L’École des femmes/Édition Chasles, 1888

L’École des femmes, Texte établi par Philarète ChaslesCalmann-Lévy2 (p. 106-116).


L’ÉCOLE DES FEMMES

COMÉDIE


REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, LE 26 DÉCEMBRE 1662

SUR LE THÉÂTRE DU PALAIS-ROYAL.


Voici Molière marié. L’imperfection de l’espèce humaine, plus vive et plus flagrante dans l’association de deux êtres dépendant l’un de l’autre, lui apparaît redoutable. Il a quarante et un ans et sa femme en a dix-huit ; il est sombre et contemplatif : elle est coquette et sans principes. Il ne porte pas même le nom de son père, Poquelin ; après tout, ce n’est qu’un acteur.

Jolie, admirée et vaine, fille de gentilhomme, elle est entourée de seigneurs dont les titres et les prétentions brillent comme leur épée. L’éducation d’Armande s’est faite dans la vie nomade, sur les grandes routes et à travers les villes que visitait la troupe de ses parents et de Molière. C’était cette petite Armande que depuis treize années il avait bercée sur ses genoux, dont il avait développé l’esprit, qu’il avait formée pour la scène, c’était elle qui prenait son essor du côté des marquis, de la coquetterie et du luxe, et se souciait peu des conseils donnés par ce directeur de troupe enseveli dans ses vieux livres ou dans l’étude de ses rôles, et qui lui était toujours apparu comme un père ou un tuteur.

Molière pleura ; cela lui arrivait souvent, il l’avoue lui-même dans une lettre à le Vayer. On a même avancé que, ne pouvant chasser de sa maison les marquis, ni armer sa femme contre les séductions hardies qui venaient l’assiéger, il fut saisi de désespoir peu de temps après le mariage, et suivit le roi en Lorraine ; fait qui n’a rien de possible, puisque le roi ne partit pour la Lorraine qu’au commencement de l’année 1663.

Quoi qu’il en soit, en 1662 le ménage est déjà troublé. Armande ne paraîtra plus dans la nouvelle œuvre que médite le poëte. Molière a beaucoup souffert ; et, ce qui est le propre du génie, il aperçoit le côté comique de sa souffrance.

Dévoré de douloureuses passions, se reprochant sa faiblesse, impuissant à se vaincre, comprenant l’imperfection de l’humanité et l’irrésistible entraînement de la coquetterie féminine, il prit une résolution étrange : il se joua lui-même et railla l’involontaire amour dont il était obsédé. Cette situation prête à l’œuvre nouvelle un accent chaud et coloré. Il se sacrifie et se condamne, lui qui a si résolûment affronté le mariage dans ses conditions les plus défavorables. Il reprend avec plus de vigueur encore le combat de la jeunesse contre le vieil âge, de la nature contre la société, de l’indulgence contre la rigueur, de la femme contre ses maîtres.

Déjà Cervantès, dans sa charmante nouvelle du Jaloux, et après lui Scarron, dans sa Précaution inutile, avaient établi que la plus ignorante sait attirer dans ses pièges le plus habile, et que, pour avoir épousé une niaise on n’en est pas moins exposé à tous les dangers de l’hyménée. Molière féconde ce germe antique. Au centre de son œuvre paraît le tuteur qui prend mille soins inutiles pour refréner la folle licence et conquérir une jeune proie. C’est un égoïste et même un cynique ; il exige des autres une moralité qui lui profite et se réserve l’exploitation de l’immoralité qui lui plaît. Docte et passé maître en fait de ruses, sûr de lui comme tous les vieux Machiavels, despote dans la vie privée, sans respect pour la liberté d’autrui ou pour les droits de la faiblesse, théoricien de la prudence, homme à maximes, il a des remèdes pour toutes choses. Ce n’est ni un vrai croyant ni un honnête homme. Le fond de son âme est sans charité et sans pudeur, le fond de sa pensée est sans principe et sans équité. Il n’a pas de pitié pour la faiblesse, ne croit à rien d’honnête, récolte volontiers les récits graveleux et compte sur sa ruse pour n’être pas trompé. Malgré cette politique méticuleuse, ses domestiques se moquent de lui ; la moindre absence met sa maison dans le désordre, et la proie qu’il convoite finit par lui échapper. Ce vieillard madré qui prétend au bel air ne se contente plus du nom d’Arnolphe ; il veut être M. de la Souche. Riche et voulant jouer l’homme de cour, il imagine que tout doit céder aux rubriques de sa finesse demi-séculaire et prétend bien ne pas entrer dans la confrérie de Saint-Arnolphe (nom des maris trompés au moyen âge). Aussi se sert-il de la religion pour protéger son vice et fait-il retentir les menaces de l’enfer dans l’espoir d’enchaîner à sa décrépitude cette jeunesse florissante devenue son esclave au nom de Dieu et de la loi. Agréable dupe à voir tomber dans ses propres filets ! Épris d’une passion vive, il devient tragique dans sa défaite, quand, devant la nature, ses instincts et ses forces vives, toutes les ruses du vieillard et tous ses travaux disparaissent et s’éclipsent. Du côté de Sganarelle, stratagèmes, prémédités, lascivités de la pensée, personnalité cynique ; du côté de la jeunesse, générosité, délicatesse, amour véritable. La fille élevée dans l’ignorance brise sans le moindre effort les réseaux du vieil oiseleur ; et, ce qui est une admirable combinaison inventée par Cervantès et perfectionnée par Molière, le cynisme du tuteur obscène encourage l’amant et le pousse au succès.

Imaginez l’étonnement et l’effroi des anciens à la vue de cette audace et la joie de la jeune cour ! Molière annonce et prépare la place supérieure que la femme, contenue pendant tout le moyen âge dans les limites restreintes, allait assumer dans la civilisation nouvelle. Il veut que, pour être les compagnes de l’homme, elles prennent le sentiment de leur dignité ; l’avilissement du faible, sa servitude, le soin de le tenir au moyen de l’ignorance dans l’infériorité et l’obscurité, ne profitent (dit le poète) ni à sa vertu ni à la sûreté du maître. C’est donc le mouvement ascensionnel des femmes que Molière protège à ses propres dépens, il est vrai. Dans le ridicule Arnolphe, qui ne peut poser sa main ridée sur ce papillon aux ailes légères, il y a plus d’un trait emprunté à la passion de Molière et à ses douleurs.

Les commentateurs se sont épuisés en recherches pour vérifier les sources auxquelles Molière a puisé pour compléter son œuvre. Enquête difficile. Une assimilation constante venait grossir incessamment le trésor de son génie. Gauloise de ton, d’un sel puissant, d’une vigueur d’ironie extraordinaire, l’œuvre nouvelle rappelle à la fois Rabelais, Scarron, les Quinze joies du mariage, les Facéties de Straparole, Mathurin Régnier, et la Célestina espagnole de Rojas. L’art le plus délicat a su y introduire la célèbre entremetteuse du moyen âge sans blesser la décence, puisque c’est l’ingénue qui parle innocemment des vices qu’elle ignore et de la vicieuse qu’elle ne comprend pas.

Cette nouvelle bataille fut gagnée avec plus d’éclat que les précédentes. L’ironie et la tendresse, l’énergique satire de l’humanité, ravissaient les esprits libres et jeunes. Élégants, marquis, précieuses, tout ce qui se piquait de délicatesse repoussait Molière comme un cynique bouffon. Parler de tarte à la crème, de grés jeté par la fenêtre et d’enfants faits par l’oreille, fi donc ! Le duc de la Feuillade, qui donnait le ton aux beaux de la cour, ne répondait, lorsqu’on venait lui demander son opinion sur la pièce nouvelle, que ces mots dédaigneusement jetés : Tarte à la crème. Les partisans de la décence reléguaient Molière parmi les bateleurs. Les austères condamnaient les sermons d’Arnolphe comme attentatoires à la religion. L’ancienne tragédie, la vieille littérature, se croyaient blessées. On désertait l’hôtel de Bourgogne ; Corneille vieillissant, que défendait son frère Thomas, s’indignait que des bouffonneries attirassent plus de monde que Sertorius, Chimène et les Horaces. Le polygraphe Sorel, qui s’était fait appeler le sieur de Lisie ; le spirituel et méchant de Visé, défenseur des marquis ; l’ingénieux Boursault, qui, pour agréer aux précieuses, s’était mis à la tête du parti des ruelles, marchaient résolument contre ce bouffon qui les éclipsait. Avec tous les avantages et toute la gloire de la conquête, Molière en avait les déboires et les douleurs. À la première représentation, l’on vit la société d’autrefois se réveiller, surgir, prendre un corps, et tout ce que Molière combattait apparaître sous la figure d’un nommé Clapisson, qui représenta à lui seul l’armée des ennemis de Molière. « Il écouta, dit l’auteur, toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde. Tout ce qui égayoit les autres ridoit son front ; à tous les éclats de rire, il haussoit les épaules et regardoit le parterre en pitié. Quelquefois aussi, le regardant en dépit, il lui disoit tout haut : Ris donc, parterre, ris donc ! Ce fut une seconde comédie que le chagrin de ce philosophe ; il l’a donnée en galant homme à toute l’assemblée ; et chacun demeure d’accord qu’on ne pouvoit pas mieux jouer qu’il fit. » Déchiré et porté aux nues, objet de toutes les conversations, texte de plusieurs ouvrages où son génie était controversé, Molière eut pour lui Boileau, la Fontaine et Louis XIV, qui rit jusqu’à s’en tenir les côtes, dit le journaliste Loret.

Le jansénisme comprit la terrible portée de cette bouffonnerie prétendue. Le prince de Conti, devenu dévot, passa du côté des assaillants : « Rien, dit-il dans son Traité de la comédie et des spectacles, n’est plus scandaleux que la sixième scène du second acte. » Fénelon, hostile à la sensualité matérialiste ; Jean-Jacques Rousseau, qui a toujours conservé la trace de l’austérité calviniste ; Bourdaloue, défenseur sévère des principes chrétiens ; Bossuet enfin, apôtre et dictateur du catholicisme gallican, s’élevèrent contre Molière. « Voilà, s’écrièrent-ils, comme le fit plus tard Geoffroy le journaliste, l’homme qui a donné à son siècle une impulsion nouvelle, qui a ébranlé les vieilles mœurs et brisé les entraves qui retenaient chacun dans la dépendance de son état et de ses devoirs. »

Molière, à la tête d’un nouveau parti qui était celui de l’avenir, sentit à la fois sa force et sa faiblesse. Non-seulement il rechercha la protection de Henriette d’Angleterre, qui accepta la dédicace de l’École des femmes, mais il eut recours au roi, qui lui permit de se défendre et même le lui ordonna. La Critique de l’École des femmes, dédiée à la reine mère, et l’Impromptu de Versailles, exécuté par le commandement exprès du monarque, ne sont en réalité que deux bataillons de réserve que Molière fit marcher pour soutenir l’École des femmes[1].






À MADAME[2]


Madame,

Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu’il me faut dédier un livre ; et je me trouve si peu fait au style d’épître dédicatoire, que je ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur, qui seroit en ma place, trouveroit d’abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur ce titre de l’École des Femmes et l’offre qu’il vous en feroit. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées ; et, quelque belles lumières que mes confrères les auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pourroit avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. On n’est pas en peine, sans doute, comment il faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux ; et, de quelque côté qu’on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l’esprit et du corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l’âme, qui, si l’on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l’honneur d’approcher de vous : je veux dire cette douceur pleine de charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez ; cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paroître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes ; et ce sont choses, à mon avis, et d’une trop vaste étendue, et d’un mérite trop relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des bagatelles. Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer, avec tout le respect qu’il m’est possible, que je suis.

De Votre Altesse Royale,
Madame,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,
J.-B.-P. Molière.




PRÉFACE


Bien des gens ont frondé d’abord cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu’on en a pu dire n’a pu faire qu’elle n’ait eu un succès dont je me contente.

