L’Écho des jeunes, novembre 1891/En bémol

Sous la direction de Alex. Gerbée (p. 6-9).

EN BÉMOL


« Pas la couleur, mais rien que la nuance.
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor. »

Paul Verlaine.


I


— La courtisane féline, la courtisane lascive, de ses yeux étranges, dont les iris d’or vert, prometteurs de voluptés inconnues, mystérieusement luisent sous la trame légère des cils demi-baissés ; la courtisane belle, aux lèvres rougies, fixement regarde l’éphèbe, qui balbutie, tremblant, de naïves et saintes litanies d’amour.

— Dans le boudoir tendu de soie bleue, aux teintes claires d’aigue-marine et de saphir, où, sur l’étoffe, s’effeuillent des pivoines d’argent, plane la frêle remembrance d’un parfum étrange, évanoui, de senteurs vaguement hiératiques, que nuance faiblement l’agonie de jacinthes mourantes, pâmées en une coupe de cristal.

— Il est blond comme les blés qui frissonnent aux soleils d’été, rose et diaphane comme les roses et diaphanes nuées qui voguent dans les cieux assombris et encore lumineux, aux crépuscules d’automne. Il est beau de toute sa jeunesse, de la pure et délicate harmonie de ses formes d’adolescent.


Il la prie…


II


Elle sourit…


— La courtisane pâle, aux hanches de canéphore, en l’écroulement des étoffes chatoyantes, la rutilance de draperies pourpres saignant à ses flancs éburnéens, laisse étinceler l’orient merveilleux de ses dents, dont la cruelle blancheur attire. Elle s’attarde ainsi, muette, presque dédaigneuse, encore qu’énigmatique, et surtout charmeresse incomparable.

— Et lui « Ô Femme, méchante, insensible, et rebelle à mes prières, je voudrais te haïr, car je t’aime, hélas ! à mourir… et un de tes regards glauques me désarme. Devant ton impassibilité d’idole, il me vient des désirs fauves de brute : il me semble que ce me serait une âcre et forte jouissance de déchirer tes membres frêles, d’épandre sur le satin de tes chairs un peu de ce rubis qui est ton sang ; et, enroulant les tresses nombreuses de tes cheveux resplendissants autour de mon poignet, de te traîner sur les tapis tièdes, demi-nue, hurlante, martyrisée par une agonie lente, dont je m’éjouirais…

— « Mais ces folles colères s’apaisent, à la seule vue de Toi. Ah ! quels sortilèges, quels invisibles maléfices me font donc entendre parler ton cœur vide, ton froid, ton implacable cœur, alors que se tait ta bouche menteuse, et que l’écarlate silencieux de tes lèvres semble m’être d’un bienveillant accueil ? Ne sens-tu donc pas que je souffre… et de quelles tortures, Dieu ! »


Or, des larmes vinrent
aux yeux…


III


Qu’elle effaça pieusement,
de ses doigts roses…


— Avec des mouvements gracieux, semblant des envolées d’ailes blanches, elle caressa les paupières meurtries, qui bientôt demeurèrent baissées, se laissant clore par la douce berceuse. Ses traits se détendirent en un sourire heureux ; il joignit les mains, écoutant, extasié.

— « Je t’aime, disait-elle — et sa voix passait, dans l’air embaumé, plus douce que les brises murmurantes et plaintives frissonnant, aux soirs d’été, par les saules tremblants — je t’aime, entends-le bien, cruel enfant qui doutes, je t’aime, oh ! plus que je ne puis te dire…

— « Je voudrais t’emporter loin d’ici, de partout, dans un pays de rêve, aux horizons vermeils, où nous serions heureux. Seuls. Et les soleils mourants, comme les jeunes soleils, nous verraient toujours beaux, toujours purs, nous aimant. Loin de nous la Vieillesse, la Mort s’en iraient, détournant la tête, nous laissant aux Baisers. Les nuits s’empliraient de parfums ; les harmonies de souffles invisibles, bruissant dans les ramures, flotteraient dans leur ombre. Puis des flambées d’étoiles s’allumeraient aux cieux, comme des torches nuptiales, versant sur nous, par les espaces radieux, des ondes de lumière… »

— Droite, elle parlait, transfigurée d’amour, la courtisane pâle, aux lèvres rouges, prêtresse d’idéal, dont un rai de soleil, glissant à travers les tentures mal jointes, auréolait d’un nimbe d’or le profil, aux lignes impeccables de marbre grec.


Près d’elle, un grand lys se penchait,
achevant de vivre.


IV


De la fleur pure, un frêle arôme monta,
s’exhalant, comme le dernier soupir
d’une vierge.


— Plus triste alors, avec un sourire navré, elle reprit « Ce que je t’ai dit là… folles chimères ! Vois-tu, enfant, il ne faut pas m’aimer. Tu as peut-être au tréfonds de ton cœur de saintes illusions. Tu ne sais pas encore le Mal : tu espères, tu crois. Je ne veux pas qu’un jour de souvenirs mauvais, tu penses : Celle-ci a pris mon âme. Je la lui avais donnée, naïve et confiante. Elle, la très perverse, la très cruelle, la Femme menteuse m’a laissé, après m’avoir douloureusement meurtri, virant aux souffles froids des doutes, désespéré, errant sans but dans la vie, en maudissant la néfaste initiatrice… »

Brusquement, il se leva ; des reproches en les yeux, il lui ferma la bouche d’un baiser. Dans son rapide mouvement, il avait brisé la tige du grand lys, qui tomba, s’abattant avec un bruit mat.

— Dans le boudoir tendu de soie bleu, aux nuances claires d’aigue-marine et de saphir, où, sur l’étoffe, s’effeuillent des pivoines d’argent, plane la frêle remembrance d’un parfum étrange évanoui, de senteurs hiératiques…


Gaston Danville.