L’Église et la République/Chapitre VI

CHAPITRE VI


Suite du Ministère Combes. — La Note diplomatique du Pape aux Puissances. — La Disgrâce des deux Évêques concordataires.

Les élections avaient donné une majorité de radicaux et de socialistes et le parti de la séparation grossissait à la Chambre.

Un député d’une grande intelligence et d’un grand cœur, Francis de Pressensé, qui avait de l’Europe contemporaine une connaissance approfondie, apporta une proposition très étudiée, premier et difficile essai d’une loi assurant à la fois les droits de la conscience et ceux de l’État (7 avril 1903).

Un assez grand nombre de propositions sur le même sujet furent présentées par des députés appartenant à toutes les fractions de la Chambre, hors la droite royaliste et catholique. La Chambre en confia l’examen à une commission qui se déclara, à une voix de majorité, favorable à la séparation. Cette commission chargea un socialiste, Aristide Briand, de rédiger un rapport pouvant servir de base à une discussion publique.

Léon XIII était mort. Le Conclave, sous la pression du gouvernement autrichien, avait élu pape l’archevêque de Venise, Sarto, qui prit le nom de Pie X, indiquant par là qu’il suivrait la politique du premier infaillible. Dès le commencement de son pontificat, la curie souleva en France des incidents dont les esprits s’émurent. Il faut les rappeler ici, non parce qu’ils sont importants en eux-mêmes, mais pour leurs conséquences.

Le président Loubet étant allé à Rome rendre visite au roi d’Italie, le Pape adressa aux chancelleries des puissances catholiques une protestation contre cet acte par lequel le chef du gouvernement français reconnaissait manifestement les droits du peuple italien sur la ville de Rome, offense d’autant plus sensible au Saint-Siège qu’elle venait de la fille aînée de l’Église. Hélas ! fallait-il que la Gaule chrétienne, comblée de bienfaits et de privilèges par le Pape, poussât l’ingratitude jusqu’à s’asseoir à la table du prince de Savoie, injuste détenteur du patrimoine de saint Pierre ! La curie n’avait jamais cessé de revendiquer le domaine temporel des papes et personne ne s’inquiétait d’une action diplomatique que ne soutenait ni la force des armes, ni la politique des puissances. Mais, cette fois, elle réclamait dans une forme nouvelle qui produisit en France un effet auquel Pie X et ses conseillers ne s’étaient peut-être pas attendus. L’esprit public est partout impatient et fier. Les sculpteurs représentent toujours les peuples sous l’aspect de femmes irritées ; bien des raisons ont rendu la France sensible jusqu’à l’excès à tout ce qui touche sa politique extérieure. Le roi d’Italie, qui semblait se dégager de la Triplice et qu’on avait vu récemment à Paris avec sa jeune femme, inspirait de la sympathie, et il y avait bien peu de personnes en France, même parmi les catholiques, qui songeassent à lui reprocher d’avoir tenu en mépris la donation de Constantin le Grand au pape Sylvestre. Qu’une chancellerie étrangère s’arrogeât le droit de censurer les amitiés du peuple français, cela parut intolérable, et l’acte du Saint-Siège fut considéré comme une atteinte à la dignité nationale. Il faut croire que le Pape avait été mal inspiré, puisque sa lettre mettait mal à l’aise ses défenseurs ordinaires. En effet, les catholiques français les plus ardents appartiennent presque tous aux partis qui étalent un patriotisme ombrageux. Ils se rappelaient non sans amertume que le Pape actuel avait été élu avec l’appui de l’Autriche contre le cardinal Rampolla, candidat du parti français. Mais le pire pour l’Église, ce fut que les modérés, ceux qui se nomment les libéraux et qui, dans le pays comme à la Chambre, s’unissent constamment aux catholiques, s’en séparèrent cette fois. On compte parmi les libéraux d’anciens ministres des Affaires étrangères qui furent dans l’obligation professionnelle de reconnaître que le gouvernement ne pouvait accepter la protestation du Pape. Cette protestation parut plus déplaisante encore quand on s’assura qu’une phrase contenue dans les exemplaires envoyés aux puissances catholiques manquait à l’exemplaire expédié au Quai d’Orsay. Cette phrase était relative au rappel du Nonce et laissait à entendre que si le Pape n’avait pas rompu toute relation diplomatique avec la France, c’est qu’il s’attendait à des changements prochains dans la politique de ce pays. Enfin, le Pape recueillit en cette occasion moins de louanges que de blâmes, et ses défenseurs furent réduits à dire que c’était un saint. Les radicaux et les socialistes ne cachèrent pas la joie que leur causait sa manière. Ils demandèrent au ministère de répondre à la lettre pontificale par le rappel de notre ambassadeur auprès du Vatican et la dénonciation du Concordat.