Je sais qu’on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs, et rende raison de mon ouvrage ; et, sans doute, que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur approbation pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres ; mais il se trouve qu’une grande partie des choses que j’aurois à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j’ai faite en dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai.

L’idée de ce dialogue, ou, si l’on veut, de cette petite comédie[3], me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce.

Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir ; et d’abord une personne de qualité, dont l’esprit est assez connu dans le monde[4], et qui me fait l’honneur de m’aimer, trouva le projet assez à son gré, non-seulement pour me solliciter d’y mettre la main, mais encore pour l’y mettre lui-même ; et je fus étonné que, deux jours après, il me montrât toute l’affaire exécutée d’une manière à la vérité beaucoup plus galante et plus spirituellet que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi ; et j’eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m’accusât d’abord d’avoir mendié les louanges qu’on m’y donnoit. Cependant cela m’empêcha, par quelque considération, d’achever ce que j’avois commencé. Mais tant de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera ; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette préface ce qu’on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paroître. S’il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens ; car, pour moi, je m’en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie ; et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle-ci, pourvu que le reste suive de même.





PERSONNAGES
ACTEURS
ARNOLPHE, autrement M. de la Souche.
Molière
AGNÈS, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe.
Mlle Debrie.
HORACE, amant d’Agnès.
La Grange.
ALAIN, paysan, valet d’Arnolphe.
Brécourt.
GEORGETTE, paysanne, servante d’Arnolphe
Mme Béjart.
CHRYSALDE, ami d’Arnolphe.
L’Espy.
ENRIQUE, beau-frère de Chrysalde,
ORONTE, père d’Horace, et grand ami d’Arnolphe.
Debrie.
UN NOTAIRE.


La scène est dans une place de ville.

ACTE I



Scène I


Chrysalde, Arnolphe


chrysalde.

Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

arnolphe.

Oui. Je veux terminer la chose dans demain.

chrysalde.

Nous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,
Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble.
Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
Votre dessein pour vous me fait trembler de peur ;
Et, de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

arnolphe.

Il est vrai, notre ami, peut-être que, chez vous,
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous.
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

chrysalde.

Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant ;
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie :
Car enfin vous savez qu’il n’est grands ni petits
Que de votre critique on ait vus garantis ;
Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes, de faire cent éclats des intrigues secrètes…

arnolphe.

Fort bien. Est-il au monde une autre ville aussi
Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?
Est-ce qu’on n’en voit pas de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?

L’un amasse du bien, dont sa femme fait part
À ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
L’autre un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu.
L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ;
L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L’une de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas :
L’autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin ce sont partout des sujets de satire ;
Et, comme spectateur, ne puis-je pas en rire ?
Puis-je pas de nos sots ?…


chrysalde.

Puis-je pas de nos sots ?… Oui ; mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.
J’entends parler le monde ; et des gens se délassent
À venir débiter les choses qui se passent ;
Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
J’y suis assez modeste : et bien qu’aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que quelques maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas.
De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il seroit arrivé quelque disgrâce humaine,

après mon procédé, je suis presque certain Qu’on se contentera de s’en rire sous main : Et peut-être qu’encore j’aurai cet avantage que quelques bonnes gens diront que c’est dommage. Mais de vous, cher compère, il en est autrement ; Je vous le dis encore, vous risquez diablement. Comme sur les maris accusés de souffrance de tout temps votre langue a daubé d’importance, qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné, vous devez marcher droit pour n’être point berné ; Et, s’il faut que sur vous on ait la moindre prise, gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise, Et…

arnolphe.

Mon Dieu ! notre ami, ne vous tourmentez point. Bien rusé qui pourra m’attraper sur ce point. Je sais les tours rusés et les subtiles trames Dont pour nous en planter savent user les femmes ; Et, comme on est dupé par leurs dextérités, Contre cet accident j’ai pris mes sûretés ; Et celle que j’épouse a toute l’innocence Qui peut sauver mon front de maligne influence.

chrysalde.

Hé ! que prétendez-vous ? qu’une sotte en un mot ?…

arnolphe.

Épouser une sotte est pour n’être point sot. Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ; Mais une femme habile est un mauvais présage ; Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens Pour avoir pris les leurs avec trop de talents. Moi, j’irais me charger d’une spirituelle Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle, Qui de prose et de vers ferait de doux écrits, Et que visiteraient marquis et beaux esprits, Tandis que, sous le nom du mari de madame, Je serais comme un saint que pas un ne réclame ? Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ; Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut. Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime, Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ; Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon, Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y met-on ? Je veux qu’elle réponde une tarte à la crème ; En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême : Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler, De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

chrysalde.

Une femme stupide est donc votre marotte ?

arnolphe.

Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte, Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.

chrysalde.

L’esprit et la beauté…

arnolphe.

L’honnêteté suffit.

chrysalde. Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ? Outre qu’il est assez ennuyeux, que je crois, D’avoir toute sa vie une bête avec soi, Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée La sûreté d’un front puisse être bien fondée ? Une femme d’esprit peut trahir son devoir, Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir ; Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.

arnolphe.

À ce bel argument, à ce discours profond, Ce que Pantagruel à Panurge répond : pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte, prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte ; Vous serez ébahi, quand vous serez au bout, que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.

chrysalde.

Je ne vous dis plus mot.

arnolphe.

Chacun a sa méthode. En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode : Je me vois riche assez pour pouvoir, que je crois, choisir une moitié qui tienne tout de moi, Et de qui la soumise et pleine dépendance n’ait à me reprocher aucun bien ni naissance. Un air doux et posé, parmi d’autres enfants, m’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans : Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, de la lui demander il me vint en pensée ; Et la bonne paysanne, apprenant mon désir, a s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. Dans un petit couvent, loin de toute pratique, je la fis élever selon ma politique, C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente ; Et grande, je l’ai vue à tel point innocente, Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l’ai donc retirée ; et, comme ma demeure a cent sortes de gens est ouverte à toute heure, Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, dans cette autre maison où nul ne me vient voir ; Et, pour ne point gâter sa bonté naturelle, je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle. Vous me direz : Pourquoi cette narration ? C’est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout est qu’en ami fidèle ce soir je vous invite à souper avec elle ; Je veux que vous puissiez un peu l’examiner, et voir si de mon choix on doit me condamner.

chrysalde.

J’y consens.

arnolphe.

Vous pourrez, dans cette conférence, Juger de sa personne et de son innocence.

chrysalde.

Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit Ne peut…

arnolphe.

La vérité passe encore mon récit. Dans ses simplicités à tous coups je l’admire, Et parfois elle en dit dont je pâme de rire. L’autre jour, pourrait-on se le persuader ? Elle était fort en peine, et me vint demander, Avec une innocence à nulle autre pareille, Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille.

chrysalde.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

arnolphe.

Bon ! Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

chrysalde.

Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche, Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche. Qui diable vous a fait aussi vous aviser À quarante-deux ans de vous débaptiser, Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

arnolphe.

Outre que la maison par ce nom se connaît, la Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

chrysalde.

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères ! De la plupart des gens c’est la démangeaison ; Et, sans vous embrasser dans la comparaison, Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre, qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre, Y fit tout alentour faire un fossé bourbeux, et de monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux.

arnolphe.

VOUS pourriez vous passer d’exemple de la sorte. Mais enfin de la Souche est le nom que je porte : J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ; Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.

chrysalde.

Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre, Et je vois même encore des adresses de lettre…

arnolphe.

Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ; Mais vous…

chrysalde.

Soit : là-dessus nous n’aurons point de bruit ; Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche À ne vous plus nommer que monsieur de la Souche.

arnolphe.

Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour, Et dire seulement que je suis de retour.

chrysalde, à part en s’en allant.

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

arnolphe, seul.

Il est un peu blessé de certaines matières. Chose étrange de voir comme avec passion Un chacun est chaussé de son opinion ! ( frappe à sa porte.) Holà !



arnolphe, alain ET georgette dans la maison.

alain.

Qui heurte ? (À part.)

arnolphe.

Ouvrez. On aura, que je pense, grande joie à me voir après dix jours d’absence.

alain.

Qui va là ?

arnolphe.

Moi.

alain.

georgette !

georgette.

Hé bien ?

alain.

Ouvre là-bas.

georgette.

Vas-y toi.

alain.

Vas-y toi.

georgette.

Ma foi, je n’irai pas.

alain.

Je n’irai pas aussi.

arnolphe.

Belle cérémonie pour me laisser dehors ! Holà ho ! je vous prie.

georgette.

Qui frappe ?

arnolphe.

Votre maître.

georgette.

Alain !

alain.

Quoi ?

georgette.

C’est monsieur. Ouvre vite.

alain Ouvre, toi.

georgette.

Je souffle notre feu.

alain.

J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

arnolphe Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte n’aura point à manger de plus de quatre jours. Ah !

georgette.

Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?

alain.

Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant stratagème ?

georgette.

Ote-toi donc de là.

alain.

Non, ôte-toi toi-même.

georgette.

Je veux ouvrir la porte.

alain.

Et je veux l’ouvrir, moi.

georgette.

TU ne l’ouvriras pas.

alain.

Ni toi non plus.

georgette.

Ni toi.

arnolphe.

Il faut que j’aie ici l’âme bien patiente !

alain

( en entrant.) Au moins, c’est moi, monsieur.

georgette

(en entrant). Je suis votre servante ; C’est moi.

alain.

Sans le respect de monsieur que voilà, je te…

arnolphe


(recevant un coup d’alain). Peste !

alain.

Pardon.

arnolphe.

Voyez ce lourdaud-là.

alain.

C’est elle aussi, monsieur…

arnolphe.

Que tous deux on se taise. Songez à me répondre, et laissons la fadaise. Hé bien ! alain, comment se porte-t-on ici ?

alain.

Monsieur, nous nous…

(Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’alain.) Monsieur, nous nous por… (Arnolphe Vote encore.) Dieu merci, nous nous…

arnolphe


(ôtant le chapeau d’Alain pour la troisième fois et le jetant par terre.) Qui vous apprend, impertinente bête, à parler devant moi, le chapeau sur la tête ?

alain.

Vous faites bien, j’ai tort.

arnolphe


(à Alain.) Faites descendre Agnès.



Scène III


arnolphe, georgette.
arnolphe.

Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?

georgette.

Triste ? Non.

arnolphe.

Non !

georgette.

Si fait.

arnolphe.

Pourquoi donc ?…

georgette.

Oui, je meure, elle vous croyait voir de retour à toute heure ; Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous.



Scène IV


arnolphe, agnès, alain, georgette

arnolphe.

La besogne à la main ! c’est un bon témoignage. Hé bien, Agnès, je suis de retour du voyage : En êtes-vous bien aise ?


agnès.

Oui monsieur, dieu merci.

arnolphe.

Et moi de vous revoir je suis bien aise aussi. Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

agnès.

Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.

arnolphe.

Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.

agnès Vous me ferez plaisir.

arnolphe.

Je le puis bien penser. Que faites-vous donc là ?

agnès.

Je me fais des cornettes. Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.

arnolphe.

Ah ! voilà qui va bien ! Allez, montez là-haut : Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt, et je vous parlerai d’affaires importantes.



Scène V


arnolphe


(seul.) Héroïnes du temps, mesdames les savantes, pousseuses de tendresse et de beaux sentiments, Je défie à la fois tous vos vers, vos romans, Vos lettres, billets doux, toute votre science, De valoir cette honnête et pudique ignorance. Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ; Et pourvu que l’honneur soit…



Scène VI


horace, arnolphe


arnolphe.

Que vois-je ! Est-ce ?… Oui. Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même, Hor…

horace.

Seigneur Ar…

arnolphe.

Horace.

horace.

Arnolphe

arnolphe.

Ah ! joie extrême ! Et depuis quand ici ?

horace.

Depuis neuf jours.

arnolphe.

Vraiment ?

horace.

Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

arnolphe.

J’étais à la campagne.

horace.

Oui, depuis dix journées.

arnolphe.

Oh ! comme les enfants croissent en peu d’années ! J’admire de le voir au point où le voilà, après que je l’ai vu pas plus grand que cela.

horace.

