L’Écosse en 1840



L’ÉCOSSE
EN 1840.

L’Écossais Chambers, ce patient et ingénieux érudit, qui a consacré sa plume à décrire son pays, emploie une image singulière pour donner une idée de la configuration physique de l’Écosse : « Elle n’offre, dit-il[1], ni la forme hexagone de l’Espagne, ni le profil rectangulaire de la France ; elle ne ressemble pas à une botte comme l’Italie, à une pomme de terre comme l’Irlande, à un tronçon de serpent comme la Suède, ni enfin, comme la Russie, à une baleine dont la gueule béante menacerait l’Europe, et la queue la Chine et l’Amérique. Elle a l’apparence assez grotesque d’une vieille femme accroupie qui se chaufferait devant un bon feu. Le Sutherland pourrait figurer son visage, Ross sa guimpe, dont Cromarty serait l’agrafe ; Caithness représenterait sa toque, à laquelle l’archipel des Orcades et des Shetland s’attacherait comme un panache flottant. L’île de Skye fermerait sa main droite et l’île de Mull sa main gauche, étendues toutes deux vers les Hébrides occidentales comme vers la flamme du foyer ; Perth, Argyle, Inverness, Angus et les autres comtés des Highlands composeraient le corps monstrueux de la géante, que termineraient les comtés des Lowlands, représentant ses jambes et ses genoux ployés. »

Laissons le lecteur juger du plus ou moins d’exactitude de cette étrange comparaison, nous envisagerons l’Écosse sous un point de vue plus sérieux. Si ses noirs rivages se profilent bizarrement sur la nappe bleue de l’Océan, cette contrée septentrionale n’en a pas moins une sorte d’austère magnificence qui lui est tout-à-fait propre. Ses montagnes incultes, couvertes de marécages et de vastes bruyères, revêtues çà et là de forêts de sapins, se colorent d’un azur sombre et violâtre ; à leurs pieds, dans l’intérieur du pays, des baies profondes et des lacs couleur d’ardoise prennent la place des vallées ; un ciel lourd et d’un gris plombé pèse sur leurs sommets arrondis ; une mer orageuse semée d’îles noires, et que labourent les vents puissans de l’Atlantique, les enveloppe d’une ceinture d’écume et ronge incessamment leurs bases décharnées. Cette nature sauvage est pleine de tristesse et de majesté. La nudité de ces montagnes, le petit nombre d’habitans qui vivent sur leurs pentes abruptes ou dans leurs vallons retirés, ce ciel même si rarement égayé par un beau jour, tout concourt à donner aux solitudes des Highlands cette mélancolique grandeur qui manque aux paysages de contrées plus favorisées de la nature ; c’est le calme et la sublimité du désert, c’est la solennité de la mort.

Tel est l’aspect des cantons montagneux du centre et du nord de l’Écosse ; les plaines entrecoupées de collines qui s’étendent des montagnes bleues aux Cheviot-Hills et au golfe de Solway, frontières du pays vers le sud, ont une physionomie moins tranchée ; si la population des campagnes était plus considérable, l’étranger qui les parcourt pourrait se croire encore en Angleterre ; mais ces districts méridionaux de l’Écosse, non plus que le reste du pays, ne sont pas peuplés en raison de leur étendue. L’Écosse, dont la superficie égale la moitié de celle de l’Angleterre, a sept fois moins d’habitans ; des dix-neuf millions d’acres de terre que renferment ses limites, quatre millions à peine sont cultivés.

Depuis le commencement du siècle, mais particulièrement depuis la grande révolution littéraire préparée par les critiques écossais et accomplie par Walter Scott, révolution qui a jeté tant d’éclat sur cette petite contrée, on s’est beaucoup occupé de l’Écosse ; on a parcouru ses montagnes, on s’est arrêté dans ses villes, on a étudié les mœurs des habitans. Les Écossais eux-mêmes ont reporté un œil curieux sur leur pays ; ils ont consulté les traditions de leurs ancêtres, interrogé leurs usages, fouillé leurs archives, étudié leurs penchans. Ils se sont jugés, et, comme on l’imagine aisément, ce jugement n’a pu qu’infirmer celui que l’Angleterre avait témérairement porté contre des voisins qu’elle n’aimait pas. On les avait trop dépréciés pour que beaucoup d’exagération ne se mêlât pas à cette réhabilitation qu’ils faisaient d’eux-mêmes. Ils se sont bien donné de garde surtout de contredire les étrangers que la curiosité avait conduits chez eux, et qui, obéissant la plupart aux impérieuses exigences de la mode, exaltaient peut-être outre mesure un peuple dont l’existence littéraire et philosophique venait de leur être révélée par des chefs-d’œuvre. Pendant les trente premières années du siècle, un singulier engouement pour tout ce qui touchait à l’Écosse succéda en France à l’anglomanie du siècle précédent. On ne prononçait plus qu’avec enthousiasme les noms de Burns, de Walter Scott, de Dugald Stewart, de Reid, ou même du poète Hogg. Abbotsford, la vallée d’Ettrick, le lac Lomond et le lac Katrine avaient leurs visiteurs et leurs chroniqueurs quotidiens. Cette ferveur ne tarda pas à se ralentir. En France, on se passionne aisément, mais en revanche on oublie vite. Ce vif enthousiasme qu’avait inspiré la brillante et subite civilisation de l’Athènes du nord a fait place à un sentiment d’indifférence très marqué. Walter Scott dans la tombe, notre attention, distraite par les évènemens fort peu littéraires qui se succédaient autour de nous, s’est attachée à d’autres objets.

L’Écosse ne méritait ni ce fracas d’enthousiasme ni le dédain qui l’a suivi. La civilisation, trop hâtée peut-être dans ses grandes villes, ne s’y est pas subitement arrêtée, comme les Anglais affectent de le dire. Le puritanisme n’y a pas détruit toute poésie, et l’étincelle du génie n’y est pas étouffée à jamais sous le raisonnable et l’utile. Au contraire, ce pays et ses habitans gardent encore l’originalité native qui, à défaut d’autres titres, suffirait seule pour exciter vivement la curiosité. Des circonstances spéciales nous ont permis de bien étudier cette contrée, et nous nous efforcerons d’être juste envers elle.

On a remarqué avec raison que l’Écosse est le seul pays de l’Europe où la culture des arts libéraux ait précédé celle des arts mécaniques. Sous le règne de David II (1370), lorsqu’un ambassadeur français, accompagné d’une suite brillante et nombreuse, se rendit à la cour de ce prince, il fut impossible de loger tant d’étrangers dans la ville d’Édimbourg ; il fallut les cantonner dans les bourgades du voisinage, où ces Français, fort arriérés eux-mêmes, si nous les comparons aux Italiens de la même époque, furent bien surpris de trouver une population misérable, habitant des huttes faites de mottes de terre et de branchages entrelacés, se nourrissant des produits de la chasse ou de la pêche, comme aux temps des Romains et d’Agricola, et méprisant comme indigne d’elle l’agriculture et le commerce. Ces hommes à demi sauvages faisaient cuire leurs bœufs et leurs moutons sans les dépouiller, se servant d’écuelles de bois pour toute poterie, connaissant à peine l’argent monnayé, et ne savaient pas tanner le cuir. Déjà cependant ils avaient des poètes qui chantaient les grandes actions de leurs guerriers, des savans qui s’occupaient de la culture des lettres sacrées et profanes, et qui recherchaient curieusement les manuscrits antiques. Leurs architectes, dès le commencement du XIIe siècle, avaient construit les magnifiques chapelles d’Holyrood et de Dryburgh, et les abbayes de Melrose et de Roslin, ces prodiges de l’art gothique.

Cent années plus tard, le luxe n’avait pas fait de progrès sensibles en Écosse ; l’or et l’argent étaient à peu près inconnus dans ce pays. On ne se servait de ces métaux précieux que pour les calices et les ornemens d’église. Vers cette époque, le roi d’Écosse, Jacques III, fut obligé de faire venir de Londres, à grands frais, pour l’usage de sa maison, huit douzaines de plats et d’assiettes d’étain, cent douzaines de tasses de bois, une selle, une aiguière et un bassin. Ces princes aimaient cependant les lettres. L’un d’eux, Jacques IV, promulguait un décret portant que chaque baron et franc tenancier serait tenu d’envoyer au collége son fils aîné, héritier de son nom, afin d’y apprendre le latin et d’y étudier la jurisprudence et la philosophie. Ces connaissances mettaient ces jeunes gens à même de remplir les emplois de juges, de sheriffs, ou de suivre toute autre carrière exigeant une certaine culture d’esprit.

Ces princes étaient pauvres ; ils ne pouvaient donc encourager les arts et les lettres que par des décrets, et bien rarement par des actes de munificence. Les savans écossais se consolaient de ces commodités de la vie, si appréciées plus tard, en vivant, le plus qu’ils pouvaient, dans l’intimité des grands hommes de l’antiquité, Homère, Platon, Virgile, Cicéron, Plutarque. Ils étaient en outre en correspondance avec les savans de l’Italie, dont plusieurs venaient les visiter, et dans le nombre Æneas Sylvius, depuis Pie II, Poggio et Cardan. Ces étrangers applaudissaient à leurs travaux, s’étonnaient de leur savoir ; mais, sourds aux offres séduisantes que leur faisaient les souverains du pays, ils s’empressaient de quitter la contrée sauvage où ces hommes supérieurs, perdus au milieu de peuples à demi barbares, habitaient des huttes enfumées, pareilles à celles des Lapons d’aujourd’hui, se nourrissaient de gâteaux d’avoine et de viandes grossières, et se chauffaient à des feux de tourbe ou de gazon. Ces offres séduisantes se réduisaient sans doute à la promesse d’honoraires très modestes ; nous pouvons en avoir une idée d’après le traitement que recevait Boëce, l’ami et le correspondant d’Érasme, et l’un des premiers savans du siècle. Boëce, supérieur de l’université d’Aberdeen, ne touchait qu’un revenu annuel de 40 marcs d’Écosse (2 livres sterling 4 shellings, ou 55 francs). Cette faible somme était cependant proportionnée à ses besoins et à sa dignité.

On conçoit que ces visiteurs italiens aient dû trouver l’Écosse bien misérable, bien en arrière de la civilisation de Florence ou de Venise ; on comprend moins aisément qu’ils se soient tant récriés au sujet de la barbarie des habitans et des mœurs astucieuses et sanguinaires des grands seigneurs. Il n’y avait là rien qui dût les surprendre, ces mœurs différant peu, au fond, de celles de l’aristocratie italienne. Dans le courant des XVe et XVIe siècles, long-temps même avant l’arrivée de la reine Marie Stuart et de sa cour en Écosse, le caractère des hautes classes de la nation avait déjà une frappante analogie avec celui des nobles italiens. Il était à la fois implacable et souple, audacieux et réservé, féroce et cultivé. Une aristocratie insolente, relevant d’un chef unique au lieu d’obéir à une foule de petits tyrans, dominait dans les Highlands, et, dans les basses terres, contrebalançait le pouvoir royal. L’assassinat était la suprême raison des premiers personnages de l’état et des rois eux-mêmes. À l’exemple des guelfes et des gibelins de l’Italie, ces grands seigneurs, rangés sous des bannières opposées, ensanglantaient dans leurs rixes continuelles les rues de Stirling ou d’Édimbourg. Sous Marie Stuart, l’analogie fut grande encore. C’étaient les mœurs de l’Italie, moins le luxe et les arts. C’étaient ses vices et sa politique tortueuse, plus l’audace et le courage militaire. L’homme d’état écossais comme l’homme d’état italien ne connaissait d’autre mobile que son intérêt. Il n’hésitait jamais à se parjurer quand ce parjure devait perdre son ennemi. Cruel de sang-froid, il ne reculait devant aucun crime utile, et ne renonçait jamais à l’occasion de se venger. Si cette occasion tardait trop à s’offrir, il savait la faire naître, eût-il dû, pour le mieux attirer dans ses piéges, envoyer à son ennemi un sauf-conduit scellé du grand sceau, eût-il dû le recevoir dans sa propre maison et le faire asseoir à sa table. Il faisait plus : comme le roi Jacques II, l’assassin de Douglas, il s’expliquait amicalement avec sa victime sur des griefs passés, il le consultait même sur ses projets à venir, et si son hôte lui répondait avec franchise que son opinion était toujours la même, et qu’il ne voulait pas renoncer à des prétentions légitimes : « De par Dieu ! s’écriait-il comme le violent et perfide monarque, en frappant mortellement son contradicteur d’un coup de poignard ; de par Dieu ! voilà qui saura bien te faire changer ! »

Ce qui distinguait peut-être un tel homme de l’Italien, c’était le mépris du danger, c’étaient des nerfs moins délicats qui le rendaient moins sensible à la douleur physique, moins accessible aux appréhensions morales, et qui ne lui permettaient ni d’avouer, ni même de connaître, comme l’Italien, le sentiment de la peur. Il avait le courage des champs de bataille. Il aimait mieux mourir que de racheter sa vie par un acte de faiblesse. Un crime lui coûtait moins qu’une lâcheté

Nous pourrions pousser plus loin ce rapprochement sans craindre qu’on nous accuse de paradoxe, ces défauts et ces qualités appartenant en quelque sorte à tous les hommes d’état de l’époque, Italiens ou Écossais, Anglais ou Français. Chaque siècle a ses vices caractéristiques, et chaque nation participe, plus ou moins, de ces vices de son âge. Les farouches politiques de l’Écosse, qui se servaient si volontiers du poignard, étaient contemporains des massacreurs de la Saint-Barthélemy. Le même siècle voyait naître les Borgia, les Henri VIII, les Christiern, les Médicis et les Philippe II.

Les mœurs du peuple, également barbares, furent néanmoins plus originales et moins soumises aux influences du dehors. Celles des habitans des hautes terres (highlanders) sont trop connues, et ont été trop bien décrites, pour que nous en présentions ici le tableau. Les récits de Walter Scott ont naturalisé parmi nous ces sauvages montagnards. Ils nous ont fait connaître leur goût pour les aventures, leurs haines implacables, leurs vengeances affreuses, leur mépris pour l’industrie et les arts, et leur soif du pillage. L’esprit de clan n’a plus eu de mystère pour nous ; nous avons compris ces mœurs patriarcales et féroces, ces haines et ces amitiés de famille transportées a la tribu tout entière, cette obéissance au seigneur considéré comme père, ce dévouement sans bornes pour tout ce qui le touchait, dévouement qui faisait partager à chacun des membres de la tribu ses inimitiés ou ses affections, et qui, les précipitant à la suite de quelques chefs résolus, les engageait dans une lutte désespérée contre toutes les forces de l’Angleterre. Ce dévouement au chef s’étendait jusqu’au prince qu’il servait. Les Stuarts n’eurent pas de partisans plus dévoués que les membres des clans à demi sauvages des Highlands. « Ils ont ravagé mon pays, dévasté mon champ, massacré mon père, enlevé mes frères ; ils ont ruiné ma famille, ils ont brisé le cœur de ma mère, mais tous ces malheurs, je les aurais soufferts sans murmure, si j’avais vu mon roi restauré, » chantaient en chœur ces montagnards long-temps encore après l’expulsion de ces princes dont l’aventureuse folie avait causé tous leurs malheurs.