Il y avait alors dans l’Episcopat français deux prélats concordataires. Ils croyaient devoir obéissance au gouvernement de la République, qui les avait nommés, et au Pape, de qui ils avaient reçu l’institution canonique. Des plaintes furent portées contre tous deux à la curie. On prétendit que M. Le Nordez était affilié à la Franc-Maçonnerie, et, bien qu’il se défendît ardemment d’appartenir à cette secte abominable, son clergé et ses fidèles se détournèrent de lui avec horreur et les petits enfants refusèrent de recevoir de ses mains l’huile sainte qui confirme dans la foi. M. Geay, qui avait eu des démêlés avec les pères Jésuites de son diocèse, fut véhémentement soupçonné de tenir à une supérieure du Carmel un langage imbu de quiétisme.

Un cardinal somma les deux prélats de comparaître devant le Saint-Office. Ils exprimèrent le regret de ne pouvoir s’y rendre aussi vite qu’ils auraient voulu, alléguant le mauvais état de leur santé qui n’avait pu résister à tant d’épreuves et à la douleur de n’être plus en la grâce du Saint-Père.

Ils offraient d’envoyer leur défense par écrit. Le tribunal de l’Inquisition est patient et plein de mansuétude. Mais il est vigilant. Les deux évêques reçurent l’ordre de se rendre à Rome dans le délai de quinze jours, sous peine de suspense, c’est-à-dire d’être privés de l’exercice des ordres et des fonctions de leur office.

Ils étaient concordataires, ils le demeurèrent en cette extrémité. Tenus d’obéir au Pape qui les appelait à Rome et au gouvernement français qui interdit aux évêques de sortir sans permission de leur diocèse, ils crurent bien faire en portant chacun sa lettre au directeur des Cultes. Elle était rédigée en italien, signée du secrétaire d’État Merry del Val et portait le timbre des postes royales italiennes. Ils en donnèrent connaissance à M. Dumay, conformément à l’article XX, section III des Organiques, et contrairement aux prescriptions de la bulle Apostolicæ Sedis.

— Eh ! quoi, leur dit M. Dumay, un cardinal vous somme de comparaître devant le Saint-Office ! Ce n’est pas conforme au droit français. Nous n’admettons pas l’intervention d’une juridiction étrangère sur notre territoire. Vous ne comparaîtrez pas. Demeurez.

Ainsi le Gouvernement apprit que la Sainte-Inquisition instruisait la cause de deux évêques concordataires. Mais si MM. Geay et Le Nordez s’étaient conformés à la bulle Apostolicæ Sedis, le Saint-Père soufflait deux évêques au ministre des Cultes, sans même que celui-ci s’en aperçût.

M. Geay a du jugement ; M. Le Nordez en a plus encore ou du moins il en fait un usage plus rapide. Il s’aperçut le premier que, pour un évêque, M. Dumay n’est pas une autorité comparable à Monseigneur Merry del Val, et que s’il n’est pas possible de satisfaire en même temps la curie romaine et les bureaux des Cultes, c’est à la curie qu’il vaut mieux obéir. Il partit pour Rome, M. Geay l’y suivit. Le ministre leur retira leur traitement et le Pape leur juridiction. M. Geay, fit en partant, cette déclaration solennelle :

« Institué évêque de Laval par le concours des deux pouvoirs, le civil et le religieux, dit-il, je ne me suis pas cru le droit d’abandonner mes fonctions à l’insu ou à l’encontre de l’un d’eux… Je pars avec le regret que le sacrifice de ma personne ne puisse être le gage de leur conciliation, avec l’amertume aussi que tant de catholiques s’acharnent à rendre incompatibles la fidélité d’un bon évêque et le devoir d’un bon Français ».