Vous voyez.

arnolphe.

Mais de grâce, Oronte votre père, mon bon et cher ami que j’estime et révère, Que fait-il à présent ? Est-il toujours gaillard ? À tout ce qui le touche il sait que je prends part : Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble, Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.

horace.

Il est, seigneur arnolphe, encore plus gai que nous : Et j’avais de sa part une lettre pour vous ; Mais depuis par une autre il m’apprend sa venue, Et la raison encor ne m’en est pas connue. Savez-vous qui peut être un de vos citoyens Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

arnolphe.

Non. Mais vous a-t-on dit comme on le nomme ?

horace.
enrique.

arnolphe

Non.

horace.

Mon père m’en parle, et qu’il est revenu, Comme s’il devait m’être entièrement connu, Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre Pour un fait important que ne dit pas sa lettre.

(horace remet la lettre d’oronte à arnolphe.)

arnolphe.

J’aurai certainement grande joie à le voir, Et pour le régaler je ferai mon pouvoir. ( Après avoir lu la lettre. ) Il faut pour les amis des lettres moins civiles, Et tous ces compliments sont choses inutiles. Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien, Vous pouvez librement disposer de mon bien.

horace.

Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles, Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

arnolphe.

Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi, Et je me réjouis de les avoir ici, Gardez aussi la bourse.

horace.

Il faut…

arnolphe.

Laissons ce style. Hé bien ! comment encore trouvez-vous cette ville ?

horace.

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ; Et j’en crois merveilleux les divertissements.

arnolphe.

Chacun a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise : Mais pour ceux que du nom de galants on baptise, lisent entée pays de quoi se contenter, Car les femmes y sont faites à coqueter.: On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde, Et les maris aussi les plus bénins du amende ; C’est un plaisir de prince, et des tours que je vois je me donne souvent la comédie à moi. Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une. Vous est-il point encore arrivé de fortune ? Les gens faits comme vous font plus que les écus, Et vous êtes de taille à faire des cocus.

horace.

À ne vous rien cacher de la vérité pure, j’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure, et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

arnolphe


à part. Bon ! Voici de nouveau quelque conte gaillard ; Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

horace.

Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.

arnolphe.

Oh !

horace.

Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions Un secret éventé rompt nos prétentions. Je vous avouerai donc avec pleine franchise Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise. Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès, Que je me suis chez elle ouvert un doux accès, et, sans trop me vanter ni lui faire une injure, mes affaires y sont en fort bonne posture.

arnolphe


(en riant.) Et c’est ?

horace

(lui montrant le logis d’Agnès.) Un jeune objet qui loge en ce logis Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ; Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde d’un homme qui la cache au commerce du monde, mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir, fait briller des attraits capables de ravir ; Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre. Mais peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu : C’est Agnès qu’on l’appelle.

arnolphe


(à part.) Ah ! je crève !

horace.

Pour l’homme, c’est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu’on le nomme ; Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom : Riche, à ce qu’on m’a dit ; mais des plus sensés, non et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule. Le connaissez-vous point ?

arnolphe


(à part.) La fâcheuse pilule !

horace.

Hé ! vous ne dites mot ?

arnolphe.

Et oui, je le conçois.

horace.

C’est un fou, n’est-ce pas ?

arnolphe.

Hé…

horace.

Qu’en dites-vous ? Quoi ? Hé, c’est-à-dire, oui. Jaloux à faire rire ? Sot ? Je vois qu’il en est ce que Pon’im’a pu dire. Enfin l’aimable agnèsa su m’assujettir. C’est un joli bijou, pour ne vous point mentir ; Et ce serait péché qu’une beauté si rare Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre. Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux Vont à m’en rendre maître en dépit du jaloux ; Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise. Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts, Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts, Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes, En amour, comme en guerre, avance les conquêtes. Vous me semblez Chagrin ! Serait-ce qu’en effet Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?

arnolphe.

Non, c’est que je songeais…

horace.

Cet entretien vous lasse. Adieu. J’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

arnolphe


(se croyant seul.) Ah ! faut-il !…

horace

(revenant.) Derechef, veuillez être discret ; Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.

arnolphe


(se croyant seul.) Que je sens dans mon âme !…

horace

(revenant.) Et surtout à mon père, qui s’en ferait peut-être un sujet de colère.

arnolphe


(croyant qu’ horace revient encore. Oh’ !… )



Scène VII


arnolphe


(seul. ) Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien ! Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien. Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême Il m’est venu conter cette affaire à moi-même ! Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur, étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ? Mais, ayant tant souffert, je devais me contraindre jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre, a pousser jusqu’au bout son caquet indiscret, et savoir pleinement leur commerce secret. Tâchons de le rejoindre ; il n’est pas loin, je pense : Tirons-en de ce fait l’entière confidence. Je tremble du malheur qui m’en peut arriver, et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.


ACTE II



Scène I


arnolphe.

Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute D’avoir perdu mes pas et pu manquer sa route : Car enfin de mon cœur le trouble impérieux N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux, Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore, Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il ignore. Mais je ne suis pas homme à gober le morceau, Et laisser un champ libre aux yeux d’un damoiseau. J’en veux rompre le cours, et, sans tarder, apprendre Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre : J’y prends pour mon honneur un notable intérêt ; Je la regarde en femme aux termes qu’elle en est ; Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte, Et tout ce qu’elle fait enfin est sur mon compte. Éloignement fatal ! voyage malheureux ! (Il frappe à sa porte.)



Scène II


arnolphe, alain,

georgette.
alain.

Ah ! monsieur, cette fois…

arnolphe.

Paix. Venez çà, tous deux. Passez là, passez là. Venez là, venez, dis-je !

georgette.

Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.

arnolphe.

C’est donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ? Et tous deux de concert vous m’avez donc trahi ?

georgette

(tombant aux genoux d’arnolphe.)

Hé ! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure.

alain

à part. Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.

arnolphe


à part. Ouf ! Je ne puis parler, tant je suis prévenu ; Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu. (À Alain et à Georgette.) Vous avez donc souffert, ô canaille maudite ! (À Alain}} qui veut s’enfuir.) Qu’un homme soit venu ?… Tu veux prendre la fuite ! (À Georgette}}.) Il faut que sur-le-champ… Si tu bouges… Je veux (À alain.) Que vous me disiez… Hé ! oui, je veux que tous deux… (alain et georgette se lèvent et veulent encore s’enfuir.) Quiconque remuera, par la mort ! je l’assomme. Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ? Hé ! parlez. Dépêchez, vite, promptement, tôt, sans rêver. Veut-on dire ?

alain et

georgette.

Ah ! ah !

georgette

(retombant aux genoux d’arnolphe.) Le cœur me faut.

alain

(retombant aux genoux d’Arnolphe.) Je meurs.

arnolphe à part. Je suis en eau : prenons un peu d’haleine, Il faut que je m’évente et que je me promène. Aurais-je deviné, quand je l’ai vu petit, qu’il croîtrait pour cela ? Ciel ! que mon cœur pâtit ! Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche je tire avec douceur l’affaire qui me touche, tâchons à modérer notre ressentiment. Patience, mon cœur, doucement, doucement. (À Alain et à Georgette.) Levez-vous, et, rentrant, faites qu’Agnès descende. (À part.) Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins grande ; Du chagrin qui me trouble ils iraient l’avertir, Et moi-même je veux l’aller faire sortir. (À Alain et à Georgette.) Que l’on m’attende, ici.



Scène III


alain, georgette


georgette.

Mon Dieu ! qu’il est terrible ! Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible ; Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

alain.

Ce monsieur l’a fâché ; je te le disais bien.

georgette.

Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse Il nous fait au logis, garder notre maîtresse ? D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher, Et qu’il ne saurait voir personne en approcher ?

alain.

C’est que cette action le met en jalousie.

georgette.

Mais d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?

alain.

Cela vient… Cela vient de ce qu’il est jaloux.

georgette.

Oui : mais pourquoi Fest-il ? et pourquoi ce courroux ?

alain.

C’est que la jalousie… entends-tu bien, Georgette ? Est une chose… la… qui fait qu’on, s’inquiète… Et qui chasse les gens d’autour d’une maison. Je m’en vais te bailler une comparaison, Afin de concevoir la chose davantage : Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage, Que, si quelque affamé venait pour en manger, Tu serais en colère, et voudrais le charger ?

georgette.

Oui, je comprends cela.

alain.

C’est justement tout comme. La femme est en effet le potage de l’homme ; Et quand un homme voit d’autres hommes parfois Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts, Il en montre aussitôt une colère extrême.

georgette.

Oui : mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même, Et que nous en voyons qui paraissent joyeux Lorsque leurs femmes sont avec les beaux monsieur ?

alain.

C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue Qui n’en veut que pour soi.

georgette.

Si je n’ai la berlue, je le vois qui revient.

alain.

Tes yeux, sont bons, c’est lui.

georgette.

Vois comme il est chagrin.

alain.

C’est qu’il a de l’ennui.



Scène IV


Arnolphe, Alain, Georgette.
arnolphe

Un certain Grec disait à l’empereur Auguste, Comme une instruction utile autant que juste, Que, lorsqu’une aventure en colère nous met, Nous devons, avant tout, dire notre alphabet, Afin que dans ce temps la bile se tempère, Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire. J’ai suivi sa leçon sur le sujet d’Agnès, et je la fais venir dans ce lieu tout exprès: Sous prétexte d’y faire un tour de promenade, Afin que les soupçons de mon esprit malade Puissent sur le discours la mettre adroitement, Et, lui sondant le cœur, s’éclaircir doucement.



Scène V


arnolphe, agnès, alain,

georgette.
arnolphe.

Venez, Agnès. (À Alain et à Georgette.) Rentrez.



Scène VI


arnolphe,

agnès.
arnolphe.

La promenade est belle.

agnès.

Fort belle.

arnolphe.

Le beau jour !

agnès.

Fort beau.

arnolphe.

Quelle nouvelle ?

agnès.

Le petit chat est mort.

arnolphe.

C’est dommage ; mais quoi ! Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi. Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?

agnès.

Non.

arnolphe.

Vous ennuyait-il ?

agnès.

Jamais je ne m’ennuie.

arnolphe.

Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

agnès.

Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

arnolphe (après avoir un peu rêvé.) Le monde, chère Agnès, est une étrange chose ! Voyez la médisance, et comme chacun cause ! Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu était en mon absence à la maison venu, que vous aviez souffert sa vue et ses harangues : Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues Et j’ai voulu gager que c’était faussement…

agnès.

Mon Dieu ! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

arnolphe.

Quoi ! c’est la vérité qu’un homme ?…

agnès.

Chose sûre. Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

arnolphe (bas à part.) Cet aveu qu’elle fait avec sincérité Me marque pour le moins son ingénuité. (Haut.) Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne, Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

agnès.

Oui : mais quand je l’ai vu, vous ignoriez pourquoi ; Et vous en auriez fait sans doute autant que moi.

arnolphe.

Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

agnès.

Elle est fort étonnante, et difficile à croire. J’étais sur le balcon à travailler au frais, lorsque je vis passer sous les arbres d’après un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue, d’une humble révérence aussitôt me salue : Moi, pour ne point manquer à la civilité, Je fis la révérence aussi de mon côté. Soudain il me refait une autre révérence ; Moi, j’en refais de même une autre en diligence : Et lui d’une troisième aussitôt repartant, D’une troisième aussi j’y repars à l’instant. Il passe, vient, repasse, et toujours, de plus belle, me fait à chaque fois révérence nouvelle, Et moi, qui tous ses tours fixement regardais, nouvelle révérence aussi je lui rendais : Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue, toujours comme cela je me serais tenue, Ne voulant point céder, ni recevoir l’ennui Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

arnolphe.

Fort bien.

agnès.

Le lendemain, étant sur notre porte, une vieille m’aborde, en parlant de la sorte : « Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir, » Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir ! » Il ne vous a pas faite une belle personne » Afin de mal user des choses qu’il vous donne ; » Et vous devez savoir que vous avez blessé « Un cœur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé. »

arnolphe, à part.

