L’Égalité des salaires


Anonyme
L’Égalité des salaires
Un ouvrier à M. Louis Blanc
Imp. Laroche-Jacob.

L’ÉGALITÉ DES SALAIRES.



UN OUVRIER À M. LOUIS BLANC.


Monsieur,

Vous êtes, dit-on, l’ami du Peuple ; nous l’avons cru jusqu’à ce jour ; maintenant, nous serions presque tentés d’en douter.

Vous nous flattez, et c’est un tort, je dirai plus, c’est un sujet de défiance ! Rien de plus pernicieux que la flatterie : son poison lent a tué la Restauration et la Monarchie de Juillet. Il faut que cette leçon nous serve.

On ne flatte que les enfants et les femmes. On les flatte pour mieux les tromper. Le Peuple ne veut pas qu’on le trompe ! Il est fort et calme ; il veut non des paroles mielleuses, mais une libre et loyale discussion de ses intérêts et des intérêts de tous.

Le problème de l’organisation du Travail que vous vous êtes chargé de résoudre est très complexe et par conséquent d’une solution difficile. Il me semble que vous le prenez avec une légèreté charmante. Vous tranchez dans le vif, sans souci des intérêts légitimes que vous allez blesser, et tout à l’ambition de faire triompher vos idées quand même. Les promesses vous coûtent peu, et vous parlez de nous ramener l’âge d’or aussi aisément que s’il s’agissait de faire un tour de promenade au Luxembourg.

Moi, qui ne suis qu’un simple ouvrier, je me suis effrayé pour vous de votre responsabilité.

Êtes-vous jamais entré dans un atelier ? Avez-vous jamais étudié ailleurs que dans les livres les questions de productions industrielles ? Je crains bien, monsieur, que les soins de la théorie ne vous aient pas encore laissé le temps d’examiner de près les détails pratiques.

Vous avez commencé par décréter une augmentation de salaire ; l’intention était bonne, et je vous en remercie en mon nom et au nom de mes camarades. Malheureusement votre décret, conçu dans des vues philanthropiques, n’avait qu’un petit défaut, celui de n’être pas applicable dans tous les ateliers. Nous sommes trois cents ouvriers dans la manufacture où je travaille depuis quinze ans. Le directeur nous a tous rassemblés et nous a prouvé, ses livres en main, qu’en ajoutant à ses autres frais l’augmentation de salaire décrétée par vous, il serait en faillite avant la fin de l’année. Alors, comme nous aimons mieux les bonnes raisons que les vaines paroles, comme maîtres et ouvriers tous sont également intéressés à la prospérité de l’industrie, comme le jour où les ateliers seraient fermés, l’augmentation de salaire, qui suppose d’abord un salaire, ne nous empêcherait pas de mourir de faim, puisque le salaire n’existerait plus, nous avons tous donné une fraternelle poignée de main au propriétaire de l’usine, et renoncé de notre plein gré à l’augmentation décrétée par vous.

Ainsi par ce décret pris à l’étourdie, il faut l’avouer, vous avez blessé les maîtres sans profit pour l’ouvrier, aujourd’hui vous blessez les ouvriers sans profit pour les maîtres.

C’est encore cette difficile question de salaire qui cause tout le mal.

Vous prétendez, au nom de l’égalité, que dans les ateliers tous les salaires soient égaux. Vraiment, Monsieur, c’est comprendre l’égalité d’une singulière façon. Vous prenez donc les ouvriers pour des machines destinées à rendre indistinctement les mêmes services à l’industrie. Vous faites donc table rase du reste ? Rien pour l’intelligence, rien pour l’habileté de la main, rien pour le zèle du travailleur ! Aucune différence entre l’ouvrier honnête, laborieux, intelligent, passé maître dans sa spécialité, et le paresseux, le maladroit, l’incapable, bon seulement à remplir une tâche secondaire ? À quoi serviront donc le dévouement et l’intelligence ? Où sera l’émulation, lorsque nous n’aurons plus aucun intérêt à faire mieux l’un que l’autre. Les ouvriers ne seront plus que des machines consommant chaque jour la même quantité de charbon, des chevaux attelés au même brancard, et ayant droit, matin et soir, à une égale distribution de fourrage. Voilà ce que c’est que votre principe de l’égalité de salaires. Voilà comment vous relevez la dignité du Peuple ! Nous demandons, nous, que l’on ajoute des pans aux vestes pour en faire des habits, et vous, non seulement vous coupez les pans des habits pour en faire des vestes, mais encore vous supprimez la veste pour faire du travailleur un sauvage nu, une brute sans intelligence !

Prenez la peine seulement de parcourir les ateliers, consultez les ouvriers honnêtes et laborieux, c’est-à-dire l’immense majorité, et vous saurez ce qu’ils pensent de votre égalité des salaires.

Vos intentions sont bonnes, monsieur ; nous en avons la certitude : mais il ne faut pas que l’ambition d’attacher votre nom à l’organisation du Travail vous pousse à des mesures improvisées et funestes. Pas de précipitation. Prenez le temps de réfléchir mûrement à la solution du grand problème ; la lumière se fera peu à peu, sans violence, sans compromettre les intérêts de personne. On n’improvise pas une révolution sociale de cette importance. Les travailleurs ont foi dans les bonnes intentions des hommes qui gouvernent le pays ; ils sauront attendre avec le calme qui convient aux plus forts le moment où, du concours de toutes les lumières, sortira enfin cette loi d’organisation industrielle, qui doit être la juste pondération de tous les intérêts, de tous les droits.

Agréez, etc.

UN OUVRIER.


Sedan, Imp. de Laroche-Jacob. — 28 Mars 1848.