L’Écossaise/Édition Garnier/Epitre dédicatoire

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 5 - Théâtre (4) (p. 405-408).
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ÉPITRE DÉDICATOIRE

du traducteur de l’écossaise

À M. LE COMTE DE LAURAGUAIS[1].



Monsieur,

La petite bagatelle que j’ai l’honneur de mettre sous votre protection n’est qu’un prétexte pour vous parler avec liberté.

Vous avez rendu un service éternel aux beaux-arts et au bon goût en contribuant, par votre générosité, à donner à la ville de Paris un théâtre moins indigne d’elle. Si on ne voit plus sur la scène César et Ptolémée, Athalie et Joad, Mérope et son fils, entourés et pressés d’une foule de jeunes gens, si les spectacles ont plus de décence, c’est à vous seul qu’on en est redevable. Ce bienfait est d’autant plus considérable que l’art de la tragédie et de la comédie est celui dans lequel les Français se sont distingués davantage. Il n’en est aucun dans lequel ils n’aient de très-illustres rivaux, ou même des maîtres. Nous avons quelques bons philosophes ; mais, il faut l’avouer, nous ne sommes que les disciples des Newton, des Locke, des Galilée. Si la France a quelques historiens, les Espagnols, les Italiens, les Anglais même, nous disputent la supériorité dans ce genre. Le seul Massillon aujourd’hui passe chez les gens de goût pour un orateur agréable ; mais qu’il est encore loin de l’archevêque Tillotson aux yeux du reste de l’Europe ! Je ne prétends point peser le mérite des hommes de génie ; je n’ai pas la main assez forte pour tenir cette balance : je vous dis seulement comment pensent les autres peuples ; et vous savez, monsieur, vous qui, dans votre première jeunesse, avez voyagé pour vous instruire, vous savez que presque chaque peuple a ses hommes de génie, qu’il préfère à ceux de ses voisins.

Si vous descendez des arts de l’esprit pur à ceux où la main a plus de part, quel peintre oserions-nous préférer aux grands peintres d’Italie ? C’est dans le seul art des Sophocle que toutes les nations s’accordent à donner la préférence à la nôtre : c’est pourquoi, dans plusieurs villes d’Italie, la bonne compagnie se rassemble pour représenter nos pièces, ou dans notre langue, ou en italien ; c’est ce qui fait qu’on trouve des théâtres français à Vienne et à Pétersbourg.

Ce qu’on pouvait reprocher à la scène française était le manque d’action et d’appareil. Les tragédies étaient souvent de longues conversations en cinq actes. Comment hasarder ces spectacles pompeux, ces tableaux frappants, ces actions grandes et terribles, qui, bien ménagées, sont un des plus grands ressorts de la tragédie ; comment apporter le corps de César sanglant sur la scène[2] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils[3], au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ?

C’est de ce défaut monstrueux que vos seuls bienfaits ont purgé la scène ; et quand il se trouvera des génies qui sauront allier la pompe d’un appareil nécessaire et la vivacité d’une action également terrible et vraisemblable à la force des pensées, et surtout à la belle et naturelle poésie, sans laquelle l’art dramatique n’est rien, ce sera vous, monsieur, que la postérité devra remercier[4].

Mais il ne faut pas laisser ce soin à la postérité ; il faut avoir le courage de dire à son siècle ce que nos contemporains font de noble et d’utile. Les justes éloges sont un parfum qu’on réserve pour embaumer les morts. Un homme fait du bien, on étouffe ce bien pendant qu’il respire ; et si on en parle, on l’exténue, on le défigure : n’est-il plus ? on exagère son mérite pour abaisser ceux qui vivent.

Je veux du moins que ceux qui pourront lire ce petit ouvrage sachent qu’il y a dans Paris plus d’un homme estimable et malheureux secouru par vous ; je veux qu’on sache que tandis que vous occupez votre loisir à faire revivre, par les soins les plus coûteux et les plus pénibles, un art utile[5] perdu dans l’Asie, qui l’inventa, vous faites renaître un secret plus ignoré, celui de soulager par vos bienfaits cachés la vertu indigente[6].

Je n’ignore pas qu’à Paris il y a, dans ce qu’on appelle le monde, des gens qui croient pouvoir donner des ridicules aux belles actions qu’ils sont incapables de faire ; et c’est ce qui redouble mon respect pour vous.

P. S. Je ne mets point mon inutile nom au bas de cette épître, parce que je ne l’ai jamais mis à aucun de mes ouvrages ; et quand on le voit à la tête d’un livre ou dans une affiche, qu’on s’en prenne uniquement à l’afficheur ou au libraire.




  1. Louis-Léon-Félicité, comte de Lauraguais, né le 3 juillet 1733, devint duc de Brancas en 1773, à la mort du duc de Villars-Brancas son père, et mourut le 9 octobre 1824. (B.) — Il fut, sous la Révolution française, membre du club des Cordeliers. (G. A.)
  2. Dans la Mort de César, acte III, scène viii ; voyez Théâtre, tome II.
  3. Dans Sémiramis, acte V, scènes ii et viii ; voyez Théâtre, tome III.
  4. Il y avait longtemps que M. de Voltaire avait réclamé contre l’usage ridicule de placer les spectateurs sur le théâtre, et de rétrécir l’avant-scène par des banquettes, lorsque M. le comte de Lauraguais donna les sommes nécessaires pour mettre les comédiens à portée de détruire cet usage.

    M. de Voltaire s’est élevé contre l’indécence d’un parterre debout et tumultueux ; et dans les nouvelles salles construites à Paris, le parterre est assis. Ses justes réclamations ont été écoutées sur des objets plus importants. On lui doit en grande partie la suppression des sépultures dans les églises, l’établissement des cimetières hors des villes, la diminution du nombre des fêtes, même celle qu’ont ordonnée des évêques qui n’avaient jamais lu ses ouvrages ; enfin l’abolition de la servitude, de la glèbe, et celle de la torture. Tous ces changements se sont faits à la vérité lentement, à demi, et comme si l’on eût voulu prouver en les faisant qu’on suivait, non sa propre raison, mais qu’on cédait à l’impulsion irrésistible que M.  de Voltaire avait donnée aux esprits.
    La tolérance qu’il avait tant prêchée s’est établie, peu de temps après sa mort, en Suède et dans les États héréditaires de la maison d’Autriche ; et, quoi qu’on en dise, nous la verrons bientôt s’établir en France. (K.) — Il en coûta 30,000 francs au comte de Lauraguais pour la suppression des banquettes qui encombraient la scène, et dont Voltaire s’est plaint souvent. La suppression date du 23 avril 1759. (B.)

  5. Il s’agit des recherches sur la porcelaine de Chine ; voyez Mercure, juillet 1764, tome II, page 143. (B.)
  6. M. le comte de Lauraguais avait fait une pension au célèbre du Marsais, qui, sans lui, eût traîné sa vieillesse dans la misère. Le gouvernement ne lui donnait aucun secours, parce qu’il était soupçonné d’être janséniste, et même d’avoir écrit en faveur du gouvernement contre les prétentions de la cour de Rome. (K.) — L’Exposition de la doctrine de l’Église gallicane, commencée par du Marsais, et terminée par le duc de La Feuillade, ne parut qu’après la mort de du Marsais. 1757, in-12. (B.)