L’Église chrétienne (Renan)/II. Reconstruction de Jérusalem

Calmann Lévy (p. 21-30).


CHAPITRE II.


RECONSTRUCTION DE JÉRUSALEM.


Dans ses pérégrinations en Syrie, Adrien vit le site où avait été Jérusalem. Depuis cinquante-deux ans, la ville était assise en sa désolation, n’offrant aux yeux qu’un tas d’immenses blocs descellés et renversés les uns sur les autres. Seuls quelques groupes de pauvres maisons, la plupart chrétiennes, se détachaient sur le sommet du mont Sion. L’emplacement du temple était plein de chacals. Un jour que Rabbi Aquiba vint avec quelques compagnons y faire un pèlerinage, un de ces animaux s’échappa de l’endroit où était le saint des saints. Les pèlerins fondirent en larmes : « Quoi ! se dirent-ils, c’est ici le lieu dont il est écrit : « Le profane qui s’en approche sera mis à mort », et voilà les chacals qui s’y promènent ! » Aquiba, au contraire, éclata de rire, et montra si bien le lien des prophéties que tous s’écrièrent : « Aquiba, tu nous as consolés ! Aquiba, tu nous as consolés[1] ! »

Ces ruines inspirèrent à Adrien la pensée que lui inspiraient toutes les ruines, le désir de relever la ville détruite, de la coloniser, de lui donner son nom ou celui de sa famille. La Judée serait ainsi rendue à la culture[2]. Jérusalem, élevée au rang de place forte entre les mains des Romains, devait servir à tenir en échec les populations juives[3]. Toutes les villes de Syrie, d’ailleurs, Gérase, Damas, Gaza, Pétra, se rebâtissaient à la romaine, inauguraient des ères nouvelles ou prenaient le nom du dieu voyageur[4]. Jérusalem était trop célèbre pour faire exception dans ce mouvement de dilettantisme historique et d’universelle rénovation.

Il est probable que, si les Juifs avaient été moins entiers dans leurs idées, si quelque Philon de Byblos avait existé parmi eux pour présenter le passé juif comme une variété simplement glorieuse et intéressante entre les diverses littératures, religions, philosophies de l’humanité, le curieux et intelligent Adrien eût été enchanté, et eût rebâti le temple, non pas précisément comme le voulaient les docteurs, mais à sa façon éclectique, en grand amateur de cultes anciens qu’il était. Le Talmud est plein des conversations d’Adrien avec les rabbins célèbres[5], conversations fictives assurément, mais qui répondent bien au caractère de cet empereur, bel esprit, grand causeur, questionneur, curieux de choses bizarres, avide de tout savoir pour en plaisanter ensuite. Mais la pire injure qu’on puisse faire aux partis absolus est d’être tolérant pour eux. Les juifs ressemblaient tout à fait sous ce rapport aux catholiques exaltés de nos jours. De telles convictions ne souffrent pas qu’on leur fasse raisonnablement leur part ; elles veulent être tout. Se voir traitée comme une secte entre tant d’autres est pour la religion qui se croit la seule vraie une souveraine injure ; on aime mieux être hors la loi, persécuté ; cette situation violente paraît une marque de divinité. La persécution plaît aux croyants ; car, dans ce fait que les hommes les détestent, ils trouvent une marque de leur prérogative, la méchanceté des hommes, selon eux, étant naturellement ennemie de la vérité.