L’union des deux royaumes, la destruction des clans, la proscription momentanée du costume, l’émigration, et, s’il faut tout dire, la persécution et les abus de pouvoir du vainqueur, ont entièrement modifié cet état de choses. Les anciennes mœurs ont disparu. Les vices et les vertus énergiques des montagnards ont fait place aux vices mesquins et aux froides vertus d’une civilisation avancée. Incorporés dans la grande famille, ces hommes, si redoutés autrefois, ne s’en distinguent plus que par leur costume plus tranché, leur misère plus profonde et par un reste d’énergie souvent assez mal employée. Ne pouvant plus faire la guerre civile, ils font la contrebande ; ne pouvant plus piller l’habitant des basses terres, ils mendient ses secours, ou se livrant, à son exemple, aux travaux de l’agriculture et de l’industrie, ils l’emportent presque toujours sur lui en intelligence et en activité. En revanche, leur antique franchise s’est changée en rudesse, leur dévouement a fait place à l’égoïsme, et leurs vertus hospitalières sont devenues intéressées.

La seule nuance caractéristique de l’esprit des montagnards que le temps n’ait pas effacée, c’est la crédulité. Cette crédulité, chez eux comme chez tous les peuples du Nord, se combine avec une puissance d’imagination singulière ; ils se persuadent aisément ce qu’ils se sont figuré, et croient aux fantômes qu’eux-mêmes viennent de créer ; il n’est donc pas surprenant que l’Écosse soit toujours le pays de la seconde vue[2]. Les montagnards qui se prétendent doués de cette faculté merveilleuse à l’aide de laquelle ils voient les choses éloignées ou futures, comme si elles étaient présentes et actuelles, sont, à ce que l’on nous a assuré, aussi communs dans le pays que par le passé. Beaucoup de villages ont leurs poètes et leurs sorciers ; bien qu’on ait cessé de brûler ces derniers, l’espèce ne s’en est pas perdue ; la tolérance ne leur a pas été plus funeste que la persécution. Les gens que les Highlanders appellent poètes, bien différens des bardes ou senachies d’autrefois, ne composent plus les poèmes qu’ils chantent. Ce sont d’ordinaire de jeunes montagnards qui ont une belle voix et qui répètent des couplets appris à la ville voisine, ou conservés traditionnellement dans leurs villages. C’est donc plutôt dans leurs récits que dans leurs chansons qu’ils sont vraiment poètes. Le merveilleux et le fantastique jouent un grand rôle dans ces histoires dont les croyances superstitieuses de l’Écosse forment toujours le fonds.

Les ministres presbytériens ont eu beau faire, leurs doctrines positives et raisonnables n’ont pu détruire absolument certains rites étranges, certaines cérémonies cabalistiques, restes de l’idolâtrie qui régna si long-temps dans ces montagnes. On ne fait peut-être plus le dimanche de libations de lait et de whiskey en l’honneur de Greogach, le vieillard à la longue barbe ; on n’invoque plus, en se plaçant au gouvernail d’un bateau, le Kelpie, cet esprit des lacs ; on n’enterre plus sous la cendre le petit gâteau pour le Brownie, ce génie robuste et serviable ; et néanmoins dans certains districts reculés de Highlands, particulièrement sur les versans des montagnes qui font face aux Hébrides, et sans doute dans ces île, les mêmes paysans qui vont à la messe et au prêche, font encore, à des êtres animés ou inanimés, de ces sacrifices annuels qu’on appelle dans le pays l’offrande du Bel tein. À cet effet, les habitans de plusieurs fermes ou hameaux se rassemblent dans la montagne à un endroit convenu. Chacun apporte ses provisions, l’un ses gâteaux d’avoine ou cakes, l’autre des galettes mieillées, un troisième de la bière ou du whiskey ; personne ne peut venir les mains vides. Quand tous sont réunis, des jeunes gens, qui se sont munis de bêches, taillent de larges dalles de gazon qu’ils assemblent en forme d’autel, et sur lesquelles ils disposent plusieurs lits de peat ou tourbe ; ils y mettent le feu et placent sur ce brasier une grande chaudière où on jette le lait, le beurre, les œufs et le miel qu’on a apportés. Lorsque ce mélange a long-temps bouilli, chacun des assistans en remplit un verre et le répand autour de soi, faisant à haute voix une invocation aux esprits invisibles de l’univers. À la suite de ces libations préliminaires, les assistans tirent de leur sprochan, ou bissac suspendu au côté, des gâteaux votifs (votive cakes). Sur ces gâteaux sont figurés des nœuds au nombre de neuf. Chacun des montagnards se tourne du côté du brasier, brise ces nœuds un à un, et les jette l’un après l’autre, par-dessus l’épaule, dans le feu, en faisant un vœu aux esprits surnaturels : « À toi, esprit, afin que tu préserves mes chevaux ! s’écrient-ils ; à toi, esprit, afin que tu préserves mes bœufs ! à toi, esprit, afin que tu préserves mes moutons ! » — La liste des esprits qui préservent épuisées, les montagnards s’adressent de la même manière aux esprits qui détruisent et qui tuent, s’efforçant de les séduire et de les rendre propices par leurs dons : « Voilà pour vous, souris et rats, mais vous ne mangerez plus mes gâteaux et mon fromage ! répètent-ils tour à tour ; voilà pour vous, belettes, mais vous ne croquerez plus mes œufs ! voilà pour toi, bon renard, épargne désormais mes agneaux ! voilà pour toi, corbeau au capuchon noir, ménage le blé de mon champ ! voilà pour toi, aigle aux grandes ailes, ne dévore plus mes poules et mes pigeons ! » Quand ce sacrifice et ces vœux sont achevés, tous ceux qui y ont participé s’asseient en cercle sur le gazon et se partagent le reste de leurs provisions, arrosant le repas d’ale mousseuse et de whiskey.

Comme chez toutes les nations de l’Europe, mais principalement chez les nations d’origine germanique, chaque corps de métier a ses superstitions traditionnelles ; les tanneurs, les forgerons, les mineurs, les charpentiers, ont les leurs, assez prosaïques d’ordinaire, comme toutes celles des corps de métiers sédentaires, Les matelots, les pêcheurs, les bergers et les chasseurs, gens nécessairement plus aventureux, et sur lesquels l’imagination a plus de prise, sont beaucoup plus amis du merveilleux, et leurs légendes sont plus poétiques. Celle des marins et des pêcheurs leur sont communes avec les peuplades norvégiennes ; les légendes des bergers et des chasseurs ont quelque chose de plus tranché et de plus national. Walter Scott, dans ses poèmes et ses ballades[3], en a popularisé quelques-unes. Il en est beaucoup d’autres qui sont restées inédites et qui ne sont pas moins intéressantes. Les sorciers, les fantômes et les êtres surnaturels sont les principaux acteurs de ces récits dramatiques dont la terreur semble toujours le mobile. On retrouve dans chacune de ces légendes les idées superstitieuses du peuple, superflu de croyance qui s’attache surtout à la religion, opinions erronées et bizarres qui prennent cependant leur source dans la vérité, ombres fantastiques que l’imagination, ce flambeau mobile et vacillant, fait courir à l’entour de l’immobile réalité.

Il y aurait un curieux recueil à faire de ces légendes oubliées ou négligées. Nous ne voulons en choisir qu’une seule, qui nous paraît plus propre qu’aucune autre à faire comprendre comment, dans l’imagination du peuple écossais, les superstitions de la mythologie septentrionale se mêlent aux idées chrétiennes. C’est la légende des Femmes vertes (Green women).

Deux jeunes chasseurs ont passé tout le jour dans la montagne. L’ardeur de la chasse les a entraînés bien loin de tout endroit habité : la nuit vient ; ils se réfugient dans une masure abandonnée, située au fond d’un ravin qu’ombragent des sapins aux formes fantastiques et qu’environnent de tous côtés d’horribles précipices.

Les deux chasseurs profitent des dernières clartés du crépuscule pour entasser dans le centre de la cabane des branches de sapin et de hêtre auxquelles ils mettent le feu. Tirant ensuite de leur sprochan les meilleures pièces du gibier qu’ils ont tué, ils les attachent à de longs bâtons et les approchent du feu pour les faire rôtir. Le gibier cuit, ils le tirent du feu, et tous deux, égayés par la flamme qui pétille, commencent un bon souper, buvant de copieuses rasades de whiskey et chantant de toutes leurs forces les plus joyeux couplets qu’ils peuvent se rappeler ; il est déjà minuit, et les échos du vallon solitaire répètent encore leurs chansons bruyantes.

Tout à coup, au moment où leur appétit commence à se calmer et où leur gaieté est arrivée à son plus haut point, l’un d’eux s’arrête, et regardant son compagnon en riant : — Nous avons du bon feu, du whiskey, et par-dessus le marché une musique fort passable, lui dit-il. Ne trouves-tu pas cependant qu’il nous manque encore quelque chose ?

— Oui, réplique son ami ; tu as raison, il nous manque deux jolies filles qui veuillent bien s’asseoir à nos côtés et partager notre souper.

— Chut, chut ! répond le chasseur qui a parlé le premier ; chut ! n’entends-tu pas, tout près de notre maisonnette, des voix douces qui semblent répéter les airs que nous venons de chanter ?

— Je les entends, et j’entends en même temps le bruit harmonieux de leurs pas ; tiens, les voici qui entrent.

En effet, la porte de la chaumière s’ouvre seule, et deux jeunes filles d’une merveilleuse, mais singulière beauté, entrent dans la chambre en chantant et en dansant. La mise de ces folâtres beautés était étrange comme leurs charmes ; toutes deux étaient vêtues d’une robe de soie d’un vert éclatant. Leurs blanches épaules et leur sein d’ivoire semblaient vouloir s’échapper des plis de la robe, comme l’écume d’un torrent se soulève et se répand sur le rivage. Toutes deux étaient si jeunes, qu’on eût dit des enfans, et cependant, à leur taille élevée et au gracieux contour de leurs visages, on reconnaissait des femmes. Leurs cheveux noirs et abondans étaient retenus par des nœuds de rubans verts. Tandis qu’elles dansaient et folâtraient autour des chasseurs, les yeux bleus des deux femmes brillaient tout à la fois d’un éclat étrange et d’une voluptueuse ardeur. Sans ce regard tout-à-fait terrestre, les chasseurs eussent pris ces créatures si belles pour des anges du ciel ; mais d’où venaient-elles ainsi parées ? et à quel propos leur faisaient-elles cette visite nocturne ?

Les jeunes gens questionnent avec empressement les deux visiteuses, qui ne leur répondent que par les sourires les plus agaçans et les regards les plus lascifs. C’est alors que l’un des chasseurs, plus téméraire que son compagnon et attiré par le feu de ce regard, comme le papillon par la flamme de la lampe, saisit la plus voisine des jeunes filles et la presse dans ses bras ; mais, quelle que soit sa hardiesse, son cœur bat tout à la fois d’émotion et de terreur. Un cri joyeux suivi d’un long éclat de rire l’a bientôt rassuré : la belle danseuse vient d’échapper à son étreinte ; le jeune homme, qui croyait baiser sa blanche épaule, n’a rencontré que le vide ; il veut la saisir de nouveau, l’inconnue glisse entre ses bras comme la couleuvre entre les ormeaux de la prairie, et se précipite hors de la chaumière en lançant au chasseur un regard plein de flammes. Le malheureux ne peut résister à de si séduisantes avances ; vaincu ; il s’élance à sa suite et disparaît comme elle dans les ténèbres de la nuit.

— Allons voir ce qu’ils sont devenus, s’écrie la jeune fille qui est restée seule avec l’autre chasseur.

— Non, de par saint André ! je n’aurais garde de les troubler.

— Sans les troubler, nous pouvons bien les suivre et faire comme eux, dit la belle inconnue avec un accent plein d’amour et de coquetterie ; la vallée est assez large pour eux et pour nous.

— La nuit est bien noire, et il fait froid dans la campagne ; viens plutôt t’asseoir à mes côtés près de ce bon feu.

— La lune brille avec tant d’éclat sur les cimes azurées des monts, la cascade roule avec tant de splendeur ses masses d’argent fluide, viens, viens. — Et en disant ces mots elle s’approche de la porte ; son œil brille de lueurs si profondes, si ardentes, il y a tant de décision et de voluptueuse impatience dans sa démarche, que le jeune homme se lève tout tremblant ; il commence à soupçonner que c’est une créature surnaturelle, une des femmes vertes qu’il a devant lui ; prêt à franchir le seuil de la porte, il s’arrête :

— Attendons que mon camarade soit de retour, dit-il à la jeune fille.

— Il peut rester longtemps dehors, et tout à l’heure je dois partir ; suis-moi, donne-moi ta main !

— Un moment ; laisse-moi appeler mon ami. — Et le chasseur pousse un long cri, puis il écoute. Une effrayante pâleur couvre tout à coup son visage. C’est qu’il a entendu bien loin, bien loin, au fond du ravin, ne voix sourde et étouffée. Serait-ce la voix de son ami ? Un cri de détresse et des plaintes déchirantes suivent ce premier cri ; mais les chants de la jeune fille deviennent si bruyans, qu’ils couvrent cette voix et qu’ils étouffent ces plaintes. Néanmoins le chasseur voit avec effroi dans quel piége il a failli tomber. Comme sa volonté est chancelante, qu’il ne se sent plus le maître de ses actions et que son ame semble sur le point de s’échapper, il invoque la protection de la Vierge et murmure l’hymne qui lui est consacrée. C’est le Salve Regina qu’il chante. À chaque strophe, sa voix devient plus claire et plus vibrante, tandis que celle de la mystérieuse visiteuse s’affaiblit et tombe. La forme de son corps, comme sa voix, devient d’instans en instans plus vague et plus indécise ; mais, si le chasseur s’arrête et que l’hymne cesse de retentir, les chants, les sourires et la tentation renaissent aussitôt.

Le jeune homme chanta donc toute la nuit le cantique sacré, et néanmoins ce ne fut que vers le point du jour, au moment où les premières lueurs de l’aube naissante blanchissaient la cime des monts d’alentour, que les formes de la tentatrice s’évanouirent, et que le bruit de sa voix cessa de se faire entendre.

Le soleil se levait au moment où le chasseur sortait de la chaumière. Tout le jour il parcourut le vallon, appelant à haute voix son ami. Vers le soir, comme il se penchait au-dessus du précipice au fond duquel tombe la cascade, il aperçut des lambeaux de chair et le plaid du malheureux chasseur tout souillé de sang et flottant au-dessus du précipice. Plus de doute, la fatale beauté l’avait entraîné après elle au fond du gouffre. Le chasseur s’enfuit glacé d’épouvante, et jamais dans ses courses aventureuses il ne remit le pied dans le vallon des femmes vertes.

