L’Âme enchantée/L’Été/Partie 1

Ollendorff (2p. 1-148).
L’Été


PREMIÈRE PARTIE


Dans le demi-jour de la chambre aux volets tirés, assise sur son lit, d’un peignoir blanc vêtue, Annette souriait. Sa chevelure défaite, qu’elle venait de laver, lui couvrait les épaules. Par la fenêtre ouverte, s’étalait immobile la chaleur d’or d’un après-midi d’août ; sans le voir, on sentait au dehors la torpeur du jardin de Boulogne, dormant sous le soleil. Annette participait à cette béatitude. Elle pouvait rester des heures, étendue, sans bouger, sans penser, sans besoin de penser. Il lui suffisait de savoir qu’elle était deux ; et elle ne faisait même pas l’effort de causer avec le « tout-petit » qui était en elle, parce qu’(elle en était sûre) il sentait ce qu’elle sentait, ils s’entendaient sans parler. Des ondes de tendresse passaient dans la somnolence heureuse de son corps. Et puis, elle replongeait dans le sourire endormi.

Mais si l’esprit était assoupi, les sens avaient gardé une merveilleuse clairvoyance, ils suivaient au fil des instants les plus fines vibrations de l’air et de la lumière… Une suave odeur de fraise dans le jardin… Elle s’en délectait, du nez et de la langue. Son oreille amusée goûtait les moindres bruits, les feuilles frôlées par un souffle, le sable foulé par un pas, une voix dans la rue, une cloche qui sonnait vêpres. Et le grondement qui monte de la grande fourmilière : Paris en 1900… L’été de l’Exposition. Dans la cuve du Champ de Mars, fermentaient au soleil des milliers de grappes humaines… Assez loin, assez près du monstrueux bouillonnement pour sentir sa présence et pour être protégée, Annette jouissait, par contraste, de l’ombre et de la paix du nid. Vaines agitations ! La vérité habite en moi…

Son ouïe, subtile et distraite, comme celle d’un chat, happait l’un après l’autre tous les bruits qui passaient, et paresseusement les laissait retomber ; elle saisit, à l’étage au-dessous, le timbre de la porte d’entrée, et reconnut les petits pas de Sylvie, toujours courante. Annette eût mieux aimé rester seule. Mais elle était si solidement installée dans sa félicité que, n’importe qui viendrait, rien ne pourrait la troubler.

Il y avait huit jours seulement que Sylvie était avertie. Depuis le printemps dernier, elle était restée sans nouvelles de sa sœur. Une aventure personnelle, sans beaucoup l’émouvoir, l’avait assez occupée pour ne pas lui laisser remarquer la longueur du silence. Mais quand, l’affaire liquidée, elle s’était retrouvé l’esprit libre et le temps d’y songer, elle commença de s’inquiéter. Elle vint aux nouvelles, chez la tante de Boulogne. Elle fut bien surprise d’apprendre qu’Annette était revenue, et depuis si longtemps. Elle se disposait à rabrouer l’oublieuse ; mais Annette lui ménageait d’autres sujets d’étonnement : avec une émotion voilée, elle lui avait conté tout uniment l’histoire. Sylvie eut grand peine à l’écouter jusqu’au bout. Qu’Annette, la sage Annette, eût fait cette folie et qu’elle se refusât ensuite au mariage, non, ça, c’était inouï, elle ne le tolérerait pas !… Cette petite Lucrèce était scandalisée. Elle s’emporta contre Annette, elle la traita d’insensée. Annette restait paisible. Il était évident que rien ne la ferait changer. Sylvie sentait qu’elle n’avait aucune prise sur cette entêtée : elle l’aurait bien battue !… Mais le moyen d’en vouloir à cette chère figure, qui vous écoutait dire, avec un sourire désarmant ! Et puis, le charme secret de cette maternité… Sylvie la maudissait, comme une mauvaise chance. Mais elle était trop femme pour n’en pas être attendrie…

Et aujourd’hui encore, elle venait, décidée à bousculer Annette, à avoir enfin raison de sa stupide résistance, à l’obliger à demander le mariage, — sinon… « sinon, je me fâche !… » Elle entra, en coup de vent. Elle sentait la poudre de riz et de bataille. Et, pour se mettre en train, avant de dire bonjour, elle grondait contre cette folie de passer ses journées, enfermée dans le noir. Mais aussitôt qu’elle vit les yeux heureux d’Annette, qui lui tendait les bras, elle courut à elle et elle l’embrassa. Elle continuait de gronder :

— Folle ! La folle ! Archi-folle !… Avec ses grands cheveux sur son long peignoir blanc, elle se donne l’air d’un ange… Hein ! comme on serait trompé !… Sainte-nitouche ! Petit chenapan !…

Elle la secouait. Annette se laissait faire, d’un air las et content. Sylvie s’arrêta au milieu de sa chanson, lui prit le front entre les mains, lui écarta les cheveux :

— Elle est fraîche, elle est rose, jamais je ne lui ai vu d’aussi belles couleurs. Et cette mine triomphante ! Il y a de quoi ! Tu n’as pas honte ?

— Pas la moindre ! fit Annette. Je suis heureuse, comme je ne l’ai jamais été. Et si forte, si bien ! Pour la première fois de ma vie, je me sens complète, je ne cherche plus rien. Ce désir d’un enfant qui va être rempli date de si loin dans ma vie ! Depuis que j’étais enfant moi-même… oui, je n’avais pas sept ans… j’en rêvais déjà.

— Tu es une menteuse, dit Sylvie. Il n’y a pas six mois, tu me disais que jamais tu n’avais connu la vocation de la maternité.

— Tu crois ? J’ai dit cela, vraiment ? fit Annette, déconcertée. C’est vrai, j’ai dit cela. Je n’ai pourtant pas menti, ni maintenant, ni alors… Comment expliquer ? Je n’invente pas. Je me souviens très bien.

— Je connais cela, dit Sylvie. Quand j’ai une toquade, je me souviens aussitôt que depuis que je suis née, je n’ai jamais voulu que ça.

Mais Annette faisait une moue mécontente :

— Non, tu ne comprends pas. C’est ma vraie nature, celle que je sens aujourd’hui, elle a toujours été ; mais je n’osais pas me l’avouer, avant que l’heure fût venue ; j’avais peur d’être déçue. Maintenant… ah ! maintenant, je vois que c’est encore plus beau que ce que j’espérais… Et c’est moi tout entière. Je ne veux rien de plus…

— Quand tu voulais Roger, ou Tullio, dit Sylvie malignement, tu ne voulais rien de plus…

— Ah ! tu ne comprends rien !… Est-ce que cela peut se comparer ? Quand j’aimais — (ce que vous appelez : « aimer » ), — ce n’est pas moi qui voulais, j’étais forcée… Comme j’ai souffert de cette force qui me tenait, sans que je pusse résister ! Combien de fois j’ai prié, pour en être délivrée !… Et voilà que, justement, lui, lui, mon tout-petit, il est venu à mon secours, lorsque je me débattais dans les liens de cette souffrance que l’on appelle : amour, il est venu, il m’a sauvée… Mon petit libérateur !…

Sylvie se mit à rire. Elle n’avait rien compris aux raisons de sa sœur. Mais elle n’avait pas besoin de raisons pour comprendre son instinct maternel : là-dessus, les deux sœurs seraient toujours d’accord. Elles entamèrent un tendre bavardage sur le petit inconnu — (serait-il homme ou femme ?) — et sur les mille riens, graves et futiles, qui ont trait à sa venue, et dont une femme n’est jamais lasse de babiller.

Elles causaient ainsi depuis longtemps, quand Sylvie se souvint qu’elle était venue pour faire la leçon, et non pour chanter un duo. Elle dit :

— Annette, assez de folies ! Il y a temps pour tout. Roger te doit le mariage. Et tu dois l’exiger.

Annette fit un geste lassé.

— Pourquoi revenir là-dessus ? Je t’ai dit que Roger me l’a offert, et que j’ai refusé.

— Eh bien, quand on a été sot, il faut savoir le reconnaître et changer.

— Je n’ai aucune envie de changer.

— Pourquoi ne veux-tu pas ? Cet homme, tu l’aimais. Je suis sûre que tu l’aimes encore. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Annette ne voulait pas répondre. Sylvie insistait, cherchant indiscrètement au désaccord des raisons d’ordre intime. Annette eut un mouvement violent. Sylvie la regarda, et fut stupéfiée. Annette avait la bouche méchante, le sourcil froncé, l’œil irrité.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien, fit Annette, se détournant avec emportement. Sylvie venait de réveiller une blessure, qu’elle voulait oublier. Par une contradiction, qu’elle n’aurait pu expliquer, et qui sortait du fond de la nature, elle qui se réjouissait de la venue de l’enfant, elle en voulait à l’homme qui le lui avait donné, elle ne se pardonnait pas la surprise de ses sens et l’émotion qui l’avait ainsi livrée, — elle ne les pardonnait pas à celui qui en avait profité. Cette révolte de l’instinct avait été la vraie raison cachée — (à elle comme aux autres) — de sa fuite loin de Roger, et de son refus de le revoir. Au fond, elle le haïssait. Elle le haïssait de ce qu’elle l’avait aimé. Mais comme son intelligence était loyale, elle refoulait ces instincts qu’elle jugeait mauvais. Pourquoi Sylvie la forçait-elle à en prendre conscience ?…

Sylvie la regardait, et elle n’insista point. Annette, reprenant son calme, honteuse de ce qu’elle avait laissé voir, vu elle-même, et, tâchant de se donner le change, dit d’une voix tranquille :

— Je ne veux pas me marier. Je ne suis pas faite pour ces liens exclusifs. Tu me diras que des millions de femmes s’en accommodent, que je m’en exagère le sérieux. Mais je suis ainsi, je prends tout au sérieux. Si je me donne, je me donne trop ; et alors, j’étouffe ; il me semble que je me noie, avec une pierre au cou. Peut-être que je ne suis pas assez forte ! Ma personnalité n’est pas affermie. Des liens trop intimes — des lianes — me sucent mon énergie ; et il ne m’en reste plus assez pour moi. Je m’évertue à plaire à « l’autre », à ressembler à l’image de ce qu’il voudrait que je fusse ; et cela finit mal : car à trop renoncer à sa nature, on perd le respect de soi, et l’on ne peut plus vivre ; ou bien, on se révolte, et on fait souffrir… Non, je suis une égoïste, Sylvie. Je suis faite pour vivre seule.

(Mais bien qu’elle ne mentît point, elle ne disait que les prétextes qui lui masquaient la vérité.)

— Tu m’amuses, dit Sylvie. Tu es la femme la moins faite pour te passer d’amour.

— Je le hais, dit Annette. Mais il ne m’atteindra plus, maintenant. Je suis à l’abri.

— Bel abri ! fit Sylvie. Il ne t’abritera de rien du tout ; et c’est toi qui devras l’abriter. Toi qui ne veux pas te lier, est-ce que tu as réfléchi à l’entrave qu’il sera pour toi, ce petit paquet ?

— Le bonheur ! Avoir les bras remplis, ces bras si longtemps vides !

— Tu parles, avant de savoir. Qui l’élèvera ?

— Moi.

— Et le père ? Il a des droits sur son enfant.

Une nouvelle vague irritée passa sous les sourcils… Des droits ! Des droits sur son enfant !… Son enfant ! L’enfant de cet homme, de cette minute aveugle, qu’il a déjà oubliée, et qui me lie pour la vie !… Jamais !… Mon enfant, à moi !… Elle dit :

— Mon fils n’est qu’à moi.

— Il sera à qui il lui plaira.

— Oh ! je sais qu’il lui plaira…

— Séductrice !… Et si pourtant, un jour, il te reprochait de l’avoir privé d’un père !

— Je remplirai son cœur si bien qu’il n’y restera pas la plus minime place pour les regrets d’un autre.

— Tu es un monstre d’égoïsme.

— Je l’ai dit.

— Tu seras punie.

— Eh bien, tant pis pour moi, si je ne m’en fais pas aimer ! Rien ne pourra empêcher que je ne l’aime et qu’il ne soit moi.

— Si tu l’aimes vraiment, tu dois penser d’abord à son avenir. Bien d’autres se sont obligées, dans l’intérêt de l’enfant, à subir un mariage déplaisant…

— Tu me révoltes, dit Annette, en me vantant ces femmes qui se condamnent à un mariage de mensonge, et quelquefois de haine, par amour pour l’enfant. Tu me rappelles cette mère qui disait à sa fille qu’elle avait subi pour elle un enfer, en restant mariée. La fille lui répondit : « Pensais-tu que l’enfer fût un bon foyer pour un enfant ? »

— L’enfant a besoin d’un père.

— Comment font-ils, donc, les milliers qui s’en passent ? Combien ne l’ont pas connu ! Combien, l’ayant perdu dans leur petite enfance, ont été élevés seulement par leur mère ! Sont-ils inférieurs aux autres ? L’enfant a besoin d’un amour qui le couve. Pourquoi le mien ne suffirait-il pas ?

— Tu préjuges de tes forces. Sais-tu ce qui t’attend ?

— Je le sais, je le sais ! Autour de mon cou, les petits bras d’un enfant.

— Et sais-tu de quel prix le monde te le fera payer ? Il vaudrait mieux pour toi être une femme mariée quatre fois adultère que ce qu’ils flétrissent du nom de fille-mère. Oser assumer les peines et les charges de la maternité, sans avoir, au préalable, subi l’estampille de leur mariage officiel, mais cela ne se pardonne pas à une femme de leur classe !… Passe pour moi ! Ce que nous faisons, nous autres, de notre corps, n’est pas de conséquence. Et même, ils y trouvent leur compte, tes bourgeois ; aussi, les voit-on prêts à célébrer, comme dans Louise, l’amour libre, chez les filles du peuple. Mais une fille bourgeoise est une chasse réservée. Tu es leur propriété. On peut bien t’acheter par contrat, devant notaire ; tu ne peux pas te donner, à la face du ciel, et dire : « C’est mon droit. » Où irions-nous, grand Dieu ! si la propriété se révoltait contre son maître, et disait : « Je suis libre. Vienne qui plante !… »

Car, même indignée, Sylvie ne pouvait parler sérieusement.

Annette sourit, et dit :

— Les mœurs sont faites par l’homme. Je sais. Il condamne la femme qui ose avoir ses enfants, en dehors du mariage, sans se vouer pour la vie au père de ses enfants. Et pour beaucoup de femmes, c’est là un esclavage, car elles n’aiment pas leur mari. Beaucoup resteraient libres et seules avec leurs petits, si elles étaient braves. Je tâcherai de l’être.

Sylvie dit avec pitié :

— Pauvre innocente ! Tu as vécu protégée des duretés de la vie par les doubles fenêtres de cette bourgeoisie qui t’enferme, avec ses préjugés, mais avec ses privilèges. Du jour où tu en sortiras, elle ne te laissera plus rentrer. Et tu verras un peu ce que c’est que la vie !

— Eh bien, Sylvie, c’est juste ; tu dis vrai, j’ai été une privilégiée ; il est bon que j’aie ma part, à mon tour, de ce que vous souffrez.

— Trop tard ! Il faut apprendre, dès l’enfance. À ton âge, on ne peut plus… Heureusement, tu es riche, tu ne connaîtras jamais la peine matérielle. Mais l’autre, la peine morale… Ton clan te rejettera, l’opinion te condamnera, chaque jour tu souffriras de petites avanies… Tu as le cœur tendre et fier. Il saignera.

— Il saignera. On jouit mieux d’un bonheur, quand il faut l’acheter. Je ne veux rien que de sain et d’honnête. L’opinion ne m’effraie pas.

— Et si ton petit en souffre ?

— Ils oseraient ?… Eh bien, nous lutterons ensemble contre ces lâches !

Redressée sur son lit, elle secouait sa chevelure, comme un lion.

Sylvie la considéra, voulut garder sa mine sévère, ne put, rit, haussa les épaules, soupira :

— Pauvre petite folle !…

Annette, câlinement, lui demandait :

— Tu nous aideras ?

Sylvie l’embrassa furieusement. Et elle montra le poing au mur :

— Gare à qui te touche !


Elle partit. Annette, fatiguée de la discussion, retomba dans son rêve. Cette fois, avec sa sœur, la partie était gagnée ! Mais de la conversation, une inquiétude restait, un mot dit par Sylvie… Est-ce que l’enfant, un jour, pourrait lui reprocher ?…

Sur le dos étendue, et ses mains sur son ventre croisées, elle écoutait en elle. En elle, le tout petit commençait à remuer. Annette lui parlait, bouche close, comme souvent. Elle lui demandait si elle faisait bien de le garder pour elle seule ; elle le priait instamment de lui dire si elle avait raison, et s’il était content : car elle ne voulait rien faire, dont il pût la blâmer. — Alors, le tout petit, naturellement, répondit qu’elle faisait bien, et qu’il était content. Il dit qu’il la voulait à lui, à lui seul, et que, pour se vouer à lui, elle devait être libre et vivre seule avec lui. Elle et lui…

Annette rit de bonheur. Son cœur était si plein que la parole se tut. Et, la tête alourdie et grise de sa joie, lasse, elle s’endormit…


Dès que l’état d’Annette commença d’être visible, Sylvie obligea sa sœur à s’éloigner de Paris. C’était le début de l’automne ; les amis en vacances ne tarderaient pas à rentrer. Contrairement à ce qu’on pouvait craindre, Annette n’opposa point de résistance. Elle n’avait pas peur de l’opinion ; mais toute cause de dissentiment, à cette heure, lui eût été intolérable : que rien ne troublât son harmonie !

Elle se laissa conduire par Sylvie à une station de la Côte d’Azur ; mais elle n’y resta point. Elle n’y trouvait pas le recueillement. Le voisinage de la mer lui causait un malaise. Annette était une terrienne ; elle pouvait admirer l’océan, mais elle ne pouvait vivre en familiarité avec lui ; elle subissait la fascination violente de son souffle ; mais ce souffle ne lui était pas bienfaisant : il réveillait en elle trop de troubles cachés, il en faisait surgir qu’elle ne voulait pas connaître… Pas encore ! Pas maintenant !… Il est des êtres qu’on n’aime pas, dit-on, parce qu’on craint de les aimer — (et donc, parce qu’on les aime ?) — Annette se défendait contre la mer, parce qu’elle se défendait contre elle-même, contre une Annette dangereuse, qu’elle tenait à éviter…

Elle remonta vers le nord, près des lacs de Savoie ; et dans une petite ville, au pied des monts, elle prit ses quartiers d’hiver. Sylvie ne fut avertie qu’après installation. Retenue à Paris par son métier, elle ne pouvait faire, de loin en loin, que de brèves visites ; et elle s’inquiéta de savoir Annette seule, dans cet endroit perdu. Mais Annette, en ce temps, ne pouvait se trouver assez seule, ni l’endroit assez perdu. Elle se fût délectée d’un ermitage. Plus sa vie intérieure était riche, plus elle avait besoin d’une atmosphère limpide et sans bruit. Elle ne souffrait pas, comme en jugeait Sylvie, d’être, dans son état, abandonnée à des mains étrangères. D’abord, elle avait tant d’affection à dépenser que nul ne lui semblait étranger ; et comme la sympathie attire la sympathie, à nul elle ne restait une étrangère longtemps. Ce n’était pas que les gens du pays, peu curieux, s’inquiétassent de la connaître. On se saluait, on échangeait, en passant, quelques paroles cordiales, sur le seuil de la porte, ou par-dessus la haie. On se voulait du bien. Sans doute, en cas de besoin, il n’eût pas fallu trop compter sur cette bonne volonté. Mais c’est déjà beaucoup, dans les jours ordinaires : les jours en sont plus légers. Annette s’accommodait mieux de cette bienveillance indifférente de bonnes gens inconnus qui la laissaient en repos, que des soins tyranniques des parents, des amis, qui s’arrogent sur nous des droits de tutelle pesante…

Mi-novembre… Assise près de la fenêtre, elle regardait, en cousant, la neige nouvelle sur les prés et les arbres emperruqués. Mais ses regards revenaient sur une lettre de faire-part… Mariage de Roger Brissot avec une jeune fille du monde politique de Paris : (Annette la connaissait)… Roger n’avait pas perdu de temps. Mesdames Brissot, vexées de la fuite d’Annette, s’étaient hâtées de conclure un autre hymen, avant que la déconvenue de leur fils pût être ébruitée. Et Roger, par dépit, avait ratifié leur choix. Annette ne pouvait s’étonner, ni se plaindre. Elle s’efforçait même de penser qu’elle en était bien aise, pour ce pauvre Roger. Mais la nouvelle la remuait plus qu’elle n’eût voulu. Tant de souvenirs frémissaient dans l’âme et dans la chair ! Et là, dans cette chair, cette vie éveillée par lui… Au fond de l’ombre, les troubles d’autrefois s’agitaient… Non, non, Annette ne permet pas qu’ils ressortent ! Elle éprouve une aversion pour ses fièvres passées. Tout ce qui est sensuel la fatigue… Dégoût, révolte… Et cette animosité… — (Cette fois, elle l’a reconnue !…) — Écho de la haine ancestrale de la femelle contre le mâle qui l’a fécondée…

Elle cousait, elle cousait, elle voulait oublier. Souvent, lorsque, nerveuse, elle voyait venir à l’horizon une dangereuse nuée, elle recourait au moulin à prières : le travail. Elle cousait ; et ses pensées se rangeaient en bon ordre, comme il fallait…

Et ce jour-là encore, elles se rangèrent. Après une demi-heure d’application muette, le souci s’effaça, reparut le sourire ; Annette, relevant son front penché sur l’ouvrage, montra ses yeux apaisés. Et elle dit :

— Qu’il en soit ainsi !

Le soleil riait sur la neige. Annette laissa le travail et s’habilla pour sortir. Elle avait les chevilles et les pieds un peu gonflés ; mais il fallait se forcer à marcher ; et une fois qu’elle était dehors, elle y trouvait plaisir. Car elle promenait avec elle son petit compagnon. Maintenant, il affirmait sa présence. Le soir surtout, il prenait les dimensions du nid, il tâtonnait partout…

— Dieu ! que c’est étroit ! semblait-il dire. Est-ce que cela ne va jamais finir ?…

Et il se rendormait. Le jour, en promenade, il se tenait sage. Mais on eût dit qu’il regardât par les yeux de sa mère. Car à ces yeux, tout semblait neuf. Ô les fraîches couleurs ! La nature venait de les poser sur la toile. Annette en avait aussi de belles sur les joues. Son cœur battait plus fort, et son sang affleurait. Elle jouissait des odeurs, des saveurs ; quand on ne pouvait la voir, elle mangeait un peu de neige, sur le chemin… Délicieux !… Elle se rappelait qu’enfant, elle faisait de même, aussitôt que la bonne ne regardait pas… Elle suçait aussi des tiges de roseaux, humides et gelées : elle en avait, tout le long du gosier, un frisson de gourmandise pâmée ; comme l’étoile de neige sur sa langue, elle fondait de volupté…

Après qu’elle avait, une heure ou deux, marché dans la campagne, sur les routes de neige, seule et double, seule et toute, sous le dois gris du ciel d’hiver, écoutant ramage son petit printemps, elle revenait vers la ville, les joues fouettées par la bise, rouges, les yeux brillants. Elle ne résistait pas, devant la pâtisserie, à l’attrait de quelque friandise, du chocolat, du miel : — (Ce que le petit était gourmand !) — Puis, elle allait s’asseoir, à la tombée du jour, dans l’église, devant un autel, qui était comme le miel, sombre et d’or. Et elle qui ne pratiquait point, elle qui ne croyait point, — (qui croyait ne point croire) — elle restait, jusqu’à ce qu’on fermât les portes, à rêver, prier, aimer. La nuit tombait, les lampes de l’autel, faiblement balancées, attiraient dans le noir les derniers points de lumière. Annette s’engourdissait, frileuse, un peu transie dans sa houppelande de laine, se réchauffant à son soleil. Le calme saint était en elle. Elle rêvait pour l’enfant d’une vie enveloppée de douceur, de silence — et de ses bras d’amour.


Dans les premiers jours de l’année, l’enfant naquit. Un fils. Sylvie arriva juste à temps pour le cueillir. Malgré ses douleurs, qui lui arrachaient parfois un gémissement, mais sans larmes, Annette, intéressée, attentive, un peu déçue, s’étonnait d’assister à l’événement, plus que de le produire. La grande émotion qu’elle attendait n’était pas apparue. — Dès le commencement du travail, on est prise dans un piège. Aucun moyen d’échapper : il faut aller jusqu’au bout. Alors, on se résigne, et on tend toutes ses forces pour y arriver au plus tôt. L’esprit net, mais ses énergies occupées entièrement à soutenir les douleurs. On ne pense guère à l’enfant. Point de place pour les sentiments tendres ou exaltés. Ceux qui remplissaient le cœur, avant, se sont éclipsés. C’est vraiment « le travail », dur, étroit, travail de chair et de muscles, exclusivement physique, sans rien de beau et de bienfaisant… Jusqu’à l’instant libérateur, où l’on sent de son corps glisser le petit corps… Enfin !…

Aussitôt, la joie se rallume. Annette, claquant des dents, épuisée, près de sombrer au fond d’un océan Arctique, tendait ses mains glacées pour saisir et serrer sur ses membres brisés son fruit vivant, — le bien-aimé !