Rien ne prouve qu’Adrien, voulant relever Jérusalem, ait consulté les juifs ou cherché à se mettre d’accord avec eux[6]. Rien ne porte à croire non plus qu’il ait eu des rapports avec les chrétiens de Palestine, qui extérieurement se distinguaient moins des juifs que les chrétiens des autres pays. Aux yeux des chrétiens, toutes les prophéties de Jésus auraient paru renversées si le temple eût été rebâti[7]. Chez les juifs, au contraire, l’attente d’une reconstruction du temple était universelle. Le judaïsme de Iabné, sans temple, sans culte, avait paru un court interrègne. Les usages supposant le temple debout étaient conservés. La dîme continuait d’être payée aux prêtres ; les préceptes de pureté lévitique ne cessaient pas d’être strictement gardés. On ajournait les sacrifices obligatoires au temps où la reconstruction aurait eu lieu[8] ; mais cette reconstruction ne pouvait s’exécuter que par les juifs ; le moindre manquement aux prescriptions légales eût suffi pour faire crier au sacrilège[9]. Mieux valait, aux yeux du pieux Israélite, voir le sanctuaire habité par les bêtes de la nuit que d’être redevable de sa restauration à un rieur profane, qui, après l’avoir relevé, n’eût pas manqué de faire quelque épigramme sur les dieux bizarres dont parfois il rétablissait les autels.

Jérusalem était pour les juifs une chose presque aussi sainte que le temple. À vrai dire, on ne distinguait pas l’un de l’autre, et, dès ce temps, on désignait déjà la ville par le nom de Beth hammiqdas[10]. Le sentiment qu’éprouvèrent les hasidim, quand ils apprirent que la cité de Dieu allait se relever sans eux, fut la rage. On était au lendemain des exterminations de Quietus et de Turbo. Une terreur extraordinaire pesait sur la Judée ; remuer était impossible ; mais dès lors il fut permis de prévoir pour l’avenir une révolution plus terrible encore que celles qui avaient précédé.

Dès 122, probablement, Adrien donna ses ordres, et la reconstruction fut commencée. La population fut surtout composée de vétérans et d’étrangers[11]. On n’eut sans doute pas besoin d’en écarter les juifs ; leurs propres sentiments eussent suffi pour les faire fuir. Au contraire, il semble que les chrétiens rentrèrent dans la ville, dès qu’elle fut habitable, avec un certain empressement[12]. On divisa la cité en sept quartiers ou îlots, à la tête de chacun desquels était un amphodarque[13]. Les immenses soubassements du temple, existant encore, invitaient à y placer le sanctuaire principal de la ville nouvelle[14]. Adrien prenait soin que les temples qu’il élevait dans les provinces orientales rappelassent le culte de Rome et le lien des provinces avec la métropole[15]. Pour bien indiquer la victoire de Rome sur un culte local, on dédia le temple à Jupiter Capitolin[16], le dieu de Rome par excellence, dieu dont l’attitude et la tenue grave rappelaient Jéhovah, et auquel, depuis Vespasien, les juifs payaient tribut. L’édifice était tétrastyle ; comme dans la plupart des temples de Syrie élevés à partir d’Adrien, l’entablement du fronton était interrompu par une arcade, sous laquelle était placée la statue colossale du dieu[17].

Le culte de Vénus n’était pas moins désigné que celui de Jupiter au choix du fondateur de la colonie. Adrien élevait partout des temples à cette divinité protectrice de Rome, et la plus importante de ses constructions personnelles fut ce grand temple de Vénus et Rome, dont les restes se voient encore près du Colysée. Il était naturel que Jérusalem, à côté du temple de Jupiter Capitolin, eût son temple de Vénus et Rome. Le hasard voulut que ce second temple ne fût pas éloigné du Golgotha[18]. Cela donna lieu plus tard, de la part des chrétiens, à des réflexions singulières[19]. On vit dans ce voisinage une injure au christianisme, à laquelle certainement Adrien ne pensa point. Les travaux avancèrent lentement, et, quand Adrien, deux ans après, reprit la route de l’Occident, la nouvelle Colonia Ælia Capitolina était encore plutôt un projet qu’une réalité.