Ces légendes et ces traditions sont propres surtout aux montagnards ; la tournure d’esprit des habitans des basses-terres est beaucoup moins poétique, et, depuis la récente invasion de l’industrie et le triomphe du positif, l’imagination chez eux s’est tournée vers des objets plus réels. Leurs mœurs, étant originairement moins tranchées que celles des montagnards, ont subi des modifications moins apparentes. Le caractère du peuple proprement dit est à peu près aujourd’hui ce qu’il a toujours été. L’Écossais des Lowlands saura toujours supporter patiemment la gêne et la souffrance, pour arriver à une meilleure situation. Il aura plus de justice que de générosité, plus de gaieté que de finesse d’esprit, plus d’instinct poétique et musical que de sûreté de goût. Il aimera les aventures comme l’habitant des montagnes, et il n’hésitera jamais à quitter son pays et à courir le monde dans l’espoir de s’enrichir. Quelles que soient sa fierté, sa hauteur même, il s’y mêlera souvent quelque chose de servile, surtout lorsque ses intérêts seront en jeu.

La classe moyenne en Écosse a de hautes prétentions au spiritualisme, et néanmoins la morale des intérêts et le goût du positif, qui ne sont après tout que du matérialisme déguisé, ont beaucoup trop d’influence sur ses actions lorsqu’il s’agit d’acquérir ou seulement de faire un peu plus rapidement son chemin. Dans une circonstance donnée, ces Écossais, si moraux en paroles, ne se feront pas faute de petites trahisons nécessaires, de petites lâchetés utiles, et parfois ne craindront pas de passer pour ingrats. Dans la foule d’exemples que nous pourrions citer comme preuve de ce que nous avançons, nous ne choisirons que le suivant, qui nous prouvera que le génie lui-même n’est pas toujours étranger à certaines faiblesses.

L’administration qui précéda celle de Fox avait promis à Walter Scott, qui débutait alors dans la carrière littéraire, une place secondaire dans la magistrature. À la chute de ce ministère, le solliciteur fit volte-face et adressa ses suppliques au puissant du jour, c’est-à-dire à Fox lui-même. Fox prit à cœur la réussite de la candidature du poète, et, comme un de ses collègues s’opposait à sa nomination, disant que c’était là une méchante affaire : « Ce sera du moins une affaire en faveur du génie, le précèdent ne peut être dangereux, » repartit Fox avec sa libéralité ordinaire. Walter Scott eut donc sa place. On croit peut-être après cela que le grand romancier garda pour son patron cette reconnaissance inaltérable qui, après tout, n’aurait témoigné que de la droiture de son cœur ; nullement : à la mort de Fox, les tories étant revenus au pouvoir, des banquets eurent lieu dans toutes les grandes villes d’Écosse en l’honneur de la nouvelle administration. Au lieu de se tenir convenablement à l’écart, Walter Scott n’hésita pas à s’asseoir à ces banquets à côté des ennemis de son bienfaiteur. Il fit plus : dans l’une de ces réunions, il réclama le silence, et, après avoir porté un toast à la nouvelle administration, il entonna une chanson qui avait pour titre The death of the Fox (la mort du renard), dans laquelle, à l’aide d’allusions perfides, il insultait à la fois et le ministère déchu et l’homme généreux auquel il devait sa récente élévation.

Ce besoin de s’enrichir et de parvenir, de se pousser, comme on dit ailleurs, est devenu plus impérieux encore depuis la révolution qui s’est opérée dans les usages et dans le caractère écossais vers la fin du dernier siècle. L’émigration qui suivit l’abolition du régime des clans, la dépopulation des campagnes, l’agrandissement des villes, le mouvement imprimé au commerce et aux transactions industrielles par suite de communications plus directes établies entre l’Écosse et l’Angleterre, ont été les mobiles les plus puissans de cette révolution qu’on pourrait, à juste titre, appeler sociale.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, un vieux chef montagnard s’écriait avec un accent d’amère indignation : « Quand j’étais jeune, un gentilhomme de nos montagnes estimait son importance d’après le nombre d’hommes que ses domaines pouvaient nourrir et mettre sous les armes ; bientôt après, on ne s’est plus inquiété que de savoir la quantité de bétail noir (black cattle) que ces mêmes domaines pourraient faire vivre. À présent, il n’est question que du nombre de brebis qu’on pourrait y élever ; encore une génération, et nous verrons ces fermiers des grands seigneurs calculer le nombre de rats et de souris que pourra engraisser la même étendue de terrain ! » La prédiction du vieux montagnard ne s’est pas encore réalisée, mais ses plaintes n’étaient que trop fondées.

Lorsqu’à la suite de la rébellion de 1715, l’Angleterre décréta l’abolition des juridictions seigneuriales et des clans, elle se proposait seulement de désarmer le pays et de licencier de petites armées permanentes, toujours prêtes à suivre un chef héréditaire ; elle ne croyait en aucune façon décréter la dépopulation des montagnes. Ce résultat, tout imprévu qu’il était, ne se fit cependant pas attendre. Clan, en langage gallique, voulait dire enfans ; le clan était la famille du chef. Le chef, quelque grand personnage qu’il fût, était donc obligé de traiter paternellement chacun des membres de sa nombreuse famille. Il ne pouvait, en conséquence, songer à augmenter le prix de leurs fermages, encore moins à les déposséder pour établir à leur place des étrangers qui paieraient plus et qui paieraient mieux. Une fois le lien de famille rompu, et l’autorité du père et celle du magistrat détruites du même coup, tous scrupules de ce genre cessèrent ; une révolution complète s’opéra dans l’administration des grandes propriétés. Les chefs, qui autrefois subdivisaient leurs terres autant que possible, louant chacune de ces parcelles à bas prix, afin d’accroître le nombre de leurs vassaux, et de leurs soldats en cas de guerre, augmentèrent tout à coup le prix de ces loyers, réunirent ces parcelles en bloc, et dépossédèrent les fermiers qui ne pouvaient les payer ; ces fermiers renvoyèrent leurs tenanciers, ces tenanciers les manœuvres et les gens de ferme. Une effrayante secousse fut subitement donnée à la population des montagnes ; la moitié de cette population se trouva tout à coup sans pain, et le quart émigra.

La concurrence des fermiers des basses terres, souvent même de fermiers étrangers pouvant disposer de petits capitaux, contribua par-dessus tout à élever le prix des baux ; cette élévation eut lieu dans des proportions si rapides, que tels de ces grands propriétaires qui ne tiraient de leurs vastes domaines qu’un revenu de cinq à six mille livres sterling vers 1750, en obtenaient quatre-vingt à cent mille livres vers 1800. Quelques terres, plus avantageusement situées que les autres de ces domaines, rapportèrent même cinquante fois plus qu’auparavant ; j’ai vu par exemple, dans le duché d’Argyle, des terrains qu’on louait deux shellings l’acre il y a soixante ans, et qui produisent aujourd’hui deux à trois livres sterling. La fortune des grands propriétaires fonciers fut donc décuplée, mais aux dépens des anciens fermiers, qui ne pouvaient lutter contre la concurrence accablante des Lowlanders et des Anglais, cultivateurs ou propriétaires de troupeaux. Ces malheureux, ainsi dépossédés, furent réduits aux plus cruelles extrémités ; quelques-uns de leurs anciens seigneurs, il est vrai, se sont efforcés d’apporter tous les adoucissemens possibles à leur déplorable condition[4], prenant soin des infirmes, donnant quelques secours à ceux que le désespoir poussait à l’émigration ; mais d’autres, en plus grand nombre, il faut le dire, endurcis par l’absence (the absenteism), ou par ce mépris de l’humanité trop commun dans certaines castes, loin de compatir au sort de leurs anciens fermiers, se félicitaient de se trouver débarrassés de leurs réclamations importunes. — « Nous ne faisons que changer de bêtes, disait l’un d’eux, à qui l’on parlait d’une émigration considérable des paysans de son comté ; et, ma foi, j’aime mieux encore les brebis et le bétail noir que ces montagnards : c’est plus facile à mener. »

Vers l’époque de cette révolution dans les fermages, révolution dont les montagnards ne parlent encore qu’avec un sombre désespoir, les troupeaux prirent souvent dans ces vallées des Highlands la place des hommes. Le nombre d’acres de terre ne pouvait se calculer dans ces districts montagneux, remplis de fondrières, de marécages et de rochers ; ces nouveaux fermages se réglaient par le nombre de moutons ou de bœufs noirs qu’une certaine étendue de terrain pouvait nourrir. Ces animaux, de petite espèce, supportent fort bien les froids de l’hiver, qui, d’ailleurs, ne sont jamais très rigoureux en Écosse ; ils restent, hiver comme été, dans la campagne, la neige séjournant rarement plus d’un jour sur le sol.

Dans les terres moins élevées et plus fertiles, la révolution agricole s’était opérée d’une autre manière ; les grands seigneurs réunissaient les petites fermes de dix à cinquante acres pour en former des fermes de deux à trois cents acres. Le travail, moins divisé, entraînait moins de frais, mais cette réunion des fermes contribua, au moins autant que l’établissement des pâtures, à la dépopulation des campagnes. Beaucoup de maisons isolées furent abandonnées par les habitans, qui émigraient ou se retiraient dans les villes pour y travailler comme journaliers. Cette dépopulation fut d’autant plus apparente qu’elle eut lieu dans des vallées antérieurement bien peuplées.

Depuis soixante ans, l’émigration a donc été fort considérable en Écosse. Le Canada, la Nouvelle-Écosse et bien des districts des États-Unis se sont peuplés aux dépens des îles et des comtés du nord. Ces pauvres paysans émigraient d’autant plus volontiers, qu’en partant ils ne renonçaient à aucun avantage, à aucune jouissance qu’ils ne fussent assurés de retrouver ailleurs. Ils ne pouvaient être plus misérables dans leur nouvelle patrie que dans celle qu’ils délaissaient. L’émigration avait souvent lieu en masse ; tous les habitans d’un canton envahi par le bétail noir ou les fermiers anglais partaient ensemble et se fixaient dans un même lieu ; ils n’avaient fait que changer leur ciel triste et brumeux contre un ciel plus favorable, qu’abandonner un sol ingrat qui ne leur appartenait pas, pour des terres fertiles dont ils devenaient facilement les propriétaires. Ils emportaient en outre avec eux leur patrie morale, c’est-à-dire leurs opinions, leur religion, leurs chansons nationales, leur gaieté héréditaire, leurs habitudes, et même leurs relations. Ceux qui se trouvèrent dans ces conditions ne furent certainement pas trop à plaindre.

Peu à peu, cependant, l’émigration a diminué dans les Highlands. Le sort du peuple s’est amélioré ; le mouton est devenu une nourriture peu coûteuse ; le poisson a repeuplé les lacs ; la culture de la pomme de terre, introduite en Écosse vers la fin du dernier siècle[5], a fourni aux montagnards un aliment abondant et qui remplace le pain au besoin. Le prix de la main-d’œuvre s’est élevé par suite même de l’émigration. Un journalier, qui ne pouvait trouver d’ouvrage il y a quarante ans, gagne aujourd’hui de 2 à 3 shellings par jour. Il peut, en outre, nourrir sa famille avec un acre de pommes de terre ; il a le peat ou la tourbe à discrétion. Il est donc moins misérable que par le passé.

Toutefois, comme les Écossais ont conservé cette sorte d’inquiète imagination qui semble appartenir en propre aux peuples d’origine germanique, il suffit d’un incident des plus simples pour mettre en mouvement et transporter d’un bout du monde à l’autre des familles entières. Un récit brillant, qui arrive de l’autre côté de l’Atlantique, fait naître tout à coup, dans quelque recoin des montagnes, d’excessives espérances. Il n’est pas sans exemple que la lettre d’un colon heureux, tombée au milieu d’un hameau, y ait opéré une sorte de levée en masse. Jeunes et vieux quittent la chaumière où ils ont passé la moitié de leur vie, avec la même facilité que l’Arabe met à lever sa tente dressée pour un jour ; puis ils s’acheminent sans regret vers des contrées que leur imagination pare des couleurs les plus attrayantes. Ils ont vu la fortune leur sourire de l’autre côté de l’Océan, et ils s’empressent d’y courir ; mais, hélas ! ce besoin de changement leur est plus souvent funeste que profitable ; au lieu de la fortune qu’ils poursuivaient, c’est la mort qu’ils rencontrent. D’avides spéculateurs les entassent par centaines dans de mauvais navires, et parfois même les beaux rêves, les brillantes espérances des émigrés se sont abîmées avec eux dans les flots avant qu’ils aient perdu de vue les rivages de la patrie. Lorsque nous nous trouvions en Écosse, il y a peu d’années, tout le pays était ému par des catastrophes de ce genre répétées coup sur coup. Dans l’espace de quelques semaines, cinq navires[6] chargés d’émigrés s’étaient perdus corps et biens sur les écueils des mers d’Irlande et d’Écosse. Un millier de ces malheureux avaient péri dans ces divers naufrages.

On croirait que ces émigration en quelque sorte permanentes[7], ont dû considérablement diminuer la population de l’Écosse ; tout au contraire, depuis 1755 cette population a doublé, et, de 1821 à 1831, dans l’espace de dix années, elle s’est accrue de près d’un septième. La vaccine d’un côté, le rapide développement de l’industrie manufacturière de l’autre, peut-être aussi l’augmentation du bien-être résultant, pour ceux qui restaient, du départ de malheureux trop souvent à charge à leurs concitoyens, telles sont les principales causes de la marche progressive de la population. Les Highlands même ne sont pas restés absolument en dehors de ce mouvement. Leurs vallées centrales ont été, il est vrai, transformées en vastes solitudes que parcourent de nombreux troupeaux gardés par un petit nombre de pâtres ; mais les bourgades du littoral et toutes les petites villes manufacturières voisines des Lowlands ont vu le nombre de leurs habitans s’augmenter d’une manière sensible[8].

L’accroissement de la prospérité agricole du pays a dû surtout contribuer à ce développement de la population. L’agriculture, en effet, n’est pas restée en arrière de l’industrie ; un seul fait nous en donnera la preuve. Il y a soixante ans, les comtés du sud de l’Écosse ne produisaient pas assez de grains pour nourrir leurs habitans ; les cultivateurs lowlanders récoltent aujourd’hui plus de blé que la population de l’Écosse tout entière n’en peut consommer, et cependant, comme nous venons de le voir, depuis soixante ans cette population a doublé.