Et maintenant, elle est dédoublée. Non plus deux en un, comme avant. Mais un fragment de soi, détaché dans l’espace, comme un petit satellite, gravitant autour d’un astre, une minuscule valeur additionnelle dont l’effet est immense dans l’atmosphère psychique. Chose étrange que, dans ce nouveau couple formé par la segmentation d’un être, le grand s’appuie sur le petit, plus encore que le petit sur le grand. Ce vagissement était, par sa faiblesse, une force pour Annette. Ô la richesse que donne un aimé qui ne peut se passer de nous !… Annette aux seins durcis, que suçait avidement le petit animal, avidement versait dans le corps de son fils le flot de lait et d’espérance, dont sa poitrine était gonflée.

Alors se déroula le premier cycle émouvant de la vila nuova, cette découverte du monde, qui est vieille comme le monde, et que refait chaque mère, penchée sur le berceau. La veilleuse inlassable guette, le cœur battant, l’éveil de son Bel-au-bois-dormant. Dans ses yeux de saphir, — ces violettes foncées, — Annette se mirait, tant ils étaient brillants. Que voyait-il, ce regard, imprécis et sans bornes, comme le grand œil du ciel, dont on ne peut savoir s’il est vide ou profond ; mais dans la clarté bleue de son cercle, tient le monde… Et quelles ombres subites projettent sur ce pur miroir des nuées de souffrances, des fureurs invisibles, des passions inconnues, venues on ne sait d’où ? Est-ce de mon passé, ou de ton avenir ? L’avers, ou le revers de la même médaille. « Tu es ce que j’ai été. Je suis ce que tu seras. Que seras-tu ? Que suis-je ?… » Annette s’interrogeait dans les yeux de son sphinx. Et regardant cette conscience, d’heure en heure, qui montait de l’abîme, elle revivait, sans le savoir, en cet homunculus, la naissance de l’humanité.

Une à une, le petit Marc ouvrait ses fenêtres sur le monde. Commencèrent à passer sur la surface égale du liquide regard des lueurs plus précises, ainsi qu’un vol d’oiseaux qui cherchent où se poser. Après quelques semaines, sur l’arbuste vivant parut la fleur du sourire. Et puis, dans le buisson, les oiseaux installés se mirent à ramager… Oublié, le cauchemar tragique des premiers jours ! Oubliés, l’épouvante de la terre inconnue, les hurlements de l’être brutalement arraché de l’écorce maternelle, projeté nu et meurtri dans la lumière cruelle !… Le petit homme, rassuré, avait pris possession de la vie. Et il la trouvait bonne. Il l’explorait, palpait et goûtait goulûment de la bouche, des yeux, des pieds, des mains, des reins. Il célébrait sa proie, en jouant émerveillé avec les sons qui sortaient de son flûteau. Une proie de plus : sa voix ! Il s’écoutait chanter. Mais il ne jouissait pas de son chant avec plus de délices que sa mère. Annette s’en grisait. Cette petite voix de ruisseau lui faisait fondre le cœur. Même les cris suraigus où montait l’instrument, lui perçaient le tympan d’une exquise volupté :

— Crie bien fort, mon chéri ! Oui, affirme ta vie !

Il l’affirmait avec une énergie qui n’avait pas besoin d’encouragements. Joie, colère, caprices, il en criait de toutes les couleurs. Annette, maman novice et déplorable éducatrice, trouvait tout charmant ; elle n’avait pas la force de résister aux appels tyranniques. Elle se fût levée dix fois, la nuit, plutôt que de l’entendre pleurer. Et, du matin au soir, elle se laissait sucer par l’avide sangsue. L’enfant ne s’en portait pas mieux ; et elle, s’en porta fort mal.

Sylvie, quand elle revit sa sœur, au printemps, la trouva amaigrie ; et elle s’inquiéta. Annette manifestait toujours le même bonheur ; mais l’expression en était devenue un peu fébrile ; les larmes lui montaient aux yeux, pour un mot affectueux. Elle convint qu’elle ne dormait pas assez, qu’elle ne savait pas se faire servir, et que devant les difficultés pratiques qui se présentaient pour les soins à donner ou la santé de l’enfant, elle se sentait démunie. Elle le disait, en affectant de rire de sa pusillanimité ; mais sa belle assurance du début était tombée. Elle était frappée de voir qu’elle n’était pas aussi robuste qu’elle avait pensé ; n’ayant jamais été malade, elle n’avait pas connu les limites de ses forces, et elle croyait qu’elle en pouvait user sans compter ; elle s’apercevait que ces limites étaient étroites et qu’on ne les dépassait pas impunément… La vie, quelle chose fragile ! À d’autres moments, cette constatation ne l’eût pas affectée. Mais à présent que sa vie était double, et que sur cette chose fragile une autre reposait, encore plus fragile… Dieu ! que se passerait-il, si elle disparaissait ? Dans ses nuits sans sommeil, Annette avait bien des fois remâché cette crainte… Elle écoutait le sommeil de l’enfant ; et le moindre changement dans sa respiration, un souffle un peu plus vif, une plainte, ou le silence, arrêtaient les battements de son cœur. Et dès que l’inquiétude fut entrée, elle prit logement. Annette ne connut plus le calme auguste et léger des heures de la nuit, où le corps sans mouvement et l’âme sans pensée, qui rêvent sans dormir, flottent comme des fleurs d’eau, immobiles, sur l’étang nocturne. Élyséenne quiétude, dont la grâce accordée n’est sentie par le cœur qu’après qu’il l’a perdue… Désormais, chaque moment tient en méfiance l’âme aux aguets. Dans le plus sûr se dissimule un tremblement…

Sylvie ne s’y trompa point. Sous le sourire vaillant d’Annette, plaisantant sa faiblesse, elle perçut le désarroi physique et le besoin animal de se rapprocher du troupeau. Elle décida qu’Annette devait quitter sa retraite et revenir s’installer, à quelques heures de Paris, dans une maison de campagne, où Sylvie pourrait la voir presque chaque jour, sans que le bruit de son retour se répandît. Annette ne fit pas de difficultés pour revenir, mais franchement, dans sa maison, à Paris. Elle n’admit aucune objection. En vain, Sylvie lui remontra que ce n’était point sage, que sa tranquillité risquait d’être troublée. Annette s’entêta. Son orgueil ne supportait pas de paraître fuir devant l’opinion. Pendant l’année heureuse où elle couvait l’enfant, elle ne songeait pas à l’opinion. Elle vivait avec le bonheur en tête à tête ; point de place pour un tiers. Depuis quelques mois, son bonheur n’était pas moindre ; mais elle eût désiré en faire part au monde ; et il lui était pénible de se dire qu’elle devait le cacher. À force d’y penser, elle en fut blessée. Quoi ! ce joyau qui faisait son orgueil, elle le dissimulait comme une chose honteuse ! Elle avait l’air de le renier !…

— « Te renier ! mon trésor ! »… (Elle l’embrassait passionnément)… « Je n’aurais pas dû fuir, j’aurais dû l’imposer, dès le premier jour. Mais plus de cachotteries ! Je dirai, en te montrant : « Voyez mon bel enfant ! Vous n’avez pas le pareil, dites, les autres mamans ?… »


Elle rentra dans Paris, et elle s’y installa. La fille de Raoul Rivière savait bien qu’il ne serait pas si facile de faire accepter sa situation ! Mais le sentiment dédaigneux qu’elle tenait de son père, à l’égard du monde, n’avait pas appris de son père à se plier en apparence aux préjugés du monde, pour mieux s’y dérober : elle prétendait y tenir tête et en avoir raison.

Sa première expérience fut assez favorable. La vieille tante Victorine, en l’absence d’Annette, était restée gardienne de la maison, comme c’était son emploi depuis de longues années. Cette petite personne de soixante ans passés avait le teint frais, les joues sans rides, et des boucles en papillotes bien serrées sur les joues. Calme, douce, inoffensive, excessivement timorée, elle avait su se conserver à l’abri de tout ce qui peut troubler. Annette, dès l’enfance, avait toujours vu dans la maison la tante Trotte-menu, qui la déchargeait des ennuis du ménage et veillait à la propreté, au confort, à la cuisine, (car elle était gourmande), jouant le rôle de vieille bonne familière, devant qui on ne se gêne pas, parce qu’elle est un meuble de la maison : son avis ne compte pas ; et d’ailleurs, elle n’en a pas. Au cours des trente années qu’elle avait passées chez son frère, la tante Victorine avait pu voir et entendre des choses étranges. Mais elle n’avait rien vu, rien entendu. Pour qu’elle vît ce qu’elle ne tenait pas à voir, il eût fallu l’y contraindre. Raoul n’avait garde ! Dans son cercle d’intimes, il la nommait sa sourde-muette du sérail. Il se moquait d’elle à sa barbe, la blaguait, la bourrait, l’appelait : « grosse cruche ! » la faisait pleurnicher, et puis, la cajolait, la bichait avec bruit sur les deux joues, et se faisait dorloter par elle, comme un vieux gamin. Elle avait gardé de lui le souvenir d’un cœur d’or, — qui plus est, d’un saint homme : — ce qui l’eût bien amusé dans sa tombe, — si, pour un Raoul Rivière, amateur non lassé du dessus de la terre, le dessous n’eût été une sacrée affaire !

Il n’eût pas été difficile pour Annette d’imprimer dans les yeux de tante Victorine une image de sa personne aussi avantageuse. Elle avait hérité, en même temps que de la maison, au culte que le vieux chat du foyer rendait au propriétaire. Il ne s’agissait que de ne pas contrarier ses illusions. Annette recula longtemps avant de s’y décider. Elle avait tenu la tante dans l’ignorance de son aventure. À son éloignement de Paris elle avait donné pour prétexte des raisons de santé, le désir de voyager. Si peu vraisemblable que ce fût, la tante avait paru le croire ; elle n’était pas curieuse, et craignait les nouvelles qui pouvaient l’agiter. Il fallut bien pourtant qu’elle les apprît, à la fin. Sylvie se chargea, après la naissance de l’enfant, de la lui annoncer. La pauvre femme en fut « sidérée ». Elle eut beaucoup de peine à comprendre la situation ; elle n’en avait jamais envisagé de telle. Elle écrivit à Annette des lettres affolées, si obscures qu’Annette aurait pu croire — (cet âge est sans pitié !) — que c’était tante Victorine qui venait d’accoucher. Elle la consola, de son mieux. Sylvie était convaincue que la vieille dame partirait de la maison. Mais partir de la maison était la dernière pensée qui pût venir à tante Victorine. Pour le reste, son esprit s’agitait dans un désordre inextricable. Elle était bien incapable de donner un conseil ! Il lui en eût fallu pour elle. Elle ne savait que se lamenter. Mais on ne vit pas de lamentations ; et comme on doit vivre pourtant, elle finit par découvrir dans le malheur d’Annette une épreuve du ciel. Elle commençait à s’y habituer, en l’absence de sa nièce, dont l’éloignement maintenait à distance le fâcheux événement, quand Annette annonça son retour.

Annette était émue, en rentrant au logis. Sylvie avait été la chercher à la gare. Tante Victorine ne put s’y résoudre ; et quand elle entendit s’ouvrir la porte de la maison, elle remonta précipitamment l’escalier dont elle avait descendu la moitié, et courut s’enfermer dans sa chambre. Annette l’y trouva en larmes ; la tante, en l’embrassant, répétait :

— Ma pauvre enfant !… Mais comment ?… Mais comment ?…

Annette, plus troublée qu’elle ne voulait le paraître, jouait l’assurance, et disait, d’un ton brusque et riant :

— On aura le temps de raconter !… Maintenant, allons dîner !

La vieille dame se laissa entraîner. Elle continuait de larmoyer ; Annette lui faisait :

— Chut ! Chut ! ma bonne tante… Il ne faut pas pleurer…

La tante cherchait à retrouver ce qu’elle aurait voulu dire ; elle en avait un tas : lamentations, semonces, questions, interjections… Mais de ce tas, elle ne pouvait rien tirer ; il ne sortait que de gros soupirs. Annette, brusquement, la mit en présence de l’enfant qui dormait comme un bienheureux, de tout son petit corps souple et dodu, la tête chavirée : elle tomba en extase, elle joignit les mains ; et son vieux cœur de servante sur-le-champ contracta un nouveau louage avec le chef nouveau de la maison. De cette heure, elle s’attela, rajeunie, au chariot du petit dieu. — Par instants, la mémoire lui revenait qu’il était tout de même un objet scandaleux. Elle se retrouvait dans le désarroi. Annette, qui causait avec une insouciance affectée, guettait du coin de l’œil la bonne vieille figure qui s’allongeait :

— Allons, qu’est-ce que c’est donc ? demandait-elle, il faut se faire une raison !

La tante entamait, une fois de plus, ses confuses lamentations.

— Mais oui, disait Annette, lui tapotant les mains, mais oui !… Mais enfin, qu’est-ce que tu voudrais donc ? Que nous perdions notre cher petit garçon ? (Elle savait bien ce qu’elle faisait, en appuyant, câline, sur le « notre » ! )

La tante, superstitieuse, protestait, bouleversée :

— Annette, ne dis pas cela ! C’est dangereux… Non, comment peux-tu dire ?…

— Alors, n’aie pas cette mine ! Puisque notre petit est là, puisqu’il nous est venu, qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Qu’est-ce qu’on peut faire de mieux que de l’aimer et d’être heureux ?

La tante aurait pu répondre :

— Oui, mais pourquoi est-il venu ?

Elle n’avait plus la force de le souhaiter. La morale l’eût voulu, pourtant. Le monde et la religion. La dignité et la tranquillité. Peut-être la tranquillité surtout. La plus intime pensée, tout au fond, tout au fond, qu’elle ne s’avouait pas, était :

— Mon Dieu ! si, au moins, cette malheureuse enfant ne m’en avait rien dit !…

Enfin, dans l’impossibilité d’accorder tant de pensées contradictoires, tante Victorine finit par renoncer à penser. Et, s’abandonnant à l’instinct, elle fut la vieille poule, qui a passé sa vie à élever les poussins des autres. Elle accepta.

Mais Annette n’eut pas trop à s’en féliciter. Il est des annexions qui rapportent plus d’ennuis que d’avantages. Par la tante, ne tarda pas à s’introduire chez Annette le trouble du dehors. Madame Victorine était bavarde ; et elle prêtait l’oreille à ce que le voisinage disait du retour de sa nièce. Elle revenait, tout courant, larmoyant, le redire à Annette. Annette la rudoyait affectueusement, mais elle ne laissait pas d’être affectée de ces sots commérages. Lorsque rentrait la vieille, elle se demandait maintenant, avec un frémissement :

— Que va-t-elle encore me raconter ?

Elle lui interdit de parler. Mais quand la tante se tut, ce fut bien pis, avec ses réticences, ses soupirs, et ses airs navrés. Et Annette amassait un dépit irrité contre cette opinion venimeuse, qu’elle affectait d’ignorer.

Si elle eût été sage, elle eût évité du moins l’occasion de s’y frotter. Mais elle était trop vivante pour être sage. On n’est sage qu’après qu’il en a cuit de ne pas l’être. La nature humaine est ainsi faite qu’Annette, qui dédaigneusement tournait le dos aux jugements du monde, brûlait de connaître ce qui se disait derrière son dos. Et, tremblant, chaque matin, que le jour ne passât point sans lui apporter l’écho de paroles déplaisantes, les jours où ces paroles ne venaient pas la trouver, elle était prête à les aller chercher. Elles lui épargnèrent cette peine. Elle reçut de la famille, de cousins, de cousines, avec qui elle n’entretenait que des rapports lointains de parenté, des lettres scandalisées, des leçons intolérables. Leur prétention de s’ériger en juges de sa conduite et en champions contre elle de l’honneur de la famille, aurait dû paraître moins irritante que grotesque à qui savait, comme Annette, trop instruite par son père de la chronique secrète, ce que valait l’aune de ces Aristarques. Mais Annette ne riait pas ; elle sautait sur sa plume, et décochait une réplique mordante, qui ajoutait la rancune aux autres motifs de condamnation, et rendait celle-ci implacable.

Encore ces censeurs austères pouvaient-ils invoquer, pour leur intervention, les droits, certes abusifs, mais coutumiers, de la parenté. Mais quels droits de lui tenir rigueur avaient des étrangers, à qui ne faisait point tort qu’elle usât d’elle comme elle l’entendait ? Rencontrant dans la rue une aimable mondaine, dont le salon naguère l’accueillait, elle s’arrêtait pour échanger quelques mots de courtoisie. Mais l’autre, l’examinant de son regard curieux, la laissait parler, à peine répondait, et s’éloignait avec une froide politesse. Une autre, à qui Annette écrivait pour demander un renseignement, ne lui répondait pas. Poursuivant son enquête, elle s’adressait à une amie de sa mère, une vieille dame qu’elle respectait et qui lui témoignait des sentiments affectueux ; elle offrait d’aller la voir. En retour, lui venait une lettre embarrassée, exprimant le regret de ne pas la recevoir : on s’absentait de Paris… Ces petites blessures répétées rendaient la sensibilité inquiète. Annette avait peur d’autres affronts ; mais l’étrange était que cette peur la poussait nerveusement à les provoquer.

Ainsi en advint-il avec son amie Lucile Cordier. Les deux jeunes femmes se connaissaient depuis longtemps. Dans le monde qu’elles fréquentaient, Lucile était la préférée d’Annette ; et sans être fort intimes, elles avaient plaisir à se voir. Annette apprit par sa tante que la sœur de Lucile venait de se marier. Elle n’en avait reçu aucun avis de Lucile. Elle lui écrivit pour la féliciter. Lucile garda le silence. Annette en savait assez, pour ne pas insister. Elle insista pourtant, par un besoin singulier d’être sûre, — de souffrir.

Elle se rendit chez Lucile. Dans le salon, un bruit de voix. C’était le jour de visites. Elle se le rappela, au moment d’entrer. Trop tard pour reculer… La conversation était animée. Une douzaine de personnes, presque toutes connues d’Annette. À son apparition, les voix s’arrêtèrent net. Quelques secondes seulement. Annette, émue, mais sentant qu’elle livrait un combat, entra, le sourire aux lèvres, et, sans regarder à droite ni à gauche, elle alla à Lucile. Lucile se leva, gênée. Petite blonde, aux yeux plissés, caressants, doux et fins, minois fripé, museau de souris, les dents un peu avancées. Spirituelle, indifférente aux gens et aux idées, tout en se donnant l’air de se passionner pour celles-ci, de s’attacher à ceux-là, elle était prudente, pas très franche, faible, aimant à plaire, ne cherchant rien tant qu’à ne se brouiller avec personne et à tout ménager. La conduite d’Annette ne l’avait, pour son compte, aucunement troublée. Son curieux nez pointu, à l’affût, s’amusait du scandale. L’aventure, qu’elle jugeait absurde, l’eût seulement divertie, si, du point de vue mondain, ce ne l’eût embarrassée. Quand Annette lui écrivit qu’elle était de retour, Lucile avait pensé :

— Quelle tuile ! Qu’est-ce que je vais lui répondre ? Elle ne voulait pas blesser Annette. Elle ne voulait pas non plus risquer de se faire mal juger. Faute de trouver la réponse, elle la remit de journée en journée. Elle se proposait de revoir Annette, mais plus tard — (ce n’était pas pressé !) — sans que le monde le sût. Cela n’empêchait pas de dauber sur Annette et de prendre avec le monde des airs scandalisés…

Mais voici que la brusque apparition d’Annette la mettait — ( « C’est trop fort ! »…) — dans l’obligation, sur-le-champ, de choisir ! Lucile en voulut beaucoup plus à Annette de lui jouer ce mauvais tour que de s’être fait faire un enfant… ( « Et même deux, s’il lui plaît, mais qu’elle me fiche la paix !… » )

Une petite lueur rageuse aux yeux, vite éteinte, elle prit la main qu’Annette lui tendait, répondant au sourire par ce sourire de miel qu’Annette lui connaissait : (on ne résistait pas à sa tendre séduction). Cela ne dura guère. Les yeux en mouvement, les oreilles aux aguets, Lucile perçut instantanément l’ironie de l’assistance. Instantanément, son expression se glaça ; après quelques mots d’accueil, elle reprit avec affectation l’entretien interrompu ; et, d’un secret accord, tous se remirent à causer.

Annette, laissée en dehors de la conversation, se sentit rejetée. Mais elle ne l’accepta point. Elle connaissait la faiblesse de caractère de Lucile. Armée de son fier sourire, assise au milieu d’un groupe qui, sans paraître la voir, semblait très occupé par l’échange de propos aussi vains qu’animés, elle faisait, de ses yeux tranquilles, le tour de l’assistance. Les regards, à sa rencontre, cillaient pour l’éviter. Une paire d’yeux, cependant, n’eurent pas le temps de se garer. Ils restèrent accrochés, avec un dépit irrité. Annette reconnut la large face poupine de Marie-Louise de Baudru, fille d’un riche notaire, mariée avec un magistrat, dont le cercle de parentage était avec les Rivière dans de vieilles relations de cordialité sociale et d’antipathie foncière. Marie-Louise de Baudru incarnait en sa forte personne les plus solides attributs de sa classe grand-bourgeoise : l’ordre, la probité, l’incuriosité, le manque de charité de cœur et surtout d’esprit, toutes les vertus légales, une ferme foi verbale, vidée, comme sur l’étal, de doutes et de pensée, et le culte religieux de la Propriété : toutes les propriétés : sa famille, son bien, sa patrie, sa religion, sa morale, sa tradition, et ses négations. Enfin, le moi massif et compact, comme un bloc qui bouche le soleil. Point de place, à côté, pour le tonneau de Diogène ! Rien ne répugnait aux Baudru autant que l’indépendance, quelle qu’elle fût : religieuse, morale, intellectuelle, politique ou sociale. Aversion, de nature ! Ils en confondaient toutes les formes sous la commune injure d’ « anarchisme ». Cet anarchisme, ils l’avaient toujours flairé chez les Rivière. Et, d’instinct, Marie-Louise, comme les siens, tenait en suspicion Annette. Elle ne lui pardonnait pas la liberté dont Annette avait joui dans son éducation et sa vie de jeune fille. Peut-être qu’un grain d’envie n’était pas absent de ces jugements désobligeants. Une seule considération en retenait l’expression : la fortune des Rivière. La richesse commande l’estime, elle est une des colonnes — la plus ferme — de l’ordre social. Mais c’est à condition qu’on n’ébranle point sa base : la famille légale. Les soutiens de la société y veillent ; il ne fait pas bon s’y frotter. Annette avait porté atteinte aux principes cardinaux. Le chien de garde était réveillé. Il se taisait pourtant. Il n’aboie pas dans le monde. Mais son regard parlait pour lui. Annette lut dans celui de Marie-Louise de Baudru un mépris courroucé. Ses yeux se posèrent tranquillement sur ceux de la justicière joufflue ; et, lui adressant de la tête un petit salut familier, elle la força d’y répondre. Marie-Louise, suffoquant de ne pouvoir résister à l’injonction, salua, en se vengeant par son regard le plus dur. Annette, indifférente, l’avait déjà laissée ; et ses yeux qui faisaient le tour du salon, revinrent à Lucile.

Sans aucun embarras, elle s’introduisit dans l’entretien commencé, elle coupa d’une réflexion le récit de Lucile, l’obligea à une réplique. Il fallut bien lui faire place. On ne pouvait se dispenser de l’écouter poliment, curieusement, et même non sans agrément : car elle avait de l’esprit. Mais on ne répondait pas, on était distrait, on parlait d’autre chose. La conversation s’éteignait, se rallumait par petits feux, en sautant de sujets. Annette s’entendit, dans le silence, discourant sur un ton dégagé ; et elle écoutait sa voix, comme celle d’une étrangère : en vraie femme qu’elle était, fine, sensible et fière, elle ne perdait rien des petites humiliations. Habituée dès l’enfance à lire et à manier le langage menteur des salons, elle savait déchiffrer sous le voile des inattentions voulues, des sourires équivoques, des politesses sans franchise, les intentions blessantes. Elle souffrait, mais elle riait ; et elle continuait de parler. On pensait :

— Quel aplomb, cette petite !