Ô suppôt de Satan ! exécrable damnée !

agnès.

Quoi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je tout étonnée. « Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ; » Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon. » Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ? Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ? « Non, dit-elle ; vos yeux ont fait ce coup fatal, et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal. » O mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde ; Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ? « Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas, » Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas. » En un mot, il languit, le pauvre misérable ; » Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable, » Que votre cruauté lui refuse un secours, » C’est un homme à porter en terre dans deux jours. » O Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande. Et pour le secourir qu’est-ce qu’il me demande ? « Bon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir » Que le bien de vous voir et vous entretenir ; » Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine, » Et du mal qu’ils ont fait être la médecine. « Oh ! volontiers, dis-je ; et puisqu’il est ainsi, Il peut, tant qu’il voudra, me venir voir ici.

arnolphe à part. Ô sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes, Puisse l’enfer payer tes charitables trames !

agnès.

Voilà comme il me vit, et reçut guérison. Et, même à votre avis, n’ai-je pas eu raison ? Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience De le laisser mourir faute d’une assistance ? Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir, Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir !

arnolphe(bas à part.) Tout cela n’est parti que d’une âme innocente ; Et j’en dois accuser mon absence imprudente, Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs Exposée aux aguets des rusés séducteurs. Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires, Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.

agnès.

Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit ? Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

arnolphe.

Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites, et comme le jeune homme a passé ses visites.

agnès.

Hélas ! si vous saviez comme il était ravi, comme il perdit son mal sitôt que je le vis, le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette, et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette, Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous.

arnolphe.

Oui. Mais que faisait-il étant seul avec vous ?

agnès.

Il disait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde, Et me disait des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, Et dont, toutes les fois que je l’entends parler, La douceur me chatouille, et là-dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.

arnolphe (bas à part.). Ô fâcheux examen d’un mystère fatal, Où l’examinateur souffre seul tout le mal ! (Haut.) Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses, Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

agnès.

Oh tant ! il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las.

arnolphe.

Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? (La voilant interdite.) Ouf !

agnès.

Hé ! il m’a…

arnolphe.

Quoi ?

agnès.

pris…

arnolphe.

Hé !

agnès.

le…

arnolphe.

Plaît-il ?

agnès.

Je n’ose. Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

arnolphe.

Non.

agnès.

Si fait.

arnolphe.

Bîon Dieu ! non.

agnès.

Jurez donc votre foi.

arnolphe.

Ma foi, soit.

agnès.

Il m’a pris… Vous serez en colère.

arnolphe.

Non.

agnès.

Si.

arnolphe.

Non, non, non, non. Diantre ! que de mystère ! Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

agnès.

Il…

arnolphe, à part.

Je souffre en damné.

agnès.

Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

arnolphe (reprenant haleine.) Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre s’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

agnès.

Comment ! est-ce qu’on fait d’autres choses ?

arnolphe.

Non pas. Mais, pour guérir du mal qu’il dit qui le possède, n’a-t-il pas exigé de vous d’autre remède ?

agnès.

Non. Vous pouvez juger, s’il en eût demandé, que pour le secourir j’aurais tout accordé.

arnolphe (bas à part. ) Grâce aux bontés du ciel, j’en suis quitte à bon compte : Si j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte. (Haut.) Chut ! De votre innocence, Agnès, c’est un effet ; Je ne vous en dit mot. Ce qui s’est fait est fait. Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire que de vous abuser, et puis après s’en rire.

agnès.

Oh ! point. Il me l’a dit plus de vingt fois, à moi.

arnolphe.

Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi. Mais enfin apprenez qu’accepter des cassettes et de ces beaux blondins écouter les sornettes, que se laisser par eux, à force de langueur, baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur, est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.

agnès.

Un péché, dites-vous ! Et la raison, de grâce ?

arnolphe.

La raison ? La raison est l’arrêt prononcé que par ces actions le ciel est courroucé.

agnès.

Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ? C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce ! J’admire quelle joie on goûte à tout cela, et je ne savais point encore ces choses-là.

arnolphe.

Oui, c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses, ces propos si gentils et ces douces caresses ; Mais il faut le goûter en toute honnêteté, et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

agnès.

N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

arnolphe.

Non.

agnès.

Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

arnolphe.

Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi ; Et pour vous marier on me revoit ici.


agnès.

Est-il possible ?

arnolphe.

Oui.

agnès.

Que vous me ferez aise !

arnolphe.

Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.

agnès.

Vous nous voulez nous deux… ?

arnolphe.

Rien de plus assuré.

agnès.

Que, si cela se fait, je vous caresserai !

arnolphe.

Hé ! la chose sera de ma part réciproque.

agnès.

Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque ; Parlez-vous tout de bon ?

arnolphe.

Oui, vous le pourrez voir.

agnès.

Nous serons mariés ?

arnolphe.

Oui.

agnès.

Mais quand ?

arnolphe.

Dès ce soir.

agnès (riant.) Dès ce soir ?

arnolphe.

Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

agnès.

Oui.

arnolphe.

Vous voir bien contente est ce que je désire.

agnès.

Hélas ! que je vous ai grande obligation, Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

arnolphe.

Avec qui ?

agnès.

Avec… la…

arnolphe.

La… la n’est pas mon compte. À choisir un mari vous êtes un peu prompte. C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt. Et quant au monsieur la, je prétends, s’il vous plaît, Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce, Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ; Que, venant au logis, pour votre compliment Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement, Et, lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre, L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître. M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin, De votre procédé je serai le témoin.

agnès.

Las ! il est si bien fait ! C’est…

arnolphe Ah ! que de langage !

agnès.

Je n’aurai pas le cœur…

arnolphe.

Point de bruit davantage. Montez là-haut.

agnès.

Mais quoi ! voulez-vous…

arnolphe.

C’est assez. Je suis maître, je parle ; allez, obéissez.

ACTE III



Scène I


arnolphe, agnès, alain,

georgette.
arnolphe.

Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille : Vous avez là suivi mes ordres à merveille, Confondu de tout point le blondin séducteur ; Et voilà de quoi sert un sage directeur. Votre innocence, Agnès, avait été surprise : Voyez, sans y penser, où vous vous étiez mise. Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction, Le grand chemin d’enfer et de perdition. De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes : Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes, Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux ; Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous, Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée De l’honneur féminin cherche à faire curée. Mais encore une fois, grâce au soin apporté, Vous en êtes sortie avec honnêteté. L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre, Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre, Me confirme encore mieux à ne point différer Les noces où j’ai dit qu’il vous faut préparer. Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire Quelque petit discours qui vous soit salutaire. (À georgette et à Alain.) Un siège au frais ici. Vous, si jamais en rien…

georgette.

De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien. Cet autre monsieur-là nous en faisait accroire : Mais…

alain.

S’il entre jamais, je veux jamais ne boire. Aussi bien est-ce un sot, il nous a l’autre fois Donné deux écus d’or qui n’étaient pas de poids.

arnolphe.

Ayez donc pour souper tout ce que je désire ; Et pour notre contrat, comme je viens de dire, Faites venir ici, l’un ou l’autre, au retour, le notaire qui loge au coin du carrefour.



Scène II


arnolphe,

agnès.

arnolphe

(assis.)

agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage ; Levez un peu la tête, et tournez le visage : (Mettant le doigt sur son front.) La, regardez-moi là durant cet entretien ; Et, jusqu’au moindre mot, imprimez-le-vous bien. Je vous épouse, Agnès et, cent fois la journée, Vous devez bénir l’heur de votre destinée, Contempler la bassesse où vous avez été, Et dans le même temps admirer ma bonté, Qui de ce vil état de pauvre villageoise Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise, Et jouir de la couche et des embrassements D’un homme qui fuyait tous ces engagements, Et dont à vingt partis fort capables de plaire Le cœur a refusé l’honneur qu’il vous veut faire. Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux, Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise À mériter l’état où je vous aurai mise, À toujours vous connaître, et faire qu’à jamais Je puisse me louer de l’acte que je fais. Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage : À d’austères devoirs le rang de femme engage ; Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends, Pour être libertine et prendre du bon temps. Votre sexe n’est là que pour la dépendance : Du côté de la barbe est la toute-puissance. Bien qu’on soit deux moitiés de la société, Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité : L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne, L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ; Et ce que le soldat dans son devoir instruit Montre d’obéissance au chef qui le conduit, Le valet à son maître, un enfant à son père, À son supérieur le moindre petit frère, N’approche point encor de la docilité, Et de l’obéissance, et de l’humilité, Et du profond respect où la femme doit être Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître. Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux, Son devoir aussitôt est de baisser les yeux, Et de n’oser jamais le regarder en face, Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce. C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui : Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui. Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines Dont par toute la ville on chante les fredaines, Et de vous laisser prendre aux assauts du malin, C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin. Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne, C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ; Que cet honneur est tendre et se blesse de peu, Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu, Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes. Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ; Et vous devez du cœur dévorer ces leçons. Si votre âme les suit et fuit d’être coquette, Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette : Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond, Elle deviendra lors noire comme un charbon ; Vous paraîtrez à tous un objet effroyable, Et vous irez un jour, vrai partage du diable, Bouillir dans les enfers à toute éternité, Dont vous veuille garder la céleste bonté ! Faites la révérence. Ainsi qu’une novice Par cœur dans le couvent doit savoir son office, Entrant au mariage il en faut faire autant ; Et voici dans ma poche un écrit important Qui vous enseignera l’office de la femme. J’en ignore l’auteur, mais c’est quelque bonne âme ; Et je veux que ce soit votre unique entretien. (Il se lève.) Tenez, voyons un peu si vous le lirez bien.

agnès


(lit.) LES MAXIMES DU MARIAGE, OU * LES DEVOIRS DE Li FEMME MARIÉE, AVEC SON EXERCICE JOURNALIER . PREMIÈRE MAXIME. Celle qu’un lien honnête Fait entrer au lit d’autrui 10 L’ECOLE DES FEMMES. Doit se mettre dans la tête, Malgré le train d’aujourd’hui, Que l’homme qui la prend ne la prend que pour li\i.

arnolphe.

Je vous expliquerai ce que cela veut dire : Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

agnès


(poursuit.) DEUXIÈME MAXIME. Elle ne se doit parer Qu’autant que peut désirer Le mari qui la possède : C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ; Et pour rien doit être compté Que les autres la trouvent laide.

TROISIÈME MAXIME. Loin ces études d’œillades, Ces eaux, ces blancs, ces pommades, Et mille ingrédients qui font des teints fleuris : À l’honneur, tous les jours, ce sont drogues mortelles ; Et les soins de paroitre belles Se prennent peu pour les maris.

QUATRIÈME MAXIME. Sous sa coiffe en sortant, comme l’honneur l’ordonne, Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ; Car, pour bien plaire à son époux, Elle ne doit plaire à personne. CINQUIÈME MAXIME. Hors ceux dont au mari la visite se rend, La bonne règle défend De recevoir aucune âme : Ceux qui de galante humeur N’ont affaire qu’à madame N’accommodent pas monsieur. SIXIÈME MAXIME. Il faut des présents des hommes Qu’elle se défende bien ; Car, dans le siècle où nous sommes ; On ne donne rien pour rien. SEPTIÈME MAXIME. Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui, Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes : Le mari doit, dans les bonnes coutumes, Écrire tout ce qui s’écrit chez lui. HUITIÈME MAXIME. Ces sociétés déréglées Qu’on nomme belles assemblées, Des femmes tous les jours corrompent les esprits : En bonne politique on les doit interdire ; Car c’est là que l’on conspire Contre les pauvres maris.

NEUVIÈME MAXIME. Toute femme qui veut à l’honneur se vouer Doit se défendre de jouer, Comme d’une chose funeste : Car le jeu, fort décevant, Pousse une femme souvent à jouer de tout son reste.

DIXIÈME MAXIME. Des promenades du temps, Ou repas qu’on donne aux champs, Il ne faut point qu’elle essaie. Selon les prudents cerveaux, Le mari dans ces cadeaux Est toujours celui qui paie. ONZIÈME MAXIME.

arnolphe.

Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt Je vous expliquerai ces choses comme il faut. Je me suis souvenu d’une petite affaire : Je n’ai qu’un mot à dire, et ne tarderai guère. Rentrez, et conservez ce livre chèrement. Si le NOTAIRE vient, qu’il m’attende un moment.



Scène III


arnolphe


(seul.) Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme. Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme ; Comme un morceau de cire entre mes mains elle est Et je lui puis donner la forme qui me plaît. Il s’en est peu fallu que, durant mon absence, On ne m’ait attrapé par son trop d’innocence ; Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité, que la femme qu’on a pèche de ce côté. De ces sortes d’erreurs le remède est facile. Toute personne simple aux leçons est docile ; Et, si du bon chemin on la fait écarter, deux mots incontinent l’y peuvent rejeter. Mais une femme habile est bien une autre bête : Notre sort ne dépend que de sa seule tête, de ce qu’elle s’y met rien ne la fait gauchir, et nos enseignements ne font là que blanchir : Son bel esprit lui sert à railler nos maximes, a se faire souvent des vertus de ses crimes, et trouver, pour venir à ses coupables fins, des détours à duper l’adresse des plus fins. Pour se parer du coup en vain on se fatigue : Une femme d’esprit est un diable en intrigue ; Et, dès que son caprice a prononcé tout bas l’arrêt de notre honneur, il faut passer le pas : Beaucoup d’honnêtes gens en pourraient bien que dire. Enfin mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire : Par son trop de caquet il a ce qu’il lui faut. Voilà de nos Français l’ordinaire défaut : Dans la possession d’une bonne fortune, le secret est toujours ce qui les importune ; Et la vanité sotte a pour eux tant d’appas, qu’ils se pendraient plutôt que de ne causer pas. Oh ! que les femmes sont du diable bien tentées lorsqu’elles vont choisir ces têtes éventées ! Et que… Mais le voici : cachons-nous toujours bien, et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

.

horace.

Je reviens de chez vous, et le destin me montre Qu’il n’a pas résolu que je vous y rencontre. Mais j’irai tant de fois, qu’enfin quelque moment…

arnolphe.

Hé ! mon Dieu ! n’entrons point dans ce vain compliment: Rien me fâche tant que ces cérémonies ; Et, si l’on m’en croyait, elles seraient bannies. C’est un maudit usage ; et la plupart des gens y perdent sottement les deux tiers de leur temps. (Il se couvre.) Mettons donc sans façon. Hé bien ! vos amourettes, Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ? J’étais tantôt distrait par quelque vision ; Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion. De vos premiers progrès j’admire la vitesse, et dans l’événement mon âme s’intéresse.

horace.

Ma foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon cœur, Il est à mon amour arrivé du malheur.

arnolphe.

Oh ! oh ! comment cela ?

horace.

La fortune cruelle a ramené des champs le patron de la belle.

arnolphe.

Quel malheur !

horace.

Et de plus, à mon très-grand regret, il a su de nous deux le commerce secret.

arnolphe.

D’où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure ?

horace.

Je ne sais : mais enfin c’est une chose sûre. Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près, ma petite visite à ses jeunes attraits, lorsque, changeant pour moi de ton et de visage, et servante et valet m’ont bouché le passage, et d’un Retirez-vous, vous nous importunez, Bl’ont assez rudement fermé la porte au nez.

arnolphe.

La porte au nez !

horace.

Au nez.

arnolphe.

La chose est un peu forte.

horace.

J’ai voulu leur parler au travers de la porte ; Mais à tous mes propos ce qu’ils ont répondu c’est : Fous n’entrerez point, monsieur l’a défendu.

arnolphe.

Ils n’ont donc point ouvert ?

horace.

Non. Et de la fenêtre agnès

m’a confirmé le retour de ce maître, En me chassant de là d’un ton plein de fierté, accompagné d’un grès que sa main a jeté.

arnolphe.

Comment ! d’un grès !

horace.

D’un grès de taille non petite, dont on a par ses mains régalé ma visite.

arnolphe.

Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela ! Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà.

horace.

Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

arnolphe.

Certes j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.

horace.

Cet homme me rompt tout.

arnolphe.

Oui : mais cela n’est rien


ACTE IV



Scène I


horace.

Il faut bien essayer, par quelque intelligence, De vaincre du jaloux l’exacte vigilance.

arnolphe.

Cela vous est facile ; et la fille, après tout, Vous aime ?

horace.

Assurément.

arnolphe.

Vous en viendrez à bout.

horace.

Je l’espère.

arnolphe.

Le grès vous a mis en déroute ; Mais cela ne doit pas vous étonner.

horace.

Sans doute ; Et j’ai compris d’abord que mon homme était là, Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela. Mais ce qui m’a surpris, et qui va vous surprendre, C’est un autre incident que vous allez entendre ; Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté, Et qu’on n’attendrait point de sa simplicité. Il le faut avouer, l’amour est un grand maître. Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ; Et souvent de nos mœurs l’absolu changement Devient par ses leçons l’ouvrage d’un moment. De la nature en nous il force les obstacles, Et ses effets soudains ont de l’air des miracles. D’un avare à l’instant il fait un libéral, . Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal ; Il rend agile à tout l’âme la plus pesante, Et donne de l’esprit à la plus innocente. Oui, ce dernier miracle éclate dans agnès, Car, tranchant avec moi par ces termes exprès, « Retirez-vous, mon âme aux visites renonce, » Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse, » Cette pierre, ou ce grès, dont vous vous étonniez Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds, Et j’admire de voir cette lettre ajustée Avec le sens des mots et la pierre jetée. D’une telle action n’êtes-vous par surpris ? L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les esprits ? Et peut-on me nier que ses flammes puissantes Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ? Que dites-vous du tour et de ce mot d’écrit ? Hé ! n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ? Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage A joué mon jaloux dans tout ce badinage ? Dites ?

arnolphe.

Oui, fort plaisant.

horace.

Riez-en donc un peu, (arnolphe rit d’un air forcé.) Cet homme gendarmé d’abord contre mon feu, Qui chez lui se retranche, et des grès fait parade, Comme si j’y voulais entrer par escalade ; Qui pour me repousser, dans son bizarre effroi, Anime du dedans tous ses gens contre moi, Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même, Celle qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême ! Pour moi, je vous l’avoue, encor que son retour En un grand embarras jette ici mon amour, Je tiens cela plaisant, autant qu’on saurait dire : Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire ; Et vous n’en riez pas assez, à mon avis.

arnolphe


(avec un ris forcé.) Pardonnez-moi, j’en ris tout autant que horace, mais il faut qu’en ami je vous montre sa lettre. [je puis. Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre, Mais en termes touchants et tout pleins de bonté, De tendresse innocente et d’ingénuité, De la manière enfin que la pure nature Exprime de l’amour la première blessure.

arnolphe


bas à part. Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert ; Et, contre mon dessein, l’art t’en fut découvert.

horace

lit : « Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai » des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire » pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à con» naître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque » chose qui ne soit pas bien et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité, je ne » sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce » qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me » passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du » mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrais » que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes » hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que » vous me dites n’est que pour m’abuser : mais je vous assure que je n’ai pu » encore me figurer cela de vous ; et je suis si touchée de vos paroles, que je ne » saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est : » car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde » si vous me trompiez, et je pense que j’en mourrais de déplaisir. »

arnolphe


à part. Ho ! chienne !

horace.

Qu’avez-vous ?

arnolphe.

Moi ? rien. C’est que je tousse.

horace.

Avez-vous jamais vu d’expression plus douce ? Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir, Un plus beau naturel se peut-il faire voir ? Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable De gâter méchamment ce fonds d’âme admirable, D’avoir dans l’ignorance et la stupidité Voulu de cet esprit étouffer la clarté ? L’amour a commencé d’en déchirer le voile ; Et si, par la faveur de quelque bonne étoile, Je puis, comme j’espère, à ce franc animal, Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal…

arnolphe.

Adieu.

horace.

Comment ! si vite ?

arnolphe.

Il m’est dans la pensée venu tout maintenant une affaire pressée,

horace.

Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près, Qui dans cette maison pourrait avoir accès ? J’en use sans scrupule ; et ce n’est pas merveille Qu’on se puisse, entre amis, servir à la pareille. Je n’ai plus là-dedans que gens pour m’observer ; Et servante et valet, que je viens de trouver, N’ont jamais, de quelque air que je m’y sois pu prendre, Adouci leur rudesse à me vouloir entendre. J’avais pour de tels coups certaine vieille en main, D’un génie, à vrai dire, au-dessus de l’humain : Elle m’a dans l’abord servi de bonne sorte ; Mais, depuis quatre jours, la pauvre femme est moite. Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque.moyen ?

arnolphe.

Non, vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.

horace.

Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.



Scène II

arnolphe


(seul. ) Comme il faut devant lui que je me mortifie ! Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant ! Quoi ! pour une innocente un esprit si présent ! Elle a feint d’être telle à mes yeux, la traîtresse, ou le diable à son âme a soufflé cette adresse. Enfin me voilà mort par ce funeste écrit. Je vois qu’il a, le traître, empaumé son esprit, qu’à ma suppression il s’est ancré chez elle ; Et c’est mon désespoir et ma peine mortelle. Je souffre doublement dans le vol de son cœur ; Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur. J’enrage de trouver cette place usurpée, et j’enrage de voir ma prudence trompée. Je sais que, pour punir son amour libertin, je n’ai qu’à laisser à son mauvais destin, que je serai vengé d’elle par elle-même : Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu’on aime. Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant philosophé, faut-il de ses appas m’être si fort coiffé ! Elle n’a ni parents, ni support, ni richesse ; Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse : Et cependant je l’aime, après ce lâche tour, jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour. Sot ! n’as-tu point de honte ? Ah ! je crève, j’enrage, et je souffletterais mille fois mon visage. Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir quelle est sa contenance après un trait si noir. Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ; Ou bien, s’il est écrit qu’il faille que j’y passe, donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents, la constance qu’on voit à de certaines gens !


ACTE IV



Scène I


arnolphe.

J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place, Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse, Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors Qui du godelureau rompe tous les efforts ! De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue ! De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue ; Et, bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas, On dirait, à la voir, qu’elle n’y touche pas. Plus, en la regardant, je la voyais tranquille, plus je sentais en moi s’échauffer une bile ; Et ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur. J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle, Et cependant jamais je ne la vis si belle, Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants, Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ; Et je sens là-dedans qu’il faudra que je crève si de mon triste sort la disgrâce s’achève.


arnolphe.

Qui vous apprend, impertinente bête, À parler devant moi, le chapeau sur la tête ? Quoi ! j’aurai dirigé son éducation Avec tant de tendresse et de précaution, Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance, Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance, Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants, Et cru la mitonner pour moi durant treize ans, Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache Me la vienne enlever jusque sur la moustache, Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi ! Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot mon ami, Vous aurez beau tourner, ou j’y perdrai mes peines, Ou j’y rendrai, ma foi ! vos espérances vaines, Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.



Scène II


arnolphe.

Lit

NOTAIRE . Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

arnolphe


(se croyant seul et sans voir ni entendre le notaire) . Comment faire ?

le notaire.

Il le faut dans la forme ordinaire.

arnolphe

(se croyant seul) A mes précautions je veux songer de près.

le notaire.

Je ne passerai rien contre vos intérêts.

arnolphe


(se croyant seul) Il se faut garantir de toutes les surprises.

le notaire.

Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises. Il ne-vous faudra point, de peur d’être déçu, Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu.

arnolphe


se croyant seul. J’ai peur, si je vais faire éclater quelque chose, Que de cet incident par la ville on ne cause.

le notaire.

Hé bien ! il est aisé d’empêcher cet éclat, Et l’on peut en secret faire votre contrat.

arnolphe se croyant seul. Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en…

le notaire.

Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.

arnolphe se croyant seul. Je l’aime, et cet amour est mon grand

le notaire.

On peut avantager une femme en ce cas.

arnolphe se croyant seul. Quel traitement lui faire en pareille aventure ?

le notaire.