Il circula longtemps parmi les chrétiens un récit singulier : c’est qu’un Grec de Sinope, nommé Aquila[20], qui fut nommé par Adrien intendant des travaux pour la reconstruction d’Ælia, connut à Jérusalem les disciples des apôtres, et, frappé de leur piété et de leurs miracles, se fit baptiser. Mais le changement des mœurs ne suivit pas celui de la foi. Aquila était adonné aux folies de l’astronomie judiciaire[21] ; chaque jour il tirait son horoscope ; il passait pour un savant de premier ordre en ces matières. Les chrétiens voyaient de telles pratiques de mauvais œil ; les chefs de l’Église adressèrent leurs remontrances au nouveau confrère, qui n’en tint aucun compte et se raidit contre l’avis de l’Église. L’astrologie l’entraîna dans de graves erreurs sur le destin et la fatalité. Cet esprit incohérent voulait associer des choses opposées et qui juraient d’être ensemble. L’Église le reconnut impropre au salut, et le chassa, ce dont il garda une rancune profonde. Ses relations avec Adrien purent être l’occasion des connaissances particulières que cet empereur paraît avoir eues des chrétiens.

  1. Talm. de Bab., Maccoth, 24 b ; Midrasch rabba sur Lament., v, 18 (fol. 81 c).
  2. C’est la signification des bœufs attelés qui figurent sur la monnaie de fondation (Madden, Jew. coin., p. 212-213 ; de Saulcy, pl. xv, no 5). C’est bien à tort qu’on a vu là l’aratum templum de saint Jérôme, In Zach., viii (III, 1754, Mart.), et de Mischna, Taanith, iv, 7 ; Talm. de Jér., Taanith, iv, 8, fol. 69 b ; cf. Michée, iii, 12. Voir Vaillant, De num. ær. col., I, p. 155, 224. Peut-être l’enceinte de la colonie fut-elle tracée par un sillon.
  3. Dion Cassius, LXIX, 12 ; Chron. Alex., à l’année 119 ; Épiphane, De mens., 14-15. Eusèbe (H. E., IV, vi, 4) et saint Jérôme (Chron., aux années 7 et 20 d’Adr. ; Epist. xxvii et cxxix) placent la construction d’Ælia après la guerre ; mais le récit de Dion, de la Chronique d’Alexandrie, d’Épiphane, doit être préféré. La monnaie de fondation d’Ælia (Madden, p. 212) ne porte pas P. P. Elle est donc antérieure à 129.
  4. Corp. inscr. gr., 4667 ; monnaies de Gérasa, de Damas, de Pétra, de Gaza.
  5. En particulier, Rabbi Josué, Bereschith rabba, ch. xxviii, lxxviii, init. ; Midrasch sur Ruth, i, 17 ; sur Koh., i, 7 ; sur Esther, ix, 2 ; Talm. de Bab., Hagiga, 5 b ; Berakoth, 56 a. Comparez le roman philosophique de Secundus.
  6. L’autorité Bereschith rabba, c. 64, est bien faible. Cf. Épiphane, De mensuris, 14, οὐ μὴν τὸ ἱερόν.
  7. Épître de Barnabé, c. 16 (édit. de Gebhardt et Harnack, ou 2e édit. de Hilgenfeld). Je lis, avec Hilgenfeld, νῦν καὶ αὐτοὶ οἱ τῶν ἐχθρῶν ὑπηρέται, entendant par là les chrétiens. C’est à tort qu’on a voulu conclure de ce passage que les juifs commencèrent à rebâtir le temple. Il s’agit là seulement de la reconstruction spirituelle du temple, comme l’auteur l’explique : πῶς οὖν οἰκοδομηθήσεται, etc. Voir les Évangiles, p. 375.
  8. Talm. de Jér., Schabbath, i, 6. Comp, les dix-huit bénédictions et la phrase fréquente מהר יבנה בית המקדש. (Derenbourg, Palestine, p. 403.)
  9. Bereschith rabba, c. 64.
  10. بيت القدس des Arabes.