Lucile profita du départ d’une visiteuse pour l’accompagner à la porte et s’écarter d’Annette. Celle-ci se trouva abandonnée, dans un groupe bien décidé à l’ignorer. Renonçant à prolonger l’épreuve, elle allait se lever pour partir à son tour, quand, traversant le salon, Marcel Franck vint à elle. Il était entré depuis quelque temps, sans qu’elle l’eût aperçu, toute son attention prise par son effort pour ne pas céder au découragement qui la gagnait. Et lui, la regardant parler, avec une pitié gouailleuse, admirait sa crânerie. Il se disait :

— Qu’est-ce qui l’obligeait à venir braver ces mufles ? … Petite toquée !… C’est tordant…

Il se décida à lui tendre la perche. Il la salua gentiment. Les yeux reconnaissants d’Annette s’éclairèrent. On se taisait autour d’eux : toutes ces figures fermées, qui épiaient… Il dit :

— Enfin, grande voyageuse, vous voilà revenue ! L’avez-vous assez « contemplé son azur, ô Méditerranée ? »…

Il voulait l’aiguiller sur un sujet inoffensif. Mais elle — (quel démon la poussa ? orgueil, instinct de bravade, ou simplement franchise) — elle répondit gaiement :

— En fait d’azur, je n’ai guère contemplé, depuis des mois, que les yeux de mon enfant.

Un petit vent d’ironie passa sur l’assistance. Il y eut des sourires, des coups d’œil discrètement échangés. Mais Marie-Louise de Baudru se leva indignée ; et, rouge, sa grasse poitrine gonflée de mépris colérique à faire craquer le fourreau, elle repoussa sa chaise et, sans saluer personne, elle alla vers la porte, et partit. La température du salon tomba de quelques degrés. Annette resta isolée dans son coin avec Marcel Franck. Il la regardait, compatissant, narquois, et murmura :

— Imprudente !

— Quelle imprudence ? demanda-t-elle, d’une voix claire.

Elle sembla chercher du regard, à ses pieds. Puis, elle se leva sans hâte, et froidement saluant et saluée, elle sortit.

Qui l’eût vue dans la rue, marchant de son pas bien rythmé, la tête droite, l’air froide, correcte, indifférente, ne se fût pas douté de la bourrasque de dédain qui faisait bondir son cœur blessé. Mais rentrée à Boulogne, quand elle put s’enfermer dans sa chambre avec l’enfant, elle l’étreignit, avec des larmes amères. Et elle rit de défi.


Il ne manquait pas à Paris de milieux intelligents où Annette eût été honorablement accueillie, — et particulièrement dans un monde qui aurait dû être familier à la fille de l’architecte Rivière : — parmi ces artistes qui vivent en marge du philistinisme social, et qui, dotés pourtant de l’esprit de famille le plus traditionnel, sont dénués de préjugés, et jusque dans l’union libre portent des vertus bourgeoises. Mais Annette frayait peu avec les femmes d’artistes. D’esprit très ordonné, de manières réservées, aucunement bohème, elle goûtait médiocrement leurs façons et leur conversation, tout en rendant hommage à leurs grandes qualités : courage, bonhomie, endurance. Il faut bien le dire : dans la vie ordinaire, les relations se fondent beaucoup moins sur l’estime que sur une communauté d’instincts et d’habitudes. — Au reste, Raoul Rivière avait, depuis longtemps, semé en route ses anciens compagnons. Aussitôt que ses succès lui avaient permis d’atteindre au monde de la richesse et des honneurs officiels, cet homme aux forts appétits avait rompu avec la haud aurea mediocritas. Trop intelligent pour ne pas apprécier la société des hommes de travail plus que celle des salons et des cercles parisiens, qu’il jugeait entre intimes avec une cruelle ironie, il s’était installé dans la seconde, parce qu’il y pouvait largement pâturer. Il s’était ménagé des échappées secrètes dans d’autres mondes fort mêlés, où il trouvait à satisfaire sa passion du plaisir et son besoin d’indépendance effrénée : car il menait double ou triple vie. Mais peu en étaient avertis ; et sa fille n’avait connu de lui que la vie de parade et d’affaires.

Le cercle de société d’Annette était à peu près limité à cette grande bourgeoisie, riche, assez distinguée, qui, nouvelle classe régnante, à force d’application a fini par se créer une ombre de tradition, — qui s’est, avec les autres attributs du pouvoir, acheté des lueurs de tout, — mais des lueurs de lampe avec un abat-jour, et qui ne craint rien tant que d’élargir le rond de lumière sur la table ou de le déplacer : car le moindre changement risquerait d’ébranler ses certitudes. Annette qui, d’instinct, aimait la lumière, l’avait cherchée où elle pouvait : en ces études d’université, qu’on avait, dans son monde, jugées prétentieuses ; mais la lumière qu’elle y trouva était bien tamisée : lumière de salles de cours et de bibliothèques ; jamais directe, réfractée. Annette y avait acquis cette hardiesse de pensée, tout abstraite, qui n’excluait pas, chez les meilleurs de ses camarades, une timidité pratique et un complet désarroi devant la réalité. — Un autre vélum s’interposait entre ses yeux et le jour du dehors : sa fortune. En dépit qu’elle en eût, cette barrière la séparait de la grande communauté. Annette ne savait même pas à quel point elle se trouvait parquée. Revers de la richesse : enclos privilégié, mais enclos, pâtis emmuré.

Et ce n’était point tout : maintenant qu’il fallait en sortir, Annette qui, depuis longtemps, en avait envisagé sans crainte l’éventualité, Annette ne le voulait plus. La condamne qui réprouve le manque de logique ! L’homme — la femme encore moins — n’est pas tout d’une pièce, surtout aux âges de transition où les instincts de révolte et de rénovation se mêlent aux habitudes conservatrices qui les paralysent. Du premier coup, l’on ne se dégage pas des préjugés de son milieu et des besoins appris. Même les âmes les plus libres. On a des regrets, des doutes, on ne voudrait rien perdre, on voudrait tout avoir. La sincère Annette, qui avait besoin d’aimer, qui avait besoin d’être libre, qui ne voulait pas mentir, n’aurait pas voulu pourtant sacrifier les avantages acquis. Elle consentait à se séparer de son monde social. Elle ne supportait pas d’en être rejetée. Elle n’acceptait pas de déchoir. Et son jeune orgueil, à qui la vie n’avait pas encore fait baisser la crête, se refusait à chercher asile dans un autre milieu, socialement plus modeste, même si elle l’estimait plus. C’eût été, aux yeux du monde, se déclarer vaincue. Mieux valait rester isolée que déclassée.

Si médiocre que fût cette préoccupation, elle n’était pas dénuée de toute raison. Dans la lutte engagée entre les conventions d’une classe et l’un de ses membres révolté qui les brave, la classe qui fait bloc contre l’imprudent et le rejette hors de ses frontières, le provoque à émigrer et guette ses défaillances pour justifier le ban.

Et, dans la bonne Nature, aussitôt qu’apparaît un symptôme de faiblesse, ou qu’une proie semble s’offrir à découvert, se tendent autour d’elle les toiles d’araignées. En cela, rien de tortueux, d’ailleurs, rien de sournois ! C’est la bonne Nature. Elle est toujours en chasse. Et chacun, à son heure, est chasseur, ou gibier. — Annette était gibier.

Les chasseurs se montrèrent. En toute simplicité. Annette reçut la visite de l’ami Marcel Franck. Elle était seule au logis. L’enfant était sorti, pour la promenade journalière : la tante l’accompagnait. Annette, un peu fatiguée, était restée dans sa chambre ; elle ne pensait voir personne ; mais quand on lui présenta la carte de Marcel, joyeuse, elle le fit entrer. Elle lui savait gré d’avoir pris son parti, chez Lucile. Certes, sans se compromettre ! Mais elle n’en demandait pas tant ! Elle le reçut en vieil ami, sans façons, étendue sur sa chaise longue. Elle était encore en négligé du matin. Depuis qu’elle était maman, elle n’avait plus sa dévotion de l’ordre et de la correction minutieuse que Sylvie plaisantait. Marcel ne s’en plaignit point. Il la trouvait embellie, un doux et frais embonpoint, une tendre langueur, l’humide éclat d’un regard détendu par le bonheur. Annette parlait avec abandon ; elle avait plaisir à retrouver le confident perspicace de ses hésitations ; elle aimait son intelligence, son tact de pensée ; il lui inspirait confiance. Franck se montrait, comme toujours, finement compréhensif, cordial, mais, dès le début de l’entretien, avec une nuance de familiarité nouvelle, qui la frappa.

Ils se rappelaient leur dernière rencontre avant la fâcheuse villégiature d’Annette, en Bourgogne, chez les Brissot ; et Annette convenait que Marcel avait trop bien vu ce qui devait arriver. Elle ne voulait parler que de l’impossibilité de son mariage avec Roger ; mais une rougeur lui vint, en pensant que Marcel l’entendait autrement et qu’il le trouvait plaisant. Marcel, malicieusement, disait :

— Vous le voyiez aussi bien que moi.

Et il riait du tour qu’avait pris l’aventure. Il avait l’air d’en être un peu complice. Annette éprouvait une confusion, qu’elle cachait sous l’ironie. Marcel surenchérit :

— Vous le voyiez beaucoup mieux que moi. Nous autres hommes, nous avons le ridicule de croire que nous pouvons dispenser aux femmes notre précieuse sagesse ; et nous nous laissons prendre, quand de leur voix insidieuse, avec leurs beaux grands yeux, elles nous demandent anxieusement ce qu’elles doivent faire. Elles le savent fort bien. Elles flattent notre manie : nous aimons à professer. Elles pourraient nous donner des leçons ! Quand je pronostiquais qu’on ne vous attraperait point, au filet des Brissot, je ne me doutais pourtant pas que vous sortiriez des mailles, d’une façon aussi magistrale. C’est d’une belle crânerie. À la bonne heure !… Hé ! quand vous vous y mettez !… Je vous fais mes compliments de votre intrépidité…

Annette l’écoutait avec gêne. Comme c’était singulier ! Elle prétendait revendiquer son droit d’agir ainsi qu’elle avait fait ; l’autre jour, chez Lucile, elle était prête à l’affirmer contre l’univers entier. Et elle avait un malaise à l’entendre louer, sur ce ton, par Marcel ! Elle souffrait dans sa pudeur et dans sa dignité. Elle dit :

— Ne me complimentez pas ! Je suis moins audacieuse que vous ne pensez. Je ne voulais pas d’avance ce qui est arrivé. Je ne le prévoyais pas…

Puis, prise d’un scrupule et trop fière pour mentir, elle reprit :

— Je me trompe. Si, j’y avais pensé. Mais c’était pour le craindre, et non pour le vouloir. Et c’est là ce qui me reste incompréhensible : comment ce que je craignais, ce que je ne voulais point, suis-je allée au-devant ?

— C’est naturel, dit Marcel. Ce qu’on craint hypnotise. Au fond, il n’est pas dit que ce qu’on craint, on ne le désire. Mais oser ce qu’on craint, tous n’en sont pas capables. Vous, vous avez osé. Vous avez osé vous tromper. Il faut se tromper dans la vie. Se tromper, c’est connaître. Il faut connaître… Seulement, tout en osant, je trouve, ma pauvre amie, que vous auriez pu prendre certaines précautions ; votre partenaire me paraît bien coupable de vous avoir laissé cette charge à porter.

Annette, un peu choquée, dit :

— Pour moi, ce n’est pas une charge.

Marcel pensa qu’Annette, généreusement, voulait excuser Roger, et dit :

— Vous l’aimez encore ?

— Qui ? demanda Annette.

— Bon ! fit Marcel, en riant. Vous ne l’aimez donc plus.

— J’aime mon enfant, dit Annette. Le reste est du passé. Et le passé, on ne sait plus si cela a jamais été. On ne le comprend plus. C’est triste.

— Cela aussi a son charme, fit Marcel.

— Je ne le goûte point, dit Annette. Je ne suis pas une dilettante. Mais mon fils, c’est le présent, et le présent qui durera aussi longtemps que moi.

— Le présent qui nous refoule, celui pour qui vous serez, un jour, à votre tour, du passé.

— Tant pis pour moi ! dit Annette. Ce sera encore bon d’être foulé par ses petits pieds.

Marcel riait de cette passionnée. Annette dit :

— Vous ne pouvez pas me comprendre. Vous ne l’avez pas vu, mon Marc, mon petit chef-d’œuvre. Et même si vous le voyiez, vous ne sauriez pas le voir. Vous êtes bon pour juger de tableaux, de statues, de joujoux inutiles. Vous ne pouvez pas juger de l’unique merveille : le corps d’un petit enfant. Cela ne servirait à rien que je vous le décrive…

Elle le décrivit tout de même, longuement, amoureusement. Elle riait de ses expressions ardentes, exagérées, mais elle y était prise. Elle s’interrompit devant le regard indulgent et narquois de Marcel.

— Je vous ennuie… Pardon !… vous ne me comprenez pas ?

Mais si ! Marcel comprenait. Marcel comprenait tout. Chacun a son plaisir. Il ne le discutait pas…

— Enfin, pour résumer, dit-il, vous avez fait la maternité buissonnière. Vous voilà en contravention à l’ordre et à la famille légale. Et, loin de le regretter, vous défiez l’autorité.

— Quelle autorité ? demanda Annette. Je ne défie rien du tout.

— Eh bien donc, l’opinion, la tradition, le code Napoléon.

— Je ne m’occupe point de tous ces gens-là !

— C’est le pire défi, celui qu’ils ne pardonnent point… Mais soit ! Tout est rompu, vous vous êtes affranchie du clan : qu’allez-vous faire maintenant ?

— Ce que je faisais avant.

Marcel eut l’air sceptique.

— Quoi ! est-ce que vous croyez que je ne puis vivre comme avant ?

— Ce ne serait guère la peine !… Et puis…

Marcel avait la partie belle à rappeler la visite chez Lucile : à vouloir reprendre dans le monde sa place de naguère, Annette aurait peu de succès. Elle le savait, sans qu’on vînt le lui dire, et sa fierté blessée n’avait aucune envie de renouveler l’expérience. Mais elle s’étonnait de l’insistance de Marcel à le lui démontrer ; d’ordinaire, il était plus discret. Elle dit :

— Peu importe, d’ailleurs, maintenant que j’ai mon enfant !

— Vous ne pouvez pourtant pas réduire à lui votre existence.

— Je ne pense pas que ce soit la réduire, mais l’élargir. Je vois un monde en lui, un monde qui va grandir. Je grandirai avec lui.

Marcel, avec beaucoup de soin et non moins d’ironie, s’appliqua à lui prouver que ce monde ne pouvait suffire à une nature avide et exigeante, comme la sienne. Annette l’écoutait, les sourcils froncés, une pinçure au cœur. Mentalement, elle protestait, irritée :

— Non ! Non !

Elle n’était pourtant pas sans trouble, en se rappelant qu’une fois déjà Marcel avait bien vu. Mais pourquoi donc s’acharnait-il à l’en convaincre ? Pourquoi se donnait-il tant de peine pour lui démontrer qu’elle devait profiter de sa liberté conquise, ne pas craindre de vivre en marge de la société — (il disait : « en dehors et au-dessus des conventions bourgeoises » ) ?…

Il y avait en Annette deux ou trois Annettes, qui toujours se tenaient compagnie. D’habitude, une seule parlait ; les autres écoutaient. En ce moment, elles étaient deux qui parlaient à la fois : l’Annette passionnée, sentimentale, livrée à ses impressions, et volontiers leur dupe. Et une autre, qui observait et s’amusait des ressorts cachés des cœurs. Elle avait de bons yeux. Elle voyait en Marcel ! Les rôles étaient changés. Naguère, c’était lui qui lisait ses secrètes pensées. — Aujourd’hui… Aujourd’hui, était venue à Annette (depuis ?… Oui, exactement depuis sa « métamorphose »…) une lucidité des âmes et de leurs mouvements secrets, dont la nouveauté, à vrai dire intermittente, l’étonnait et la divertissait, au milieu de ses préoccupations…

Étendue sur sa chaise, la tête renversée, les bras derrière la nuque, et la bouche entr’ouverte, elle regardait le plafond ; mais du coin de ses yeux mi-clos, elle voyait Marcel parler. Elle aurait pu dire d’avance les mots qu’il allait dire, elle aurait pu jurer de ce qui allait se passer. Elle le laissait aller, avec un amusement de curiosité un petit peu sarcastique, qu’elle se reprochait…

( — Mais il faut voir et savoir, comme il a dit tout à l’heure, il faut connaître… connaître…)

Elle apprenait à connaître un ami…

( — Mais oui, je te comprends !… Une Annette tombée de l’arbre serait bonne à ramasser. Il secouait doucement l’arbre, pour achever de la détacher. Il spéculait sur le désarroi d’Annette. Et pourtant, il l’aimait…Justement, il l’aimait… Pas brillant, le frère homme !… Il fait sa voix câline. Là, voilà qu’il s’attendrit !… Et maintenant… attention !… Je parie qu’il va se pencher…)

Elle vit, quelques secondes avant, la barbe blonde de Marcel qui s’inclinait vers elle, et la bouche caressante qui allait se poser. Elle voulut lui épargner l’humiliation… Et juste, au moment précis, elle se releva, et, les mains en avant, repoussant doucement les épaules de Marcel, elle dit :

— Adieu, mon ami.

Marcel regarda ces yeux perspicaces, qui le scrutaient, une malice au fond. Il sourit. Il était déçu. Mais c’était de bonne guerre. Il ne se dissimulait pas que, le plus tranquillement du monde, on venait de lui signifier son congé. Pourtant, il en était sûr, il n’était pas indifférent à Annette. Comprenne qui pourra ! L’étrange fille lui échappait.


Marcel ne reparut point ; et Annette ne fit rien pour le rappeler. Ils demeuraient amis ; mais tous deux, ils s’en voulaient. Précisément parce que Marcel ne lui était pas indifférent, Annette était sensible à ce qu’elle avait lu en lui. Elle ne s’en offensait pas : l’histoire était banale.. Elle l’était trop !… Non, Annette n’en faisait pas grief à Marcel. Seulement… Seulement, elle ne l’oublierait pas !… Il est ainsi des pardons accordés par l’esprit, que le cœur ne ratifie point… Dans sa rancune secrète, peut-être entrait la peine d’être forcée de reconnaître, par la tentative trop libre de Marcel, plus encore que par l’accueil revêche du salon de Lucile, que sa situation était changée. Elle ne se sentait plus protégée par les égards conventionnels, que la société accorde à ceux de ses membres qui se montrent soumis, en apparence, à ses conventions. Il lui fallait se défendre seule. Elle était exposée.

Elle condamna sa porte. Elle se garda de raconter à Sylvie les expériences qu’elle venait de faire ; Sylvie les lui avait prédites, et en eût triomphé. Elle en conserva le secret, et s’enferma avec son enfant. Elle avait décidé de ne plus vivre que pour lui.

Quand le petit Marc revint de promenade, le soir, après la visite de Marcel, elle l’accueillit par des transports. Il rit en la voyant, et il tendait vers elle ses quatre pattes qui gigotaient. Elle le saisit comme une proie, jouant la louve affamée ; elle le mangea de baisers ; elle faisait mine de dévorer tous les morceaux de son corps ; elle entrait les petons dans sa bouche ; et, le déshabillant, elle le chatouillait de ses lèvres, du haut en bas… — Hhamm ! je te croque !… — Et ce sot ! s’exclama-t-elle, le prenant à témoin, ce sot qui a le toupet de me dire que tu ne me suffis pas ! Voyez-vous l’insolent !… Il ne me suffirait pas, mon roi, mon petit bon Dieu ?… Dis que tu es mon bon Dieu… ! Et moi, que suis-je alors ? La maman du bon Dieu !… À nous le monde ! Tout ce qu’on va faire ensemble !… Tout voir, tout avoir, tout essayer, tout goûter, tout créer !…

Ils créaient tout, vraiment ! Découvrir ou créer, n’est-ce pas même chose ? Inventer, c’est trouver, en bon français. On trouve ce qu’on invente, on découvre ce qu’on crée, ce qu’on rêve, ce qu’on pêche dans le vivier du songe. C’était l’heure pour tous deux, pour la mère et l’enfant, des grandes découvertes. Les premiers mots du petit, les jeux explorateurs, où l’on prend de ses membres la mesure du monde. Chaque matin, Annette, avec son fils, partait à la conquête. Elle en jouissait autant que lui, et peut-être davantage. Il lui semblait revivre sa propre enfance, mais avec pleine conscience, donc avec pleine joie. De joie, il ne manquait pas non plus, le gaillard ! Il était bel enfant, bien portant, joufflu de toutes parts, un petit cochon rose, bon à mettre à la broche, — (Sylvie disait : « Qu’est-ce qu’on attend ? » ) — Il avait dans son corps élastique et dodu un trop plein de force comprimée, comme une balle en caoutchouc qui demande à rebondir. Chacun de ses contacts nouveaux avec la vie le jetait en de bruyantes allégresses. L’énorme pouvoir de rêve, qui est en tout enfant, amplifiait ses trouvailles et prolongeait les vibrations de joie en carillons. Annette ne lui cédait en rien : on eût dit un concours, à qui serait le plus heureux et ferait le plus de bruit. Sylvie disait qu’Annette était folle ; mais elle en eût fait autant. — Et, après ce vacarme, tous deux avaient leurs heures de silence absolu, délicieux, épuisé. Le petit, recru de mouvement, dormait anéanti. Annette tombait de fatigue ; mais elle s’obstinait longtemps à ne pas dormir, pour jouir du sommeil de l’autre ; et le feu de son amour, refoulé dans son cœur, masqué comme une lueur de bougie derrière la main, afin de ne pas réveiller le petit dormeur, brûlait d’une longue flamme silencieuse, qui montait vers le ciel. Elle priait… Marie à la crèche… Elle priait l’enfant… Ce furent encore de beaux mois rayonnants. — Pourtant pas aussi purs que ceux de l’année précédente. Moins limpides D’une joie plus exaltée, excessive, un peu exagérée.

Une nature vigoureuse et saine, comme celle d’Annette, doit créer, perpétuellement créer, créer de tout son être, du corps et de l’esprit. Créer, ou bien couver la création à venir. C’est une nécessité ; et le bonheur n’est que dans son assouvissement. Chaque période créatrice a son champ limité ; et sa force ascensionnelle suit une trajectoire, qui forcément retombe. Annette avait dépassé le sommet de la courbe. — Cependant, l’élan créateur persiste chez la mère, encore assez longtemps après l’enfantement. L’allaitement prolonge la transfusion du sang ; et des liens invisibles maintiennent les deux corps en communication. L’abondance créatrice de l’âme de l’enfant compense l’appauvrissement de l’âme de la mère. La rivière qui décroît cherche à s’alimenter du ruisseau qui déborde. Elle se fait torrentueuse, pour n’être qu’un avec le petit torrent. Mais celui-ci la dépasse, et elle reste en arrière. L’enfant déjà s’éloigne. Annette avait peine à le suivre.

Il ne savait pas encore bâtir avec sa langue une phrase tout entière que déjà il avait ses cachettes de pensée, ses tiroirs dont il gardait la clef. Dieu sait ce qu’il y enfouissait ! Ses réflexions sur les gens, des bribes de raisonnements, un bric-à-brac d’images, de sensations, de mots joujoux, dont le son l’amuse, sans qu’il sache ce qu’ils disent, un monologue chantonnant, qui n’a ni suite, ni fin, ni commencement. Il avait parfaitement conscience, peut-être pas de ce qu’il cachait, mais qu’il cachait quelque chose. Car plus on cherchait à savoir ce qu’il pensait, plus il mettait de malice à ne pas le laisser savoir. Même, il s’amusait parfois à égarer les recherches ; de sa petite langue, gourde comme ses mains, qui barbotait dans les syllabes, il s’essayait déjà à mentir, pour mystifier les gens. Plaisir de prouver aux autres et à soi son importance, en se moquant de ceux qui veulent pénétrer dans sa propriété. Ce bout d’être, à peine né, avait l’instinct fondamental du mien, qui n’est pas tien, — du « J’ai du bon tabac, ta n’en auras pas ! » Il n’avait pour tout bien que des tronçons de pensées : il élevait des murailles, pour les cacher aux regards de sa mère. — Et elle, dans son imprévoyance, commune à toutes les mères, était fière qu’il sût si bien dire « Non ! », qu’il manifestât de si bonne heure sa personnalité. Elle proclamait avec orgueil :

— Il a une volonté de fer !

Elle pensait que, ce fer, elle l’avait forgé. — Mais contre qui ?

