L’Église arménienne orientale/Introduction



INTRODUCTION.




La croyance de l’Église arménienne orientale, c’est-à-dire de celle qui relève du catholicos ou patriarche universel dont le siége est à Edchmiadzïn[1], et surtout sa doctrine sur le dogme de l’Incarnation, ont donné lieu à une foule de controverses et d’écrits. Faute d’une connaissance suffisante de la langue arménienne, et dans l’impuissance de recourir aux textes originaux, les auteurs occidentaux qui se sont occupés de ce sujet n’ont pu acquérir que des notions imparfaites, et présenter à leurs lecteurs que d’inexactes appréciations. Dans les livres qui ont été imprimés jusqu’à présent en Europe, où il est question des Arméniens, on ne cesse de répéter qu’ils ont embrassé le monophysisme, tel que l’ont enseigné Eutychès, archimandrite de Constantinople, et ses adhérents, Dioscore, patriarche d’Alexandrie, et Jacques Baradée, dit Zanzale, qui ne reconnaissaient en Jésus-Christ qu’une seule nature, la nature divine. C’est ainsi que le P. Monier, jésuite, qui visita l’Arménie, et qui est l’auteur d’un travail d’ailleurs estimable sur l’ancienne histoire et l’état moderne de ce pays[2], et l’orientaliste Lacroze, protestant, qui a écrit l’Histoire du christianisme d’Éthiopie et d’Arménie[3], sont d’accord pour prétendre que les Arméniens sont une branche des monophysites et des jacobites. Cependant rien n’est moins fondé que cette assertion, car non-seulement ils ont toujours condamné et condamnent encore Eutychès et ses sectateurs, et les énumèrent dans la liste des hérétiques que leur Église excommunie, mais encore ils professent explicitement, comme les Églises grecque et latine, le dogme des deux natures, des deux volontés et des deux opérations en Jésus-Christ[4]. Une ambiguïté dans les termes de leur idiome employés pour définir la coexistence et la corrélation des deux natures de l’Homme-Dieu a causé la méprise dans laquelle on est tombé en leur attribuant une doctrine qu’ils désavouent, comme le montre clairement le livre que nous publions aujourd’hui.

C’est afin de faire cesser ces fausses idées répandues sur le compte d’une nation estimable à tant d’égards, qu’ont été écrites les pages suivantes, où se trouve exposée avec sincérité la profession de foi religieuse de cette nation.

Notre livre se divise en trois parties.

La première présente un tableau succinct, mais complet, de l’histoire de l’Église arménienne, du mouvement des doctrines qui s’opéra dans son sein, et des vicissitudes qu’elle a traversées, depuis l’époque où les saints apôtres Thaddée et Barthélemi vinrent apporter la lumière de l’Évangile dans la grande Arménie, jusqu’au siècle où nous vivons. Les documents sur lesquels a été composée cette première partie ont été puisés aux meilleures sources, dans les livres manuscrits ou imprimés de la bibliothèque du couvent patriarcal d’Edchmiadzïn. Les ouvrages des vartabeds (docteurs) arméniens modernes les plus en renom pour leur savoir ont aussi été mis à contribution.

La seconde partie est un exposé de la foi arménienne, rédigé, à la demande de l’empereur Manuel Comnène, par le patriarche saint Nersès, surnommé Schnorhali (le gracieux), à cause de l’onction de sa parole persuasive, des grâces et de l’élégance de son style ; ou bien encore Glaïetsi, parce qu’à l’époque où il vivait, le catholicos avait pour résidence le château-fort de Hrom-Gla, situé sur la rive occidentale de l’Euphrate[5].