L’ordre est que le futur doit douer la future Du tiers de dot qu’elle a ; mais cet ordre n’est rien, Et l’on va plus avant lorsque l’on le veut bien.

arnolphe (se croyant seul.) Si… (Il aperçoit le notaire.)

le notaire.

Pour le préciput, il les regarde ensemble. Je dis que le futur peut, comme bon lui semble, Douer la future.

arnolphe.

Hé !

le notaire.

Il peut l’avantager. Lorsqu’il l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger ; Et cela par douaire, ou préfix, qu’on appelle, Qui demeure perdu par le trépas d’icelle ; Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs ; Ou coutumier, selon les différents vouloirs ; Ou par donation dans le contrat formelle, Qu’on fait ou pure ou simple, ou qu’on fait mutuelle. Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu’on parle en fat, Et que l’on ne sait pas les formes d’un contrat ? Qui me les apprendra ? Personne, je présume. Sais-je pas qu’étant joints on est par la coutume Communs en meubles, biens, immeubles et conquêts, À moins que par un acte on n’y renonce exprès ? Sais-je pas que le tiers du bien de la future entre en communauté pour… ?

arnolphe.

Oui, c’est chose sûre, Vous savez tout cela : mais qui vous en dit mot ?

le notaire.

Vous, qui me prétendez faire passer pour sot, En me haussant l’épaule et faisant la grimace.

arnolphe.

Je vous expliquerai ce que cela veut dire : Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

arnolphe.

La peste soit de l’homme et sa chienne de face ! Adieu. C’est le moyen de vous faire finir.

le notaire.

Pour dresser un contrat m’a-t-on pas fait venir ?

arnolphe.

Oui, je vous ai mandé : mais la chose est remise, Et l’on vous mandera quand l’heure sera prise. Voyez quel diable d’homme avec son entretien !

le notaire.

(seul.) Je pense qu’il en tient, et je crois penser bien.



Scène III


le notaire, alain

georgette.
le notaire.

(allant au-devant d’Alain et de {Georgette.) M’êtes-vous pas venu quérir pour votre maître ?

alain.

Oui.

le notaire.

J’ignore pour qui ; vous le pouvez connaître : Mais allez de ma part lui dire de ce pas Que c’est un fou fieffé.

georgette.

NOUS n’y manquerons pas.



Scène IV

arnolphe, alain,

georgette.


alain.

Monsieur…

arnolphe.

Approchez-vous ; vous êtes mes fidèles, mes bons, mes vrais amis, et j’en sais des nouvelles.

alain.

Le notaire.

arnolphe.

Laissons, c’est pour quelque autre jour. On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour ; Et quel affront pour vous, mes enfants, pourrait-ce être, Si l’on avait ôté l’honneur à votre maître ! Vous n’oseriez après paraître en nul endroit ; Et chacun, vous voyant, vous montrerait au doigt. Donc, puisqu’autant que moi l’affaire vous regarde, Il faut de votre part faire une telle garde Que ce galant ne puisse en aucune façon…

horace.

Cette pierre, ou ce grès, dont vous vous étonniez Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds.

georgette.

Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

arnolphe.

Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

alain.

Oh ! vraiment !

georgette.

NOUS savons comme il faut s’en défendre.

arnolphe.

S’il venait doucement : alain, mon pauvre cœur, Par un peu de secours soulage ma langueur… alain. Vous êtes un sot. (À Georgette.)

arnolphe.

Bon. georgette, ma mignonne, Tu me parais si douce et si bonne peisonne !…

georgette.

Vous êtes un nigaud. (À alain.)

arnolphe.

Bon. Quel mal trouves-tu dans un dessein honnête et tout plein de vertu ?

alain.

Vous êtes un fripon. (À georgette.)

arnolphe.

Fort bien. Ma mort est sûre, si tu ne prends pitié des peines que j’endure.

georgette.

VOUS êtes un benêt, un impudent.

arnolphe.

Fort bien. (À alain}}.) Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien ; Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire : Cependant par avance, alain, voilà pour boire ; Et voilà pour t’avoir, georgette, un cotillon. (Ils tendent tous deux la main et prennent l’argent.)

alain

( le poussant.) Hors d’ici.

arnolphe.

Bon. Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple échantillon. Toute la courtoisie enfin dont je vous presse.

agnès.

Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime. C’est que je puisse voir votre belle maîtresse.

georgette

( le poussant.) A d’autres.

arnolphe.

Bon cela.

alain

( le poussant.) Hors d’ici.

arnolphe.

Bon.

georgette

(le poussant.) Mais tôt.

arnolphe.

Bon. Holà ! c’est assez.

georgette.

Fais-je pas comme il faut ?

alain.

Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?

arnolphe.

Oui, fort bien ; hors l’argent, qu’il ne fallait pas prendre.

georgette.

Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

alain.

Voulez-vous qu’à l’instant nous recommencions ?

arnolphe.

Point suffit. Rentrez tous deux.

alain.

Vous n’avez rien qu’à dire.

arnolphe.

Non, vous dis-je ; rentrez, puisque je le désire. Je vous laisse l’argent. Allez. Je vous rejoins. Ayez bien l’œil à tout, et secondez mes soins.



Scène V


arnolphe


(seul. ) Je veux pour espion qui soit d’exacte vue Prendre le savetier du coin de notre rue. Dans la maison toujours je prétends la tenir, Y faire bonne garde, et surtout en bannir Vendeuses de rubans, pcrruquières, coiffeuses, Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses, Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour A faire réussir les mystères d’amour. Enfin j’ai vu le monde, et j’en sais les finesses. Il faudra que mon homme ait de grandes adresses, Si message ou poulet de sa part peut entrer.



Scène VI

.


horace,

arnolphe.
horace.

La place m’est heureuse à vous y rencontrer. Je viens de l’échapper bien belle, je vous jure. Au sortir d’avec vous, sans prévoir l’aventure, Seule dans ce balcon j’ai vu paraître agnès, Qui des arbres prochains prenait un peu le frais. Après m’avoir fait signe, elle a su faire en sorte, Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte : Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous, Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux ; Et tout ce qu’elle a pu dans un tel accessoire, C’est de me renfermer dans une grande armoire. Il est entré d’abord : je ne le voyais pas, Mais je l’oyais marcher, sans rien dire, à grands pas ; Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables, Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables, Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvait, Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvait. Il a même cassé, d’une main mutinée, Des vases dont la belle ornait sa cheminée ; Et sans doute il faut bien qu’à ce becque-cornu Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu. Enfin, après vingt tours, ayant de la manière Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa colère, Bîon jaloux inquiet, sans dire son ennui, Est sorti de la chambre, et moi de mon étui. Nous n’avons point voulu, de peur du personnage, Risquer à nous tenir ensemble davantage ; C’était trop hasarder : mais.je dois cette nuit Dans sa chambre un peu tard m’introduire sans bruit. En toussant par trois fois je me ferai connaître ; Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre, Dont, avec une échelle, et secondé d’agnès, Mon amour tâchera de me gagner l’accès. Comme à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre ; L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre ; Et, goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait, On n’en est pas content si quelqu’un ne le sait. Vous prendrez part, je pense, à l’heur de mes affaires. Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.



Scène VII

arnolphe


(seul.) Quoi ! l’astre qui s’obstine à me désespérer Ne me donnera pas le temps de respirer ! Coup sur coup je verrai, par leur intelligence, De mes soins vigilants confondre la prudence ! Et je serai la dupe, en ma maturité, D’une jeune innocente et d’un jeune éventé ! En sage philosophe on m’a vu, vingt années, Contempler des maris les tristes destinées, Et m’instruire avec soin de tous les accidents qui font dans le malheur tomber les plus prudents ; Des disgrâces d’autrui profitant dans mon âme, j’ai cherché les moyens, voulant prendre une femme, de pouvoir garantir mon front de tous affronts, et le tirer du pair d’avec les autres fronts ; pour ce noble dessein, j’ai cru mettre en pratique tout ce que peut trouver l’humaine politique : Et, comme si du sort il était arrêté que nul homme ici-bas n’en serait exempté, après l’expérience et toutes les lumières que j’ai pu m’acquérir sur de telles matières, après vingt ans et plus de méditation pour me conduire en tout avec précaution, de tant d’autres maris j’aurais quitté la trace pour me trouver après dans la même disgrâce ! Ah ! bourreau de destin, vous en aurez menti. De l’objet qu’on poursuit je suis encor nanti ; Si son cœur m’est volé par ce blondin funeste, J’empêcherai du moins qu’on s’empare du reste ; Et cette nuit qu’on prend pour ce galant exploit ne se passera pas si doucement qu’on croit. Ce m’est quelque plaisir, parmi tant de tristesse, que l’on me donne avis du piège qu’on me dresse, et que cet étourdi, qui veut m’être fatal, fasse son confident de son propre rival.



Scène VIII


chrysalde, arnolphe.

chrysalde.

Hé bien ! souperons-nous avant la promenade ?

arnolphe.

Non. Je jeune ce soir.


chrysalde.

D’OÙ vient cette boutade ?

arnolphe.

De grâce, excusez-moi, j’ai quelque autre embarras.

chrysalde.

Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas ?

arnolphe.

C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

chrysalde.

Oh ! oh ! si brusquement ! quels chagrins sont les vôtres. 1 Serait-il point, compère, à votre passion Arrivé quelque peu de tribulation ? Je le jurerais presque, à voir votre visage.

arnolphe.

Quoi qu’il m’arrive, au moins aurai-je l’avantage De ne pas ressembler à de certaines gens Qui souffrent doucement l’approche des galants.

chrysalde.

C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières, Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur, Et ne conceviez point au monde d’autre honneur ! Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ; Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu, On est homme d’honneur quand on n’est point cocu. À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire Que de ce cas fortuit dépende notre gloire, Et qu’une âme bien née ait à se reprocher L’injustice d’un mal qu’on, ne peut empêcher ? Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme Qu’on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme, Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi De l’affront que nous fait son manquement de foi ? Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage Se faire en galant homme une plus douce image ; Que, des coups du hasard aucun n’étant garant, Cet accident de soi doit être indifférent, Et qu’enfin tout le mal, quoique le monde glose, N’est que dans la façon de recevoir la chose : Et, pour se bien conduire en ces difficultés, Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités, N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires, De leurs femmes toujours vont citant les galants, En font partout l’éloge et prônent leurs talents, Témoignent avec eux d’étroites sympathies, Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties, Et font qu’avec raison les gens sont étonnés De voir leur hardiesse à montrer là leur nez. Ce procédé sans doute est tout à fait blâmable : Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable ; Si je n’approuve pas ces amis des galants, Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulents Dont l’imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde, Attire au bruit qu’il fait les yeux de tout le monde, Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir. Entre ces deux partis il en est un honnête, Où, dans l’occasion, l’homme prudent s’arrête et, quand on le sait prendre, on n’a pointa rougir Du pis dont une femme avec nous puisse agir. Quoi qu’on en puisse dire enfin, le cocuage Sous des traits moins affreux aisément s’envisage ; Et, comme je vous dis, toute l’habileté Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

arnolphe.

Après ce beau discours, toute la confrérie Doit un remerciement à votre seigneurie ; Et quiconque voudra vous entendre parler Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

chrysalde.

Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme : Mais, comme c’est le sort qui nous donne une femme, Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés, Où, s’il ne vous vient pas ce que vous demandez, Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite Corriger le hasard par la bonne conduite.

arnolphe.

C’est-à-dire dormir et manger toujours bien, Et se persuader que tout cela n’est rien.

chrysalde.

Vous pensez vous moquer : mais, à ne vous rien feindre, Dans le monde je vois cent choses plus à craindre, Et dont je me ferais un bien plus grand malheur Que de cet accident qui vous fait tant de peur. Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites Que de me voir mari de ces femmes de bien Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien, Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses, Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses, Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font pas, Prennent droit de traiter les gens du haut en bas, Et veulent, sur le pied de nous être fidèles, Que nous soyons tenus à tout endurer d’elles ? Encore un coup, compère, apprenez qu’en effet Le cocuage n’est que ce que l’on le fait ; Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes, Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.

arnolphe.