Les progrès de l’industrie manufacturière et agricole en Écosse ne datent que de l’union de ce pays avec l’Angleterre. Avant l’union, l’Angleterre, voisine puissante et jalouse, apportait toutes sortes d’entraves à l’agrandissement de sa rivale. Au moyen de lois prohibitives, elle repoussait les produits des comtés du sud, et à l’extérieur elle arrêtait le plus qu’elle pouvait le développement du commerce de ses ports. Elle s’opposait surtout, avec une singulière persistance, à l’établissement des colonies que l’Écosse eût voulu fonder. À l’aide des Espagnols qu’elle excitait sous main, elle était même parvenue à détruire cette belle colonie de l’isthme de Darien qu’avaient fondée Paterson et Fletcher, et dont les Écossais se promettaient tant d’avantages. Quand l’union des deux royaumes eut été consommée, les lois prohibitives furent successivement rapportées ; les rivaux d’autrefois étaient devenus des compatriotes ; l’industrie et le commerce furent même encouragés avec une sorte de libéralité dont les Écossais s’étonnèrent. Ces sages mesures et ces encouragemens ont porté leurs fruits ; la prospérité du pays a suivi une marche rapide, et la richesse a décuplé. Tels furent les bienfaits de cette union, si long-temps maudite, et contre les promoteurs de laquelle Glasgow s’était soulevé. Cette ville elle-même lui doit sa fortune. En 1707, année de l’union, elle ne comptait que 14,000 habitans ; cent ans plus tard, en 1807, elle en comptait 147,000 ; de 1807 à 1840, dans l’espace de trente-trois ans, cette population, déjà si considérable, s’est encore accrue de moitié ; Glasgow compte aujourd’hui 280,000 habitans. Cette ville, comme place de commerce est la quatrième de l’Angleterre. En 1840, la douane de son port a perçu 898,579 liv. de droits (22,464,375 fr.)[9]. Lors de l’union, les douanes de l’Écosse tout entière produisaient à peine 34,000 liv. sterling.

L’industrie, comme le commerce, a marché à pas de géant ; Glasgow a des fonderies dans ses faubourgs qui rendent annuellement 200,000 tonnes de fer fondu, c’est-à-dire le cinquième de tout le fer obtenu dans les trois royaumes. Cette ville a de plus 80 grandes filatures et fabriques qui mettent en mouvement un million de fuseaux ; elle a encore 50,000 métiers que la vapeur et la main de l’homme font mouvoir Ses calandreries peuvent calandrer par jour 160,000 mètres de tissus, et ses imprimeries en teindre un nombre à peu près égal. Les usines de toute espèce que cette ville renferme ne peuvent se compter ; elles fabriquent des acides, des soudes, des savons, en un mot des produits chimiques de tous genres, mais surtout de magnifiques couleurs qui servent à la teinture des étoffes de ses manufactures.

À Édimbourg et à Aberdeen, quoique la ferveur industrielle soit loin d’être la même qu’à Glasgow, la richesse et la population ont également pris un accroissement des plus notables. Édimbourg compte aujourd’hui 180,000 habitans, et Aberdeen 70,000. Ce merveilleux développement industriel ne s’est pas arrêté aux seules grandes villes ; il a atteint les villes du second ordre et les bourgades, et les a placées au premier rang : Leith, Greenock et Dundee sont devenus des ports considérables. Leith, par ses revenus, est le sixième des ports de la Grande-Bretagne ; Dundee n’a pas moins de 50,000 habitans, et Greenock en comte 35,000. La nature avait tout fait pour que l’Écosse devînt un pays maritime du premier ordre ; depuis cinquante ans, l’homme a su tirer parti de ces avantages qu’il avait trop long-temps négligés. Deux grandes voies de communication intérieure, le canal de Forth and Clyde et le Caledonian canal, ont réuni l’Atlantique et la mer du Nord, et conduisent en quelques heures, en franchissant des montagnes, de l’une à l’autre de ces mers, les navires du commerce et, au besoin, des bâtimens de guerre du deuxième ordre. Le canal de Forth and Clyde, qui joint Édimbourg à Glasgow, a 40 milles de long. Son lit, pendant l’espace de 16 milles, est tracé sur des collines élevées de 150 pieds au-dessus du niveau de l’Océan ; 39 écluses, 20 du côté du Forth et 19 du côté de la Clyde, élèvent les navires à cette hauteur ; un aqueduc de 400 pieds de long leur fait traverser une vallée profonde de 70 pieds.

Le Caledonian canal est un ouvrage plus surprenant encore. Il est formé par cinq bassins naturels, le loch Linnhe, le loch Lochy, le loch Oich, le loch Ness et le loch Beauly, et par quatre tranchées ouvertes de l’un à l’autre de ces lacs. La longueur de ces quatre tranchées est de 34 kilomètres et demi, et celle des lacs, ou bassins naturels, est de 60 kilomètres, en tout 94 kilomètres et demi. La largeur du canal à la ligne d’eau est de 15 mètres. Ses écluses, au nombre de 22, ont 12 mètres de large et 53 mètres de long. La profondeur de l’eau est au moins de 6 mètres. Des frégates de 32 canons peuvent naviguer sur ce canal, qui franchit en quelques endroits des collines élevées de 80 à 100 pieds au-dessus du niveau de l’Océan. À l’extrémité du canal, du côté de l’Atlantique, 8 écluses s’étagent sur un escarpement de 65 pieds. Ces 8 écluses s’appellent l’Escalier de Neptune. Rien de plus étrange que de voir un grand navire descendre ou monter successivement les degrés de cet escalier. Les frais du Caledonian canal se sont élevés à 800,000 liv. sterl. (20 millions de francs). Il a été ouvert le 22 octobre 1822. Quand le temps est favorable, le voyage d’une mer à l’autre se fait en douze heures ; il fallait autrefois plus de douze jours pour exécuter le même trajet et arriver des eaux du bassin d’Inverness dans celles des îles de Mull et de Jura, en franchissant le périlleux détroit de Pentland et en doublant le cap de la Colère (Cap Wrath), fameux par tant de naufrages.

La prospérité industrielle de l’Écosse ne s’est pas arrêtée à ses seuls rivages. Dans l’intérieur des terres, d’obscures bourgades se sont transformées, comme par miracle, en villes populeuses et d’une haute importance. Paisley, qu’on pourrait à juste titre appeler le Manchester de l’Écosse, est l’exemple le plus frappant de ce développement hâtif et pour ainsi dire américain. La chronique industrielle de cette ville est de date récente ; deux femmes en sont les héroïnes. L’une d’elles, miss Shaw, vivait à la fin du XVIIe siècle ; elle avait environ onze ans quand, une servante l’ayant battue, se mit tout à coup à pousser des cris effroyables et prétendit que cette fille avait voulu l’ensorceler. À la suite de cette scène, elle fut saisie d’affreuses convulsions, causées sans doute par la colère, mais que l’on ne manqua pas d’attribuer au sortilége. La servante fut arrêtée ; dans sa frayeur, elle crut se justifier en dénonçant plusieurs de ses compagnes et d’autres individus. Un procès criminel eut lieu, à la suite duquel vingt personnes furent convaincues du crime de sorcellerie et condamnées à diverses peines. Cinq d’entre elles furent brûlées sur la place publique du bourg de Paisley. Un domestique mâle, qui devait subir le même sort, s’étrangla dans prison. « Le diable, dit Crawford, historien du Renfrewshire, lui tordit le cou pour qu’il ne fît pas une confession préjudiciable aux intérêts de Satan » Ces abominations judiciaires se passaient il n’y a guère plus d’un siècle et demi, et dans un pays qui se croyait civilisé. Miss Shaw, se reprochant sans doute sa coupable dénonciation, se condamna désormais à une retraite absolue, s’occupant, dans ses longues heures de loisir, à filer le lin et le chanvre. Elle excella bientôt dans ce métier. La finesse des fils qu’elle obtenait faisait l’admiration des connaisseurs. Lady Blantyre, grande dame du Renfrewshire, qui faisait un voyage à Bath, porta dans cette ville des pelotons de ce fil, les premiers échantillons de fil d’Écosse qui eussent peut-être passé la Tweed. Les fabricans de dentelles de Bath les employèrent avec avantage et adressèrent sur-le-champ de nouvelles demandes à miss Shaw, qui s’empressa de les satisfaire. Aidée de ses jeunes sœurs et de quelques voisines, elle forma même une sorte de petite manufacture qui prit bientôt une extension considérable. C’est alors que miss Shaw, ayant expié par une fondation utile la criminelle étourderie de sa jeunesse, épousa le ministre de Kilmaurs.

À peu près vers le même temps, une brave Écossaise, qui s’appelait mistress Wittar, vivait dans la bourgade de Renfrew, voisine de Paisley. Mistress Wittar fit avec son mari, homme à projets comme beaucoup de ses compatriotes, un voyage en Hollande, et rapporta de ce pays divers procédés pour la fabrication du fil blanc (dit fil de Hollande). Comme elle avait un peu d’argent, à son retour en Écosse, elle établit une petite manufacture qui prospéra. Les voisins de mistress Wittar l’imitèrent, et le pays se couvrit peu à peu d’établissemens analogues. Non contens de fabriquer le fil, de plus adroits ouvriers le tissèrent, et employèrent au même usage le coton, la laine et la soie. Les profits étaient considérables, et plusieurs manufactures se formèrent bientôt sur une plus grande échelle dans tout le Renfrewshire, mais surtout Paisley. C’est donc autant à mistress Wittar qu’à miss Shaw que cette ville doit sa richesse et son rapide accroissement. Aujourd’hui, Paisley fabrique pour 150,000 livres sterling de fil blanc, dit fil d’Écosse, et peut-être pour plus de 2,500,000 livres sterling de gazes, batistes, mousselines, et toiles de toute espèce.

Paisley ressemble plutôt à une manufacture établie sur une échelle gigantesque qu’à une ville, chaque quartier et presque chaque rue étant le siége d’une industrie différente. Il ne faut donc pas être surpris des noms caractéristiques des principales rues de cette ville. Si vous sortez de la rue du Fil, c’est pour entrer dans la rue de Batiste, de la rue de Batiste, vous passez dans celle de la Gaze qui vous conduit à celle du Ruban ou de la Toile, et ainsi de suite. Paisley est bien la terre classique de l’industrie manufacturière, le beau idéal de la fabrique ; cette ville qui, vers 1700, n’avait pas 1,200 habitans, en compte aujourd’hui 65,000 environ. Ses maisons, dont la plupart n’ont guère qu’un étage, couvrent un vaste espace de terrain ; nos vieilles cités manufacturières, Lille ou Rouen, n’ont pas une étendue aussi considérable que cette ville née d’hier ; leur mouvement commercial ne peut non plus se comparer à celui de ce grand atelier écossais.

La réforme parlementaire de 1832 n’a pas changé la situation politique respective de l’Écosse et de l’Angleterre. L’Écosse a conservé ses 16 pairs élus par les 84 membres de la pairie nationale[10], qu’ils représentent à la chambre des lords. Avant la réforme, elle envoyait 45 membres à la chambre des communes ; elle en nomme aujourd’hui 53 ; 30 d’entre eux sont élus par ses 33 comtés, et 23 par les villes et bourgs. Matériellement, son influence politique est proportionnellement la même, moralement elle s’est accrue, l’accord entre 53 députés presque tous d’opinion whig modérée, étant plus complet que par le passé.

« Les Écossais, disait Johnson, acquièrent presque tous une médiocrité de connaissances qui tient le milieu entre le savoir et l’ignorance et qui est très convenable dans la conduite ordinaire de la vie. Ces connaissances, le sentiment de l’émulation raisonnablement développé, et quelque chose d’entreprenant dans le caractère, les conduisent rapidement à la fortune et aux honneurs. » Les Écossais n’ont pas changé sous ce rapport depuis Johnson. Leurs députés aux communes se créent la plupart une grande influence. L’un des membres pour Édimbourg, M. James Abercromby, est président de la chambre (speaker), et siége sur le sac de laine ; un bon nombre des premiers emplois de l’état sont occupés par des Écossais ; en un mot, l’Écosse, qui, d’après l’acte d’union de 1707, n’est taxée pour l’impôt territorial qu’à la quarantième partie de ce que paie l’Angleterre, exerce au parlement, par ses 16 pairs et ses 53 députés, le huitième du pouvoir législatif, et prend peut-être le douzième des hauts emplois de l’administration.

L’Écosse, en s’appuyant sur l’Angleterre comme le lierre sur le chêne, se nourrit en partie de la sève de son robuste soutien, Elle s’est soumise, il est vrai, aux lois anglaises concernant les douanes, les accises et le commerce, mais ces lois lui ont été plus profitables que nuisibles ; elles ont établi les choses sur un pied d’égalité et d’équité qui n’existait pas auparavant. Quels que soient les droits que l’industrie et le commerce ont eu à payer, ils sont loin d’être aussi onéreux qu’une prohibition absolue.

L’Angleterre elle-même croyait si bien que l’union allait porter un notable préjudice à la prospérité de l’Écosse, qu’elle lui laissa un certain nombre d’avantages comme dédommagement. L’Écosse garda, par exemple, ses lois municipales, common laws, ses priviléges universitaires, son amirauté, ses tribunaux, et une législation particulière. Elle conserva sa cour de session, composée de quatorze membres, lords of session, jugeant en dernier ressort toutes les affaires civiles, sauf appel devant les pairs. D’un autre côté, le jury fut établi sur des bases différentes ; ses jugemens ne s’appliquèrent qu’au criminel, et la simple majorité fut suffisante pour condamner ou pour absoudre. Si l’unanimité, exigée en Angleterre pour condamner, est trop favorable à l’accusé, en Écosse cette simple majorité lui est beaucoup trop défavorable. L’Écosse conserva en outre certaines superfluités honorifiques dont elle se serait fort bien passée, car elles ne sont profitables qu’à très peu de personnes, que ces hautes sinécures enrichissent aux dépens de la masse ; nous voulons parler de ces grands officiers de la couronne, maintenus quand la couronne n’existait plus. Ces grands officiers, au nombre de huit, perçoivent environ 20,000 livres sterling d’appointemens[11]. L’ordre du Chardon d’Écosse fut également maintenu. Il ne se compose que de douze chevaliers et du roi. Les chevaliers portent un cordon vert et une plaque décorée d’un chardon avec cette devise : Nemo me impune lacesset ; vulgairement : Qui s’y frotte s’y pique. Tous les chevaliers du Chadon doivent être pairs écossais.

L’Écosse est peut-être celle des provinces du royaume-uni où le savoir solide est aujourd’hui le plus universellement répandu. L’homme politique, le jurisconsulte, le manufacturier, le commerçant et le campagnard possèdent, chacun dans sa sphère, une somme de connaissances pratiques qu’en France les mêmes classes n’ont pu encore acquérir, l’initiation chez elles étant moins ancienne et les moyens d’expansion plus récemment et moins sagement mis en œuvre. L’Écosse est, ainsi que l’Angleterre, le pays pratique des lieux communs raisonnables en politique, en morale, en législation, en économie politique ou domestique.

