, cette autre église laïque, a, nous le croyons, toutes les forces nécessaires pour résister avec honneur, avec supériorité, si elle comprend qu’elle doit s’identifier de plus en plus avec l’esprit du siècle, et tenir plus haut que jamais, tout en rendant à la religion les respects qui lui sont dus, le drapeau de la science humaine.

Entre le catholicisme et la philosophie, le débat est rouvert. Continuer sa marche avec fermeté, prouver sa force par des développemens féconds, affirmer dans toute leur étendue les droits et la puissance de la raison humaine, sans prendre contre les croyances et les interprètes de la religion une attitude hargneuse et hostile, voilà, selon nous, quelle doit être l’ambition et la conduite de la philosophie. Ni exagérations, ni emportemens : ce serait ressembler à certains dévots par leur plus mauvais côté, par le fanatisme ; mais aussi pas de faiblesse, pas de concessions pusillanimes : la pire de toutes les hypocrisies serait l’hypocrisie des philosophes. C’est aux représentans de l’esprit philosophique de ne pas amoindrir ou éluder les problèmes, de ne reculer devant aucun des devoirs qu’imposent la recherche et le culte de la vérité. Autrement, sans trouver grace devant ses adversaires, on ruine sa propre cause.

La société est assez forte aujourd’hui pour que l’antagonisme de la religion et de la philosophie ne l’ébranle pas. Il semblerait au premier aspect que les prêtres et les philosophes devraient plutôt s’entendre que se combattre, puisque tous spéculent sur la nature morale de l’homme. Si un jour l’humanité, ce qu’à Dieu ne plaise ! devenait assez industrielle pour ne plus vouloir s’occuper que de ce qui est palpable au sens, elle mettrait également hors de cour les philosophes et les prêtres. Pourquoi donc se querellent-ils entre eux ? Mais les passions sont plus fortes, et, plus on est rapproché par le fond des choses, plus on se fait la guerre. Prenons donc la réalité telle qu’elle se comporte. Aux esprits incultes, aux ames tendres, aux imaginations vives, la religion inculque les vérités morales sous une forme qui échappe à toute discussion, car la religion révèle et elle ordonne. Ce dogmatisme est salutaire et digne du respect de tout homme qui a réfléchi sur la nature humaine et sur la société. Cependant il est des esprits qui réclament une autre nourriture ; ni les surprises de l’imagination, ni les émotions de l’ame, ne suffisent pour les convaincre et les mener. Chez eux, la raison domine avec ses exigences et ses lois : elle observe, elle analyse, elle décompose, puis elle se met à reconstruire le monde qu’elle a décomposé. Quelle est la société, quel est le gouvernement qui pourrait sérieusement se proposer la proscription du génie philosophique ? Un jour le premier consul se promenait dans une allée solitaire du parc de la Malmaison : le son de la cloche de Ruel vint à retentir ; Bonaparte fut ému. Il resta plongé long-temps dans une rêverie profonde d’où il sortit affermi dans le projet de rétablir la religion catholique. Le dessein était aussi grand que juste. Malheureusement, Napoléon y mêla une réaction violente contre les idées, les idéologues et la philosophie. Ici commença la part de l’erreur. Pourquoi Napoléon ne se souvint-il pas qu’Alexandre ne mit pas seulement son orgueil et son génie à jeter bas l’empire des Perses, à fonder une ville qui devait attirer à elle le commerce du monde, enfin à aller chercher à travers les sables de la Libye le nom de fils de Jupiter, mais qu’il se glorifiait aussi de lire et de comprendre Aristote ?


Lerminier.
  1. Discours synodaux, XVIe discours : De l’Étude et de la Science nécessaires aux ministres.
  2. M. de Lamennais, notes sur l’Imitation de Jésus-Christ.
  3. Sermon sur l’unité de l’église.
  4. De l’Église gallicane, pour servir de suite à l’ouvrage intitulé du Pape.
  5. Voyez le rapport adressé au roi, le 28 mai 1828, par M. de Quélen, archevêque de Paris, et par M. le baron Mounier, au nom de la commission formée sur la proposition de M. le comte Portalis, alors garde-des-sceaux.
  6. Troisième lettre au cardinal de Noailles, archevêque de Paris.
  7. Histoire universelle de Jean de Müller, livre XXIII, chap. IX, édition allemande de 1817 ; Tubingen.
  8. Le concordat du 26 messidor an IX est entièrement basé sur cette distinction, qui remonte bien haut, car on pourrait la reconnaître dans ces paroles du Christ. « Reddite quæ sunt Cæsaris, Cæsari et quæ sunt Dei, Deo. »