Si vous êtes d’humeur à vous en contenter, Quant à moi ce n’est pas la mienne d’en tâter ; Et plutôt que subir une telle aventure…

chrysalde.

Bon Dieu ! ne jurez point, de peur d’être parjure. Si le sort l’a réglé, vos soins sont superflus, Et l’on ne prendra pas votre avis là-dessus.

arnolphe.

Moi, je serais cocu ?

chrysalde.

Vous voilà bien malade ! Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade, Qui de mine, de cœur, de biens et de maison, Ne feraient avec vous nulle comparaison.

arnolphe.

Et moi, je n’en voudrais avec eux faire aucune. Mais cette raillerie, en un mot, m’importune ; Brisons là, s’il vous plaît.

chrysalde.

Vous êtes en courroux ! Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez-vous, Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire, Que c’est être à demi ce que l’on vient de dire Que de vouloir jurer qu’on ne le sera pas.

arnolphe.

Moi, je le jure encore ; et je vais de ce pas Contre cet accident trouver un bon remède. (Il court heurter à sa porte.)



Scène IX


arnolphe, alain,

georgette.
arnolphe.

Mes amis, c’est ici que j’implore votre aide. Je suis édifié de votre affection : Mais il faut qu’elle éclate en cette occasion ; Et, si vous m’y servez selon ma confiance, Vous êtes assurés de votre récompense. L’homme que vous savez, n’en faites point de bruit, Veut, comme je l’ai su, m’attraper cette nuit, Dans la chambre d’Agnès entrer par escalade ; Mais il lui faut, nous trois, dresser une embuscade. Je veux que vous preniez chacun un bon bâton, Et, quand il sera près du dernier échelon, Car dans le temps qu’il faut j’ouvrirai la fenêtre, Que tous deux à l’envi vous me chargiez ce traître, Mais d’un air dont son dos garde le souvenir, Et qui lui puisse apprendre à n’y plus revenir ; Sans me nommer pourtant en aucune manière, Ni faire aucun semblant que je serai derrière. Auriez-vous bien l’esprit de servir mon courroux ?

alain.

S’il ne tient qu’à frapper, mon Dieu ! tout est à nous : Vous verrez, quand je bats, si j’y vais de main morte.

georgette.

La mienne, quoi qu’aux yeux elle semble moins forte, N’en quitte pas sa part à le bien étriller.

arnolphe.

Rentrez donc ; et surtout gardez de babiller. (Seul.) Voilà pour le prochain une leçon utile ; Et, si tous les maris qui sont en cette ville De leurs femmes ainsi recevaient le galant, Le nombre des cocus ne serait pas si grand.


ACTE V



Scène I


arnolphe, alain,

georgette.
arnolphe.

Traîtres, qu’avez-vous fait par cette violence ?

alain.

Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.

arnolphe.

De cette excuse en vain vous voulez vous armer, L’ordre était de le battre, et non de l’assommer ; Et c’était sur le dos, et non pas sur la tête, Que j’avais commandé qu’on fît choir la tempête. Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort ! Et que puis-je résoudre à voir cet homme mort ? Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire. (Seul.) Le jour s’en va paraître, et je vais consulter Comment dans ce malheur je me dois comporter. Hélas ! que deviendrai-je ? et que dira le père Lorsque inopinément il saura cette affaire ?




Scène II


horace, arnolphe


horace

à part. Il faut que j’aille un peu reconnaître qui c’est.

arnolphe


(se croyant seul.) Â-t-on jamais prévu ?… (Heurté par horace, qu’il ne reconnaît pas.) Qui va là, s’il vous plaît ?

horace.

C’est vous, seigneur Arnolphe ?

arnolphe.

Oui. Mais vous ?

horace.

C’est Horace. Je m’en allais chez vous vous prier d’une grâce. Vous sortez bien matin !

arnolphe (bas à part.) Quelle confusion ! Est-ce un enchantement ? est-ce une illusion ?

horace.

J’étais, à dire vrai, dans une grande peine ; Et je bénis du ciel la bonté souveraine Qui fait qu’à point nommé je vous rencontre ainsi. Je viens vous avertir que tout a réussi, Et même beaucoup plus que je n’eusse osé dire, Et par un incident qui devait tout détruire. Je ne sais point par où l’on a pu soupçonner Cette assignation qu’on m’avait su donner : Mais, étant sur le point d’atteindre à la fenêtre, J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens paraître Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras, M’ont fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas ; Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure, De vingt coups de bâton m’a sauvé l’aventure. Ces gens-là, dont était, je pense, mon jaloux, Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups ; Et, comme la douleur, un assez long espace, M’a fait sans remuer demeurer sur la place, Ils ont cru tout de bon qu’ils m’avaient assommé, Et chacun d’eux s’en est aussitôt alarmé. J’entendais tout le bruit dans le profond silence : L’un l’autre ils s’accusaient de cette violence : Et, sans lumière aucune, en querellant le sort, Sont venus doucement tâter si j’étais mort. Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure, J’ai d’un vrai trépassé su tenir la figure. Ils se sont retirés avec beaucoup d’effroi ; Et, comme je songeais à me retirer, moi, De cette feinte mort la jeune agnès émue Avec empressement est devers moi venue : Car les discours qu’entre eux ces gens avaient tenus Jusques à son oreille étaient d’abord venus, Et, pendant tout ce trouble étant moins observée, Du logis aisément elle s’était sauvée ; Mais, me trouvant sans mal, elle a fait éclater Un transport difficile à bien représenter. Que vous dirai-je ? enfin cette aimable personne A suivi les conseils que son amour lui donne, N’a plus voulu songer à retourner chez soi, Et de tout son destin s’est commise à ma foi. Considérez un peu, par ce trait d’innocence, Où l’expose d’un fou la haute impertinence, Et quels fâcheux périls elle pourrait courir, Si j’étais maintenant homme à la moins chérir. Mais d’un trop pur amour mon âme est embrasée ; J’aimerais mieux mourir que la voir abusée : Je lui vois des appas dignes d’un autre sort, Et rien ne m’en saurait séparer que la mort. Je prévois là-dessus l’emportement d’un père ; Mais nous prendrons le temps d’apaiser sa colère. À des charmes si doux je me laisse emporter, Et dans la vie enfin il se faut contenter. Ce que je veux de vous sous un secret fidèle, C’est que je puisse mettre en vos mains cette belle ; Que dans votre maison, en faveur de mes feux, Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux. Outre qu’aux yeux du monde il faut cacher sa fuite, Et qu’on en pourrait faire une exacte poursuite, Vous savez qu’une fille aussi de sa façon Donne avec un jeune homme un étrange soupçon ; Et comme c’est à vous, sûr de votre prudence, Que j’ai fait de mes feux entière confidence, C’est à vous seul aussi, comme ami généreux, Que je puis confier ce dépôt amoureux.

arnolphe.

Je suis, n’en doutez point, tout à votre service.

horace.

Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?

arnolphe.

Très-volontiers, vous dis-je et je me sens avir de cette occasion que j’ai de vous servir. Je rends grâces au ciel de ce qu’il me l’envoie, Et n’ai jamais rien fait avec si grande joie.

horace.

Que je suis redevable à toutes vos bontés ! J’avais de votre part craint des difficultés : Mais vous êtes du monde, et, dans votre sagesse, Vous savez excuser le feu de la jeunesse. Un de mes gens la garde au coin de ce détour.

arnolphe.

Mais comment ferons-nous ? car il fait un peu jour. Si je la prends ici, l’on me verra peut-être ; Et s’il faut que chez moi vous veniez à paraître, Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr, Il faut me l’amener dans un lieu plus obscur. Mon allée est commode, et je l’y vais attendre.

horace.

Ce sont précautions qu’il est fort bon de prendre. Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main, Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.

arnolphe (seul.) Ah ! fortune, ce trait d’aventure propice Répare tous les maux que m’a faits ton caprice. (Il s’enveloppe le nez de son manteau.)



Scène III


agnès, horace, arnolphe


horace

agnès.) Ne soyez point en peine où je vais vous mener ; C’est un logement sûr que je vous fais donner. Vous loger avec moi, ce serait tout détruire : Entrez dans cette porte, et laissez-vous conduire. (Arnolphe lui prend la main sans qu’elle le connaisse.)

agnès (à Horace.) Pourquoi me quittez-vous ?

horace.

Chère Agnès, il le faut.

agnès.

Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.

horace.

J’en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.

agnès.

Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.

horace.

Hors de votre présence, on me voit triste aussi.

agnès.

Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.

horace.

Quoi ! vous pourriez douter de mon amour extrême !

agnès.

Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime. (Arnolphe la tire.) Ah ! l’on me tire trop.

horace.

C’est qu’il est dangereux, Chère Agnès, qu’en ce lieu nous soyons vus tous deux ; Et ce parfait ami de qui la main vous presse Suit le zèle prudent qui pour nous l’intéresse.

agnès.

Mais suivre un inconnu que…

horace.

N’appréhendez rien : Entre de telles mains vous ne serez que bien.

agnès.

Je me trouverais mieux entre celles d’horace, Et j’aurais… (À arnolphe, qui la tire encore.) Attendez.

horace.

Adieu, le jour me chasse.

agnès.

Quand vous verrai-je donc ?

horace.

Bientôt assurément.

agnès.

Que je vais m’ennuyer jusques à ce moment !

horace(en s’en allant. ) Grâce au ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence, et je puis maintenant dormir en assurance.



Scène IV

.


arnolphe,

agnès.

arnolphe (caché dans son manteau et déguisant sa voix. ) Venez, ce n’est pas là que je vous logerai, et votre gîte ailleurs est par moi préparé. Je prétends en lieu sûr mettre votre personne. (Se faisant connaître.) Le connaissez-vous ?

agnès.

Hai !

arnolphe.

Mon visage, friponne, dans cette occasion rend vos sens effrayés, et c’est à contre cœur qu’ici vous me voyez ; Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède. (Agnès regarde si elle ne verra point Horace.) N’appelez point des yeux le galant à votre aide ; Il est trop éloigné pour vous donner secours. Ah ! ah ! si jeune encore, vous jouez de ces tours ! Votre simplicité, qui semble sans pareille, demande si l’on fait des enfants par l’oreille, et vous savez donnez des rendez-vous la nuit, et pour suivre un galant vous évader sans bruit ! Tudieu ! comme avec lui votre langue cajole ! Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école ! Qui diantre tout d’un coup vous en a tarit appris ? Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ? Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie ? Ah ! coquine, en venir à cette perfidie ! Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein ! Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein, et qui, dès qu’il se sent, par une humeur ingrate Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !

agnès.

Pourquoi me criez-vous ?

arnolphe.

J’ai grand tort en effet !

agnès.

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

arnolphe.

Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

agnès.

C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme : J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché qu’il se faut marier pour ôter le péché.

arnolphe.

Oui. Mais pour femme, moi, je prétendais vous prendre ; Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

agnès.

Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous, il est plus pour cela selon mon goût que vous. Chez vous le mariage est fâcheux et pénible, Et vos discours en font une image terrible ; Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs, que de se marier il donne des désirs.

arnolphe.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

agnès.

Oui, je l’aime.

arnolphe.

Et vous avez le front de le dire à moi-même !

agnès.

Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

arnolphe.

Le deviez-vous aimer, impertinente ?

agnès.

Hélas ! Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ; Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

arnolphe.

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

agnès.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

arnolphe.

Et ne savez-vous pas que c’était me déplaire ?

agnès.

Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

arnolphe.

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui ! Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

agnès.

Vous ?

arnolphe.

Oui.

agnès.

Hélas ! non.

arnolphe.

Comment, non !

agnès.

Voulez-vous que je mente ?

arnolphe.

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

agnès.

Bon Dieu ! ce n’est pas moi que vous devez blâmer : Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ? Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

arnolphe.

Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ; Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

agnès.

Vraiment il en sait donc là-dessus plus que vous, car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

arnolphe


à part. Voyez comme raisonne et répond la vilaine ! Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ? Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi, là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme. Puisqu’en raisonnements votre esprit se consomme, la belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

agnès.

Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.

arnolphe (bas à part.) Elle a de certains mots où mon dépit redouble. (Haut.) Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir, Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

agnès.

Je ne vous en ai pas de si grandes qu’on pense.

arnolphe.

N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

agnès.

Vous avez là-dedans bien opéré vraiment, et m’avez fait en tout instruire joliment ! Croit-on que je me flatte, et qu’enfin dans ma tête je ne juge pas bien que je suis une bête ? Moi-même j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis, je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

arnolphe.

Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte, Apprendre du mondin quelque chose ?

agnès.

Sans doute. C’est de lui que je sais ce que je peux savoir, et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

arnolphe.

Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmande ma main de ce discours ne venge la bravade. J’enrage quand je vois sa piquante froideur, et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

agnès.

Hélas ! vous le pouvez, si cela vous peut plaire.

arnolphe (à part,) Ce mot et ce regard désarme ma colère et produit un retour de tendresse de cœur Qui de son action efface la noirceur. Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses les hommes soient sujets à de telles faiblesses ! Tout le monde connaît leur imperfection ; Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ; Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ; Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile, rien de plus infidèle : et malgré tout cela dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. (À agnès.) Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse, je te pardonne tout et te rends ma tendresse ; Considère par là l’amour que j’ai pour toi, et, me voyant si bon, en revanche aime-moi.

agnès.

Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire : Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ?

arnolphe.

Mon pauvre petit cœur, tu le peux, si tu veux. Écoute seulement ce soupir amoureux, vois ce regard mourant, contemple ma personne, et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne. C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi, et tu seras cent fois plus heureuse avec moi. Ta forte passion est d’être brave et leste, tu le seras toujours, va, je te le proteste ; Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai, je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ; Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire : Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire. (Bas à part.) Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ! (Haut.) Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler : Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ? Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux, je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

agnès.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme : horace avec deux mots en ferait plus que vous.

arnolphe.

Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux. Je suivrai mon dessein, bête trop indocile, et vous dénicherez à l’instant de la ville. Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ; Mais un cul de couvent me vengera de tout.


Scène V

.


arnolphe, agnès, alain.

alain.

Je ne sais ce que c’est, monsieur ; mais il me semble qu’ agnès

et le corps mort s’en sont allés ensemble.

arnolphe.

La voici. Dans ma chambre allez me la nicher. (A part.) Ce ne sera pas là qu’il la viendra chercher. Et puis, c’est seulement pour une demi-heure. Je vais, pour lui donner une sûre demeure, (À alain}}.) Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux, Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux. Peut-être que son âme, étant dépaysée, Pourra de cet amour être désabusée.


Scène VI


horace,

arnolphe.
horace.

Ah ! je viens vous trouver, accablé de douleur. Le ciel, seigneur arnolphe, a conclu mon malheur ; Et, par un trait fatal d’une injustice extrême, On me veut arracher de la beauté que j’aime. Pour arriver ici mon père a pris le frais ; J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici près : Et la cause, en un mot, d’une telle venue, Qui, comme je disais, ne m’était pas connue, C’est qu’il m’a marié sans m’en écrire rien, Et qu’il vient en ces lieux célébrer ce lien. Jugez, en prenant part à mon inquiétude, S’il pouvait m’arriver un contre-temps plus rude. Cet enrique dont hier je m’informais à vous Cause tout le malheur dont je ressens les coups : 11 vient avec mon père achever ma ruine, Et c’est sa fille unique à qui l’on me destine. J’ai dès leurs premiers mots pensé m’évanouir : Et d’abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr, Mon père ayant parlé de vous rendre visite, L’esprit plein de frayeur, je l’ai devancé vite. De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir De mon engagement qui le pourrait aigrir ; Et tâchez, comme en vous il prend grande créance, De le dissuader de cette autre alliance.

arnolphe Oui.

horace.

Conseillez-lui de différer un peu, Et rendez en ami ce service à mon feu.

arnolphe.

Je n’y manquerai pas.

horace.

C’est en vous que j’espère.

arnolphe.

Fort bien.

horace.

Et je vous tiens mon véritable père. Dites-lui que mon âge… Ah ! je le vois venir ! Écoutez les raisons que je vous puis fournir.



Scène VII


enrique, oronte, chrysalde,horace, arnolphe


(horace et arnolphe se retirent dans un coin du théâtre et parlent bas ensemble.)

enrique

chrysalde.) Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu paraître, Quand on ne m’eût rien dit, j’aurais su vous connaître. J’ai reconnu les traits de cette aimable sœur Dont l’hymen autrefois m’avait fait possesseur ; Et je serais heureux si la parque cruelle M’eût laissé ramener cette épouse fidèle, Pour jouir avec moi des sensibles douceurs De revoir tous les siens après nos longs malheurs. Mais, puisque du destin la fatale puissance Nous prive pour jamais de sa chère présence, Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter Du seul fruit amoureux qui m’en ait pu rester. Il vous touche de près, et sans votre suffrage J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage. Le choix du fils d’oronte est glorieux de soi ; Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.

chrysalde.

C’est de mon jugement avoir mauvaise estime, Que douter si j’approuve un choix si légitime.

arnolphe


(à part à horace.) Oui, je veux vous servir de la bonne façon.

horace

( à part à arnolphe. ) Gardez encore un coup…

arnolphe


( à horace. ) N’ayez aucun soupçon. (arnolphe quitte horace pour aller embrasser oronte.)

oronte

( à arnolphe.) Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse !

arnolphe.

Que je sens à vous voir une grande allégresse !

oronte.

Je suis ici venu ..

arnolphe.

Sans m’en faire récit, je sais ce qui vous mène.

oronte.

On vous l’a déjà dit ?

arnolphe.

Oui.

oronte.

Tant mieux.

arnolphe.

Votre fils à cet hymen résiste, et son cœur prévenu n’y voit rien que de triste : Il m’a même prié de vous en détourner. Et moi, tout le conseil que je vous puis donner, c’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère, et de faire valoir l’autorité de père. Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens, et nous faisons contre eux à leur être indulgents.

horace

(à part.) Ah ! traître !

chrysalde.

Si son cœur a quelque répugnance, je tiens qu’on ne doit pas lui faire résistance. Mon frère, que je crois, sera de mon avis.

arnolphe.

Quoi ! se laissera-t-il gouverner par son fils ? Est-ce que vous voulez qu’un père ait la mollesse De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ? Il serait beau vraiment qu’on le vît aujourd’hui prendre loi de qui doit la recevoir de lui ! Non, non : c’est mon intime ; et sa gloire est la mienne : Sa parole est donnée ; il faut qu’il la maintienne ; Qu’il fasse voir ici de fermes sentiments, et force de son fils tous les attachements.

oronte.

C’est parler comme il faut ; et.dans cette alliance c’est moi qui vous réponds de son obéissance.

chrysalde


arnolphe.) Je suis surpris, pour moi, du grand empiriquement vous me faites voir pour cet engagement, et ne puis deviner quel motif vous inspire…

arnolphe.

Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.

oronte.

Oui, oui, seigneur arnolphe, il est…

chrysalde.

Ce nom Faigrit, C’est monsieur de la Souche ; on vous l’a déjà dit.

arnolphe.

Il n’importe.

horace

(à part.) Qu’entends-je !

arnolphe


(se tournant vers horace. ) Oui, c’est là le mystère, et vous pouvez juger ce que je devais faire.

horace , (à part.) En quel trouble…



Scène VIII


enrique, oronte, chrysalde, horace, arnolphe, georgette


georgette.

Monsieur, si vous n’êtes auprès, nous aurons de la peine à retenir agnès, Elle veut à tous coups s’échapper, et peut-être qu’elle se pourrait bien jeter par la fenêtre.

arnolphe.

Faites-la-moi venir ; aussi bien de ce pas (À horace.) Prétends-je l’emmener. Ne vous en fâchez pas : Un bonheur continu rendrait l’homme superbe ; Et chacun a son tour, comme dit le.proverbe.

horace

(à part.) Quels maux peuvent, ô ciel ! égaler mes ennuis ? Et s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis ?

arnolphe

(à oronte.) Pressez vite le jour de la cérémonie, j’y prends part ; et déjà moi-même je m’en prie.

oronte.

C’est bien là mon dessein.


Scène IX


agnès, oronte, enrique, arnolphe, horace, chrysalde, alain, georgette


arnolphe (à Agnès.) Venez, belle, venez, qu’on ne saurait tenir, et qui vous mutinez, voici votre galant, à qui, pour récompense, Vous pouvez faire une humble et douce révérence. (À Orace.) Adieu. L’événement trompe un peu vos souhaits : Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.

agnès.

Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?

horace.

Je ne sais où j’en suis, tant ma douleur est forte.

arnolphe.

Allons, causeuse, allons !

agnès.

Je veux rester ici.

oronte.

Dites-nous ce que c’est que ce mystère-ci : Nous nous regardons tous sans le pouvoir comprendre.

arnolphe.

Avec plus de loisir je pourrai vous l’apprendre. Jusqu’au revoir.

oronte.

Où donc prétendez-vous aller ? Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.

arnolphe.

Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure, d’achever l’hyménée.

oronte.

Oui : mais pour le conclure, si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit, que vous avez chez vous celle dont il s’agit, la fille qu’autrefois de l’aimable Angélique sous des liens secrets eut le seigneur Enrique ? Sur quoi votre discours était-il donc fondé.

chrysalde.

Je m’étonnais aussi de voir son procédé.

arnolphe.

Quoi ?

chrysalde.

D’un hymen secret ma sœur eut une fille dont on cacha le sort à toute la famille.

oronte.

Et qui, sous de feints noms, pour ne rien découvrir, par son époux aux champs fut donnée à nourrir.

chrysalde.

Et, dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre, l’obligea de sortir de sa natale terre.

oronte.

Et d’aller essuyer mille périls divers dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.

chrysalde.

Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie avaient pu lui ravir l’imposture et l’envie.

oronte.

Et, de retour en France, il a cherché d’abord celle à qui de sa fille il confia le sort.

chrysalde.

Et cette paysanne a dit avec franchise qu’en vos mains à quatre ans elle l’avait remise.

oronte.

Et qu’elle l’avait fait, sur votre charité, par un accablement d’extrême pauvreté.

chrysalde.

Et lui, plein de transport et l’allégresse en l’âme, a fait jusqu’en ces lieux conduire cette femme.

oronte.

Et vous allez enfin la voir venir ici pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

chrysalde


arnolphe.) Je devine à peu près quel est votre supplice : Mais le sort en cela ne vous est que propice. Si n’être point cocu vous semble un si grand bien, ne vous point marier en est le vrai moyen.

arnolphe (s’en allant tout transporté et ne pouvant parler.) Ouf !



Scène X


enrique, oronte, chrysalde, agnès, horace


oronte.

D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?

horace.

Ah ! mon père, vous saurez pleinement ce surprenant mystère. Le hasard en ces lieux avait exécuté Ce que votre sagesse avait prémédité. J’étais, par les doux nœuds d’une amour mutuelle, engagé de parole avec que cette belle ; Et c’est elle en un mot que vous venez chercher, et pour, qui mon refus a pensé vous fâcher.

enrique Je n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue, Et mon âme depuis n’a cessé d’être émue. Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.

chrysalde.

J’en ferais de bon cœur, mon frère, autant que vous ; Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guère. Allons dans la maison débrouiller ces mystères, payer à notre ami ses soins officieux, et rendre grâce au ciel fait tout pour le mieux.


Fin

  1. Voyez ci-après l’introduction de la Critique et celle de l’Impromptu.
  2. Henriette d’Angleterre, première femme de Monsieur, frère de Louis XIV, petite-fille de Henri IV dont l’oraison funèbre a été prononcée par Bossuet. Elle mourut à Saint-Cloud le 30 juin 1670, à l’âge de vingt-six ans.
  3. La Critique de l’École des femmes, jouée le 1er juin 1663.
  4. L’abbé Dubuisson. Voyez plus loin, Préface de la Critique.