On a dit avec raison des Français qu’ils valaient mieux que leurs discours ; on pourrait en dire autant des Écossais mais pour des raisons fort différentes. Si les Français sont moins légers que leurs paroles, souvent imprudentes, ne pourraient le faire croire, les Écossais sont moins lourds que leurs longs raisonnemens et leur pesante manière d’étudier les questions les plus frivoles en apparence ne pourraient le faire supposer.

Il est un fait que nous constaterons avec empressement, comme un bon exemple à suivre chez nous : c’est qu’en Écosse, comme en Angleterre, l’esprit de parti, tout passionné qu’il paraisse, ne marche qu’à la suite de l’intérêt national, qu’il ne fait jamais oublier. Quant à l’Irlandais, il a trop souffert pour avoir pardonné ; au besoin, il se servirait de l’épée de l’étranger pour briser le lien national, qu’il regarde comme une chaîne. L’Écossais n’aura jamais recours à ces moyens extrême. Au plus fort des troubles qui agitaient les districts du sud et de l’ouest de l’Écosse, au début de la réforme, quand Muir, Palmer et Gérald déployaient le drapeau de l’insurrection et appelaient leurs concitoyens aux armes, jamais il ne fut question de faire intervenir l’étranger dans ces querelles domestiques. Toute allusion au rappel de l’union des deux royaumes fut même soigneusement écartée. L’Écossais, tout mécontent qu’il pouvait être, se rappelait qu’il habitait la même île que l’Anglais. Les deux peuples ont pu se combattre pendant des siècles ; aujourd’hui les mêmes intérêts les rapprochent comme le même sol les fait vivre. À Édimbourg et à Glasgow, comme à Londres, on trouve tous les amours-propres d’accord pour déguiser aux yeux de l’étranger le côté faible de la nation. La haute opinion que ces insulaires ont d’eux-mêmes, la supériorité qu’ils s’accordent comme peuple sur toute autre nation, les défauts même de leur caractère, cette raideur et cette contrainte qui vont quelquefois jusqu’à l’impolitesse, sont peut-être les principaux mobiles du patriotisme anglais ; mais, quelques puériles que soient ces causes, l’effet n’en est pas moins à envier. L’amour-propre, se trouvant ainsi sur un continuel qui vive, rend sans nul doute la société peu agréable, disons plus, peu supportable. Qu’est-ce que cela, si le même amour-propre fait faire de grandes choses à chaque individu pris isolément, et si, s’aidant du concours de chacun, il ne tend qu’à placer la nation au premier rang ?

À Édimbourg et à Glasgow, ainsi qu’à Londres, le gouvernement a su tirer un merveilleux parti de cette susceptibilité nationale ; il s’est surtout bien gardé de la dédaigner, et souvent il renonce à faire sentir son action plutôt que d’y porter atteinte. Nous nous étonnons de la violence des publications réformistes de M. Tait et des feuilles démocratiques de Glasgow, d’Édimbourg et des comtés du sud ; les déclamations de M. Urqhuart nous effraient : le gouvernement anglais ne s’en est jamais inquiété. Cette tolérance porte un coup mortel au prosélytisme, qui a besoin de persécutions ; elle a de plus pour effet de diminuer la fougue des attaques : les gens qu’on ne poursuit pas, qu’on n’écoute pas, ne peuvent crier à la tyrannie. Ajoutons que c’est encore un moyen de gouvernement de savoir fermer l’oreille à propos. La police ne se montre pas plus en Écosse qu’en Angleterre ; elle s’efface à propos et permet le tumulte à certaines doses. Elle ressemble à ce maire d’une petite ville qui, la nuit, entendant du bruit dans la rue, sort de son lit, court à sa fenêtre, et, l’ouvrant, demande aux tapageurs : « Qu’y a-t-il ? messieurs ; me lèverai-je ? » Le peuple écossais répond presque toujours : « Ne vous levez pas ; » car il sait s’arrêter à volonté et à temps.

Le prodigieux développement que l’industrie a pris dans les villes du sud de l’Écosse résulte d’une tolérance analogue. On s’effrayait vivement au début, on criait à l’imprudence, à la folie ; les intéressés étaient prêts à réclamer une direction modératrice ; effrayés eux mêmes du mouvement qui les emportait, ils eussent voulu que la main du pouvoir en ralentît la furie. Le pouvoir, plus calme parce qu’il était désintéressé, ne s’est pas ému de ces vaines terreurs. Il a senti que le meilleur moyen de protéger, c’était de laisser faire. L’expérience prouve qu’il ne s’était pas trompé. Sa sécurité, son indifférence même, ont fait naître la confiance ; l’impulsion donnée s’est continuée et l’industrie a vaincu.

En littérature, cet amour-propre individuel et national a eu pour effet d’empêcher le dévergondage et la folie qu’entraîne trop souvent la liberté de tout dire. Si depuis Walter Scott on a publié en Écosse peu d’excellentes choses, on a publié encore moins de mauvaises ou de tout-à-fait médiocres. Ce fonds de fierté et de respect pour soi-même qui distingue chaque individu l’empêche de se compromettre et de faire de ces débauches d’esprit non moins déplorables que dégradantes. Ailleurs la vanité remplace l’amour-propre ; la vanité ose beaucoup plus, parce qu’elle est plus confiante ; malheureusement sottise et vanité se touchent de près.

On fait peu de sottises et encore moins de folies à Édimbourg, ville raisonnable par excellence ; peut-être même y est-on trop sage et trop réservé. La raison et la réserve, qualités fort estimables dans le cours ordinaire de la vie, ne sont pas tout-à-fait suffisantes dans les travaux de l’esprit. Elles ont sans doute pour effet de diminuer le nombre des défauts d’un ouvrage, elles n’augmentent pas celui des beautés et ne produisent qu’une perfection négative. Aussi, depuis Walter Scott, la belle époque littéraire semble-t-elle passée pour l’Écosse. Comme il arrive aux momens de ralentissement dans les arts, je ne veux pas dire de décadence, ses poètes sont ingénieux, ses historiens érudits et enclins au paradoxe. Ces derniers cherchent moins à exposer les faits tels qu’ils se sont passés qu’à les présenter sous un autre point de vue que leurs devanciers. Les romanciers, fatigués de la demi-vérité de Walter Scott, sont tombés dans la caricature historique ou dans le mélodrame. La science elle-même et la philosophie sont devenues plus conjecturales qu’elles ne l’avaient jamais été. Cependant la sève n’est pas tarie ; elle pousse de temps à autre des rejetons vigoureux, et bien des branches sont encore en fleurs.

Une des causes de la suprématie intellectuelle de l’Écosse et de l’éclat que depuis un demi-siècle Édimbourg a jeté comme ville scientifique et littéraire, c’est la concentration. La société de cette ville, moins fractionnée que celle de Londres, a des limites qu’on peut facilement embrasser. L’homme d’un vrai talent est à peu près sûr de n’être jamais perdu dans la foule ; il trouve sans peine des personnes qui apprécient son mérite. Chacun dans son camp et dans sa caste occupe aisément le rang auquel il a droit. À Londres, c’est autre chose ; la situation des gens de lettres, même de ceux dont la valeur est incontestable, y est précaire et misérable ; un monde entier les étouffe et les écrase[12] ; ils ne parviennent que bien rarement à se dégager de la cohue qui les enveloppe et à se placer au rang qui leur appartient. Avides d’une renommée à laquelle ils ne peuvent atteindre, leur amour-propre, toujours mis en jeu, s’aigrit et s’irrite ; leur timidité susceptible et vaniteuse souffre ; le marasme des gens de talent méconnus les dévore : méfians, jaloux, ombrageux, insupportables comme individus, dangereux comme citoyens, ils n’ont pour cette société qui les repousse, que des malédictions et des anathèmes. Un écrivain à Londres n’a jamais cette haute estime de sa profession, nécessaire avant tout pour y exceller ; s’il est riche, il sera plus fier encore de sa fortune que de son talent ; si, comme Byron, il est noble, il n’oubliera jamais de placer sa couronne de baronnet en tête de ses ouvrages.

Nous savons bien qu’Édimbourg est trop voisine de Londres, et que le mélange entre les deux peuples est aujourd’hui trop complet pour que la nuance soit tout-à-fait tranchée, et que les mœurs littéraires n’aient pas de nombreux traits de ressemblance. Sans doute le même besoin de renommée, la même avidité de distinctions domine dans l’une et l’autre ville. Walter Scott soupira pendant vingt ans de sa vie après le titre de baronnet, et fut plus heureux le jour où il put mettre le sir devant son nom, que le lendemain de la publication de Waverley ou d’Ivanhoe. D’un autre côté, M. Jeffrey lui-même, le directeur de la revue whig, cet écrivain satirique si brillant et si nerveux, s’est montré singulièrement jaloux des hautes dignités de la magistrature écossaise[13]. Mais si les gens d’esprit qui écrivent ont, dans la capitale de l’Écosse, les mêmes faiblesses que les littérateurs de profession à Londres, ils trouvent à Édimbourg plus de moyens de les satisfaire ; si leur vanité est excessive, du moins elle n’est pas souffrante et tracassière. Chacun d’eux trouve à qui parler, et sait qu’il est écouté. À Édimbourg et à Glasgow, l’homme le plus médiocre aurait son cercle, mais l’homme médiocre renoncera à se produire, de peur de se donner un ridicule. Les gens d’esprit n’ont qu’à gagner à cette retenue, la concurrence est moins grande, et l’on est à peu près certain que le bon grain ne sera pas étouffé sous l’ivraie.

La force d’affinité qui tend à rapprocher les talens isolés a d’autant plus d’énergie en Écosse, qu’elle agit dans un espace plus resserré C’est elle qui a donné naissance à cette foule d’établissemens littéraires et scientifiques qui distinguent Édimbourg de toute autre ville[14]. Plus de vingt de ces sociétés y tiennent leurs réunions périodiques et correspondent entre elles. Ces sociétés publient les procès-verbaux de leurs séances, et quelquefois ont leur journal. Leurs membres, nombreux et instruits répandent dans le monde le goût des sciences et des lettres. Cette même force d’affinité rassembla, vers le commencement du siècle, des esprits d’élite qui partageaient les mêmes opinions littéraires, philosophiques et politiques. Jaloux de communiquer leurs croyances et leurs sympathies au public, ils se mirent en correspondance périodique avec lui. De là l’origine des revues. Les écrivains écossais n’en sont pas tout-à-fait les inventeurs ; ils n’ont fait qu’élargir la route que la revue de Daniel de Foë, le Tatler, le Spectator et le Rambler leur avaient ouverte. Les rédacteurs du Mirror, du Lounger et du Monthly Magazine, les premiers recueils de ce genre qui aient paru en Écosse, vers la fin du dernier siècle, cherchèrent, dans le principe, à combiner, dans un ouvrage périodique, la forme philosophique des compositions de Johnson et d’Addison avec la forme critique et analytique du Mercure de France et du Journal des Savans. L’Edinburgh Review, qui est encore aujourd’hui le meilleur recueil critique de la Grande-Bretagne, les suivit, vers 1804, dans ce chemin récemment frayé. Ses premiers pas furent des pas de géant. On vit avec surprise un petit groupe de jeunes écrivains, inconnus la plupart, se jeter intrépidement à la suite de l’esprit humain qui, vers cette époque, tendait au mieux avec tant de fougue et de persistance. La première moitié du XIXe siècle sera peut-être la grande époque littéraire et scientifique de l’Angleterre, et grace aux écrivains de talent de la revue écossaise, la critique, depuis quarante ans, a marché de pair avec la philosophie, la poésie et la science. Il y avait loin en effet des premiers articles de l’Edinburgh Review aux historiettes moitié morales, moitié frivoles, et à la critique superficielle et bornée du Spectator et du Lounger. Le succès de ce recueil fut prodigieux[15], et comme, dans le principe, les écrivains de cette revue parlaient sans contradicteurs, leur influence fut immense. Ils opérèrent une sorte de révolution sociale en Écosse, en renversant les barrières qui séparaient les gens de lettres et les savans des gens du monde, et en leur donnant ce droit de bourgeoisie dont ils jouissaient depuis si long-temps en France, et qu’en Angleterre ils n’ont pu encore conquérir. Le goût des lettres et des sciences philosophiques, déjà naturel aux Écossais, devint une passion. L’Athènes du nord se transforma en une sorte de vaste académie, où les questions littéraires et scientifiques du jour furent discutées avec le même intérêt que les questions politiques et industrielles. Édimbourg, le centre du mouvement, devint le Birmingham de la littérature. De 1804 à 1810, la production littéraire fut doublée, et la consommation s’accrut dans les mêmes proportions.

Le mystère qui dans le principe voilait la publication de l’Edinburgh Review, le mordant et la vivacité de sa critique à la fois personnelle et philosophique, le choix de ses articles, la diversité des sujets qu’ils embrassaient, cette sorte d’indépendance d’opinions que professaient les dix ou douze hommes supérieurs qui la rédigeaient[16], l’étendue et la variété de leurs connaissances et la vigueur de leur dialectique, le scepticisme de leurs doctrines, contribuèrent singulièrement au succès de leur tentative hasardeuse. L’absence d’un plan régulier qui laissait à chaque numéro de ce recueil tout le charme de l’imprévu, ce mode de critique qui, loin de s’attacher à tout enregistrer et à tout juger, ne choisissait dans la foule des productions du jour que les ouvrages d’un mérite incontestable ou d’un ridicule transcendant, furent autant de garanties de plus pour son succès. Libre dans ses allures, le critique d’un goût sûr pouvait tour à tour sympathiser avec l’écrivain de génie dont il partageait en quelque sorte l’inspiration et l’émotion créatrice, ou se divertir aux dépens de la sottise présomptueuse et du faux enthousiasme qu’il jetait en pâture aux moqueries du public. Parfois même, s’emparant du titre du premier ouvrage venu, comme d’une sorte de prétexte à l’exposition de ses doctrines et de ses opinions, un habile et savant écrivain condensait, dans un petit nombre de pages, ses idées sur la matière qu’un auteur inexpérimenté avait délayée dans un lourd volume, montrant de cette façon à l’homme médiocre ce qu’il aurait dû faire et ce qu’il n’avait pas fait, redressant ses opinions erronées, lui apprenant à penser ou même seulement à faire valoir ses idées par la nouveauté de la forme et l’éclat de l’expression ; ne se servant, en un mot, de son ouvrage que comme d’une sorte d’introduction à des vues nouvelles sur le même sujet, que comme d’une occasion favorable de déployer les ressources de son intelligence et de faire briller la vivacité de son esprit.