Contre elle, pour commencer : car, aux yeux de ce petit moi, elle était le non-moi, le monde extérieur : certes, un monde extérieur habitable, tiède, moelleux et laiteux, qu’on pouvait exploiter, qu’on voulait dominer. Mais extérieur à moi. Je ne le suis point. Je l’ai. — Et lui, il ne m’a point !…

Non, elle ne l’avait point ! Elle commençait à le sentir : ce Lilliputien entendait n’appartenir qu’à lui. Il avait besoin d’elle, mais elle avait besoin de lui : l’instinct du petit le lui disait. Il est probable même que cet instinct, flanqué de son égocentrisme, lui disait qu’elle avait beaucoup plus besoin de lui, et que c’était donc justice qu’il en abusât. — Et, mon Dieu, c’était vrai : elle avait beaucoup plus besoin de lui…

— Eh bien, justice ou non, abuse, petit monstre ! Tout de même, tu as beau faire, tu ne peux pas, de longtemps, tu ne peux pas te passer de moi. Je te tiens. Là, je te plonge dans ton bain. Proteste, carpillon !… Il a l’air indigné, il a la bouche ouverte, comme si, dans sa dignité, ce petit personnage suffoquait de se voir manier comme un paquet… Et je te tourne, et je te retourne !… Bon Dieu ! quelle musique !… Tu seras chanteur, mon fils. Allons, pousse ton ut !… Bravo ! c’est toi qui chantes ; mais c’est moi qui te fais danser… Est-ce que ce n’est pas affreux qu’on abuse ainsi de ta faiblesse ? Oh ! la lâche, cette maman !… Pauvre mioche !… Va, tu te vengeras d’elle, lorsque tu seras grand… En attendant, proteste ! Malgré ta dignité, tiens, je t’embrasse tes petites fesses !…

Il ruait. Elle riait. Mais elle avait beau le tenir, elle ne tenait que la carapace. L’animal qui était dedans filait dans son terrier. Chaque jour, il devenait plus difficile à saisir. C’était une chasse amoureuse, une lutte passionnante. Mais une lutte, une chasse. Il fallait rester en haleine.

Les mille petits soins réguliers qu’exige un enfant remplissent les journées. Si simples, si monotones, ils ne permettent pourtant pas de songer à autre chose. Hors lui, toujours lui, l’esprit est morcelé. La plus rapide pensée est interrompue dix fois. L’enfant envahit tout ; cette petite masse de chair bloque votre horizon. Annette ne s’en plaignait pas. Elle n’avait même pas le temps de le regretter. Elle vivait dans une plénitude de fatigue occupée, qui lui fut un bien-être, d’abord, — qui devint, d’heure en heure, une obscure lassitude. Les forces s’usent, et l’âme chemine ; elle ne demeure point où nous l’avons laissée. D’un pas de somnambule, elle s’en va sur la route ; et quand elle s’éveille, elle ne sait plus son chemin. — Annette s’éveilla, un jour, avec la conscience du monceau de fatigues accumulées depuis des mois ; et une ombre indéfinissable se mêlait à la joie qui l’habitait.

Elle ne voulut l’attribuer qu’à l’épuisement physique ; et, pour se prouver qu’à son bonheur rien n’était changé, elle le manifesta par des effusions plus bruyantes qu’il n’était nécessaire. Surtout devant témoins : comme si elle avait eu peur qu’ils ne découvrissent en elle ce qu’elle n’y voulait pas voir. Cette gaieté outrée amenait ensuite, quand elle était seule, une dépression. Tristesse ? Non. Malaise obscur, vague inquiétude, le sentiment, qu’on refoule, d’une partielle insatisfaction : non qu’on attende rien du dehors (on se passe de lui, encore), mais on souffre de l’inemploi d’une partie de sa nature. Certaines forces de l’esprit chômaient depuis longtemps ; l’économie de l’être en subissait un trouble. Annette, privée de société, réduite à elle seule, et sentant poindre une nostalgie qu’elle voulait étouffer, essayait de recourir à la compagnie des livres. Mais les volumes restaient ouverts à la même page ; le cerveau s’était déshabitué de l’effort de suivre la chaîne des mots déroulés : les continuelles brisures que faisait à la pensée la préoccupation constante de l’enfant disloquaient l’attention, la secouaient somnolente, énervée, comme une barque attachée qui danse sur le courant, sans pouvoir avancer ni se fixer. Au lieu de réagir, Annette restait enfermée, rêvassant assoupie devant le livre ouvert ; ou bien, elle s’étourdissait en un flux de paroles fougueuses et bêtifiantes avec l’enfant. Sylvie disait, la voyant qui n’arrivait point à dépenser avec son petit sa multiple énergie :

— Tu devrais sortir davantage, prendre de l’exercice, marcher comme autrefois.

Annette, pour avoir la paix, disait qu’elle sortirait ; et elle ne bougeait pas. Elle avait une raison, qu’elle gardait pour elle : elle craignait de rencontrer ses anciennes connaissances et de s’exposer à quelque marque blessante de froid éloignement. Raison de surface qu’elle se donnait ! En d’autres temps, elle eût négligé ces mesquines offenses. Elle avait maintenant une tendance neurasthénique à fuir tous les contacts. Alors, pourquoi ne pas quitter Paris et vivre à la campagne, comme le conseillait Sylvie ? Elle ne refusait point ; mais elle n’en ferait rien : c’était une décision à prendre ; et elle ne voulait pas sortir de son engourdissement.

Elle laissait donc flotter ses journées immobiles, sans houle, comme une mer étale, qui s’apprête à baisser. Entr’acte, arrêt apparent dans le rythme éternel de respiration : le souffle est suspendu. Sur la pointe des pieds, la joie s’en va. La peine, à pas feutrés, s’approche. La peine n’est point encore là. Mais un nescio quid avertit : « Ne remue pas !… » Elle est derrière la porte.


Elle entra. Mais elle n’était point celle qu’on attendait. On a beau prévoir le bonheur et la peine. Leur visage, quand ils viennent, n’est jamais le visage prévu. Une nuit qu’Annette, suspendue entre ciel et mer, aux confins du bonheur et de la mélancolie, longeait le cap du sommeil, sans savoir si elle était en deçà ou au delà, elle perçut un danger. Avant de savoir d’où il venait, quel il était, elle banda ses forces, pour courir au secours de l’enfant couché près d’elle. Car déjà sa conscience, qui jamais ne dormait plus que d’une oreille, avait reconnu qu’il était menacé. Elle se força au réveil, et écouta anxieuse. Elle ne s’était pas trompée. Même au fond du sommeil, la plus légère altération dans le souffle du petit bien-aimé l’atteignait. La respiration de l’enfant était précipitée ; par une mystérieuse osmose, Annette sentit l’oppression en sa propre poitrine. Elle alluma et se pencha sur le berceau. Le petit n’était pas réveillé ; il s’agitait en dormant ; sa face n’était pas rouge, ce qui parut à la mère un symptôme rassurant ; elle tâta son corps, et trouva la peau sèche, les extrémités froides ; elle le recouvrit plus chaudement. Il semblait s’apaiser. Elle l’observa quelques minutes, puis éteignit, cherchant à se persuader que l’alerte n’aurait pas de suites. Mais, après un bref répit, le halètement reprit. Annette se mentait le plus longtemps possible :

— Non, il ne respire pas plus fort, pas plus vite, c’est moi qui m’agite…

Comme si sa volonté pouvait s’imposer à l’enfant, elle se forçait à rester immobile. Mais il n’y eut plus moyen de douter. L’oppression montait, le souffle s’accélérait. Et, dans une quinte de toux, l’enfant s’éveillant, pleura, Annette sauta du lit. Elle prit l’enfant dans ses bras. Il brûlait ; sa face était pâle, ses lèvres violacées. Annette s’affola. Tante Victorine, appelée, ajouta son émoi. Précisément ce jour-là, le téléphone était interrompu, pour des réparations ; et l’on ne pouvait communiquer avec le médecin. Pas de pharmacie aux environs. La maison de Boulogne était isolée ; la domestique se montrait peu disposée à courir, par les rues désertes, à cette heure de la nuit. On devait attendre au matin. Et le mal s’accentuait. Il y avait de quoi perdre la tête ! Annette en était bien près. Mais comme il ne le fallait point, elle ne la perdit point. La tante, geignante, tournait comme une mouche sous un globe de lampe. Annette lui dit durement :

— Cela ne sert à rien de gémir ! Aide-moi ! Ou si tu n’es bonne à rien, va dormir et laisse-moi ! Seule, je le sauverai.

Et la tante, médusée, retrouva son sang-froid ; sa vieille expérience, observant le malade, écarta des appréhensions d’Annette la plus terrible : celle du croup. Annette gardait un doute ; peut-être, la tante aussi. On peut toujours se tromper. Et si ce n’est le croup, il est tant d’autres mortelles étreintes ! De ne pas les connaître ajoute encore à l’effroi… Mais que le cœur d’Annette fût ou non glacé de terreur, ses mouvements étaient calmes et juste ce qu’ils devaient être. Sans savoir, mue par le seul instinct maternel, elle faisait exactement le meilleur pour l’enfant : (le médecin le lui dit, le lendemain) ; elle ne le laissait pas étendu longtemps, elle le changeait de place, elle combattait les suffocations. Ce que ni l’expérience ni la science ne pouvait lui enseigner, son amour le lui dictait : car elle souffrait ce qu’il souffrait. Elle en souffrait davantage. Elle s’en regardait responsable…

Responsable ! La tension d’une épreuve, surtout d’une maladie frappant un être aimé, provoque souvent un état d’esprit superstitieux, où l’on a le besoin de s’accuser de la souffrance de l’innocent. Annette non seulement se reprochait de n’avoir pas assez veillé sur l’enfant, d’avoir commis des imprudences ; mais elle se découvrait de criminelles arrière-pensées : une lassitude (passagère) de l’enfant, l’ombre d’un regret inavoué que sa vie fût noyée en lui… Était-il bien sûr que ce regret, cette lassitude, elle les eût véritablement sentis et refoulés ? Sans doute, puisqu’ils ressortaient en ce moment. Mais qui sait si elle ne les inventait pas, par ce besoin qu’on a, lorsqu’on est impuissant à agir matériellement, d’agir par la pensée, fût-ce en tournant contre soi ses forces désespérées !…

Elle les tournait aussi contre le grand Ennemi : contre le Dieu inconnu. Quand elle voyait le petit visage tuméfié, — en lui soufflant son souffle, en le soulevant doucement dans ses mains aux gestes précis, — elle lui demandait passionnément pardon de l’avoir mis au monde, arraché à la paix, jeté dans cette vie en proie aux souffrances, aux hasards, aux caprices méchants d’on ne sait quel maître aveugle ! Et, la chair hérissée, comme une bête à l’entrée de son terrier, elle grondait, elle flairait l’approche des grands dieux meurtriers ; elle s’apprêtait à leur disputer son petit, et elle montrait les dents. Ainsi que toute mère, quand le fils est menacé, elle était l’éternelle Niobé qui, pour détourner sur elle le trait mortel, jette son furieux défi à l’Assassin…

Mais de ceux qui étaient près d’Annette, aucun ne devina cette bataille muette.

Au jour, le docteur vint ; il la complimenta pour sa présence d’esprit et les premiers soins donnés, — au lieu que souvent une inquiète affection nuit par sa maladresse. Mais elle ne retint de ses paroles que ce qu’il dit des épidémies de grippes et de rougeoles, qui sévissaient à Paris, et de la possibilité que son fils y eût pris les germes d’une broncho-pneumonie. En se refusant à quitter Paris, comme on l’y avait engagée, elle avait donc été coupable envers l’enfant ! Elle se jugea impitoyablement. Cet arrêt eut du moins l’avantage de limiter le champ de sa responsabilité, en écartant les autres remords.

À la première nouvelle, Sylvie était accourue, et le petit malade ne manquait pas de soins. Mais Annette, refusant de laisser sa place, prenait à peine de repos et resta sur la brèche, pendant des jours, des nuits, des jours… Les sueurs du petit corps et ses étouffements brûlaient, mouillaient sa chair. Le mal les pétrissait tous deux en une pâte. L’enfant semblait s’en rendre compte : car aux instants où la peur de l’accès de toux contractait ses flancs, son regard se posait, lourd de reproches et d’appel, sur le regard de la mère ; il avait l’air de dire :

— Il va me faire mal encore ! Voilà qu’il revient ! Sauve-moi !

Et elle lui répondait, en le serrant contre elle ;

— Oui, je te sauverai ! N’aie pas peur ! Il ne te prendra pas.

L’accès venait cependant ; et l’enfant s’étranglait. Mais il n’était pas seul, elle se crispait avec lui, pour briser le lacet ; il sentait qu’elle luttait, qu’elle ne l’abandonnerait pas, la grande protectrice ; et le son assuré de sa douce voix, et la pression de ses doigts, lui donnaient confiance, lui disaient :

— Je suis là.

Pleurant et frappant l’air de ses petits bras, il savait :

— Elle le battra.

Et elle le battit, l’Innommable. Le mal cédait. Le lacet se desserrait. Et l’enfant, palpitant, de son petit corps d’oiseau, s’abandonnait aux mains qui l’avaient sauvé. Qu’il faisait bon respirer, tous deux, après cette plongée ! Le flot d’air qui coulait par la bouche de l’enfant baignait la gorge de la mère et gonflait ses deux seins de volupté glacée.

Ces répits étaient de courte durée. La lutte se prolongea, avec des alternatives épuisantes. L’état s’améliorait, quand le petit eut une brusque rechute, dont la cause échappait. Ses fidèles veilleuses ne manquèrent pas d’aggraver leur tourment, en s’accusant chacune d’un instant d’oubli, qui avait pu compromettre la guérison. Annette se disait :

— S’il meurt, je me tuerai.

Depuis des nuits, elle s’était déshabituée de dormir ; elle tenait bon, tant que l’enfant avait besoin de son aide ; mais aux heures où le sommeil venait pour lui, et où l’esprit, plus tranquille, aurait dû en profiter pour se détendre, l’esprit était le plus trépidant. Il vibrait, comme aux vents un réseau télégraphique. Impossible de fermer les yeux : on ne pouvait sans danger rester en face du cerveau affolé. Annette rallumait sa lampe et tâchait de fixer une suite de pensées, pour échapper au vertige. Mais alors, c’était pour discuter avec soi des idées superstitieuses, enfantines, extravagantes, — du moins, qui paraissaient telles à son esprit habitué aux méthodes rationalistes. Elle se disait que si le malheur était suspendu sur elle, c’est qu’elle avait été trop complètement heureuse ; et il lui semblait que, pour que son fils fût guéri, il faudrait qu’elle fût frappée, sur quelque autre point. Croyance obscure et puissante, de dure compensation, qui remonte aux lointains de l’espèce ! Mais les peuples primitifs, pour se rendre favorable le farouche Dieu marchand qui ne donne rien pour rien et vend contre paiement, livraient le premier-né : ils achetaient de cette prime l’assurance du reste de leur bien. Et Annette eût, de sa vie et de son bien entiers, racheté son premier-né !

Elle disait :

— Prends-moi tout ! Mais qu’il vive !

Aussitôt, elle pensait :

— C’est stupide ! Personne ne m’entend…

N’importe ! le vieil instinct atavique continuait de renifler, autour, la présence du Dieu jaloux. Et, tenace, marchandant âprement, elle disait :

— Signons ! Je paye comptant. L’enfant est à moi. Fais ton choix dans le reste !

Comme pour justifier la superstition, l’événement prit Annette au mot. Un matin que tante Victorine était allée chez le notaire, pour toucher une somme, que depuis un certain temps il aurait dû verser, elle revint éplorée. Annette avait le bonheur, ce matin-là, d’être enfin rassurée sur la santé de son fils. Le médecin venait de sortir : il avait, cette fois, annoncé la pleine convalescence. Annette, transportée de joie, mais encore tremblante, n’osait se fier entièrement à ce bonheur nouveau. À cette minute, elle vit la porte qui s’ouvrait et, du premier coup d’œil, la mine défaite de la tante ; son cœur battit, elle pensa :

— Quel autre malheur va entrer ?

La vieille dame pouvait à peine parler. Enfin, elle dit :

— L’étude est fermée. Me Grenu a disparu. Toute la fortune d’Annette était chez lui. Annette fut, un instant, avant de comprendre ; puis… (Explique, si tu peux !)… son visage s’éclaira. Elle était soulagée. Elle pensait :

— Ce n’est que ça !…

Le voilà donc, le malheur qui sauve ! L’Ennemi avait pris sa part…

Après, de sa bêtise elle haussa les épaules. Mais, malgré son ironie, elle continuait de lui dire :

— Est-ce assez ? Es-tu content ? Maintenant, j’ai payé. Je ne te dois plus rien.

Elle souriait… La pauvre humanité, qui s’agrippe à son lopin de bonheur, et qui le voit, sans cesse, sans cesse lui échapper, essaie de conclure un pacte avec l’aveugle nature, qu’elle fait à son image…

— À mon image ?… Cette nature envieuse, rapace, cruelle… Est-ce que je lui ressemble ?… Qui sait ? Qui peut dire : « Je ne suis pas cela » ?…


Annette était ruinée. Elle ne pouvait encore se représenter l’étendue de sa ruine. Mais, le premier moment d’aberration passé, lorsqu’elle examina froidement la situation, elle put se rendre cette justice qu’elle l’avait bien méritée.

Elle était capable de s’occuper d’affaires : elle avait, comme son père, la tête bonne et solide ; les chiffres ne l’intimidaient pas. Quand on vient d’une lignée de paysans et de petits bourgeois actifs et avisés, il faut le vouloir bien pour perdre son aplomb dans les questions pratiques. Mais tout souci matériel lui avait été épargné, tant que vécut son père ; et, depuis, elle traversait une longue crise, où le travail intérieur de sa vie passionnelle la tenait captivée. Dans cet état un peu anormal, qu’entretenait son oisiveté fortunée, elle éprouvait un dégoût, qui n’était pas très sain, à s’occuper de ses biens. Il faut oser le dire : car l’idéalisme de la vie intérieure, qui méprise l’argent comme un parasitisme, oublie qu’il n’en a le droit que s’il y a renoncé ; mais l’idéalisme qui pousse sur un terreau argenté et prétend s’en désintéresser, est le pire parasitisme.

Pour se décharger de l’ennui d’administrer sa fortune, elle en avait remis la gestion entière à l’excellent Me Grenu, son notaire. Vieil ami de la famille, homme considéré, d’une valeur professionnelle et d’une honorabilité reconnues, Me Grenu avait, depuis trente ans, vu passer dans son étude toutes les affaires Rivière. Il est vrai que Raoul n’abandonnait à personne le soin de les traiter sans lui. Quelque confiance qu’il eût en son tabellion, il ne laissait aucun acte, sans en avoir révisé les points et les virgules. Mais il avait confiance, toutes précautions prises ; et pour qu’un homme de son flair eût confiance en un autre, il fallait que cet autre la méritât. Me Grenu la méritait. Autant qu’homme au monde… (toutes précautions prises)…

Le rôle de confesseur laïque, que le notaire est appelé à tenir dans les familles, avait mis Me Grenu dans la confidence de bien des secrets domestiques des Rivière. Il n’avait pas ignoré grand’chose des frasques de Raoul et des chagrins de Mme Rivière. À l’une il avait su prêter une oreille compatissante ; à l’autre, complaisante. Conseiller de la femme, il appréciait ses vertus ; compagnon de Raoul, il appréciait ses vices — (c’étaient aussi des vertus, gauloises) ; — et l’on disait qu’il ne boudait pas ses parties fines. Me Grenu était un petit homme grisonnant, qui avait la soixantaine, l’apparence délicate, le teint frais, une correction recherchée ; malicieux et disert, brave homme, bon comédien, il aimait à conter et, pour qu’on l’écoutât mieux, commençait d’une voix basse, exténuée, un souffle qui va s’éteindre, puis, quand il avait obtenu de l’auditoire un silence apitoyé, déployait peu à peu un volume sonore qu’une grande clarinette aurait pu lui envier, et ne lâchait plus l’anche qu’il n’eût, jusqu’au trait final, débité sa chanson. Notaire à l’ancienne mode, mais faible, et attiré par les modes nouvelles, bon pater familias, vieux bourgeois, glorieux de compter parmi sa clientèle des actrices, des viveurs et de belles poulettes, sa manie était de se dire vieux et même de jouer le vieux avec exagération ; mais il avait grand’peur qu’on ne le crût sur parole, et il s’appliquait ardemment, en cachette, à montrer qu’il était plus malin que tous les jeunes gens, et qu’il les mettait dedans.

Il connaissait Annette depuis l’enfance, et très sincèrement il avait pris à cœur ses affaires. Il trouva naturel qu’elle les lui confiât, après la mort des parents. Par correction professionnelle, d’abord, il la tint au courant, scrupuleusement ; il ne voulait rien faire sans son assentiment : cela ennuya Annette. Alors, il se fit donner procuration spéciale pour telle ou telle affaire, dont Annette écoutait (n’écoutait guère) un très vague exposé. Et puis, il fut entendu qu’Annette s’absentant de Paris, souvent sans laisser d’adresse, Me Grenu agirait au mieux de ses intérêts, sans qu’il fût nécessaire de la consulter. Tout allait bien ainsi : le notaire se chargeait de tout, il touchait les rentes d’Annette et lui fournissait l’argent, à mesure des besoins. Finalement, il s’avisa, pour régulariser la situation, de lui faire signer une procuration générale… L’eau passa sous les ponts… Il y avait plus d’un an qu’Annette n’avait revu Me Grenu, qui lui versait ponctuellement, au début de chaque trimestre, les sommes convenues. Vivant seule, en dehors des cercles parisiens, ne lisant plus de journaux, elle n’apprit l’événement qu’assez longtemps après qu’il était arrivé. Le vieux Me Grenu voulut être trop malin. Sans esprit de lucre personnel, il s’était laissé prendre par le goût de la spéculation ; pour mieux faire valoir les fonds de ses clients, il les engagea dans des entreprises risquées, où ils chavirèrent. Afin de les rattraper, il acheva de les couler ; sans avertir Annette, non seulement il avait disposé de tout l’argent liquide et des effets mobiliers dont il avait la charge ; mais, par certains subterfuges que permettait la rédaction élastique de la procuration, il avait hypothéqué ses maisons de Boulogne et de Bourgogne. Quand tout fut perdu, il se sauva, devant le ridicule de s’être laissé rouler, qui lui était peut-être plus cuisant encore que le déshonneur.

Pour comble de malchance, Annette, prise entièrement par la maladie de l’enfant, n’ouvrait plus sa correspondance depuis plusieurs semaines. Aux lettres des créanciers hypothécaires, à la sommation d’huissier qui suivit, elle ne répondit pas. C’était aux jours de la rechute du petit, Annette avait la tête perdue. Ne comprenant pas qu’on s’adressât à elle, et non à son mandataire, elle fit envoyer les papiers, sans les lire, au notaire, qui ne les lut pas davantage ; et pour cause ! « Il courait encore… » Lorsque enfin la guérison de son fils lui laissa l’esprit assez libre pour examiner la situation, la procédure judiciaire était si avancée que, faute pour Annette d’avoir satisfait aux demandes des créanciers, ceux-ci avaient obtenu le droit de faire mettre en vente les immeubles hypothéqués. Annette, réveillée de son engourdissement, fit face à ce coup foudroyant ; son énergie, en un instant retrouvée, et l’intelligence pratique, héritée de son père, suppléant à son inexpérience, elle lutta avec une vigueur et une clarté d’esprit, que le juge admira, tout en lui donnant tort : car son bon droit n’empêchait pas qu’en droit, sa cause ne fût mauvaise. Annette elle-même vit promptement qu’elle était perdue d’avance ; mais son instinct de combat, qui admettait de sang-froid la défaite, même injuste, ne l’admettait pas sans résistance. Il s’agissait d’ailleurs, maintenant, du bien de son enfant. Elle le défendit, pied à pied, avec la ténacité d’une rude et fine paysanne qui, plantée des deux jambes à l’entrée de son champ, barre le chemin aux intrus, et même sachant qu’ils entreront, cherche à gagner du temps. Mais que pouvait-elle ? Dans l’incapacité de payer la dette exigible, et ne voulant pas demander l’aide de parents ou d’anciens amis qui, très probablement, la lui eussent refusée, d’une façon humiliante, elle ne pouvait faire opposition à la vente. Toute son énergie ingénieuse et opiniâtre ne réussit qu’à obtenir la suspension, pour un temps limité, de la poursuite en expropriation, sans aucun espoir d’en empêcher l’effet, au bout du bref délai.