  11. Dion Cassius, LXIX, 12, ἀλλοφύλους ; Eusèbe, Théoph., 9 ; Vaillant, De numm. ær. col., I, p. 221.
  12. Cela résulte d’Épiph., De mensuris, 14, 15. Comp. Eus., H. E., IV, vi, 4 (Moïse de Khorène, II, 60).
  13. Chron. d’Alex., à l’année 119.
  14. Dion (LXIX, 12) [Xiphilin ?] dit que le temple de Jupiter Capitolin fut bâti ἐς τὸν τοῦ θεοῦ τόπον. Après Constantin, le temple de Jupiter fut certainement démoli. Les Pères de l’Église présentent d’ordinaire, en vertu d’idées préconçues, l’emplacement du temple comme un champ en jachère. Omar n’y trouva, dit-on, qu’un tas d’immondices (Modjir-eddin, p. 35, 41-43, trad. Sauvaire ; p. 153, 226-227, édit. du Caire). Les débris qu’on lui montra (Guillaume de Tyr, I, 2) étaient sans doute des restes du temple de Jupiter. Il en était probablement de même des pans de murs que, du temps de saint Cyrille (Catéch. xv, 15), d’Eusèbe (Démonstr. évangel., VIII, p. 406-407) et du Pèlerin de Bordeaux (p. 17, Tobler), l’on donnait pour des restes de l’ancien temple, La confusion est évidente dans Modjir-eddin, p. 35.
  15. Ainsi, à Éphèse, il élève un temple à la Fortune de Rome.
  16. Dion Cassius, LXIX, 12 ; Eusèbe, H. E., IV, 6 ; saint Jér., sur Isaïe, ii, 8.
  17. Voir les monnaies d’Ælia dans Madden, p. 212 et suiv., Saulcy, Numism. jud., pl. xvi et xviii. Cf. Vogüé, le Temple de Jér., p. 62, et les monnaies impériales des villes de Syrie.
  18. Vie de Jésus, p. 431, note (13e édit. et suiv.).
  19. Eusèbe, Vie de Const., III, 26 ; saint Jér., Ép. 49 à Paulin (IV, 2e part., p. 564, Martianay) ; Sulp. Sev., Hist. sacra, II, 31 (cf. 30) ; Sozomène, II, 1 ; Socrate, I, 17.
  20. Épiph., De mens., 14-15 (comp. l’abrégé De LXX interpretibus attribué à Épiphane) ; Sifra, sect. Behar, i, 9. Nous croyons le récit d’Épiphane vrai pour le fond ; mais il a dû confondre Aquila, le traducteur de la Bible, avec un homonyme ; le traducteur, en effet, semble avoir été un juif, élève d’Aquiba. Il se peut aussi que ce soit par confusion avec Aquila, le mari de Priscille (Act., xviii, 2), et avec Théodotion (Épiph., De mens., 17), qu’Irénée qualifie Aquila de Ποντικός et que saint Épiphane le fait naître à Sinope. Le Sifra a pu suivre une donnée créée par les chrétiens. Le αὐτοῦ πενθερίδην de saint Épiphane, qui ferait d’Aquila le beau-père, le gendre ou du moins un allié d’Adrien, a aussi son écho dans Midrasch Tanhouma (sect. Mischpatim, init., p. 26 b, édit. Amsterdam). Selon certains critiques, cette prétendue parenté viendrait d’une confusion avec l’Aquila du roman des Reconnaissances (VIII, 7 et suiv.), lequel est censé frère de Clément et membre de la famille flavienne. On ne sait comment se retrouver dans ce dédale d’erreurs, rendu inextricable par les confusions entre Aquila, Onkelos, Clément, Cléonyme, Calonyme. En tout cas, jamais parent d’Adrien n’a pu porter le nom d’Aquila. Pour les traditions talmudiques relatives aux rapports entre Adrien et Aquila, voir Talm. de Jér., Hagiga, ii, 1 ; Grætz, Gesch. der Juden, IV, 2e édit., p. 443, note.
  21. Ce trait convient bien à un homme de l’entourage d’Adrien, lequel était immodérément livré à ces vanités. Ammien Marcellin, XXV, 4 ; Spartien, Ælius Verus, 3.