Comme tous ceux qui ont en main un grand pouvoir, ces redoutables critiques en ont quelquefois abusé ; on connaît leur rigueur à l’égard de Byron et les querelles qui s’ensuivirent. L’injustice de la critique porte néanmoins avec elle un remède à peu près sûr ; elle sert mieux le talent que la prostitution de l’éloge. Qui sait si le trait que décochèrent en se jouant les critiques d’Édimbourg, et qui blessa si cruellement l’amour-propre du jeune poète, ne devint pas pour lui l’aiguillon de la gloire, et ne fit pas franchir d’un seul bond à son génie impétueux ces landes du médiocre où il eût pu long-temps s’égarer ? Walter Scott les craignait et songeait à eux en composant ses chefs-d’œuvre. Les capitulations de l’auteur de Marmion avec les critiques de la Revue d’Édimbourg sont curieuses. N’étant pas du même parti politique, le barde écossais ne se confiait pas dans son génie seul pour amortir les traits de leur causticité. Les négociations sur les termes d’un traité de neutralité entre M. Jeffrey et lui durèrent long-temps, et, vers 1810, occupaient les salons d’Édimbourg comme ferait aujourd’hui le projet d’un canal ou d’un rail-way. Du moins, dans ces occasions, ces critiques audacieux s’attaquaient à de dignes champions ; trop souvent ils se sont servis de cette même puissance pour atteindre un but moins noble.

M. Jeffrey, le directeur de l’Edinburgh Review, le chef du clan des critiques (chieftain of the critic clan), comme disait Byron en raillant, fournit, dit-on, dans le principe, à cette publication, près du quart de ses articles. Cette surprenante fécondité s’explique cependant, si l’on vient à considérer la nature du talent de M. Jeffrey, avocat extrêmement habile, mais qui, dans ses travaux littéraires, conserve toujours quelque chose des habitudes de prolixité familières au barreau. M. Jeffrey, par suite de ces mêmes habitudes judiciaires, reporte trop volontiers au tribunal de l’opinion des causes déjà gagnées pour avoir le plaisir de plaider de nouveau et d’emporter de faciles triomphes. Le même reproche pourrait s’adresser à la plupart des critiques écossais. Nous nous ferions difficilement en France à cette lenteur d’esprit et à cette logique si rigoureusement redondante. Il n’est pas jusqu’à leur gaieté qui n’ait quelque chose de didactique et d’apprêté[17]. En France, on procède par ellipses : la clarté rapide, le laconisme énergique, sont les qualités caractéristiques de l’esprit de la nation. Nous avons confiance dans le lecteur, et nous lui laissons volontiers quelque chose à faire ; nous ne supposons pas au public moins d’esprit que nous n’en pouvons avoir. Comme nous lui croyons au contraire une portée d’intelligence au moins égale à la nôtre, certains d’être toujours suivis et compris, nous tendons le plus possible à la perfection. En Écosse, de même qu’en Angleterre, on a moins de respect pour le public. On se croit obligé de tout dire ; on ne peut se décider à laisser le lecteur compléter une idée ; on n’est satisfait que lorsqu’on lui a présenté la question la plus simple sous toutes ses faces. On arrive ainsi à faire des livres très compacts, mais très vides, forts de choses si l’on veut, mais de choses que l’on n’a nul intérêt à savoir ; pour ma part, je dois l’avouer, j’ai souvent trouvé cette prolixité fatigante à l’excès. Quand une chose m’a été dite et prouvée de deux manières, et que je vois poindre un troisième raisonnement, j’ai besoin de faire un grand effort pour ne pas jeter le livre, et je ne résiste jamais à la tenation de tourner la page.

Un autre reproche que l’on pourrait adresser aux critiques écossais et qu’ils méritent surtout aujourd’hui, c’est d’abuser de l’analyse dogmatique et minutieuse et de trop généraliser. On l’a dit avec raison, pour eux, comme pour tout Écossais, les variétés de caractère, les bizarreries des passions, toutes ces nuances en un mot qui composent l’individualité humaine, ne paraissent pas exister. L’homme tel qu’ils le comprennent ou le veulent, n’est plus qu’une machine vivante qui doit penser et qui doit agir d’après des lois inflexibles ; toute intelligence qui tend à s’échapper de ce cercle fatal qu’ils ont arbitrairement tracé leur paraît condamnable. C’est là le côté aride et désespérant de l’esprit écossais. Lord Brougham dans son genre, M. Jeffrey dans le sien, sont de ces caractères absolus, de ces hommes tout d’une pièce, qui deviennent déplaisans et nuisibles par l’excès même de leurs qualités. Le spirituel Hazlitt a remarqué avec beaucoup de justesse, que cette rigueur philosophique, que cette sécheresse calculée avait singulièrement nui à l’esprit si fécond et si vif de M. Jeffrey, auquel il manqua seulement un peu plus de souplesse dans la manière, pour devenir le premier des écrivains de la Grande-Bretagne.

La variété des matières qu’embrasse un recueil du genre de l’Edinburgh Review, auquel chaque livre et chaque fait intéressant appartiennent de droit, et la diversité de talent des écrivains d’élite qui concourent à sa rédaction, corrigent ce que cette tendance systématique aurait à la longue de fastidieux et de monotone. Ces hommes, indépendans la plupart, et de professions libérales, médecins, légistes, professeurs et membres du parlement, résident non-seulement à Édimbourg, mais encore à Londres et dans toutes les parties du royaume uni. Quoique marchant sous un même étendard et adoptant certains principes généraux, ils ne font pas néanmoins le sacrifice absolu de leur individualité aux doctrines de la revue. Un esprit aussi ingénieux que celui de M. Macaulay, et aussi fécond que celui de MM. Pillans et Jameson, un caractère aussi entier que celui de lord Brougham, ne se plieraient pas aisément à la discipline écossaise. Si la grace manque quelquefois, l’indépendance et la variété la remplacent.

L’Edinburgh Review peut aujourd’hui se glorifier d’un succès de près de quarante années. L’arrivée au pouvoir du parti que ce recueil appuyait, a, dans ces derniers temps, comblé la mesure de ses prospérités et accru son immense influence. Cette influence balance à elle seule celle des trente recueils qui marchent à la suite du Quarterly Review, du Westminster Review, et des Magazines de Blackwood, Tait ou Fraser. Cette influence, que personne ne songerait aujourd’hui à mettre en doute, est regardée par quelques esprits chagrins comme funeste à la littérature. Une salutaire censure ne peut cependant qu’activer ses progrès. Ces détracteurs en conviennent ; aussi n’est-ce pas leur critique plus ou moins acerbe qu’on reproche à ces recueils, on les attaque comme accapareurs, comme tendant à absorber à leur profit toute la sève littéraire du pays et à remplacer les grands écrivains par les essayists. Les hommes d’un vrai talent, disent ces censeurs des revues, séduits par l’appât d’une gloire facile et prompte, par la certitude d’un bénéfice immédiat, résument en quelques pages tel sujet d’un grand intérêt qu’ils eussent dû développer dans un volume ; le public prend goût à ces rapides aperçus, et comme, dans la peinture, les esquisses et les aquarelles ont détrôné les grands tableaux, en littérature, les résumés et les essais prendront la place des compositions plus importantes, devenues désormais impossibles. Cette accusation est grave, mais elle n’est fondée qu’en partie ; nous croyons en effet que les grandes compositions didactiques et critiques seront plus rares que par le passé, mais les livres d’imagination, les poèmes, les romans, le drame, échapperont à l’action absorbante des revues, qui ne peuvent non plus faire entrer dans leur cadre, nécessairement restreint, les grandes compositions historiques et les travaux philosophiques d’une certaine portée.

Les faits viennent d’ailleurs combattre cette accusation. Un spirituel faiseur de statistique[18] proclamait naguère que jamais on n’avait publié en Angleterre autant de livres qu’aujourd’hui. Il résultait de ses calculs, dont personne n’a contesté l’exactitude, que les libraires d’Édimbourg et de Londres, the book-manufacturing districts, disait-il, éditaient quotidiennement dix volumes, ce qui fait près de quatre mille volumes à l’année. Dans ces quatre mille volumes, les romans entraient pour près d’un quart, et, qui le croirait ? la poésie pour près d’un douzième ! Les livres spéciaux, les récits de voyage, les compositions historiques, les mémoires, et enfin les ouvrages de littérature proprement dite, complétaient ce chiffre énorme. Nous savons bien que dans cette dernière catégorie les essayists dominent : Charles Lamb, Hazlitt, Sidney Smith, Wilson et Gifford ont fait école chacun dans son genre, et s’il fallait citer les plus renommés des hommes d’imagination vive et d’esprit si varié qui marchent à leur suite, à commencer par l’étrange et fougueux Carlyle et à finir par M. Charles Dickens et lady Blessington, leurs noms seuls rempliraient des pages entières. Cette brillante et légère colonne traîne à sa suite de pesans bagages. Ce sont pour la seule Écosse les histoires érudites des Patrick Fraser Tytler, des Donald Gregory, des Fife et des Milman ; les lettres demi-savantes, demi-mystiques, du professeur Nichol sur l’architecture des cieux ; les travaux philosophiques des J. Hamilton et des Wilson, et enfin une foule d’ouvrages de statistique pittoresque ou de biographie critique, tels que les Highlanders, de M. Skene, l’Italie et les Italiens, de M. William Spalding, et les Mémoires de M. Lockhart sur la vie et les ouvrages de Walter Scott.

Les Highlanders et l’Italie sont des livres érudits, pleins de recherches curieuses, supérieurs à beaucoup d’ouvrages analogues, et qui n’ont qu’un défaut, capital il est vrai, de manquer de style, tout en visant à l’effet. M. Lockhart, dans ses mémoires sur Walter Scott, semble avoir voulu faire une sorte d’application du daguerréotype à la biographie littéraire. Dans cette longue étude, qui ne comporte pas moins de six gros volumes compacts, comme on les publie à Édimbourg et à Londres, les détails les plus minutieux, les lettres et les billets les plus insignifians sont enregistrés à leur date ; il n’est pas de particularité, si puérile qu’elle soit, qui ne trouve sa place dans cette diffuse publication, du moment qu’elle concerne l’auteur de Waverley et de Guy Mannering. On ne peut certes plus appeler Walter Scott le grand inconnu.

On a dit qu’il n’y avait pas de héros pour son valet de chambre. M. Lockhart, homme d’esprit cependant, s’est fait en quelque sorte le valet de chambre posthume de Walter Scott. Il habille et déshabille le grand homme au moral et au physique. Il nous dévoile les mystères les moins intéressans de sa vie privée, nous initie aux plus petits détails de sa toilette, et nous introduit dans les recoins les plus détournés de ses habitations de Londres et d’Abbotsford, nous faisant asseoir à sa table, et se plaisant à nous montrer combien ses sens étaient obtus, afin de compléter sans doute à leurs dépens l’éloge de sa brillante intelligence. « La musique, dit-il, le laissait insensible ; une pièce de venaison dont l’odeur mettait en fuite ses convives n’offensait pas son odorat. — Qu’y a-t-il ? demandait Scott naïvement en voyant ses voisins reculer avec dégoût. — Son palais manquait également de délicatesse ; il ne pouvait distinguer le madère du sherry ; le claret et le champagne lui paraissaient des vins assez agréables, mais, le barbare qu’il était ! il avouait hautement qu’il préférait à ces boisons si vantées un verre de whiskey chaud (whiskey toddy). »

Un panégyrique si cruellement minutieux devait tuer celui qui en était l’objet ; aussi Walter Scott en a été tout meurtri. La partie intellectuelle de l’homme, demeurée secrète pour le biographe, qui n’a pu fouiller dans ses mystères, y découvrir l’origine et la filiation de chacune de ses idées, et nous faire assister au travail souvent si ingrat et si vulgaire de la composition, cette partie seule est restée intacte. L’homme politique, l’homme privé même, n’ont pu résister à cette redoutable épreuve, et sont sortis du creuset souillés et en lambeaux. À travers ces spéculations intéressées et ces négociations misérables qui semblent avoir occupé la vie entière de Scott, et que M. Lockhart, aveuglé sans doute par l’amitié, nous raconte si longuement et si naïvement, l’homme de génie ne nous apparaît plus que comme un vaniteux bourgeois qui rêve des titres nobiliaires, ou comme un avide et besogneux écrivain qui, en publiant ses plus beaux ouvrages, a toujours beaucoup plus songé à l’argent qu’à la gloire[19].

Walter Scott, dans une rapide esquisse de sa vie, que par respect pour sa mémoire on n’eût pas dû tenter de refaire, nous raconte à quel propos l’idée lui vint de substituer le roman historique au roman poétique. « Comme Bobadill, nous dit-il, j’avais appris mes tours à une centaine de messieurs et de dames, qui les faisaient aussi bien que moi ; il n’y avait pas de remède à cela. Le rhythme paraissait monotone, et l’inventeur et ses inventions allaient devenir méprisables… Je cherchai donc un moyen de satisfaire mon goût pour les lettres soit publiquement, soit en me cachant sous le voile de l’anonyme ; c’est alors que je publiai mon premier roman. » Aujourd’hui le public est tout aussi fatigué de romans qu’il a jamais pu l’être de poèmes. Ce n’est pas seulement une centaine de messieurs et de dames, mais un millier de personnages de toute espèce, qui ont étudié les nouveaux tours du grand romancier, et qui les font presque aussi bien que lui. Le roman fashionable et le roman économique ont fait diversion pendant quelques années et ont réveillé le lecteur qui commençait à s’assoupir ; c’étaient le galoubet et la crécelle qui se mêlaient aux timbales et aux cornemuses ; aujourd’hui la cornemuse a repris le dessus, à Édimbourg du moins. M. Wilson, l’auteur des Border-Tales, et M. Lauder[20], ont recommencé le concert interrompu. Les revues écossaises se plaignent, il est vrai, de l’invasion du genre pseudo-sentimental qu’ils qualifient d’immoral, de morbide et de malsain (unhealthy), et qu’ils appellent nécessairement le genre français[21]. Les critiques écossais se sont trompés, ce n’est pas de l’invasion du genre français, mais de l’invasion du genre ennuyeux qu’ils devraient gémir. Rien de moins français en effet que ces stupides histoires de souterrains et de spectres, que ces longs mélodrames dialogués que MM. James et Ainsworth ont mis à la mode. Ces récits d’une immoralité si maniérée, tout ce babil aristocratique et ce prétentieux commérage qui remplissent maints volumes publiés à Édimbourg ou à Londres, sont également tout-à-fait du pays. Chez nous, le vice est moins fardé, et les défauts et les qualités ont quelque chose de plus naturel et de plus franc. Que messieurs les critiques d’Édimbourg et de Londres déclament tant qu’il leur plaira contre le genre français ; pour notre part, nous ne voudrions pas échanger un seul des romans de MM. Mérimée et George Sand, ni la plus petite nouvelle de M. Alfred de Musset, contre la masse compacte de tous les romans écossais ou anglais du dernier semestre, dût-on encore nous donner en retour les poèmes de M. Sterling et les chants et ballades de M. Imlah, les deux lions poétiques du moment. Les journaux écossais font cependant grand bruit du recueil de ce dernier, qui n’est, après tout, qu’un très faible imitateur de Burns, poète plus inimitable qu’aucun autre.