Annette eût été excusable de se montrer abattue par cette catastrophe. Sylvie, qui n’était pas personnellement atteinte, tantôt se répandait en lamentations, tantôt ne décolérait pas, et parlait de faire des procès, des procès, des procès… On eût dit au contraire que, grâce à l’événement, Annette eût recouvré son équilibre. L’épreuve renouvelait l’air. La molle atmosphère sentimentale, qui depuis deux ou trois ans affadissait son cœur, se dissipa. Quand Annette fut certaine que la situation ne pouvait être changée, elle l’accepta. Sans récriminations inutile. Elle ne trouvait pas un soulagement à mettre en cause Me Grenu, comme Sylvie, qui versait sur la tête du notaire de vertes malédictions. Le vieil homme était à l’eau. Elle aussi. Mais elle, avait ses bras jeunes, et elle savait nager. Peut-être même tout n’était-il pas déplaisir pour elle en cette pensée. Si étrange qu’il paraisse, à côté de l’ennui de sa ruine, il y avait, au fond, une curiosité du risque et même un secret plaisir de mettre à l’épreuve ses forces inactives. Raoul l’eût comprise, lui qui, en plein succès, sentait des velléités de démolir l’œuvre de sa vie, pour avoir l’agrément de la rebâtir.

Elle se disposa donc à quitter la maison de Boulogne. Déjà, la propriété de Bourgogne avait été vendue hâtivement, à des conditions dérisoires. Il était sûr que la vente totale couvrirait à peine la dette et les frais, et que s’il restait un surplus disponible, il ne suffirait pas à l’entretien d’Annette et des siens ; il faudrait qu’elle cherchât des ressources nouvelles. Pour l’instant, il s’agissait de réduire les dépenses et de se refaire une installation très modeste. Annette se mit en quête d’un appartement. Sylvie lui en trouva un au quatrième étage de sa propre maison : (elle habitait l’entresol). Les chambres étaient petites et donnaient sur la cour, mais propres et sans bruit. Il n’était pas question d’y transporter tous les meubles de Boulogne. Annette ne voulait garder que le strict nécessaire. Mais tante Victorine suppliait, en pleurant, Annette de tout conserver. Annette remontrait qu’il n’était pas raisonnable, dans la situation actuelle, d’assumer les dépenses d’un garde-meubles. Il fallait faire un choix ; et la tante implorait pour chaque objet. Annette, fermement, choisit ; en dehors du mobilier qui devait la suivre dans le nouvel appartement, elle réserva quelques meubles particulièrement chers à la vieille dame ; et elle fit vendre les autres.

Sylvie était frappée de l’insensibilité d’Annette. Il ne fallait pourtant pas croire que la courageuse fille n’éprouvât point de mélancolie. Elle aimait cette maison, qu’elle devait quitter… Tant de souvenirs ! tant de rêves ! Mais elle les refoulait. Elle savait bien qu’elle ne pouvait leur faire impunément leur part ! Ils étaient trop, ils auraient tout pris ; elle avait besoin de toute sa force, en ce moment.

Une seule fois, elle céda à leur assaut, par surprise. C’était une après-midi, peu avant le déménagement. La tante était à l’église, et Marc chez Sylvie. Annette, seule dans la maison de Boulogne, où tout sentait les approches du départ, à genoux sur un tapis à demi roulé, pliait une tenture déclouée. Tout occupée de sa tâche, tandis que ses mains actives allaient et venaient, sa tête faisait des calculs pour les arrangements nouveaux. Mais sans doute il restait de la place pour le rêve : car son regard qui, depuis un instant, flottait loin de la vision présente, fixa, parmi sa brume, un dessin de la tenture que les mains enroulaient ; et il le reconnut. Un motif de fleurs pâles, presque effacées : ailes de papillons, pétales détachés ? Peu importait ; mais les yeux d’Annette enfant s’y étaient posés, et sur ce canevas, ils avaient brodé la tapisserie des jours enfuis. Et cette tapisserie, brusquement, ressortait de la nuit… Les mains d’Annette cessèrent de ranger, son cerveau un moment encore s’obstina à répéter les chiffres, dont il avait perdu le fil, puis se tut. Et Annette, se laissant couler sur le plancher, le front sur le rouleau de tapis, le visage dans ses mains, étendue, les genoux repliés, s’abandonnant au vent et au flot, fit voile… Elle ne voyageait pas dans une contrée précise… Une telle masse de souvenirs — (vécus ? rêvés ?) — comment les distinguer ?… Vertigineuse symphonie d’une minute de silence ! Elle contient beaucoup plus que la substance d’une vie. Dans la pensée active, quand la conscience croit prendre possession de notre monde intérieur, elle ne saisit que la crête de la vague, à l’instant où le rayon la dore. La rêverie seule perçoit l’abîme mouvant et son rythme torrentiel, ces graines innombrables charriées par le vent des siècles, semences de pensées des êtres d’où nous sortons et qui de nous sortiront, ce formidable chœur d’espoirs et de regrets, dont les mains frémissantes se tendent vers le passé ou bien vers l’avenir… Indéfinissable harmonie, qui forme le tissu d’une seconde illuminée, et qu’il suffit parfois d’un choc pour éveiller… Un bouquet de fleurs pâles venait de l’évoquer dans Annette…

Quand elle s’y arracha, après un long silence, elle se releva précipitamment, et, de ses mains devenues gauches, brusques, tremblantes, elle acheva, sans regarder, de plier la tenture commencée. Elle n’acheva même pas, elle la jeta dans un coffre, incomplètement roulée ; et elle fuit de la pièce… Non, elle ne voulait pas rester avec ces pensées ! Il valait mieux les écarter. Plus tard, elle aurait le temps de regretter le passé, quand elle serait elle-même du passé… plus tard, au crépuscule de sa vie. Pour l’instant, elle était trop chargée d’avenir, elle devait le porter. Ses rêves étaient devant… « Ce qui est derrière moi, je ne veux pas le savoir ; il ne faut pas me retourner… »

Elle marchait dans la rue, pressant le pas, raidie, regardant droit au loin… les années, les années… la vie qui monte… celle de son enfant, la sienne, la vie nouvelle… l’Annette de demain.


Elle avait cette vision dans les yeux, le soir de son installation dans la maison de Sylvie. Sylvie, son magasin fermé, se hâta de monter chez sa sœur, afin de la distraire des regrets qu’elle lui supposait. Elle la trouva, allant et venant dans son étroit enclos, nullement fatiguée de l’exténuante journée, s’efforçant de faire tenir dans des placards trop petits son linge et ses vêtements ; et, n’y parvenant pas, perchée sur un escabeau, les bras chargés de draps, regardant les rayons pleins, méditant un autre plan, elle sifflait comme un garçon — (une fanfare wagnérienne que, sans trop y penser, elle travestissait d’une façon burlesque). — Sylvie la considéra, et dit :

— Annette, je t’admire.

(Elle ne le pensait pas tout à fait).

— Pourquoi ? demanda Annette.

— Si j’étais à ta place, ce que je ragerais !

Annette se mit à rire, et, toute à son affaire, lui fit signe de se taire.

— Je crois que j’ai trouvé… dit-elle.

Elle enfonça la tête et les bras dans le placard, rangea, dérangea, fourragea.

— Quand je le disais !… fit-elle… Je l’ai eu !

(Elle s’adressait au placard bondé, rangé, soumis).

Elle descendit, victorieuse, de l’escabeau.

— Sylvie, dit-elle, rageoir ! (elle lui tenait le menton), quand on était enfant, on jouait à bâtir une maison avec les dominos. Quand la maison tombait, est-ce que tu rageais ?

— Je fichais les dominos par terre, dit Sylvie.

— Moi, je disais : Patatras ! je vais en refaire une autre !…

— Dis tout de suite que tu secouais la table !…

— Eh ! je n’en jurerais pas ! fît Annette.

Sylvie l’appela :

— Anarchiste !

— Tiers ! dit Annette, tu ne l’es donc pas ?

Sylvie ne l’était pas. Elle entendait bien se fiche, s’il lui plaisait, de l’ordre et de l’autorité ; mais il lui fallait un ordre et une autorité. Quand ce ne serait que pour les autres ! Pour elle aussi, d’ailleurs : il n’y a de plaisir à se révolter que s’il y a une autorité. Et quant à l’ordre, Sylvie en était pourvue ; elle ne chicanait l’ordre établi que parce qu’il n’était pas le sien. Mais qu’il fût établi, elle ne le lui reprochait pas. Un ordre doit être établi. Depuis qu’elle était, elle aussi, établie, patronne, et dirigeant pour son compte ses affaires, elle était pour l’ordre stable. Annette en fit la découverte, avec surprise. — Ce ne fut pas la seule. On ne connaît bien un autre que quand on le voit dans l’action journalière, qui bande les ressorts et montre au naturel ses mouvements et ses gestes. Annette n’avait vu Sylvie qu’à ses périodes oisives de détente flâneuse. Qui peut juger d’une chatte alanguie sur un coussin moelleux ? Il faut la voir en chasse, les reins cambrés en arc, et le feu vert de ses yeux.

Annette vit Sylvie sur son terrain, le lopin qu’elle s’était taillé dans la jungle parisienne. La petite patronne avait pris le métier au sérieux, et elle ne le cédait à personne dans l’art de gérer ses affaires. Annette put l’observer à loisir, et de près : car, pendant les premières semaines qui suivirent l’emménagement, elle prenait ses repas chez Sylvie ; il avait été convenu qu’on ferait ménage ensemble, jusqu’à ce que l’installation fût tout à fait terminée. Annette, de son côté, cherchait à se rendre utile, en participant à certains travaux de l’atelier. Elle voyait donc Sylvie, à toutes les heures du jour, soit avec les clientes, soit avec les ouvrières, soit seule en tête à tête ; et elle remarquait en sa sœur des traits qu’elle ne connaissait pas, ou qui s’étaient accentués depuis deux ou trois ans.

La caressante Sylvie, sous son charmant sourire, ne cachait plus aux yeux pénétrants d’Annette une nature un peu sèche, qui, même dans ses emballements, savait où elle allait. Elle avait un petit personnel d’ouvrières, qu’elle menait supérieurement. Avec sa finesse d’observation et son air enjôleur, elle s’était choisi et attaché des dévouements en disponibilité. Telle sa première, Olympe, beaucoup plus âgée qu’elle, plus experte au métier, excellente travailleuse, mais dépourvue d’idées, incapable de se défendre ; venue de sa province et perdue à Paris, grugée, bernée par les hommes, par les femmes, par les maîtres et par les camarades, elle ne manquait pourtant pas d’intelligence pour le voir, mais de force pour résister, et cherchait qui, sans la duper, profitât de son travail et la déchargeât de la peine de se diriger. Sylvie n’eut aucun effort à faire pour se l’asservir. Il fallait seulement veiller à la bonne entente parmi les dévouements rivaux qu’elle avait suscités dans son personnel, user adroitement de leur antagonisme pour stimuler leur zèle, et fonder, à l’instar d’un sage gouvernement, l’union des rivales sur le patriotisme du travail en commun. L’orgueil du petit atelier et le désir de se signaler aux yeux de la jeune patronne, les livraient à sa domination astucieuse qui, souvent, les faisait travailler jusqu’à épuisement. Elle donnait l’exemple ; et l’on ne se plaignait pas. Une affectueuse bourrade, une moqueuse drôlerie, dont elles riaient aux éclats, relevait l’attelage fourbu, le faisait tenir jusqu’au bout. Fières de la patronne, elles l’aimaient jalousement. — Et elle, qui entretenait leur feu, restait indifférente. Le soir, après leur départ, elle parlait d’elles à sa sœur, d’un ton de froid détachement, qui choquait Annette. Au reste, serviable en cas de besoin, et, si elle les voyait souffrantes ou dans la peine, ne les laissant pas sans aide. Mais, souffrantes ou non, si elle ne les voyait pas, elle les oubliait. Elle n’avait pas le temps de penser aux absents. Elle n’avait pas le temps d’aimer longtemps. Une activité perpétuelle, tous ses instants occupés : toilette, ménage, manger, métier, essayages, bavardages, amours, amusements. Et tout, — jusqu’aux (jamais très longs) silences où, entre le mouvement du jour et le sommeil de la nuit, elle se trouvait seule, en face de soi, — tout avait un caractère précis. Pas un coin pour le rêve. Quand elle s’observait, elle restait l’œil clair et curieux qui épie les autres et qui se regarde comme un passant. Un minimum de vie intérieure : tout projeté en actes et en paroles. Le besoin qu’avait Annette de confession morale ne trouvait point là son compte. Elle était gênée dans ce plein jour perpétuel. Aucune ombre. Ou, s’il en existait — (il en existe en toute âme) — la porte était fermée dessus. Sylvie ne s’intéressait pas à ce qu’il y avait derrière la porte. Il s’agissait d’administrer exactement son petit domaine : jouir de tout, de son travail et de ses plaisirs, mais le tout à son temps, afin de n’en rien perdre, par conséquent sans passions, sans grands excès, parce que cette activité et ce « passage » perpétuels ne s’y prêtent pas, et même en suppriment la possibilité, d’avance. Pas de danger que ses amants lui fissent perdre la tête !

En vérité, elle n’aimait bien, elle n’aimait tout à fait qu’un seul être : Annette… Et comme c’était curieux ! Pourquoi est-ce qu’elle l’aimait, cette grande fille, qui ne lui ressemblait en rien, — en presque rien ?

Ah ! ce « presque rien », c’était beaucoup, c’était (qui sait ?) le plus important : le sang… Cela ne compte pas toujours entre gens de même lignée. Mais quand cela compte, quelle force secrète ! C’est une voix qui nous souffle :

— Cet autre, c’est encore moi. Coulé en une autre forme, la substance est la même. Je me reconnais, mais autre, et possédé par une âme étrangère…

Et l’on veut se reconquérir sur cet usurpateur… Double attrait. Triple attrait : attrait de la ressemblance, attrait de l’opposition, et la guerre de conquête, qui n’est pas le moindre des trois…

Que de forces communes entre Annette et Sylvie ! L’orgueil, l’indépendance, l’ordre, la volonté, la vie sensuelle ! Mais de ces deux esprits, l’un tourné vers le dedans, l’autre vers le dehors, — les deux hémisphères de l’âme. Elles étaient constituées presque des mêmes éléments ; mais chacune, pour des raisons obscures et profondes, qui tenaient à l’essence de la personnalité, en refoulait une moitié, n’en voulait voir qu’une seule, — celle qui émergeait, ou celle qui était submergée. Le rapprochement des deux sœurs dans une vie commune inquiétait la conscience habituelle que chacune avait de soi. Leur affection mutuelle se teintait d’hostilité. Et plus l’affection était vive, plus vive l’hostilité cachée : car elles se sentaient irréductibles l’une à l’autre. Annette, plus experte à lire dans ses arrière-pensées, et aussi plus sincère, était capable de les juger et de les réprimer : le temps était passé, où elle voulait absorber Sylvie dans son impérieux amour. Mais Sylvie gardait toujours un secret désir de dominer son aînée ; et elle n’était pas fâchée que les événements lui eussent fourni le moyen d’affirmer sa supériorité. Revanche des inégalités du sort pendant la jeunesse des deux sœurs ! Ce sentiment inavoué et sa tendresse réelle lui faisaient goûter une satisfaction, qu’elle dissimulait, à voir Annette travailler, sous sa direction, à l’atelier. Elle eût voulu l’enrôler. Elle la chargeait de recevoir ses clientes, de dessiner au fusain des garnitures de broderie ; elle tâchait de lui persuader qu’elle pourrait s’assurer un emploi important, et même s’associer à elle, plus tard, dans son commerce.

Annette, qui percevait les raisons de Sylvie, ne tenait nullement à s’assujettir. Elle laissait tomber l’invite, ou, pressée par Sylvie, répondait qu’elle n’était pas bien faite pour ce métier. Sur quoi, Sylvie lui demandait ironiquement pour quel métier elle était donc faite ? Ce lui était sensible. Quand on n’a jamais eu besoin de travailler pour vivre, et que la nécessité vient vous y forcer, il est pénible de ne pas savoir à quel travail on est bon, ni même si, malgré son instruction, on est bon à quelque travail. Il le fallait pourtant. Annette ne voulait pas rester à la charge de Sylvie. Certes, Sylvie ne l’eût pas montré : elle avait plaisir à aider sa sœur. Mais si elle était heureuse de dépenser pour Annette, elle savait ce qu’elle dépensait ; sa main droite n’ignorait jamais ce que donnait la gauche. Annette l’ignorait encore moins. Elle ne pouvait supporter la pensée que Sylvie, faisant sa caisse, l’inscrivît (mentalement) à son débit… Diable soit de l’argent ! Entre deux cœurs qui s’aiment, est-ce qu’il devrait compter ? Il ne comptait pas dans les cœurs d’Annette et de Sylvie. Mais il comptait dans leur vie. On ne vit pas que d’amour. On vit aussi d’argent.


C’était là une vérité qu’Annette avait un peu trop méconnue. Elle ne fut pas lente à l’apprendre.

Elle se mit en quête d’une place, sans en parler à Sylvie. Et sa première idée fut d’aller trouver la directrice du collège de jeunes filles où elle avait fait ses études. Élève intelligente, riche, fille d’un père influent, elle avait été dans les faveurs de Mme Abraham, et se tenait assurée de sa sympathie. Cette femme remarquable, une des premières qui eût organisé l’enseignement féminin en France, avait de rares qualités d’énergie et de jugement, complétées — ou palliées (cela dépendait des cas) — d’un sens politique très froid, que bien des hommes auraient pu lui envier. Désintéressée pour elle même, elle ne l’était point pour son collège. Elle était libre-penseuse et même, sans l’afficher, ne cachait point un certain dédain anticlérical, qui ne pouvait nuire auprès de sa clientèle de filles de la bourgeoisie radicale et de jeunes israélites. Mais à la place des dogmes rejetés, on avait instauré une morale civique qui, pour manquer de base et de certitude, n’en était pas moins étroite et impérative. (Elle ne l’en était que davantage : car plus une règle est arbitraire, plus elle se fait rigide). Annette, grâce à sa situation mondaine, était intime avec la directrice et avait son franc parler ; elle s’amusait à taquiner la fameuse morale officielle ; et Mme Abraham, sceptique de nature, ne faisait pas de difficultés pour sourire de ces boutades de l’irrespectueuse gamine. Elle en souriait, oui bien, quand elles causaient à huis-clos. Mais aussitôt que la porte était ouverte et que Mme Abraham réintégrait son titre et son rang officiels, elle croyait, dur comme fer, aux Tables de la Loi laïque, qu’avait élaborées la moralité raisonnante de quelques pédagogues républicains. C’était assez dire que si sa conscience nue était indifférente à la morale conventionnelle, sa conscience habillée — sa conscience usuelle — blâmait sévèrement la conduite d’Annette. Car elle la connaissait : l’aventure avait fait le tour de la société.

Mais elle ne connaissait pas encore sa ruine. Et quand Annette se fit annoncer, elle n’eut garde de lui manifester ses pensées ; il fallait d’abord savoir les motifs de la visite, et si le collège n’en retirerait pas quelque avantage. Elle lui montra donc bon visage, quoique un peu réservé. Mais à peine sut-elle qu’Annette venait en quémandeuse, elle se souvint du scandale, son sourire se figea. On peut bien accepter de l’argent d’une personne qu’on n’approuve point ; mais on ne peut pas, décemment, lui en donner. Il ne fut pas difficile à Mme Abraham de trouver des raisons péremptoires pour écarter la candidature indiscrète. Point de place au collège. Et comme Annette demandait qu’elle la recommandât à d’autres institutions, Mme Abraham ne prit pas la peine de la payer de promesses vagues. Très diplomate, quand elle avait affaire à ceux que portait la roue de la fortune, elle cessait sur-le-champ de l’être, quand la roue les jetait en bas. Grave faute de diplomatie ! Car il se peut que ceux qui sont en bas aujourd’hui, demain se retrouvent en haut ; et le bon diplomate ménage l’avenir. Mme Abraham ne tenait compte que du présent. À présent, Annette se noyait : c’était regrettable, mais Mme Abraham n’avait pas l’habitude de repêcher ceux qui étaient à l’eau. Elle ne déguisa point la sécheresse de ses sentiments ; et Annette n’abandonnant pas son ton de tranquille aisance et d’égalité (désormais) déplacée, Mme Abraham, afin de la ramener à une appréciation plus exacte des distances, déclara qu’elle ne pouvait, en conscience, la recommander. Annette, brûlante d’indignation, fut sur le point de la manifester ; un éclair de colère passa : il s’éteignit ; le dédain l’emporta ; elle fut prise d’une de ces gamineries un peu diaboliques de jadis, un prurit de persifler. Elle dit, en se levant :

— Enfin, pensez à moi, si vous fondez un cours de morale nouvelle !

Mme Abraham la regarda, interloquée : l’impertinence était visible. Elle répliqua sèchement :

— L’ancienne nous suffit.

— Cela ne ferait pourtant pas de mal, de l’élargir un peu !

— Qu’y feriez-vous entrer ?

— Un rien, dit Annette, tranquillement : la franchise, et l’humanité.

Mme Abraham, blessée, dit :

— Le droit à l’amour, sans doute ?

— Non, répondit Annette, le droit à l’enfant.

Quand elle fut sortie, elle haussa les épaules, de sa bravade inutile… Stupide !… À quoi bon s’être fait une ennemie ?… Elle rit, tout de même, de l’air vexé de son antagoniste. Une femme ne résiste pas au plaisir de rendre à une autre un affront. Bah ! la femme Abraham ne resterait son ennemie que jusqu’au jour où Annette aurait reconquis son rang. On le reconquerrait ! Annette vit d’autres institutions ; mais les places manquaient. Il n’y en avait pas pour les femmes. Les démocraties latines ne sont faites que pour les hommes ; elles mettent parfois le féminisme sur leurs programmes ; mais elles s’en méfient ; elles n’ont point hâte de fournir des armes à celle qui demeure encore, à l’aurore du xxe siècle, la rivale asservie, mais qui ne le sera plus longtemps, grâce à la ténacité de la femme nordique. Pour qu’elles accueillent, en rechignant, la femme qui travaille et veut exercer ses droits, il faut que fasse pression l’opinion du reste du monde.

Annette aurait pu cependant être admise dans deux ou trois postes, si sa susceptibilité ne les lui eût fait manquer. On eût consenti à fermer les yeux sur sa situation irrégulière, si elle-même eût consenti à en donner une explication spécieuse : veuvage, divorce, à son choix ; mais elle mit absurdement son orgueil, lorsqu’on l’interrogeait, à dire les choses comme elles étaient. Après deux ou trois échecs, elle ne s’adressa plus à des institutions ni à l’Université ; dans celle-ci, pourtant, elle avait laissé des sympathies : elle y eût trouvé des esprits assez larges pour l’aider sans blâme. Mais elle craignait d’être froissée. Elle était neuve encore au pays de misère. Sa fierté n’avait pas eu le temps de se faire des cals aux mains…

Elle chercha des leçons particulières. Elle ne voulait pas en quêter chez ses connaissances bourgeoises ; elle préférait leur cacher ses démarches. Elle s’adressa à ces agences de placement — d’exploitation — clandestines, qui existaient alors à Paris. Elle n’eut pas l’habileté de s’y faire bien voir. Elle était dédaigneuse. On lui en voulait de se montrer difficile : elle prétendait choisir, au lieu d’accepter quoi que ce fût, comme tant de malheureuses, qui, munies de fort peu de titres, enseignent tout ce qu’on leur demande, à des prix de famine, en travaillant du matin au soir.