Ces paroles sont d’un juste et touchent par leur douceur. Mais s’il était possible d’entrer jusqu’au fond dans l’âme et dans le cœur de ce prélat vraiment constitutionnel, j’imaginerais qu’au moment de passer les Alpes, il s’est retourné vers sa patrie selon la chair et qu’il a pensé tristement :

« J’ai fait une visite à M. Dumay et je vais comparaître devant le Saint-Office. Et je laisse derrière moi des évêques qui donnent, dans chaque mandement, à M. le ministre des Cultes les noms de Domitien, d’Hérode, de Robespierre, de Néron, de Barrabas et d’Olibrius. Ils siègent au milieu de la vénération des fidèles ; Rome estime leurs vertus et leur doctrine. Si j’avais imité leurs travaux apostoliques, je porterais encore la mitre et je goûterais à Laval les joies du Carmel. »

M. Geay, dès son arrivée à Rome, fut reçu par le cardinal Merry del Val, secrétaire d’État du Saint-Siège. Il le trouva « plus insensible que le marbre d’un sépulcre ».

— Éminence, lui dit-il, je ne suis pas un révolté, ni un schismatique ; je suis un modeste évêque français qui ne songe pas à mettre en échec la suprématie de Rome, mais qui, ayant pendant huit années souffert persécution pour obéir aux lois de son pays, ne voulait pas que son dernier acte fût une négation de son passé, ni sa personne un prétexte de discorde entre les deux puissances qu’il a jointes dans le serment de son sacre. Si, malgré ma situation intolérable, je ne suis pas venu plus tôt, c’est que j’attendais le jour où je pourrais faire à leur entente un sacrifice pacifique.

Le Cardinal répondit :

— Il faudra donner votre démission.

M. Geay se montra enclin à l’obéissance.

— Je suis venu pour me mettre entre vos mains, dit-il ; vous ferez de moi ce que vous voudrez, et tout sera préférable à mon angoisse d’aujourd’hui.

Toutefois il demanda respectueusement s’il ne serait pas préférable que la curie le déposât d’accord avec les bureaux de M. Dumay ; et il fit observer très justement que, faute d’agir à ce sujet de concert avec le gouvernement français, son Éminence le secrétaire d’État précipitait la séparation de l’Église et de la République.

Le Cardinal répondit une seconde fois :

— Il faudra donner votre démission.

Le malheureux évêque protesta de sa soumission absolue.

— Mais encore, dit-il, voudrais-je savoir pourquoi je suis condamné, sans recours et sans défense. Le Saint-Office possède-t-il donc la preuve irrécusable des prétendues immoralités qu’on me reproche ?

— Oh ! fit le cardinal, avec un haussement d’épaules, s’il n’y avait que cela ! Mais vous avez livré au bras séculier le secret de l’Église[1].

Le Cardinal secrétaire parlait en prêtre qui pèse la gravité des fautes. Il ne faut pas être un bien subtil casuiste pour savoir qu’il y a moins de malice à pécher avec une Carmélite qu’à rapporter à M. Dumay les décisions du Saint-Siège.

Après s’être démis de leur évêché entre les mains du secrétaire d’État du Vatican, M. Le Nordez et M. Geay se jetèrent aux pieds du Souverain Pontife, qui ne refusa point le pardon qu’imploraient ses fils repentants.

Ces deux prélats ont fait plus de tort au Concordat en s’efforçant de l’observer que tous les autres évêques en le violant à l’envi.

Pour répondre aux actes de la Cour de Rome à leur endroit, le président du Conseil rappela l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Les Chambres approuvèrent la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Le Nonce présenta ses lettres de rappel.

C’est « Jésus-Christ chassé », s’écrie M. Andrieu, évêque de Marseille. On n’a rien vu de semblable en France « depuis la Terreur », les temps sont revenus de Robespierre et de Néron ; les actes du Gouvernement « crient vengeance ». Il prévoit « un châtiment terrible pour le pays qui a laissé commettre de tels crimes. »

  1. Au Tribunal de Rome, par F.-J. Mouthox, dans le Matin du 16 septembre 1904.