Si l’on songe à la rapidité des communications entre l’Écosse et l’Angleterre, on ne peut que s’émerveiller du grand nombre de feuilles périodiques paraissant tous les dimanches ou de deux jours l’un, qui ont cours dans le pays. L’Écosse, qui n’a que 2,400,000 habitans, n’a pas moins de cinquante journaux. Le Scotsman, le Caledonian Mercury, l’Evening courant et le Weekly journal, sont les plus répandues de ces feuilles. Le Scotsman et le Caledonian Mercury sont whigs, de couleur plus ou moins tranchée, selon la direction du jour. Le Scotsman a eu long-temps pour directeur M. Mac-Culloch, l’économiste, puis M. William Retchie, et enfin M. Maclean ; ses opinions sont loin d’être aussi prononcées qu’elles l’étaient il y a quinze ans. Le Scotsman attaque avec énergie les chartistes et les réformistes républicains, fort peu nombreux en Écosse, où ils n’ont pu jusqu’à ce jour régulariser leur action. Le Weekly journal et l’Evening courant, tous deux tories, ont, le premier, environ 3,000, et le second 2,000 abonnés. Le Weekly journal existe depuis cinquante ans ; il a eu pour patrons pendant plusieurs années Walter Scott et les frères Ballantyne.

Glasgow et les autres comtés ont aussi leurs journaux, dont les annonces forment le plus clair du revenu. Ces feuilles, même celles qui s’impriment dans les comtés du nord, dans le Sutherland et les îles Shetland, sont de dimensions colossales, comparées surtout à nos journaux ; leur grand art est de satisfaire les opinions qui règnent en majorité dans le canton, de manière à gagner le plus possible d’abonnés. Ils ne cherchent donc ni à former ni à diriger l’opinion comme en France, ils la consultent et se mettent à sa suite ; ce rôle est plus modeste, mais aussi plus lucratif.

On a calculé qu’en Écosse les frais de publication d’un journal coûtaient moitié moins qu’à Londres ; la distribution, en revanche, est plus onéreuse, les communications étant plus difficiles, surtout dans les montagnes et dans les îles. À Londres, l’éditeur ou directeur d’une feuille périodique accréditée reçoit de quatre cents à mille livres sterling d’appointemens par an ; il est rare qu’en Écosse le directeur d’un journal touche plus de quatre cents livres ; les émolumens ordinaires sont de cent cinquante à trois cents livres. Les directeurs sont souvent des écrivains de mérite, mais dont le talent brille plutôt par la raison froide et la méthode que par le mouvement et l’élévation. Les rédacteurs à la colonne sont fort peu rétribués ; ils ne sont plus tenus néanmoins, comme dans l’origine du journalisme écossais, de rendre au patron une foule de petits services en dehors de leur métier comme de montrer à lire à ses enfans, de nettoyer ses bottes, de panser son cheval. Écrire dans un journal, c’est, de nos jours, exercer une profession libérale.

Une des causes de la prospérité des journaux et des entreprises littéraires en Écosse, c’est que tout le monde sait lire ; c’est le pays de l’Europe où l’instruction primaire est le plus également et le plus généralement répartie. Suivant le recensement de 1831, la population de l’Écosse serait de 2,365,114 ames[22] ; dans ce nombre, il y avait environ 550,000 enfans au-dessous de quinze ans ; 200,000 d’entre eux fréquentaient les écoles ; les colléges, à eux seuls, renfermaient 5,000 étudians. Il ne faut donc pas s’étonner si en Écosse on trouve des livres et des journaux dans les chaumières les plus misérables.

Les voyageurs qui parcoururent l’Écosse dans le courant du dernier siècle, et Johnson entre autres, s’accordent pour vanter la politesse des Écossais, politesse que, de l’avis de ce dernier, on doit regarder comme une des vertus caractéristiques de la nation. Nous sommes tout-à-fait de l’avis de Johnson. On a dit, je ne sais trop à quel propos : fier comme un Écossais ; cette hauteur, qui résulte d’un amour-propre exalté et maladif, est plus rare en Écosse qu’à Londres, et la raideur (stiffness) y est moindre. Il y a certainement plus de bienveillance dans l’accueil, plus de prévenance dans les relations ordinaires de la vie à Édimbourg qu’à Londres, l’élégance y est moins glaciale, la politesse moins gourmée.

Si la politesse en Écosse n’a rien de hautain ni de contenu comme en Angleterre, elle n’est pas non plus familière à l’excès comme en France, où souvent l’inconnu de la veille est traité sur le même pied qu’un ami d’enfance ; elle est naturelle, franche, et, envers les étrangers, elle va parfois jusqu’à l’hospitalité la plus dévouée. Les Écossais se dépouillent à leur égard de toute méfiance et de toute froideur ; ils feront, pour leur plaire et leur être utiles, le sacrifice de leurs affaires, de leur temps, quelquefois même de leurs scrupules. Ce dernier sacrifice doit être regardé comme extrêmement méritoire ; ces scrupules, en effet, sont nombreux, et, tout en se conformant aux plus minutieuses convenances du monde, il est bien difficile de n’en pas heurter quelques-uns ; la plupart proviennent de croyances opposées. L’Écosse, ainsi que l’Amérique, est le pays des sectaires ; l’esprit de secte prend souvent à Édimbourg et à Glasgow la place de l’esprit de parti. Les coteries religieuses y sont tout aussi ardentes que les coteries politiques. Elles en ont, du reste, les passions, les petitesses et toutes les allures. L’esprit de secte exige un renoncement complet de soi-même. Du moment qu’en fait de doctrines on adopte un système, il faut en admettre les conséquences, tout absurdes qu’elles paraissent. L’une des manières les plus certaines de faire naître le prosélytisme et de commander la confiance, c’est de se monter très exclusif. Un chef de secte doit toujours l’être, par cela même qu’il est convaincu et qu’il veut convaincre ; mais, tout détaché de la terre qu’il paraisse, tout sublime que soit son but, les moyens qu’il emploie pour y atteindre sont toujours vulgaires et humains. L’obligation imposée au sectaire de se conformer à certaines règles absolues, à certaines pratiques minutieuses, ou, en d’autres termes, l’exagération du puritanisme, est le moyen le plus souvent employé ; nous ne doutons pas qu’il ne soit très efficace, mais nous le tenons aussi pour tout-à-fait contraire à l’harmonie sociale. Il condamne le sectaire à une défiance continuelle de soi-même et des autres et à une réserve exagérée. Il met en outre l’homme le plus méticuleux dans l’impossibilité absolue de ne pas blesser, soit en paroles, soit en actions, les convictions ostensibles ou cachées de quelqu’une des personnes avec lesquelles il se trouve fortuitement en rapport Cette tendance au puritanisme exagéré ajoute encore au peu d’attrait de cette société aristocratique, où chacun se classe selon sa caste, sa fortune et son rang.

La parcimonie écossaise est devenue proverbiale chez les Anglais, qui, pendant près de deux siècles, se sont plu à donner aux Écossais tous les défauts et tous les ridicules possibles, comme ils donnent aujourd’hui aux Irlandais tous les vices sans exception. À les en croire, au-delà de la Tweed, l’avarice s’étend à toutes les classes de la société ; la bourse du ministre ne s’ouvre pas plus pour le pauvre que celle du grand seigneur et du bourgeois. Nous ajoutons peu de foi à ces médisances nationales ; nous tairons donc cette foule d’anecdotes caractéristiques à l’aide desquelles les railleurs de Londres s’efforcent de les justifier. Nous nous bornerons à citer la suivante, qui nous semble assez ingénieusement imaginée : Un indigent rencontre un jour dans une des rues d’Édimbourg un ministre qui passait pour très riche, et lui demande une guinée. — Une guinée ! mon ami ; comment veux-tu que je te donne une si forte somme ? lui répond le prêtre. — Alors donnez-moi un shelling ? — C’est encore beaucoup trop. — Alors un farthing ? — Pas plus un farthing qu’un shelling, on ne peut faire la charité au premier venu. — Vous me donnerez du moins votre bénédiction ? — Soit, mon enfant, passe pour la bénédiction. — Fi donc ! s’écrie le mendiant, qu’ai-je besoin de votre bénédiction ? si elle eût valu un farthing, vous ne me l’auriez pas donnée !

Il peut y avoir un fonds de vérité dans ces épigrammes ; il y aurait cependant beaucoup d’injustice à les prendre à la lettre. Fort souvent l’Écossais n’est économe que parce qu’il est obligé de l’être ; il sacrifiera beaucoup moins au paraître que l’Anglais ; en revanche, il ne se refusera aucune des jouissances du comfort le plus étendu. Au lieu de dépenser fastueusement les trois quarts de son revenu en trois mois, et de vivre misérablement pendant les neuf autres mois, caché dans ses terres ou dans quelque bicoque du continent, il aimera mieux vivre toute l’année sans faste, mais en même temps sans privations, préférant aux plaisirs de la vanité l’aisance paisible, la médiocrité heureuse, et le luxe du commode et de l’utile au luxe des inutilités ruineuses. L’Écossais, sous ce rapport, est plus sage que ses voisins. Une chose pour lui n’est pas belle par cela seul qu’elle est chère, et, s’il est pauvre, il ne craint pas de l’avouer. Aujourd’hui en France, la pauvreté est un vice ; en Angleterre, c’est un crime.

L’Écossais applique à tout ces qualités solides qui composent le fonds de son caractère. Quand un homme de la classe moyenne a fait fortune, il sait s’arrêter et se régler ; il est rarement atteint de cette maladie des enrichis qu’on a nommée la folie du nabab. Il ne dépense pas follement, en quelques années, la fortune qu’il a mis les deux tiers de sa vie à acquérir. Il songe, avant tout, à s’établir solidement dans le présent et à s’assurer le plus qu’il peut de l’avenir. Souvent même (car l’Écossais est au fond aussi aristocrate que l’Anglais) il cherchera à perpétuer la durée de son nom. Pour cela, il fonde une famille, et, comme disent les Anglais, il fait un aîné. Où nous découvrons une criante injustice, il ne voit, lui, qu’une nécessité sociale, et ce sont de ces nécessités auxquelles on se soumet d’autant plus volontiers, qu’elles caressent la vanité nationale et flattent l’amour-propre de l’individu.

Par des motifs analogues, les substitutions sont plus fréquentes en Écosse qu’en Angleterre, et embrassent un avenir bien plus étendu. Les substitutions anglaises ne sont pas toujours perpétuelles, comme on le croit généralement ; d’habitude elles ne s’étendent guère au-delà de l’époque où l’héritier, encore à naître, du dernier des individus vivans qui doit recueillir le majorat, aura atteint sa majorité. Les substitutions ne s’appliquent, en outre, qu’à la propriété foncière ; elles n’atteignent pas les rentes, les actions industrielles et toutes les valeurs mobilières qui peuvent être partagées. Il y a plus ; la loi relative aux substitutions n’est souvent applicable qu’en cas de mort intestat. Un père qui possède une fortune mobilière considérable peut la partager plus également qu’on ne le pense entre ses enfans, et n’a même le droit de déshériter absolument aucun d’eux. En Écosse, la loi relative aux substitutions est beaucoup plus rigoureuse ; les substitutions perpétuelles, reconnues par cette loi, sont très fréquentes dans les familles considérables[23]. Les grandes fortunes ne se peuvent donc partager ; de là l’étendue immense des propriétés territoriales de certaines familles, des ducs de Sutherland, de Buccleuch, d’Argyle, d’Athol et autres. Ces propriétés, renfermant des comtés entiers, dont quelques-unes ont l’étendue d’un de nos départemens, sont quelquefois fort négligées, mais souvent aussi elles sont tenues avec le même soin qu’un jardin anglais de quelques arpens. Le duc d’Athol, par exemple, a cinquante jardiniers occupés seulement à l’entretien des cinquante milles d’allées sablées et des soixante milles d’allées de gazon et de mousse de son parc de Dunkled, qui renferme peut-être la plus belle vallée des Highlands. Le même duc d’Athol a planté en bois plus de trente-six milles carrés de ses vastes domaines.

Une conséquence naturelle de cet état de choses, c’est que la démarcation des classes est peut-être plus profronde encore en Écosse qu’en Angleterre. Le besoin des distinctions sociales y est tout aussi impérieux. L’aristocratie y étale le même orgueil et les mêmes prétentions qu’à Londres ; mais en mêlant à sa hauteur une sorte de simplicité et de bonhomie, reste des mœurs patriarcales des clans abolis. D’ailleurs, les mêmes armoiries fastueuses remplissent les panneaux des voitures chargées de grands laquais poudrés, portant la canne, signe distinctif de la noblesse de leurs maîtres. Le même esprit d’exclusion préside aux réunions de plaisir. Telle personne de la caste inférieure ne pourra, par exemple, figurer au même quadrille que telle autre de la caste supérieure ; et si les noms des Wilson, des Murray et des Lockhart se mêlent, sur la liste des commissaires d’un bal, à ceux des Buccleuch, des Lothian, des Wemyss et des Melville, c’est que ce bal est une œuvre de charité, et qu’un motif d’humanité doit rapprocher tous les rangs.

Toutefois, cette hauteur aristocratique n’exclut jamais la politesse, et n’est offensante que d’une manière toute négative. Ces vanités bourgeoises, qui sèchent de douleur de ne pouvoir jouir de quelques priviléges insignifians attachés au titre de noble, de ne pouvoir se mêler avec une autre classe de la société que la leur en sont seules affectées. On ne rencontre guère dans l’aristocratie écossaise de ces grands seigneurs impolis de propos délibéré, insolens avec calcul. Les hommes d’une haute naissance laissent aux parvenus ces ridicules odieux. L’orgueil timide et la hauteur maladroite, si communs autrefois, corrigés par les voyages et des relations plus fréquentes avec cette société de Londres, que naguère encore les Écossais accusaient de mollesse et de fadeur (soft and wash[24]), ont fait place à plus d’aisance et à plus de liant. On ne rencontre plus que rarement, dans certaines classes de la société, de ces tartufes de mœurs, gens de noblesse douteuse, et par cela même pleins de morgue et d’insolence, qui, tout à la fois altiers et fourbes, ambitieux et parasites, avec du savoir-faire et de l’audace, régentaient la société qu’ils effrayaient et qui les méprisait. L’original de sir Pertinax Mac-Sycophant, qu’à Londres l’acteur Cooke jouait si admirablement, est aujourd’hui tout-à-fait perdu.