Enfin, elle trouva quelques étrangères, par l’entremise des clientes de Sylvie. Elle donna des leçons de conversation à des Américaines, qui la traitaient aimablement, lui proposaient, à l’occasion, une promenade dans leur voiture, mais lui offraient un salaire dérisoire, et n’avaient même pas l’idée qu’on dût payer plus cher. Elles n’hésitaient pas à donner cent francs pour une paire de bottines ; mais pour une heure de français, elles payaient un franc. (Il n’était pas impossible, en ces temps, de trouver vendeuse de leçons à cinquante centimes !)… Annette, qui n’avait pourtant pas le droit d’être exigeante, rejeta ces honteux traitements. Mais après avoir beaucoup cherché, elle ne découvrit guère mieux. La bourgeoisie aisée qui, pour l’éducation de ses enfants, consent à dépenser, sous l’œil de l’opinion, ce qu’exige l’enseignement quand l’enseignement est public, exploite sordidement les maîtres à domicile. Ici, nul ne vous voit. Et l’on a affaire à trop humble pour résister : un qui refuse, dix qui vous supplient de les accepter !…

Isolée, sans expérience, Annette était dans de mauvaises conditions pour se défendre ; mais elle avait l’instinct pratique des Rivière, et aussi sa fierté, qui n’admettait point les humiliants salaires auxquels d’autres se pliaient. Elle n’était pas de l’espèce bêlante, qui gémit et consent. Elle ne gémissait pas, et elle ne consentait pas. Et contre toute attente, cette attitude lui réussit. L’espèce humaine est lâche ; Annette avait une façon calme, un peu hautaine, de dire : non, qui coupait court aux marchandages ; on n’osait pas la traiter comme on eût fait des autres ; et elle obtint des conditions un peu moins misérables. Ce n’était guère. Il fallait bien des fatigues pour gagner ce qu’elle dépensait par jour. Ses élèves étaient disséminées dans des quartiers éloignés ; et l’on n’avait encore à Paris ni autobus, ni métro. Quand elle rentrait le soir, ses pieds étaient douloureux, et ses bottines s’usaient. Mais elle était robuste, et elle goûtait une satisfaction à connaître la vie de travail pour le pain quotidien. Gagner son pain, c’était pour Annette une aventure nouvelle ! Quand elle avait réussi, dans un de ces petits duels de volonté avec ses exploiteurs, elle était aussi contente de sa journée que ces joueurs qui, dans le plaisir de la partie gagnée, oublient l’insignifiance de l’enjeu. Elle apprenait à mieux voir les hommes. Ce n’était pas toujours beau. Mais tout vaut d’être connu. Elle entrait en contact avec le monde du labeur obscur. Contacts insuffisants toutefois, sans profondeur ! Car si la richesse isole, la pauvreté n’isole pas moins. Chacun est pris par sa peine et par son effort. Et chacun voit dans l’autre, moins un frère de misère qu’un rival, dont la part est coupée aux dépens de la sienne…

Annette lut ce sentiment chez les femmes, avec qui elle se trouva en concurrence ; et elle le comprit : car elle était parmi elles, une privilégiée. Si elle travaillait pour ne pas être à charge à sa sœur, sa sœur n’en était pas moins là : elle était préservée des risques de la misère. Elle ne connaissait pas l’incertitude fébrile du lendemain. Elle jouissait de son enfant ; nul ne prétendait le lui arracher. Comment comparer son sort à celui de cette femme, dont elle avait appris l’histoire, — une institutrice révoquée, parce qu’elle avait eu, comme Annette, l’audace d’être mère ! — À vrai dire, elle avait été d’abord tolérée dans l’enseignement, à condition de dissimuler sa maternité. Exilée dans un poste de disgrâce, au fond d’une campagne, elle avait dû éloigner d’elle l’être de sa chair. Mais elle ne put s’empêcher de courir à lui, quand il était malade. Le secret fut divulgué, et la vertueuse campagne férocement s’égaya. L’autorité universitaire, bien entendu, sanctionna la justice populaire, en jetant sur le pavé les deux insoumis au Code. Et c’était à eux qu’Annette venait disputer leur maigre nourriture ! Elle évitait de se présenter aux places que l’autre postulait. Mais on la préférait. Justement parce qu’elle les recherchait moins âprement, parce qu’elle en avait moins besoin. On n’estime pas ceux qui ont faim. — Aussi, les malheureuses qu’elle supplantait la traitaient en intruse qui les volait. Elles se savaient injustes ; mais l’injustice soulage, quand on est victime de l’injustice. Annette découvrit la plus grande guerre, — la guerre des travailleurs, non pas contre la nature ou contre les circonstances, — non pas contre les riches, pour leur arracher le pain, — la guerre des travailleurs contre les travailleurs, pour s’arracher le pain, les miettes tombées de la table des riches ou du Crésus ladre, l’État… C’est la grande misère. Plus sensible chez les femmes. Surtout chez celles de ce temps. Car elles se montraient incapables encore de s’organiser. Elles en restaient à l’état de la guerre primitive, un contre un ; au lieu d’associer leurs peines, elles les multipliaient…

Annette, se raidissant, avec le cœur qui saignait et, malgré tout, aux yeux une flamme de joie, marchait, soutenue dans son ingrate tâche, par la nouveauté de la tâche, la force à dépenser, — et la pensée de son petit, qui l’illuminait, tout le jour.


Marc passait le jour dans l’atelier de Sylvie. La tante Victorine s’était éteinte, peu après l’installation. Elle n’avait pu survivre à la perte du vieux foyer, des vieux meubles, des habitudes d’un demi-siècle quiet. Annette étant tenue, jusqu’au soir, hors du logis, Sylvie prenait l’enfant chez elle. Il était le chat de l’atelier, choyé par les clientes et par les ouvrières, furetant à quatre pattes, assis sous une table, ramassant des agrafes et des bouts de chiffons, dévidant des écheveaux, enroulant des pelotons, bourré de sucreries et beurré de baisers. C’était un petit garçon de trois à quatre ans, châtain doré comme Annette, resté un peu pâlot depuis sa maladie. La vie était pour lui un spectacle perpétuel. Sylvie aurait pu se souvenir de ses premières expériences, quand, assise sous le comptoir de sa mère, elle écoutait les clients. Mais les grandes personnes, du haut de leurs échasses, ont un champ de vision beaucoup trop différent pour savoir ce qu’agrippent les yeux d’un enfant. Et ses oreilles roses… Elles avaient de quoi s’occuper, dans l’atelier ! Les langues s’en donnaient, rieuses, hardies, effrontées. La pruderie n’était point le péché de Sylvie et de son troupeau. Bien rire, bien médire, fait l’aiguille courir… On ne songeait pas au petit. Est-ce qu’il pouvait comprendre ?… Il ne comprenait pas (c’était plus que probable), mais il prenait, il ne laissait rien perdre. L’enfant ramasse tout, tâte tout, goûte à tout. Gare à ce qui traîne ! Vautré sous une chaise, il mettait dans sa bouche tout ce qui tombait de là-haut, les miettes de biscuit, des boutons, des noyaux ; et il mettait aussi les mots. Sans savoir. Justement ! Pour savoir ! Et il les mâchonnait, chantonnait

— Petit cochon !…

C’était une apprentie qui lui arrachait des doigts un ruban qu’il suçait, ou bien, pour essayer, qu’il s’enfonçait dans le nez. Mais on ne lui arrachait pas les propos avalés. Il n’en faisait rien, pour l’instant ; il n’avait rien à en faire. Mais ce n’était pas perdu.

Extirpé des dessous de meubles et de jupes, où il se livrait à de curieuses études sur les pieds qui frétillent et leurs doigts prisonniers qui se crispent dans les bottines, ramené aux usages et à la position normale dans le monde des grands, il restait immobile et sagement assis, sur un tabouret bas, entre les jambes de Sylvie. Ou bien, parce que la tante rarement demeurait en repos, d’une autre enjuponnée. Il appuyait sa joue contre l’étoffe chaude et, la tête renversée, il regardait, le nez en l’air, ces figures penchées, yeux plissés, aux prunelles mobiles, vifs, brillants, ces bouches qui mordent le fil, et l’on voit la salive, et la lèvre du bas (elle paraît en haut) qui est sucée par les dents, et le dessous des narines, qui a des filets rouges et se trémousse en parlant ; et ces doigts qui couraient avec leur aiguillon ; et brusquement, une main lui chatouillait le menton : il y avait un dé au bout, qui lui faisait froid dans le cou… Ici, comme tout à l’heure, rien n’était perdu pour lui : ces chauds et frais contacts, cette tiédeur duveteuse, ces lumières qui rougissent et ces ombres qui ambrent des morceaux de chair vivante, et cette odeur de femmes… Il n’en avait certes pas conscience, lui ; mais sa multiple conscience, cette conscience à facettes qui est éparpillée à la périphérie de l’être d’un enfant, enregistrait au passage les empreintes sur son rouleau… Ces femmes ne se doutaient pas que, des pieds à la tête, leur image s’imprimait sur cette petite plaque sensible. Seulement, il ne les voyait que par morceaux ; et des morceaux manquaient : ainsi que dans un puzzle, dont les pièces sont mêlées. De là, ses bizarres et fugaces préférences, aussi vives que variées, qui semblaient capricieuses, et qui étaient moins inconstantes que partielles. Bien malin eût pu dire ce qui en chacune de ces femmes l’attirait ! En vrai chat du foyer, c’était la douceur des mains plus que la personne entière qu’il aimait. Et c’était l’ensemble de ces douceurs, le foyer, l’atelier. Il était égoïste, avec candeur. (Et bon droit : le petit constructeur avait d’abord à rassembler son moi). Égoïste sincèrement, jusque dans ses caresses. Car il était caressant, parce qu’il voulait plaire, et parce qu’il y trouvait plaisir. Aussi ne l’était-il qu’avec celles qu’il avait élues.

Sa grande favorite fut, dès les premiers temps, Sylvie. Son instinct d’animal domestique avait tout de suite perçu qu’elle était le dieu du foyer, le maître qui dispense le manger, les baisers, la couleur de la journée, et qu’il est bon de courtiser. Mais le meilleur encore est d’en être courtisé. Et le petit avait su remarquer que ce privilège lui était attribué. Il ne doutait point d’ailleurs que ce ne fût mérité. Il recevait donc, sans surprise, mais avec satisfaction, l’hommage agréable et flatteur qui lui était rendu par la souveraine de l’atelier. Sylvie le gâtait, l’adulait, s’extasiait sur ses gestes, sur ses pas, sur ses mots, son esprit, sa beauté, sa bouche, ses yeux, son nez ; elle l’offrait à l’admiration de ses clientes et se pavanait de lui, comme si elle l’eût pondu. À la vérité, elle l’appelait aussi :

— Petit voyou ! Serin guinos !

Et d’aventure, elle le mouchait, torchait, claquait. Mais d’elle, il ne le trouvait pas blessant, et même, (quoiqu’il protestât hautement), pas trop désagréable. N’est pas fessé qui veut, par la main de la reine ! D’une autre, « Dieu de Dieu ! » (une de ses miettes d’atelier), il ne l’eût pas admis !… Et puis, même sans son sceptre, Sylvie avait pour lui un charme. Dans son puzzle féminin, fait des unes et des autres, elle lui avait fourni le plus grand nombre des morceaux ; il aimait à se serrer dans sa robe, la tête contre son ventre, à écouter sa voix, (il l’entendait rire, au travers de son corps) ; ou bien à grimper après ses hanches, jusqu’à ce qu’il arrivât au haut ; et alors, des deux bras, noué autour de son cou, il se frottait le nez, les lèvres et les yeux, le long de la joue douce, et là, près de l’oreille, dans ces petits frisons, très blonds, qui sentent bon. Ce qu’est l’œil pour l’esprit des grands, le toucher l’est pour celui des enfants. Il est le talisman qui permet de voir hors du mur, et de tisser au dedans le rêve des choses qu’on a cru voir, l’illusion de la vie. L’enfant filait sa toile. Et sans savoir ce qu’étaient ces frisons blonds, cette joue, cette voix, ce rire, cette Sylvie, et ce qu’il était, « moi », il pensait :

— C’est à moi.


Annexe revenait, le soir. Elle était affamée. Tout le jour, elle avait marché dans un désert sans eau, un monde sans amour. Tout le jour, elle avait marché, les yeux tournés vers la source que, le soir, elle retrouverait. Elle l’entendait chanter ; par avance, elle y baignait ses lèvres ; et il aurait pu se faire qu’un passant dans la rue s’attribuât le sourire que cette belle femme pressée adressait à l’image de son enfant. Comme le cheval qui sent l’avoine, son pas s’accélérait, à mesure qu’elle se rapprochait de la maison de Sylvie ; et lorsque enfin elle rentrait, riant d’amour avide, si harassée qu’elle fût, elle remontait en courant l’escalier. La porte s’ouvrait ; elle faisait irruption et fondait sur le petit ; elle l’enlevait dans ses serres, l’étreignait, le becquetait furieusement sur un œil, sur le nez, sous le nez, n’importe où ça se trouvait, tout ce qu’elle attrapait ; et sa joie impétueuse s’exprimait à grand bruit. Lui, qui était en train de jouer, ou, confortablement installé sur un pouf rembourré, s’amusait gravement à faire des raies avec la craie, ou bien à emmêler des fils de toutes les couleurs, il n’était pas content de cette invasion. Cette grande femme brusque, qui entrait sans crier gare, qui l’empoignait, le tripotait, lui braillait dans l’oreille, qui l’étouffait de baisers,… il n’aimait pas cela ! Qu’on disposât de lui sans sa permission, non, c’était indignant ! Il ne l’admettait point. Il se débattait, maussade ; mais elle n’en était que plus enragée à le secouer, à le bicher ; et de rire, et de crier !… Tout lui déplaisait en elle : ce manque d’égards, ce bruit, cette violence… Il comprenait très bien qu’elle l’aimât, l’admirât, et même qu’elle le baisât. Mais il faut plus de manières ! D’où est-ce qu’elle sortait ? Sylvie et ses demoiselles étaient plus distinguées. Lorsqu’elles jouaient avec lui, même quand elles riaient, criaient, ce n’étaient pas ces clameurs et cette brutalité de vous prendre et de vous embrasser ! Il s’étonnait que Sylvie, qui savait si bien laver la tête à ses sujettes, ne donnât pas une leçon de maintien à cette mal-élevée, et qu’elle ne le défendît pas contre de telles privautés. Mais Sylvie au contraire prenait avec Annette un ton d’égalité affectueuse qu’elle n’avait pas pour les autres, et elle disait à Marc :

— Allons, sois plus gentil ! Embrasse ta maman !

Sa maman ! Sans doute, il le savait. Mais ça n’est pas une raison ! Oui, elle était aussi une puissance domestique. Il était encore trop près de la chaleur du sein, pour ne pas avoir gardé dans sa bouche gourmande le goût sucré du lait, et dans son corps d’oiseau l’ombre dorée de l’aile qui l’abritait. Plus près encore, dans les nuits de maladie, où l’invisible ennemi serrait le cou de l’oiselet, la tête penchée sur lui de la grande protectrice… Sans doute, sans doute ! Mais, pour l’instant, il n’en avait plus besoin. S’il gardait ces souvenirs, et cent autres, dans son grenier, il n’en avait pas l’emploi maintenant. Plus tard, peut-être, on verrait… Maintenant, chaque instant lui apportait une manne nouvelle ; il avait assez à faire de la recueillir, toute. L’enfant est ingrat, par nature. Mens momentanea… Si vous croyez qu’il a le temps de se rappeler ce qui fut bon hier ! Ce qui est bon pour lui, c’est ce qui est bon aujourd’hui.

— Aujourd’hui, Annette avait le grand tort de se laisser éclipser par d’autres plus agréables et même plus profitables, aux yeux de Marc. Au lieu d’aller se promener Dieu sait où ! et de faire, le soir, des apparitions déplacées, que ne restait-elle, comme Sylvie et les autres, tout le jour occupées de Marc et lui faisant la cour ! C’était tant pis pour elle. — Donc, il condescendait tout juste à subir les effusions d’Annette, à répondre à la pluie de folles questions amoureuses quelques oui, non, bonjour, bonsoir, ennuyés et distants ; et puis, fuyant l’averse et s’essuyant la joue, il retournait à ses jeux ou aux genoux de Sylvie.

Annexe ne pouvait pas ne pas voir que Marc lui préférait Sylvie. Sylvie le voyait mieux encore. Elles en riaient toutes deux ; toutes deux semblaient n’y pas attacher une ombre d’importance. Mais dans le fond, Sylvie était flattée, et Annette jalouse. Elles se gardaient bien de se l’avouer. Bonne fille, Sylvie obligeait l’enfant mal gracieux à embrasser Annette. Annette avait peu de joie de ces embrassements obligés ; Sylvie en avait davantage. Elle ne se disait pas qu’elle volait le jardin du pauvre, et qu’après, elle en offrait royalement quelques fruits. Mais ce qu’on ne dit point, afin de ne pas se charger de scrupules fâcheux, on ne le savoure que mieux, à bouche close. Et sans malice aucune, Sylvie goûtait plus de plaisir à se faire cajoler par le petit et pensait davantage à afficher son pouvoir sur lui, quand Annette était là. Annette, affectant de plaisanter, disait, d’un ton dégagé :

— Loin des yeux, loin du cœur.

Mais son cœur ne le prenait pas en plaisantant. Il manquait d’ironie. Annette n’avait d’humour que dans son intelligence. Elle aimait comme une bête, bêtement. C’est pénible d’être femme parmi les femmes, et de devoir se cacher. On ferait rire de soi, en montrant son pauvre cœur affamé. Annette, devant les autres, jouait l’amour blasé, causait de sa journée, des gens qu’elle avait vus, de ce qu’elle avait appris, dit, ou fait, — bref, de tout ce qui lui était indifférent, (oh ! tellement !…) Mais la nuit, rentrée chez elle, dans son appartement, seule avec son enfant, elle pouvait s’en donner tout son soûl, du tourment ! De la joie, aussi, de la passion, par torrents. Plus de précautions à prendre. Personne de qui se cacher. Elle l’avait, à elle seule, son fils, elle le tenait tout entier. Elle en abusait un peu ; elle le fatiguait de sa tendresse folle. Comme ici, loin de Sylvie, il n’était pas le plus fort, le petit politique ne manifestait pas son dépit : jusqu’au lendemain matin, il devait ménager cette mère extravagante. Il usait de tactique : il feignait de tomber de sommeil. Il n’avait pas beaucoup à feindre ; le sommeil venait vite, après les journées remplies. Tout de même il n’était pas encore venu, quand, aux bras de sa mère, livré comme un agneau, les yeux clos, Marc semblait anéanti. Il fallait bien qu’Annette, interrompant son ramage, le portât au lit ; et le petit farceur, dans le demi-sommeil, d’où de degré en degré, (ou plutôt, sur la rampe), il se laissait glisser jusqu’au bas de l’escalier, riait sous cape de voir entre ses cils la crédule maman qui, muette, l’adorait. Il avait le sentiment de sa supériorité, il lui en savait gré ; et même il arrivait que, dans un élan, il jetât ses petits bras autour du cou de l’agenouillée. Par une telle surprise, Annette était payée de ses peines. Mais l’enfant, économe, ne la renouvelait pas souvent. Et Annette devait s’endormir sur sa faim. Ce n’était pas avant de s’être retournée dans son lit, bien des fois, écoutant respirer le petit et remuant ses pensées enfiévrées… Il ne l’avait pas bien embrassée… Elle se disait :

— Il ne m’aime pas…

Son cœur se serrait. Mais elle se reprenait aussitôt :

— Qu’est-ce que je vais inventer ?…

Il fallait refouler sur-le-champ cette idée. Comment est-ce qu’on vivrait, avec ? Non, ce n’était pas vrai… Bon petit, qu’elle accusait !… Elle se hâtait de rechercher, parmi ses souvenirs, ce qu’elle avait de meilleur, les gentillesses de l’enfant et ses câlineries. À des images évoquées, elle l’eût bien arraché de son lit pour l’embrasser… Mais chut ! ne le réveillons pas !… Ce délicieux petit souffle !… Mon trésor !… Comme ce sera bon, plus tard !…

Car Annette — (le présent étant décidément un peu maigre) — se créait, pour le compléter, un avenir d’intimité maternelle avec un fils, conforme à ses désirs. Elle avait besoin de l’idole, pour absorber les forces de sa nature, qui depuis quelque temps, de nouveau, l’inquiétaient.


Ce n’était plus la mélancolie inquiète, cette dépression neurasthénique, qui avait précédé la maladie de l’enfant, et que la maladie de l’enfant avait dérivée, — ces jours de la vie qui chôme, où elle se sentait vidée de forces et d’intérêt : la mer étale, avant le reflux…

C’était le retour du flux océanique. Il s’annonçait par un grondement de flots, un ressurgissement nocturne. La maternité avait, pour un temps, assouvi les éléments passionnés. La fatigue matérielle d’une vie de travail leur opposait un barrage. Mais, dans l’ombre amassés, ils battaient contre le rocher. L’âme, dont la croissance monte en serpentant le long des cercles de la vie, se trouvait revenue dans un état voisin de celui où elle avait passé, quatre ou cinq ans avant, entre l’été brûlant de l’hôtel des Grisons et le printemps d’amour avec Roger Brissot. Voisin, mais pas le même. On revient en tournant au-dessus du passé ; on n’y redescend plus. L’être d’Annette avait mûri. Son trouble n’avait plus l’aveugle candeur de la jeune fille. Elle était femme ; ses désirs étaient aigus et clairs. Elle savait où ils la menaient. Et si elle ne voulait pas le savoir, c’était précisément qu’elle le savait. Sa volonté n’avait pas moins mûri que sa chair. Tout était devenu plus riche. Et tout avait pris un accent passionné.

Aussi, la réapparition de ces démons familiers, — redoutés, — fut un midi orageux qui s’amasse. Pesant silence, silence gros des tumultes à venir. Il succédait à l’insouciante joie, aux chagrins insouciants de la jeune matinée. Les ombres, jusqu’alors, sur le visage d’Annette, glissaient sans s’arrêter. Maintenant, elle était tendue. Quand elle ne s’observait pas, en société, ou qu’elle n’était pas distraite par la présence de l’enfant, elle tombait dans le mutisme, une barre entre les sourcils. Si elle s’en apercevait, elle s’éclipsait sans bruit. Qui se fût inquiété d’elle l’eût trouvée dans sa chambre, rangeant, faisant son lit, retournant le matelas, frottant les meubles ou les carreaux, dépensant plus de mouvement qu’il n’était nécessaire, et ne parvenant pas à étouffer l’esprit, qui bruissait. Elle s’arrêtait, au milieu d’un geste, debout sur une chaise, un chiffon à la main, ou penchée sur l’appui de la fenêtre. Alors, elle oubliait tout, non seulement le passé, mais aussi le présent, les morts et les vivants, et jusqu’à son enfant. Elle voyait sans voir, elle entendait sans entendre, elle pensait sans penser. Une flamme qui brûle dans l’espace nu. Une voile au vent du large. Elle sentait le grand souffle qui passait dans ses membres ; et le navire vibrait, de toute sa mâture… Puis, de l’illimité ressortait le visage des choses qui l’entouraient. De la cour de maison sur laquelle Annette était penchée, montaient des bruits familiers ; elle reconnaissait la voix de l’enfant au parler chantant. Mais son rêve ne s’interrompait pas ; il prenait un autre cours… C’était un chant d’oiseau dans une après-midi d’été… cœur ensoleillé, quelle somme d’amour tu as encore à donner ! Prendre à pleins bras le monde !… Trop lourd butin… La conscience lâchait prise ; elle retombait dans le gouffre incandescent, où n’était plus ni chant, ni voix d’enfant, ni Annette… rien qu’une vibration puissante de soleil…

Annette se réveillait, accoudée sur l’appui de la fenêtre.

Mais la nuit, les rêves obsédants, disparus depuis la naissance de Marc, avaient repris possession du logis. Ils venaient par groupes de trois ou quatre, qui se succédaient sans arrêt. Annette roulait de l’un à l’autre, étage par étage. Elle se levait, le matin, brisée, brûlée, dix nuits en une. Et elle ne voulait pas se rappeler ce qu’elle avait rêvé…

Ceux qui entouraient Annette avaient remarqué son front soucieux et ses yeux absorbés ; ils ne comprenaient pas ce brusque changement, mais ils ne s’en inquiétaient point ; ils l’attribuaient à des causes extérieures, aux difficultés matérielles. Pour Annette, ces périodes de trouble étaient une saison de profond renouvellement. Elle ne leur rendait pas justice, car elle en portait le poids de gestation, plus angoissant que celui de la maternité. C’était aussi une maternité : celle de l’âme cachée. L’être est enfoui comme un grain au fond de la substance, dans l’amalgame d’humus et de glaise humains, où les générations ont laissé leurs débris. Le travail d’une grande vie est de l’en dégager. Il faut la vie entière pour cet enfantement. Et souvent, l’accoucheuse est la mort.

Annette avait l’angoisse secrète de l’être inconnu qui sortirait d’elle, un jour, en la déchirant. Prise de honte par accès, elle s’enfermait dans une retraite tumultueuse, en tête à tête avec l’Être immanent ; et leurs rapports étaient hostiles. L’air était saturé d’électricité ; des souffles se levaient et retombaient dans l’immobilité. Elle savait le danger. Sa conscience avait beau laisser dans l’ombre ce qui la gênait. « Dans l’ombre », c’était encore elle, c’était dans son logis. Et de savoir son logis peuplé, du haut en bas, d’êtres qu’on ne connaît pas, n’était point rassurant…

— Tout cela… Je suis tout cela… Mais qu’est-ce que cela veut de moi ?… Qu’est-ce que je veux, moi ?

Elle se répondait :

— Tu n’as plus rien à vouloir. Tu as.