Saint Nersès, qui siégea pendant six ans, de 1166 à 1172, appartenait à une des familles les plus anciennes et les plus considérables de l’Arménie. Par son bisaïeul Grégoire Magistros, duc de la Mésopotamie, prince aussi remarquable par ses talents militaires que par sa vaste érudition, il descendait de saint Grégoire l’Illuminateur et de la famille royale des Arsacides. On verra dans le Précis de l’histoire de l’Église arménienne le récit des efforts que fit ce patriarche pour opérer la réunion, si longtemps désirée, de l’Église grecque et de l’Église arménienne. Ses lettres, insérées dans ses Œuvres en prose, attestent les bons rapports qu’il ne cessa d’entretenir avec le patriarche de Constantinople, ainsi qu’avec le prince Alexis, gendre de Manuel Comnène, et cet empereur lui-même, lesquels tenaient en haute estime ce vénérable et savant docteur. Comme poëte, saint Nersès s’est exercé sur une foule de sujets, presque tous d’un caractère religieux ; parmi ses poëmes, l’un des plus connus et des plus goûtés est celui sur la prise de la ville d’Édesse, enlevée aux chrétiens, sur la fin de l’année 1144[6], par l’atabeg Emad-Eddin Zengui, père de Nour-Eddin, si célèbre dans l’histoire des croisades.

Enfin, la troisième partie est une traduction littérale de la liturgie de l’Église arménienne orientale. Dans les Notions additionnelles qui terminent le volume, il est question de la haute antiquité de cette liturgie, qui remonte aux âges apostoliques. Plus tard elle fut fixée, dans sa forme principale, par saint Grégoire l’Illuminateur, vers le commencement du quatrième siècle ; puis successivement retouchée, dans le cours du cinquième, par le patriarche saint Sahag (Isaac), par saint Mesrob, l’inventeur de l’écriture arménienne, et par les patriarches Kud et Jean Mantagouni, et calquée, pour une part notable, sur celle de saint Jean Chrysostome. Cependant elle renferme nombre de prières, et principalement celles comprises de la page 116 à la page 137, où la tournure et le mouvement de la pensée, l’ampleur majestueuse et la correction du style révèlent une composition originale, tout arménienne. L’opinion commune attribue ces prières à Jean Mantagouni, l’un des plus saints et des plus savants Pères qui aient illustré l’Église d’Arménie, l’intrépide défenseur de la foi chrétienne contre les persécutions du roi de Perse, Béroz ou Firouz.

Les personnes vouées aux études religieuses et liturgiques accueilleront avec bienveillance et intérêt, nous l’espérons, un ouvrage qui jette un jour tout nouveau et vrai sur l’histoire, les doctrines et la constitution de l’une des plus antiques Églises de l’Orient.




  1. Célèbres couvent et église fondés, au commencement du quatrième siècle, par l’apôtre national de l’Arménie, saint Grégoire l’Illuminateur, à Valarsabad, l’une des anciennes capitales de ce royaume, dans la province d’Ararad.
  2. Lettres édifiantes, t. I, p. 255-256, éd. du Panthéon littéraire, Missions d’Arménie et de Perse.
  3. 1 vol. in-12, La Haye, 1729, p. 327 et 328.
  4. Cf. l’ouvrage publié à Moscou en 1850, sous le titre de : Exercice de la foi chrétienne, par M. Mser, professeur à l’Institut Lazareff des langues orientales de Moscou, ouvrage qui a paru avec l’approbation et le sceau du catholicos feu Mgr  Nersès V.
  5. Hrom-Gla ou Roum-Kalé, littéralement Château romain, du mot arabe kala ou kalé, forteresse. Ce château avait été acquis de la veuve de Josselin le Jeune, comte d’Édesse, par Grégoire III, frère et prédécesseur de saint Nersès, lequel fut catholicos de 1113 à 1165 ou 1166.
  6. Suivant l’historien arménien Grégoire le Prêtre, Édesse fut prise le samedi 23 décembre 1144, jour de la fête de saint Étienne, protomartyr, à neuf heures du matin. — Voir la traduction de la chronique de Matthieu d’Édesse, continuée par Grégoire le Prêtre, dans ma Bibliothèque historique arménienne, t. I, chap. cclvii.