L’Ève future/Livre 6/07

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 331-333).


VII

Luttes avec l’Ange


Le Positivisme consiste à oublier, comme inutile, cette inconditionnelle et seule vérité, ― que la ligne qui nous passe sous le nez n’a ni commencement ni fin.
Quelqu’un.


Après un silence, Hadaly, de plus en plus impressionnante, reprit :

― Tout à coup l’actuelle Nature, alarmée de ces approches ennemies, accourt, bondit et te rentre dans le cœur, en vertu de ses droits formels non encore prescrits. ― Secouant, pour t’étourdir, les logiques et sonores anneaux de ta Raison, comme on secoue le hochet d’un enfant pour le distraire, elle se rappelle en toi. ― Ton angoisse ?… va, c’est elle ! c’est elle seule qui, sentant bien sa misère en présence de cet autre monde imminent, se débat pour que tu te réveilles tout à fait, ― c’est-à-dire, pour que tu te retrouves en elle, ― car ton organisme en fait partie, encore, ― et pour que tu refoules, par cet acte même, tes hôtes merveilleux en dehors de son grossier domaine ! Ton « Sens-Commun ? » Mais c’est le filet de rétiaire dont elle t’enveloppe pour paralyser ton essor lumineux, pour se sauvegarder et te reconquérir, toi, son prisonnier qui t’évadais ! Ton sourire, ― une fois les murs de ton cachot reconnus, une fois bien payé de ses obscurs prétextes, ― c’est le signe de son illusoire triomphe du moment, lorsque, tout persuadé de sa pauvre réalité, te voici replongé et limité de nouveau dans ses leurres.

Ainsi, te rendormant, tu as dissipé, en effet, autour de toi, les précieuses présences évoquées, les parentés futures, inévitables, reconnues ! Tu as banni d’autour de toi les solennelles et réflexes objectivités de ton Imaginaire ; tu as révoqué en doute ton Infini sacré. Quelle est ta récompense ? Oh ! te voici tranquillisé !

Tu t’es retrouvé sur la Terre… ― rien que sur cette terre tentatrice, qui toujours te décevra, comme elle a déçu tes devanciers ! rien que sur cette terre, où, naturellement, revus de mémoire et avec des regards redevenus purement rationnels, ces salubres prodiges ne te semblent plus que nuls et vains. ― Tu te dis : ― « Ce sont là des choses du sommeil ! des hallucinations !… » ― que sais-je ? Et, te payant ainsi du poids de quelques mots troubles, tu amoindris étourdiment en toi-même le sens de ton surnaturel. À l’aurore suivante, accoudé à la fenêtre ouverte aux airs purs du matin, le cœur joyeux, rassuré par ce traité de paix douteuse avec toi-même, tu écoutes au loin le bruit des vivants (tes semblables !) qui s’éveillent aussi et vont à leurs affaires, ivres de Raison, affolés par toutes les soifs de leurs sens, éblouis par toutes les boîtes de jouets dont se paye l’âge mûr de l’Humanité qui entre en son automne.

Oubliant, alors, de quels droits d’aînesse inestimables tu payes, toi-même, en ta conscience, chaque lentille de ce plat maudit que t’offrent, avec de froids sourires, ces martyrs, toujours déçus, du Bien-être, ― ces insoucieux du Ciel, ces amputés de la Foi, ces déserteurs d’eux-mêmes, ces décapités de la notion du Dieu dont la Sainteté infinie est inaccessible à leur mensongère corruption mortelle, voici que tu regardes, toi aussi, avec une complaisance d’enfant ébloui, cette glaciale planète qui roule la gloire de son antique châtiment dans l’Étendue ! Voici qu’il te semble pénible et nul de te souvenir que, ― sous quelques tours, à peine révolus dans l’attract circulaire de ce soleil déjà piqué, lui-même, des taches de la mort, ― tu es appelé à quitter pour jamais cette bulle sinistre, aussi mystérieusement que tu y es apparu ! Et voici qu’elle te représente maintenant le plus clair de tes destinées.

Et, non sans quelque sceptique sourire encore, tu finis par saluer en ta Raison d’une heure, ― toi qui sors d’un grain de blé, ― la Législatrice « évidente » de l’inintelligible, informe et inévitable Infini.