Sa volonté raidie tournait toute sa violence d’amour vers l’enfant. Ces retours de passion maternelle n’étaient pas très heureux. Anormale, excessive, maladive, — (car cette passion procédait d’un essai impossible d’aiguillage sur une voie, qui n’était pas la leur, d’instincts fort différents qui ne se laissaient pas tromper) — elle ne pouvait mener qu’à des déceptions. Elle écartait l’enfant. Marc se rebellait contre cet accaparement. Il ne cachait plus sa maussaderie à sa mère. Il la trouvait « tannante » ; et il le lui disait, en de petits monologues courroucés, qu’heureusement Annette n’entendait pas, mais que Sylvie surprit un jour, et dont elle le gronda, en riant aux éclats. Marc, dans un coin de porte, causant avec le mur, disait, en faisant de petits gestes péremptoires :

— J’en ai marre, de cette femme-là !…


On écrit toujours l’histoire des événements d’une vie. On y croit voir la vie. Ce n’est que son vêtement. La vie est intérieure. Les événements n’agissent sur elle qu’autant qu’elle les a choisis, on serait tenté de dire : produits ; et dans bien des cas, c’est l’exacte vérité. Vingt événements passent, chaque mois, à notre portée ; ils ne comptent pas pour nous, parce que nous n’en avons que faire. Mais qu’un d’eux nous atteigne, il y a gros à parier que nous lui avons épargné la moitié du chemin : nous allions au devant. Et si le choc déclenche en nous un ressort, ce ressort était bandé, il attendait le choc.

Vers la fin de 1904, la tension morale d’Annette tomba, et les transformations qui s’opérèrent en elle parurent coïncider avec certains changements qui, au même moment, s’effectuaient autour d’elle.

Sylvie se mariait. Elle avait vingt-six ans, elle avait suffisamment goûté des joies de la liberté ; elle jugeait le moment venu de goûter de celles du ménage. Elle ne se pressait pas de choisir. L’étoffe d’un amant n’a pas besoin de durer, il suffit qu’elle plaise. Mais un bon mari doit être en bon drap résistant. Certes, Sylvie entendait qu’il fût aussi plaisant. Mais il y a plaire et plaire. Pour choisir le mari, il ne s’agit pas d’emballement. Sylvie consultait la raison, et même la raison sociale. Son commerce allait bien. Sa maison — Sylvie : (Robes et manteaux) — s’était acquis, auprès d’une clientèle sélect de la moyenne bourgeoisie, une réputation justifiée d’élégance et de style, à des prix modérés. Elle en était arrivée à un point de ses affaires, qu’elle ne pouvait dépasser seule. Pour atteindre au delà, il lui fallait s’associer d’autres forces, joindre à son atelier de couture féminine un atelier de tailleur, qui lui permît d’élargir le cercle de ses opérations.

Elle chercha autour d’elle, sans rien confier à personne, celui qui pourrait le mieux répondre à ses desseins. Elle fit posément son choix ; et le choix fait, elle décida d’épouser. L’amour viendrait après. Il aurait aussi sa place : Sylvie n’eût pas épousé un homme qu’elle n’eût pu aimer. Mais l’amour faisait l’appoint. Les affaires, en premier.

L’objet du choix se nommait Selve (Léopold) ; et du premier coup d’œil, la petite patronne avait décidé le titre, le nom-fanal de la nouvelle maison : — Selve et Sylvie. — Mais bien que le nom ne soit jamais, pour une femme, de médiocre importance, Sylvie n’était pas si folle que de se contenter d’un nom ; et Selve (Léopold) était un parti sérieux. Plus très jeune, trente-cinq ans bien marqués, assez bel homme, comme on dit en style populaire, — ce qui veut dire, en somme : assez laid, mais solidement bâti, — d’un blond roux, le teint fleuri, il était premier coupeur chez un grand tailleur, habile dans son métier, gagnant bien, rangé, pas noceur : Sylvie avait pris ses informations ; l’affaire était conclue… Dans la tête de Sylvie. Elle n’avait pas consulté Selve. Mais l’assentiment de l’élu était le cadet de ses soucis. Elle se chargeait de l’obtenir.

Selve ne l’eût point cherchée. Ami de son bien-être et de ses habitudes, bon homme, point ambitieux, et assez égoïste, il était résolu à rester célibataire, et il ne songeait pas à quitter sa place secondaire, mais lucrative et sans responsabilité, chez un patron qui savait son prix. Sylvie eut bientôt fait de bouleverser ses projets et sa tranquillité. Elle le rencontra — elle se fit rencontrer — à une exposition d’automne, où elle était venue, comme lui, pour étudier les modes qu’ils contribuaient à lancer. Elle était entourée, et, sans prêter attention à Selve, elle commença par distribuer ses sourires et ses malicieuses reparties à trois ou quatre jeunes hommes très épris. Puis, après qu’il eut amèrement dégusté cette grâce et cet esprit qui n’étaient pas pour lui, il s’aperçut brusquement qu’il était devenu l’objet de ses faveurs : elle ne parlait plus qu’à son adresse ; les autres ne comptaient plus. Il fut d’autant plus touché de ce revirement soudain qu’il l’attribua à son mérite personnel. De ce coup, il fut pris. Adieu ses résolutions !

À quelque temps de là, Sylvie pria Annette de lui tenir compagnie, le soir, après dîner, à l’heure où il n’y avait personne à l’atelier.

— Je t’ai demandé de venir, dit-elle, parce que j’attends quelqu’un.

Annette s’étonna :

— Eh ! qu’as-tu besoin de moi ? Ne peux-tu le recevoir seule ?

Sylvie, gravement, dit :

— Je trouve que c’est plus convenable.

— Voilà un accès de convenances qui a mis le temps à venir !

— Mieux vaut tard que jamais, dit Sylvie, pince-sans-rire.

— Tu me contes des balivernes. À d’autres !

Sylvie dit :

— Justement.

Annette la menaça du doigt :

— C’est à d’autres que tu en as ? Eh bien, qui est cet autre ?

— Le voilà.

Selve (Léopold) sonna. Il parut dépité de ne pas trouver Sylvie seule ; mais il fit bonne figure, en homme bien élevé. Il n’était pas facile de se montrer à son avantage, seul en face de deux jeunes commères, passablement inquiétantes, et qui étaient d’entente. Il se sentait guetté par ces deux paires d’yeux. Après quelques galanteries un peu lourdes, dont Annette, par politesse, eut son lot, il parla des affaires, du métier, de sa vie occupée. Annette, charitablement, lui posait des questions, d’un air intéressé. Il devint plus confiant, et conta les difficultés de sa carrière, ses déboires, ses succès ; et il ne manquait aucune occasion de se faire valoir. Il semblait simple, cordial, suffisant ; il jouait cartes sur table. Plus prudente, Sylvie, avant de jouer, regardait dans le jeu de l’autre. Annette, bientôt reléguée à l’arrière-plan, et suivant la partie, s’étonnait moins de l’habileté de sa sœur que de la modestie de son choix. Sylvie n’eût pas eu de peine à trouver un parti plus reluisant. Elle ne le voulait point. Elle se méfiait des hommes trop beaux et trop brillants. Elle n’eût pas pris (cela va de soi) un magot, ni un sot. In medio… Elle entendait se choisir un second avisé, et non pas un premier. Elle savait que chacun, dans le mariage, doit donner et veut prendre : c’est l’offre et la demande. Sa demande à elle était de rester la maîtresse chez soi. — Et quelle était sa demande, à lui ? — Ah, le pauvre garçon ! C’était d’être aimé, pour lui, pour ses beaux yeux… Il ne s’en faisait pourtant pas accroire, il savait qu’il n’était ni beau ni attrayant. Mais sa faiblesse était de vouloir être épousé par amour… Ridicule, n’est-ce pas ? Il en haussait les épaules, car il n’était pas sot, ce gros naïf, averti par la vie, et sceptique à l’égard des femmes, comme le sont les trois quarts des Français. Mais le besoin du cœur est si fort ! Ce stupide besoin !… « Et pourquoi ne serais-je pas aimé ? J’en vaux d’autres qui le sont !… » Ainsi, il était, tour à tour, presque humble, et presque fat. Toujours quêtant. Ce n’était pas adroit… Et qu’il le laissât voir ! Car elle l’avait bien vu, la fine mouche. Et à ces gros yeux bleus au globe un peu saillant, qui demandaient :

— M’aimez-vous ?… elle faisait les yeux doux, qui ne disaient pas non, qui ne disaient pas oui, — parce que l’incertitude alimente l’amour.

Quand les sœurs se retrouvèrent seules, Annette dit à Sylvie :

— Ne joue pas trop avec lui !

— Pourquoi pas ? dit Sylvie, se mirant. L’enjeu en vaut la peine.

— Alors, c’est sérieux ?

— Très sérieux.

— Je ne te vois pas mariée.

— Bon ! je compte que tu me verras encore deux ou trois fois…

— Je n’aime pas que tu ries avec ces choses.

— Et de quoi rirait-on ? Espèce d’Armée du Salut l Allons, Madame Booth, — (elle prononçait : « Botte » ) — ne fronce pas tes beaux sourcils ! Je ne songe pas à changer, avant d’avoir essayé. Je me marie, pour que ça dure. Mais si ça ne durait pas, il faut savoir se résigner.

— Je ne suis pas inquiète pour toi, dit Annette.

— Vraiment ? Merci pour l’autre ! Il a fait ta conquête ?

— Il ne te vaut pas, Sylvie. Mais je ne voudrais pas que ce brave homme, un jour, tu le fisses souffrir.

Sylvie souriait, montrant les dents à son miroir :

— Souffrir ! Chacun fait souffrir l’autre, ce n’est pas une affaire ! Bien sûr qu’il souffrira !… Le pauvre homme ! Je voudrais être à sa place… Allons, ne t’inquiète pas de lui ! Crois-tu que je ne sache pas sa valeur, à mon Adonis ? Elle n’est pas éclatante, mais elle est de bon poids. Je m’y connais. Je n’irai pas le lui dire, parce qu’il ne faut jamais gâter les hommes : ce serait leur laisser croire qu’ils ont des droits sur nous. Mais pour moi, j’en tiens compte. Je n’aurais pas la sottise de me faire du tort, en lui faisant du tort. Et si je ne réponds pas de ne pas le faire enrager — (ce sera excellent pour qu’il maigrisse un peu) — je ne le mettrai sur le gril qu’autant qu’il sera nécessaire. Bien entendu, à condition que je n’aie pas à m’en plaindre ! Autrement, ce serait pain bénit de lui rendre son dû. Et je paye comptant. Je suis honnête marchande : je ne trompe mes clients que juste ce qu’il faut pour vivre. À moins qu’ils n’aient la prétention de me mettre dedans. Alors, je les y mets. Et comment !

— Dire, s’exclama Annette, qu’on ne pourra jamais obtenir qu’elle parle sérieusement !

— La vie ne serait pas tenable, fit Sylvie, si l’on devait dire les choses sérieuses sérieusement !


Léopold ne tarda pas à revenir ; et Sylvie ne le laissa pas languir. Elle eut vite fait le tour des positions de l’ennemi et reconnu, derrière ses travaux de défense, ses armes et bagages et ses approvisionnements, avant de se rendre à bon escient. Elle l’amena sans peine à ses propres projets. Jusqu’à son dernier jour, Léopold conserva l’illusion que c’était lui qui avait conçu l’idée de fonder la grande maison de couture : — Selve et Sylvie. —

Le mariage fut fixé au milieu de janvier, époque où le travail est un peu ralenti. Les semaines qui précédèrent furent un joyeux temps pour l’atelier. Léopold, radieux, régalait toute la bande, les emmenait au théâtre, ou au cinéma. Elles avaient toutes un tel besoin de rire ! Quand l’une d’elles se marie, c’est comme si elle amenait le mariage dans la maison. Et chacune des autres accueille le visiteur, en lui chuchotant :

— N’oublie pas ! La prochaine fois, c’est mon tour…

Annette fut gagnée par la joie générale. Au lieu d’en sentir plus vivement sa vie manquée, elle se demandait ce que ses peines étaient devenues. Elles avaient glissé, comme le long des hanches une chemise. Ô jeune corps ! Le chagrin ne te tient pas à la peau… Ce n’était pourtant pas que ce mariage l’enchantât. Elle avait aimé trop tendrement sa sœur, pour qu’il n’y eût pas quoique mélancolie à la voir s’éloigner davantage. Et ce n’était pas un spectacle agréable, cette jolie fille qui se donnait à cet homme un peu vulgaire… Annette avait eu pour Sylvie d’autres rêves. Mais de nos rêves, les autres n’ont que faire. Leur façon d’être heureux est la leur, non la nôtre. Ils ont raison…

Sylvie était satisfaite. L’affection de Léopold, l’admiration qu’il lui témoignait, touchaient sa vanité et, peu à peu, son cœur. Comme elle l’avait dit à sa sœur, elle appréciait le sérieux caractère de celui qu’elle avait choisi. Il serait un compagnon solide, pas gênant ; bien qu’elle n’eût pas l’intention d’abuser — (mais on ne sait jamais !) — elle était assurée de ne s’être point donné un comptable de sa conduite trop vétilleux. Léopold ne tenait pas à connaître le passé de Sylvie ; il lui faisait confiance ; et elle lui en savait gré. L’expérience de la vie n’avait pas laissé à Léopold beaucoup d’illusions, ni surtout d’intransigeance ; elle l’inclinait à prendre pour son usage et à accepter pour celui d’autrui, comme règle de conduite, un égoïsme cordial d’honnête homme sceptique, affectueux, pas exigeant, qui ne demande pas aux autres plus que lui-même ne peut donner.

Sylvie se trouvait, en somme, bien plus proche de lui que d’Annette. Elle aimait davantage Annette. Mais Annette homme — (elle le lui dit en riant) — elle ne l’eût pas épousée ! Non, non, ça aurait mal tourné !…

Selve lui inspirait toute sécurité. Cette impression reposante la dispensait de songer à lui : elle songeait à la noce, à la toilette qu’elle se ferait, à son futur ménage, aux grands projets de commerce. Et c’était un parfait contentement.


La noce eut lieu, un jour d’hiver rayonnant. Selve emmena tout son monde dans le bois de Vincennes. De joyeuses parties s’organisèrent. Annette s’y mêla gaiement. En d’autres temps, le côté bruyant et un peu vulgaire de ces réjouissances lui eût été sensible. Il ne le lui fut pas, en ce moment. Elle riait avec ces braves garçons et ces vaillantes filles qui se donnaient cette journée de liesse entre leurs jours de labeur. Elle prit part à leurs jeux, et elle enchanta tout le monde par son entrain. Sylvie, qui l’avait connue froide et dédaigneuse, la regardait courir et s’amuser franchement. La voilà qui jouait au colin-maillard, les yeux sous le bandeau, rouge d’animation, bouche ouverte et riant, et le menton levé, on eût dit pour attraper au vol la lumière, les bras tendus en avant et les mains comme des ailes, marchant à grands pas, buttant, riant de plus belle !… Le beau corps vigoureux d’aveugle passionnée, qui va-t-il prendre ? qui le prendra ?… Plus d’un qui la regardait dut avoir cette pensée. Mais Annette ne semblait penser qu’à son jeu… Qu’avait-elle fait des préoccupations qui pesaient sur elle, hier ? et de son air soucieux, tendu, absorbé ?… Elle en avait, du ressort !… Sylvie s’attribuait le bienfait d’avoir réussi à distraire Annette de ses soucis, et elle s’en réjouissait. Mais Annette savait bien que la cause venait de plus loin. Elle n’était pas allégée de ses soucis, parce qu’elle riait à la noce. Elle riait à la noce, parce qu’elle était allégée…

Que s’était-il passé ? — C’était une chose étrange, et qui n’était pas l’œuvre d’un jour, bien qu’en un certain jour elle fût apparue.

Il y avait de cela quelques semaines, un matin de dimanche. Elle était assise, à demi dévêtue devant sa table de toilette. Elle faisait sa toilette longuement le dimanche, étant forcée, les autres jours, de sortir de bonne heure. Elle était lasse de la fatigue accumulée pendant la semaine. L’enfant, à peine levé, s’était glissé hors de la chambre, pour aller chez la tante. Il était fort intéressé par le mariage, et il amusait Sylvie par les réflexions qu’il exprimait, à ce sujet, en homme d’expérience. Léopold le cajolait ; pour faire la cour à Sylvie, il la faisait à son petit chien. Aussi Marc, adulé et fier de son importance, passait tout son temps dans l’appartement du bas, et il ne restait plus chez sa mère qu’à contre-cœur. Annette on ressentait un amer découragement. Mais ce matin, la lassitude l’emportait sur le chagrin, et même il s’y mêlait un sentiment secret qui l’éclairait. Elle soupira pourtant, par habitude. Elle goûtait cette fatigue et cette jouissance confuses de savoir qu’on pourra, Dieu bon ! s’étendre tout de son long sur cette journée de dimanche, sans avoir à remuer… Dimanche ! Autrefois, Annette ne se doutait pas de son prix…

— « On est las, on est las ! C’est bon de ne pas bouger !… On dormirait mille ans… Mal assise, accoudée dans une pose incommode, on ne ferait pas un mouvement… Il y a un charme qui vous tient. On a peur de le rompre. Ne remuons pas ! On est bien !… »

Elle regardait par la fenêtre, sur le toit d’en face, une fumée qui sortait de la cheminée du boulanger : elle fuyait sous le vent, en volutes, claire et gaie, s’allongeait, s’enroulait, et courait en dansant, sur le ciel bleu. Les yeux d’Annette riaient, et son esprit dansait, dans les prairies de l’air, — entraîné à la suite des folles arabesques. Tout le poids de la terre avait glissé en bas. L’esprit se sentait nu, dans le vent et le soleil. Annette chantait à mi-voix… — Et soudain, lui apparurent les yeux ravis d’un jeune homme, qui la regardait hier en omnibus. Elle ne le connaissait pas, et elle ne le reverrait sans doute jamais. Mais ce regard, qu’elle avait surpris en tournant la tête brusquement, (car il ne croyait pas être vu), avouait si naïvement son attrait que, depuis, elle en gardait une joie fraîche, au cœur… Elle affectait de n’en pas savoir la cause… Mais comme son miroir lui renvoyait l’image de son sourire, elle se vit avec les yeux de celui qui l’aimerait un jour… Où êtes-vous, soucis ?…On les entendait encore qui bourdonnaient, au loin, très loin, par bouffées…

— « Assez ! assez ! À quoi bon !… Il faut se faire une raison ! »

Qu’Annette se le dît, ce n’était pas nouveau. Vingt fois elle l’avait dit. Mais qu’elle fît comme elle avait dit, on ne s’y attendait point ! Il ne fallait pas en attribuer le succès à la raison. La raison est bonne conseillère ; mais les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et le cœur n’est convaincu que par les raisons du cœur. Elles ne manquaient pas maintenant. Maintenant, Annette consentait à voir l’absurdité de ses exigences d’amour maternel. Mais si elle y consentait, c’était que d’autres aspirations, étouffées, avaient ressuscité. Elle ne pouvait plus les nier, elle ne le voulait plus. Et cet acquiescement tacite une fois donné, Annette se sentit délivrée. La voix de sa jeunesse, réveillée, lui disait :

— Rien n’est perdu. Tu as encore droit au bonheur. Ta vie commence…

Le monde se ranima. Tout reprit une saveur. Même dans les jours ternes, il se fit de lumineuses échappées. Annette ne formait aucun plan d’avenir. Elle s’abandonnait au bonheur, quel qu’il fût, de l’avenir reconquis… Oui, oui, elle était jeune, jeune comme la jeune année… Toute une vie devant soi… Il n’y en aurait jamais assez !


Un de ces jolis mois de février précoce, qui ont tant de charme à Paris. Le printemps n’est encore que dans le ciel et dans le cœur, mais tout pur, pure lumière, joie limpide d’enfant qui s’éveille. La belle journée de l’an recommence ; et devant que les oiseaux aient reparu, on les entend venir ; comme de la cime d’une tour perdue dans le ciel clair, on les voit, nuages d’ailes, les essaims d’hirondelles : ils viennent, ils passent les mers ! Et déjà, on les a qui chantent dans mon cœur…

Ainsi que tout être bien portant, Annette aimait toutes les saisons. En s’adaptant à elles, elle participait à leurs forces secrètes. Celles du renouveau l’exaltaient.

Elle allait, heureuse de marcher, heureuse de travailler, rapportant au foyer une bonne fatigue et un fort appétit, s’intéressant à tout, reprise d’une curiosité nouvelle pour les choses de l’esprit, qu’elle avait depuis quatre ans délaissées, pour les livres, la musique ; et quelquefois, le soir, bien qu’à demi fourbue, elle sortait et courait à l’autre bout de Paris, profitant d’un billet de concert. Sylvie l’enviait, car sa grossesse commençante ne lui réussissait pas.

Dans ses courses du soir, Annette plus d’une fois était suivie. Elle ne le remarquait pas, distraite, rêvant, amusée, brusquement arrêtée au milieu de son soliloque par le sentiment qu’elle traînait quelque chose à ses talons. Elle se réveillait, regardait curieusement la chose qui chuchotait, elle haussait les épaules, ou bien faisait la moue, et repartait bon train, en disant :

— Quel vieux sot !

Le sot était souvent jeune ; et Annette pensait :

— Dans une douzaine d’années, Marc pourrait être ainsi.

Elle s’arrêtait indignée. Le faux Marc recevait le courroux de ses yeux qui s’adressait à l’autre ; et il n’insistait pas. Les yeux se remettaient à rire. Cette idée de voir Marc à cette place, grand garçon, beau garçon, malgré tout l’amusait. L’amour-propre maternel, quand même, y trouvait son compte. Elle en faisait la remarque et elle se tançait… Non, bien mieux ! c’était Marc qu’elle tançait.

— Polisson ! grondait-elle. En rentrant, je lui tirerai les oreilles.

(Elle les lui tirait).

Ces petites aventures l’égayaient… Oui, les premières fois. Mais quand cela se prolongeait…

— Ah ! zut ! c’est assommant ! Est-ce qu’il n’est plus permis de se promener tranquille ? Parce qu’on regarde à droite, à gauche, simplement, gentiment, parce qu’on rit en marchant, il faut qu’on vous soupçonne de penser à l’amour ! L’amour, je le connais, je l’ai assez vu ! Les sots qui croient que l’on ne peut se passer d’eux ! Ils n’imaginent pas qu’on soit heureux sans eux, heureux tout uniment, de ceci qu’il fait beau, on est jeune, on a le peu qu’il vous faut !… Qu’ils pensent ce qu’ils veulent ! Est-ce que je pense à eux ?… À eux !… Non, mais ils ne se sont donc jamais regardés ?

Elle les regardait, elle ; et comme elle était en état de grâce (c’est-à-dire de gaye liberté), elle ne les idéalisait pas. Certes ! Elle se demandait comment on peut bien s’amouracher de l’homme ! Ce n’est vraiment pas un bel animal ! Il faut avoir perdu la tête, pour le trouver séduisant… Et la fille de Rivière, qui était une bonne Française, de la forte espèce classique, lisant Rabelais et Molière, se répétait le mot de Dorine à Tartuffe. Elle se moquait de l’amour… (Ah ! comme elle se mentait ! …) Elle le provoquait, et elle le portait dans son cœur. L’air endormi, sournois. Il attendait son heure. Ces petites escarmouches préparaient la véritable attaque. L’ennemi venait. L’ami…

Mais comment eût-il été possible de se méfier ? Tous les autres, si l’on veut ! Mais lui, quelle plaisanterie !

Julien Dumont avait à peu près l’âge d’Annette, de vingt-neuf à trente ans. De taille moyenne, légèrement voûté, une figure un peu triste et qui eût paru ingrate, sans des yeux assez beaux, bruns, doux, sérieux, humblement caressants, quand on les apprivoisait ; le front osseux, avec un pli au milieu, le nez gros, les joues d’ossature forte, une courte barbe noire, la bouche affectueuse qui se dissimulait sous la moustache trop longue — (c’était, chez Julien, comme un parti pris de cacher ce qu’il avait de moins laid), — le teint mat, vieil ivoire, d’un homme qui est nourri de plus de livres que de soleil. Une physionomie qui ne manquait ni d’intelligence ni de bonté, mais un peu morne, engourdie, et que la vie, les passions, n’avaient pas encore pétrie. Dans l’ensemble, quelque chose de butté et de découragé.

Il était plus naïf et plus neuf qu’Annette, qui l’était encore beaucoup. Car, malgré sa courte expérience, plus violente qu’étendue, elle ne savait pas grand’chose du monde de l’amour. Il est vrai que l’intuition qu’elle tenait de son père et les entretiens de Sylvie, qui valaient bien parfois ceux de la reine de Navarre, ne lui avaient rien laissé ignorer. Mais la leçon est mal sue, que le cœur n’a pas étudiée, à ses frais. Les mots ne sont pas de même étoffe que la réalité. Et il arrive que, retrouvant dans la vie ce qu’on vient de lire, on ne le reconnaisse pas. Annette, très bien instruite, avait presque tout à apprendre. Mais Julien avait tout.