La vie est beaucoup plus réglée à Édimbourg qu’à Londres ; les jouissances simples et naturelles de l’intérieur et de la famille semblent suffire à ces esprits contemplatifs chez qui l’imagination même a des allures raisonnables. On se trouve bien chez soi (at home), et on ne se figure pas qu’on pourra être plus agréablement ailleurs. Le coin du feu absorbe donc la meilleure partie des soirées écossaises, et ce n’est que fort accidentellement que l’on va chercher des distractions au dehors. Aussi la musique est-elle cultivée avec plus de succès chez les Écossais que chez les Anglais, la musique comme la conversation et la lecture étant de ces plaisirs que l’on se procure aisément chez soi. Le piano est à peu près le seul instrument dont les Écossais sachent tirer parti. Je sais bien que les gémissemens aigus de la cornemuse excitent chez les dilettanti d’Édimbourg un singulier enthousiasme ; mais je me figure qu’il y a là beaucoup de cet esprit de nationalité, de ce patriotisme un peu étroit que les habitans du royaume-uni appliquent à tout. J’ai entendu jouer de la cornemuse par des pipers renommés ; la cornemuse dans leurs mains, comme dans celles du premier souffleur venu, est un instrument de sauvages ou de démons ; ses sons aigres, sifflans, monotones, agacent affreusement les nerfs ; en fait de musique, c’est l’abomination de la désolation.

Par les mêmes raisons, le goût des spectacles n’existe pas chez les Écossais. Je suis persuadé qu’ils préfèrent de beaucoup le plus mauvais sermon au plus beau drame de Shakespeare et à la meilleure comédie de Sheridan. Aussi, à parler franchement, il n’y a pas de théâtre à Édimbourg[25]. Quelquefois, il est vrai, des acteurs de passage se réunissent dans une petite salle noire et enfumée qui ferait honte à une de nos villes de province de troisième ordre, Calais ou Grenoble, et jouent, devant une cinquantaine d’auditeurs décemment vêtus et une centaine de pauvres diables déguenillés, quelque drame insipide, tiré d’un roman de Walter Scott, quelques farces anglaises ou écossaises bien grossières, souvent aussi d’effroyables mélodrames remplis d’incidens horribles où certaine vérité atroce et triviale paraît dans toute sa laideur et sa nudité repoussante. Dans telle de ces affreuses pièces, l’héroïne arrivait sur la scène tenant en main l’épée qui venait de percer le cœur de son bien-aimé. Cette épée était teinte de sang ; la malheureuse passait sa main sur cette lame et la retirait toute rouge ; elle la regardait d’un œil fixe, puis la montrait aux spectateurs avec égarement. Ce n’était pas tout encore : elle étendait le sang dans sa main, sur ses bras nus, le regardait de nouveau avec désespoir, le montrait encore aux assistans, l’essuyait enfin avec ses longs cheveux flottans, et se jetait à la renverse en poussant de ces éclats de rire sardoniques d’un effet prodigieux quelquefois, mais dont les acteurs médiocres font en Angleterre un abus vraiment déplorable. Voilà où en est encore le drame en Écosse, pays essentiellement littéraire, qui cependant n’a jamais eu et qui probablement n’aura jamais ni théâtre, ni acteur, ni poètes dramatiques.

Les critiques écossais reconnaissent d’un commun accord la nullité de leur théâtre, et s’en consolent ; ils ne disent pas, comme M. Bulwer : Ce n’est pas le génie dramatique, mais ce sont les bons drames qui nous manquent ; ils avouent franchement qu’ils n’ont ni bons ouvrages dramatiques, ni aptitude à rien produire dans ce genre qui soit supportable. En France, disent-ils, le drame assassine et viole ; il vole en Angleterre. La perspective n’est pas assez séduisante pour exciter de bien grands regrets. Les critiques écossais se sont donc contentés de railler plus ou moins amèrement M. Bulwer sur ses naïves recettes pour restaurer le drame moderne et pour rouvrir les sources taries de l’intérêt dramatique ; la simplicité et la magnificence, ces deux bases du drame futur, à en croire l’écrivain anglais, leur ont paru bien ruineuses pour porter un édifice d’une architecture si fantasque et si terrible. Ils n’ont pas cru non plus, comme l’auteur de Pelham et de Mademoiselle de La Valière, que le germe du drame futur reposât tout entier dans le mélodrame actuel. Ils pensent que c’est plutôt au fond de l’ame humaine, sous l’amas de ses ardentes passions, qu’il faut chercher ce germe créateur, et nous sommes tout-à-fait de leur avis.

Les Écossais avouent d’autant plus volontiers leur infériorité dramatique, que sous tout autre rapport ils ont une excellente opinion d’eux-mêmes, et que, comme poètes philosophes ou critiques, ils se croient sans rivaux. Cette prétention a pu être légitime un instant ; mais aujourd’hui les grandes lumières sont éteintes, l’illustration véritable a fait place au mérite secondaire, et ces hautes prétentions ne sont plus fondées que sur des titres rétroactifs. En un mot, le génie littéraire de l’Écosse est remarquable encore, mais moins puissant que son génie industriel, qui paraît bien autrement assuré de l’avenir.

La civilisation comme l’eau d’une mer que déplacerait un mouvement d’oscillation insensible, tend à se porter, en effet, d’une extrémité à l’autre du vaste bassin de l’Europe : après avoir débordé pendant des siècles vers le midi, elle abandonne ces contrées long-temps privilégiées et incline, de nos jours, vers le Nord. Des provinces entières de l’Espagne et de l’Italie méridionale redeviennent incultes et semblent retourner à la barbarie, tandis que les steppes de la Russie voient des villes s’élever dans leurs solitudes, et que les montagnards de l’Écosse, que naguère on distinguait à peine des nations sauvages de l’Amérique du Nord, ont peuplé d’ouvriers industrieux les comtés de l’ouest du royaume-uni. Là, tout est nouveau, tout est prodigieux. L’industrie, comme une de ces fées des légendes scandinaves, a frappé la terre de sa verge de fer, et en a fait sortir, comme par enchantement, de riches bourgades, des cités florissantes et des légions de travailleurs. Telles de ces villes, comme Édimbourg, Aberdeen et Glasgow, ont vu leurs limites s’étendre et leur population s’accroître dans de rapides et merveilleuses proportions ; d’autres villes secondaires, comme Dundee, Greenock, Leith et Paisley, ont pris la place d’obscurs villages, et promettent de rivaliser un jour avec Manchester, Birmingham ou Liverpool. Les forces de la vapeur, régularisées par Watt, ont centuplé les forces de l’homme. Les accidens du pays même ont été mis à profit par de hardis ingénieurs, les Stevenson, les Baird, les Jardine. Les lacs du centre de l’Écosse, réunis par des canaux, conduisent des flottes entières à travers des montagnes élevées, et l’on voit avec étonnement glisser des voiles rapides sur leurs pentes abruptes, et des forêts de mâts se mêler aux forêts de sapins qui les couvrent. Des chemins de fer courent en même temps dans les vallées et dans les plaines, et joignent les villes entre elles. L’impulsion civilisatrice, une fois donnée, a pu se ralentir par instans, elle a pu même s’arrêter ; mais toujours elle a repris son élan avec une incalculable puissance et une énergie sans pareille. À la suite de l’union des deux royaumes, l’Écossais, dépossédé de ses lois antiques et de sa nationalité, s’agitait dans son inquiète et aventureuse ambition ; l’industrie, l’intelligence et la liberté, ces trois magiques sœurs des temps modernes, l’ont rencontré à la limite de ses bruyères incultes, au bord d’une houillère entr’ouverte ; elles l’ont salué comme Macbeth dans les champs de Forres, et lui ont crié : Travaille, et tu seras roi !


Frédéric Mercey.
  1. Picture of Scotland, tom. I, pag. 12.
  2. Second sight, taisch en langue gallique.
  3. Voy. The Minstrelsy of the Scottish border.
  4. Le duc de Bucclench, par exemple. Ce grand seigneur emploie journellement jusqu’à mille ouvriers dans ses divers établissemens agricoles. On a calculé que dans certains hivers les gages de ces journaliers avaient nourri jusqu’à trois mille personnes. En Écosse, les descendans des plus grandes familles ne croient pas déroger en se faisant agronomes et quelquefois même industriels.
  5. Par M. Prentice, dans le voisinage de Kilsyth. — Transactions de la société royale d’Édimbourg.
  6. Le Bristol, le Mexico, la Jane, le Glasgow et le Margaret. Ces cinq naufrages eurent lieu de janvier à avril 1837.
  7. La Sarah Bostford vient dans ce dernier mois (avril 1841) de partir de Greenock avec deux cents émigrés de tout âge et de tout sexe, que ce navire conduit à Montreal (Canada).
  8. De 1811 à 1821, cette augmentation a été d’un onzième, et de 1821 à 1831 d’un dixième.
  9. Voici pour 1840 le revenu annuel du Custom-Duty des six principaux ports de commerce du royaume-uni :

    Londres
    11,116,685 livres
    Liverpool
    4,607,326
    Bristol
    1,027,160
    Glasgow
    898,579
    Dublin
    889,564
    Leith
    602,999

  10. Le peerage écossais se compose de 7 ducs, 4 marquis, 39 earls ou comtes, 3 comtesses, 6 vicomtes, 24 barons et 1 baronne, en tout 84 pairs. De ce nombre, 35 sont pairs du royaume-uni et 16 sont pairs représentatifs à la chambre haute.
  11. Ces grands officiers de la couronne sont le garde-des-sceaux, recevant 3,000 livres d’appointemens ; le garde du sceau privé, 3,000 ; le lord registrar (enregistreur), 2,000 ; le lord vice-amiral, 1,000 ; le lord grand-justicier, 3,000 ; le président de la cour de session, 2,000 ; le chef de l’échiquier, 2,000 ; le lord avocat, 1,500.
  12. À Londres, en effet, le West-End seul est habité par huit mille familles jouissant de 3,000 liv. sterl. (75,000 francs) au moins de revenu. Le nombre des personnes ayant au-dessus de 50 livres (1,500 francs) de rentes est de cent cinquante-quatre mille. Il y en a six cents qui ont au-dessus de 5,000 livres (125,000 francs) de rente.
  13. M. Jeffrey a été fait lord de session en 1834. C’est aujourd’hui lord Jeffrey. Les appointemens d’un membre de la cour de session (court of session) sont de 2,000 livres par an (50,000 francs).
  14. Royal society, Vernerian Society, Society of Antiquaries, Speculative society, Society of Arts, School of Arts, Royal medical society, Royal physical society, Scottish academy of the Fine Arts, Advocate’s library, Library of Writers, Highland society, Caledonian society, Astronomical institution, Royal college of Surgeons, Royal college of Physicians, etc. ; nous sommes forcé d’abréger la liste de ces Sociétés, parmi lesquelles il faut citer encore comme établissemens d’éducation l’Université, l’Académie et la Haute-École.
  15. L’Edinburgh Review s’imprimait, au bout de trois ans, à plus de douze mille exemplaires. Depuis, malgré la concurrence, ce nombre augmenta encore. On a calculé que les revues et magazines de toute espèce qui se publient dans les trois royaumes répandaient deux cent mille exemplaires au moins par trimestre. Beaucoup de ces recueils sont mensuels. L’Angleterre ne peut suffire seule à toute cette consommation ; l’Inde et surtout les états de l’Amérique du Nord leur offrent de vastes débouchés.
  16. Le révérend Sidney Smith, qui conçut le premier l’idée de ce recueil ; M. Jeffrey, depuis lord Jeffrey ; M. Brougham, depuis lord Brougbam ; sir James Makintosh, MM. Herbert, Hazlitt, Hallam et G. Lamb. Il faut ajouter à ces noms ceux des professeurs Leslie, Pillans et Playfair, enfin ceux de lord Aberdeen et de lord Holland ; mais ce dernier fut plutôt un protecteur honoraire qu’un rédacteur de la revue écossaise. Lord Byron accuse cependant lady Holland de n’avoir pas été étrangère à la rédaction de l’Edinburgh Review.

    My lady skims the cream of each critique ;
    Breathes o’er the page her purity of soul,
    Reforms each error and refiness the whole
    ,

    dit-il, en parlant de lady Holland, dans sa satire contre les reviewers écossais.

  17. On peut citer comme exemple la dissertation légale sur la minorité de Byron, qui commence l’article critique des Heures de Loisir. Byron avait intitulé son recueil : Hours of idleness by George Gordon lord Byron a minor. « La loi qui règle les droits des mineurs est parfaitement claire, dit le critique ; le défendeur peut seul l’invoquer, le plaignant ne peut s’en prévaloir. Si donc on intentait un procès à lord Byron pour l’obliger à déposer devant la cour telle quantité de poésie, et si un jugement était rendu, il est très certain qu’il ne serait pas reçu à présenter comme poésie le contenu de ce recueil. » La plaisanterie continue une page entière sur ce ton, qu’on a très justement qualifié de pure flippancy.
  18. M. Forbes.
  19. Les frères Ballantyne, et Constable lui-même, gémirent plus d’une fois de l’avidité d’Aldiborontiphosphornio, nom sous lequel ils désignaient Walter Scott lorsqu’ils voulaient en médire.
  20. Legendary Tales of the Highlands a sequel to Highlands Rambles, by sir T. D. Lauder, 3 vol., 1841.
  21. A production of this class which disgrace modern France. (Tait’s Magazine, vol. IV, p. 534.)
  22. Sur ces 2,365,114 habitans, 1,126,591 sont employés aux travaux de l’agriculture, 207,359 aux manufactures, métiers, fonderies, mines, etc., 168,451 vivent de leurs revenus ou de divers emplois non spécifiés. Le nombre des maisons habitées était de 369,393 en 1831, et la valeur de la propriété immobilière était estimée 6,652,655 livres sterl. Voici la marche ascendante de la population depuis 1755, et cela malgré l’émigration continuelle d’une partie des montagnards :

    1755. 1,255,663 habitans. 1811. 1,805,688 habitans.
    1791. 1,514,999 1821. 2,093,456
    1801. 1,599,068 1831. 2,365,114

    Nous ne serions pas étonné que la population, qui depuis quarante années s’est toujours accrue de 15 à 20 pour 100 tous les dix ans, montât aujourd’hui à 2,500,000 habitans.

  23. Les cadets auxquels un père lègue une somme équivalente à une année des revenus de la fortune laissée à l’aîné se trouvent très bien partagés.
  24. Simon, Voyage en Angleterre, tom. I, pag. 504. — Ce reproche que les Écossais adressaient aux Anglais vers 1800 est des plus singuliers. Que devait donc être la société écossaise, il y a cinquante ans, avant l’invasion de la mollesse et de la fadeur anglaise ?
  25. Dryden nous a laissé une description de la troupe comique qui jouait de son temps à Édimbourg, à laquelle nous ne pensons pas qu’il y ait aujourd’hui un mot à changer :

    With bony blue cap there they act all night
    For Scotch half-crowns, in English three pence hight.
    One nymph to whom fat Sir Falstaff’s lean
    , etc.

    (Dryden, les Déserteurs d’Oxford.)

    « C’est là qu’ils jouent toute la nuit en bonnet bleu pour gagner les demi-couronnes écossaises, qui valent les pièces de trois sous d’Angleterre. Une nymphe qui ferait paraître maigre le gros sir John Falstaff, occupe à elle seule toute la scène… Notre antique et fidèle portier déclame et se démène héroïquement… Enfin, ce qui, tout à l’heure servait de queue à un chapon, devient la plume d’un empereur indien. »