Il avait vécu en dehors de l’amour. On craint trop en France de parler de cette sorte d’ « innocents » : ils excitent les plaisanteries faciles d’un peuple spirituel, mais qui ne varie pas beaucoup les formes de son esprit. Ces « innocents » sont nombreux. Soit scrupules religieux, soit puritanisme moral, soit timidité foncière, quelquefois maladive, soit (et c’est le plus fréquent) travail écrasant qui absorbe les années de jeunesse, vie pauvre, âpre labeur, répulsion des amours vulgaires, et respect de l’avenir, de celle qui viendra — (qui ne viendra pas) ; — dans tous les cas, sans doute, froideur du sang, lenteur nordique du cœur à s’éveiller, qui ne préjuge rien de la force des passions futures, mais qui plutôt les amasse et les tient en réserve… Ils sont nombreux ; et la jeunesse heureuse qui passe ne se soucie point d’eux. Aux innocenta les mains vides ! Ils restent à l’écart. Julien ne connaissait presque rien de la vie que par l’intelligence.

D’une famille bourgeoise, pauvre, laborieuse, restreinte strictement aux deux parents, — le père, petit professeur, qui s’était tué à la tâche, — la mère, qui se dévouait au fils, et à qui le fils se dévouait, — un fond religieux, catholique pratiquant, croyant, d’idées libérales, — une vie de travail continu, monotone, éclairée froidement par une joie sévère de conscience et d’habitudes, — nul intérêt à la politique, le dégoût de l’action publique, le culte de la vie cachée, intérieure, domestique : — une âme vraiment honnête, modeste, sachant le prix des humbles et fortes vertus. Et, dans le fond du cœur, une fleur de poésie.

Il était professeur agrégé des sciences dans un lycée. Il avait connu Annette jadis à la Faculté, quand ils avaient vingt ans. Dès le premier jour, il fut attiré. Mais Annette, alors riche, fêtée, rayonnante de jeunesse et d’égoïsme heureux, distraitement distante, intimidait Julien. Ses camarades, plus hardis, s’emparaient, auprès d’elle, de la place qu’il eût voulu prendre. Il les enviait, mais il n’essayait pas de rivaliser ; il se jugeait inférieur, laid, gauche, mal habillé, ne pouvant s’exprimer, donnant une fausse idée de son intelligence et de sa sincérité. Le sentiment de sa disgrâce physique le paralysait d’autant plus qu’il était sensible à la beauté ; et celle d’Annette lui inspirait un émoi silencieux. Car il la voyait belle ; il n’avait pas la liberté d’esprit, comme ses compagnons qui lui faisaient la cour, de juger cavalièrement, en même temps que de ses attraits, de ses imperfections, des forts sourcils, des yeux bombés, ou du nez court. Il ne voyait pas les détails. Mais seul de ces jeunes hommes, il saisissait l’harmonie de cette forme vivante ; et seul, il la lisait : car toute forme exprime un sens intérieur, mais la plupart s’arrêtent au dessin des signes. Julien ne séparait point des yeux, du front, des forts sourcils d’Annette l’énergie de caractère et la vigueur d’esprit. Il la voyait de loin, d’une vue simple et sommaire. Il voyait juste, plus juste, de ce premier regard, que lorsque, s’approchant, il tâcha de la mieux connaître. Il était de ces esprits presbytes, qui sont gênés, de près. Ils ont parfois du génie, et buttent à chaque pas.

Julien et Annette se revirent, un matin, dans le grand hall vitré, au premier étage de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il y avait près de dix ans qu’ils ne s’étaient rencontrés ; et Julien, sagement, avait écarté de sa pensée l’image, qui ressurgit, ce jour-là, devant lui. Il levait les yeux de son livre. De l’autre côté de la table, à quelques pas, il l’aperçut, lisant. Sur ses beaux cheveux châtains, une toque de fourrure ; son manteau rejeté par-dessus ses épaules : — (c’était encore l’hiver, les approches de Pâques ; et le hall, où s’infiltrait par les grandes fenêtres l’air glacé de la place, ne se réchauffait pas ; Julien avait gardé son col de pardessus relevé ; mais, elle, le cou dégagé, ne sentait pas le froid). — Un coude sur la table, et la joue appuyée sur le revers de sa main, elle avait l’attitude familière qu’il lui avait vue jadis, le front penché en avant, les blonds sourcils froncés, et les yeux qui couraient sur la page, tandis qu’elle mordillait le bout de son crayon. Il retrouva l’émotion de ses vingt ans. Mais l’idée ne lui serait pas venue de se lever, pour lui parler. Quelque ardeur qu’elle mît à lire, comme elle en mettait à tout, l’esprit d’Annette chassait toujours plus d’une seule pensée. Les idées qu’elle était venue chercher dans un livre et qui vraiment l’attachaient, se présentaient rarement sans un cortège d’images, qui n’avaient avec elles pas grand’chose de commun. Elle les reléguait dehors ; mais, de moment en moment, les images indiscrètes revenaient frapper à la porte. La femme la plus intellectuelle ne s’oublie jamais complètement dans ce qu’elle lit : le flot intérieur est trop fort. Annette interrompait sa lecture, pour ouvrir un instant l’écluse.

Et comme elle s’arrêtait ainsi, promenant autour d’elle son regard un peu trouble, son regard rencontra celui de Julien, qui la contemplait. L’image de Julien lui sembla faire partie encore de celles qui se promenaient en elle. Puis, sur-le-champ réveillée, — comme lorsque, le matin, sur l’oreiller, elle se retrouvait d’un bond au milieu de la vie, — elle se leva, joyeuse, et, par-dessus la table, elle lui tendit la main.

Julien, confus, vint s’asseoir gauchement auprès d’elle. Ils se mirent à causer. Julien ne causait guère. Il était étourdi d’un bonheur aussi inattendu. Annette faisait tous les frais. Elle avait de la joie : un heureux passé reparaissait. Julien y jouait un rôle fort effacé ; il était un anneau banal de la chaîne ; la farandole se déroulait, Julien était déjà loin… Mais il croyait se voir toujours dans les yeux riants d’Annette ; et, troublé, il ne savait trop ce qu’il répondait. Il s’appliquait, (le maladroit !) à cacher l’admiration qu’elle lui causait. Il la retrouvait belle, plus belle encore, mais plus proche, plus humaine, — quelque chose de nouveau… Quoi ? Il ne savait rien d’elle ; il en était resté, de six ans en arrière, à la mort du père d’Annette ; il n’avait rien appris, il vivait à l’écart, les potins de Paris ne l’allaient pas chercher… Il demanda si Annette habitait toujours à Boulogne.

— Comment ! vous ne savez pas ? Il y a beau temps que j’ai déguerpi… Oui, on m’a mise dehors…

Il ne comprenait pas. Elle expliqua, en courant, d’un air allègre, qu’elle était ruinée par sa faute, son indifférence aux affaires…

— C’est bien fait ! ajouta-t-elle.

Et elle parla d’autre chose. Pas un mot sur sa vie. Non qu’elle voulût cacher ; mais cela ne regardait pas les autres. Si Julien eût insisté pourtant, posé quelque question, elle eût répondu l’exacte vérité. Mais il ne demanda rien, il n’aurait pas osé ; et il avait la tête perdue dans cette unique pensée : elle était pauvre, pauvre comme lui… Déjà, le vent brûlant de l’espérance était entré.

Pour déguiser son émotion, il se pencha, avec une camaraderie bourrue, sur la brochure qu’elle venait de quitter :

— Qu’est-ce que vous lisez là ?

Il feuilleta. Une revue de sciences. Il y en avait une liasse.

— Oui, dit Annette, je tâche de me remettre au courant. Ce n’est pas facile. J’ai perdu pied depuis cinq ans ; il me faut gagner ma vie, donner des leçons, je n’ai pas le temps. Je profite de Pâques, plus de leçons, je chôme. J’essaie de réparer le temps perdu, je fais les bouchées doubles, vous voyez ! — (elle montra les revues ouvertes qui l’entouraient) — je voudrais tout avaler. Mais c’est trop, je n’arrive pas, j’ai tout à réapprendre ; il y a quantité de choses qui se sont passées, depuis que je n’étais plus là ; on fait des allusions à des travaux que je ne connais pas… Dieu ! comme on marche vite !… Mais je les rattraperai ! Je le jure, je ne veux pas rester en arrière, sur le chemin, comme une éclopée. Il y a de belles choses à voir, là-bas. Je veux les voir…

Julien buvait ses paroles. De tout ce qu’elle disait, il retenait ceci : elle gagnait sa vie, avec peine ; et elle riait… Elle montait dans son admiration, à des hauteurs que l’ancienne Annette n’avait jamais atteintes. Et elle l’y entraînait. Car cette joie, qu’il n’avait pas, elle la lui apportait.

Ils sortirent ensemble. Julien était fier de se trouver en compagnie de cette belle femme ; et il n’en revenait pas qu’elle se souvînt si bien de lui. Au temps jadis, à peine si elle paraissait remarquer son existence. Et voici qu’elle lui rappelait de petits faits oubliés, qui le concernaient ! Elle s’informa de la mère de Julien. Il en fut si touché que sa gêne se fondit ; à son tour, il commença à se raconter ; mais il n’allait pas vite, les mots étaient gelés. Annette l’écoutait, gentiment ironique ; et elle avait envie de lui souffler. Il était encore au début, et l’assurance lui venait, lorsqu’elle lui tendit la main, pour le quitter. Il eut juste le temps de lui demander si elle retournerait à la bibliothèque, et la joie de lui entendre dire : « Demain ».

Julien rentra chez lui, confondu. Il était honteux de lui ; mais demain, il réparerait. Il ne voulait aujourd’hui songer qu’au miracle de cette amitié. De son côté, Annette, qui s’enlisait dans le milieu de Sylvie, avait plaisir à retrouver un camarade de ses années intellectuelles. Ce n’était pas qu’il fût très vivant, — non, vraiment ! — mais sérieux, sympathique, brave garçon… Quel glaçon !…

Elle n’eut pas lieu le lendemain, de changer d’opinion. Julien ne dégelait que seul, à la maison. Dès qu’il revit Annette, la glace aussitôt reprit. Il en fut consterné. Il avait préparé beaucoup de choses à dire — (il préparait, comme un cours, une conversation) : — devant les yeux d’Annette, il n’en resta plus rien. Du récit intérieur, trop de fois réchauffé, un extrait insipide… Il s’ennuyait lui-même, à se l’entendre ânonner. Il ne reprenait son aplomb que sur le terrain des sciences, quand il ne s’agissait pas de lui. Là, il était précis, clair, et même il s’animait. Annette n’en demandait pas plus. Avide de s’instruire, elle le pressait de questions, qui amusaient Julien par leur intelligence, prompte à imaginer, devinant faux souvent, mais — (il suffisait d’un mot) — se retrouvant au point juste où on voulait l’amener… Il aimait ce visage attentif, dont les yeux plongeaient en lui pour atteindre plus vite sa pensée, et soudain rayonnaient… Elle avait compris ! La joie de la pensée partagée, de ce soleil invisible et de l’immense perspective qu’illumine sa clarté, la joie de s’en aller ensemble, à la découverte, par les chemins nouveaux où il était son guide ! C’était délicieux de causer ainsi, dans le recueillement de cette halle aux livres, cette église de l’esprit !


Délicieux pour lui, mais non pour les voisins ! Car il causait tout haut ; il avait oublié qu’il existât des voisins. Annette le fit taire en souriant, et se leva pour partir. Il la suivit. Mais n’ayant plus devant lui sa table et ses livres, il redevint dans la rue le même impotent qu’Annette avait vu la veille. Elle essaya de le faire parler de lui ; peine perdue ! Et il ne pouvait se décider à la quitter ; il voulait la reconduire, jusqu’à la porte de sa maison : avec cela, guindé, crispé, brusque, par gaucherie ; par moments, sans le vouloir, même pas très poli… Il était assommant ! Annette, un peu agacée, pensait :

— Où diable pourrai-je le semer ?

Julien aperçut, au coin de la bouche qui se taisait, le pli moqueur. Il s’arrêta brusquement, et dit, d’un ton navré :

— Oh ! pardon, je vous ennuie !… Si, je le sais, je le sais ! Je suis si ennuyeux !… Je ne sais pas parler. Je suis déshabitué. Je vis seul. Ma mère est bonne, très bonne ; mais je ne puis lui parler de mes pensées. Beaucoup l’inquiéteraient ; elle ne les comprendrait pas… Et je n’ai jamais su trouver personne qui s’y intéressât… Je ne le demande point… Vous avez été bonne de m’écouter avec indulgence. Je me suis laissé aller à vouloir vous raconter… Mais ce n’est pas possible. On ne peut pas raconter, on doit garder pour soi… Ce n’a pas d’intérêt, et ce n’est pas viril… Vivre et se taire… Je vous demande pardon de vous avoir ennuyée.

Annette fut touchée. Il y avait dans ces paroles une réelle émotion ; ce mélange de modestie et de triste fierté la frappa ; elle sentit sous la gaine de froideur beaucoup de déceptions et de tendresse blessée. Dans un de ces élans du cœur, auxquels elle ne résistait pas, elle se prit pour Julien d’une affectueuse pitié. Elle dit avec chaleur :

— Non, non, ne regrettez rien ! Je vous remercie, vous avez bien fait de parler… (Elle corrigea, avec une pointe moqueuse, qui, cette fois, n’avait rien de cuisant)… d’essayer de parler… Oui… ce n’est pas facile, vous n’êtes pas habitué… Eh bien, cela me fait plaisir que vous ne soyez pas habitué !… Assez d’autres le sont !… Mais il n’est pas défendu d’espérer que moi, je vous habituerai… Voulez-vous ? Puisque vous n’avez personne avec qui causer !…

Julien était trop ému pour répondre ; mais son regard exprimait une reconnaissance, encore effarouchée. Bien que l’heure de rentrer fût passée, Annette revint sur ses pas, afin de se promener encore quelques minutes ensemble ; et elle lui parlait, en bonne camarade maternelle, sur un ton simple et cordial, qui lui était une main fraîche sur son front endolori. Oui, il était meurtri, ce grand garçon ; avec son air bourru, il avait besoin d’être manié très doucement… Maintenant, il reprenait vie… Tout de même, il fallait rentrer !… Annette lui proposa de se revoir, de temps en temps. Et ils s’avouèrent que, pour le travail qu’ils avaient fait à la bibliothèque, ils auraient aussi bien pu le faire au Luxembourg, ou…

— Ou… Pourquoi pas chez moi ?

Et Annette, l’invitant pour un des prochains dimanches, s’éclipsa sans attendre la réponse…

Ah ! qu’il eût bien parlé, maintenant qu’elle n’était plus là !… Il repassa toute la scène ; il savourait la bonté d’Annette. Et comme cet homme, pondéré dans l’exercice de son intelligence, était incapable de garder la mesure dans les choses du cœur, il glissa sans transition de la pensée que son sentiment était destiné à rester sans retour, à celle que, peut-être…


Annette n’avait pas le moindre soupçon de ce qui se passait en Julien. Le physique ingrat de son nouveau compagnon la garantissait si bien contre l’amour que, d’une façon comique, elle pensait qu’il en devait garantir aussi Julien. Elle l’estimait. Elle le plaignait. D’être plaint, le rendait sympathique. C’était agréable de se dire qu’elle pouvait lui faire du bien ; et il lui en devenait plus sympathique. Mais elle n’aurait pas eu l’idée de se méfier de lui, et moins encore d’elle.

Elle avait oublié son invitation, quand, le dimanche suivant, il vint la lui rappeler ; et le joyeux étonnement qu’elle lui témoigna n’était pas joué. Mais Julien qui, depuis une semaine, ne songeait qu’à cette heure, ne vit pas l’étonnement et vit seulement la joie ; la sienne s’en accrut. Le temps était très mauvais. Annette ne pensait pas à sortir, de l’après-midi. Comme elle n’attendait personne, elle était en négligé, l’appartement aussi. Le petit avait passé par là. On a beau, comme Annette, avoir le goût de l’ordre : les enfants se chargent de vous y faire renoncer, comme à tant de beaux projets qu’on a formés sans eux. Mais Julien, ramenant tout à lui, vit dans « ce beau désordre » — non certes « un effet de l’art », — mais une marque de l’intimité qu’on voulait lui accorder. Il arrivait, le cœur battant, mais décidé, cette fois, à se montrer sous un jour avantageux ; il jouait l’assurance. Cela ne lui seyait guère. Et Annette, vexée d’être surprise en ce fouillis, en voulut à l’intrus de son manque de façons. Elle se fit aussitôt froide ; et en un instant, la superbe de Julien fut brisée. Ils restaient là maintenant, aussi raides l’un que l’autre, l’un n’osant plus parler, l’autre attendant, d’un air de hauteur malicieuse…

— Si tu crois, mon bonhomme, qu’aujourd’hui, je vais t’aider !…

Et puis, elle saisit le comique de la situation, elle vit du coin de l’œil la mine piteuse du conquérant, et elle rit tout haut. Subitement détendue, elle reprit le ton de camaraderie. Julien n’y comprit rien ; interloqué, mais soulagé, il revint, lui aussi, au naturel ; et une conversation amicale enfin s’engagea.

Annette lui parlait de sa vie de travail ; et ils se confessèrent l’un à l’autre qu’ils n’étaient guère faits pour leur métier. Julien se fût passionné pour la science qu’il enseignait ; mais…

— … Ils ne peuvent pas suivre ! Ils sont là qui vous fixent, avec des yeux mornes, clignotant de sommeil ; à peine deux ou trois, dans le regard de qui on voit passer une lueur ; le reste, une lourde masse d’ennui, qu’en suant sang et eau, on arrive (pas toujours) à remuer, un moment, et qui retombe dans l’étang. Allez l’y repêcher ! Un métier de puisatier !… Aussi, ce n’est pas leur faute, à ces malheureux gosses ! Ils sont, comme nous, victimes de la manie démocratique, qui prétend que tous les esprits absorbent également la même somme de connaissances, et cela, avant l’âge normal, où ils pourraient commencer à comprendre ! Ensuite, il y a les examens, ces concours agricoles, où l’on pèse nos produits, gavés d’une mixture de mots estropiés et de notions informes, que la plupart se hâtent de dégorger immédiatement après, et qui les dégoûte d’apprendre, pour le reste de leur vie.

— Moi, dit Annette, en riant, j’aime bien les enfants, oui, même les plus ingrats, il n’y en a pas un qui me soit indifférent. Je voudrais les avoir tous, je voudrais tous les étreindre… Mais il faut se borner ! N’est-ce pas ? C’est assez d’un…

(Elle montrait la chambre en désordre, mais il ne comprit pas et sourit bêtement.)

— … Dommage ! Quand j’en vois un qui me plaît, je voudrais le voler. Et ils me plaisent tous. Il y a même chez les plus laids quelque chose de frais, un espoir infini… Mais qu’est-ce que je puis en faire ! Et qu’est-ce qu’on m’en fait ? Je les vois en courant. On me les confie, une heure. Et puis, je cours à d’autres. Et mes petites, elles aussi, elles courent de main en main. Ce qu’une main a fait, une autre le défait. Il ne reste plus rien. Des petites âmes sans forme, des petites formes sans âme, qui dansent le boston ou bien le pas de quatre. On court. Tout le monde court. Cette vie est un champ de courses. Jamais aucun arrêt. Ils meurent, ils sont des morts, ah ! les malheureux, qui jamais ne s’accordent un jour de recueillement ! Et ils ne l’accordent pas plus à nous qui le voudrions…

Julien la comprenait ! Ce n’était pas à lui qu’il était besoin d’apprendre le prix de la retraite et l’horreur du tumulte. Et leur entente s’accrut, lorsque Annette dit qu’heureusement on avait encore, au milieu de l’inondation, quelques îlots où se réfugier, les beaux livres des poètes, et surtout la musique. Les poètes avaient pour Julien peu d’attrait ; leur langue lui échappait ; il avait pour elle cette méfiance bizarre, commune à beaucoup d’esprits qui aiment la pensée, qui souvent ont leur poésie à eux, mais qui ne perçoivent pas les vibrations profondes de la musique des mots. L’autre musique, en revanche, le langage des sons, leur est plus accessible. Julien l’aimait. Malheureusement, le temps et les moyens lui manquaient d’en aller entendre.

— Ils me manquent aussi, dit Annette. J’y vais pourtant.

Julien n’avait pas cette vitalité. Après sa journée de travail, il restait seul chez lui, enfermé. Et il ne savait pas jouer. — Il vit un piano dans la chambre.

— Vous jouez ?

— Ah ! ce n’est pas commode ! dit Annette en riant, il ne me le permet pas !

Julien demandait, surpris, vaguement inquiet, qui pouvait bien l’empêcher. Annette, l’oreille aux aguets, écoutait de petits pieds qui tapaient en montant les marches de l’escalier. Elle courut leur ouvrir :

— Tenez, le voilà, le monstre !

Elle ramena Marc, qui revenait de chez sa tante. Julien ne comprenait toujours pas.

— Mon petit garçon… Marc, veux-tu dire bonjour !

Julien fut atterré. Annette ne songeait même pas qu’il pût s’en étonner. Elle continua gaiement, en retenant Marc, qui voulait s’échapper :

— Vous voyez, je n’ai tout de même pas perdu mon temps.

Julien n’eut pas l’esprit de répondre ; son attention était occupée à déguiser son trouble. Il esquissa un sourire assez niais. Marc avait réussi à glisser des mains de sa mère, sans avoir dit bonjour, — (il trouvait ridicule cette cérémonie, et il l’esquivait, laissant sa mère parler, « parler pour ne rien dire », sachant bien que, l’instant d’après, elle aurait oublié, pour parler d’autre chose… « les femmes n’ont aucune suite… » ) — À quatre pas de Julien, dans les plis d’un rideau, dont il tortillait l’embrasse, Marc dévisageait l’étranger, avec des yeux sévères ; et il avait très vite, à sa façon d’enfant, (qui n’était pas si fausse), jugé la situation. Décision sans appel : il n’aimait pas Julien. L’affaire était tranchée.

Julien, dont ce regard d’enfant accroissait l’embarras, essayait de reprendre le fil de l’entretien, tout en suivant le fil de ses propres pensées. Mais il ne parvenait ainsi qu’à les embrouiller ensemble. Il se rassurait pourtant. Faiblement. L’assurance d’Annette ne lui permettait pas de douter qu’elle ne fût mariée : c’était hors de question. Mais le mari, où était-il ? Vivant ou mort ? Annette n’était pas en deuil… Non, il ne se rassurait pas… Qu’était-il devenu, cet homme ? Julien n’osait le demander directement. Après bien des détours, il se risqua enfin (il se crut très habile) à glisser négligemment :

— Il y a longtemps que vous êtes seule ? Annette dit :

— D’abord, je ne suis pas seule,
en montrant son enfant.

Il n’en sut rien de plus. Mais, puisqu’elle admettait ainsi, implicitement, qu’elle était seule (avec l’enfant), et qu’elle le prenait gaiement, c’était que son deuil était loin, très loin, et qu’on n’y pensait plus. La logique intéressée de Julien conclut victorieusement :

— « Monsieur Malbrough est mort… »

Bon voyage au mari ! Il n’était plus inquiétant. Julien jeta dessus encore une pelletée, et se tournant vers l’enfant, il lui grimaça un sourire. Marc lui devenait sympathique.

Mais il ne le devenait pas à Marc. Il était plus familier avec la constitution des corps atomiques qu’avec celle d’un esprit d’enfant. Marc sentit parfaitement que cette démonstration d’amabilité n’était pas naturelle ; et le résultat fut qu’il tourna le dos, grognant :

— Je lui défends de me rire au nez !

Annette, qui s’amusait des efforts inutiles de Julien pour amadouer l’enfant, crut devoir réparer l’accueil malgracieux de Marc. Elle questionna Julien sur sa vie solitaire, avec un intérêt un peu distrait d’abord, mais qui cessa bientôt de l’être. Julien, plus sûr de lui, toujours, quand il était assis dans le clair-obscur d’une chambre, se raconta, cette fois, ingénument. Il était simple ; il ne posait jamais, — presque jamais, — malgré son désir de plaire. En sa sincérité, il montrait une candeur qu’on n’est pas accoutumé de rencontrer à Paris, chez un homme de son âge. Il avait, en touchant aux sujets qui lui étaient chers, une délicatesse qui voilait son émotion contenue. À ces moments d’abandon où, dans le silence affectueux d’Annette qui l’encourageait, sa vraie nature intime paraissait affleurer, un reflet de beauté morale animait son visage. Annette le regardait, attentive ; et ce n’était déjà plus l’aimable indifférence qu’elle ressentait pour lui.

Ils se virent, dès lors, régulièrement le dimanche, et un peu plus souvent dans les semaines, où ils avaient congé. Julien prenait le prétexte des livres qu’il prêtait ; il fallait bien qu’il y joignît quelques explications, pour qu’Annette eût moins de peine à comprendre. Il apportait à Marc des cadeaux assez chers, mal choisis, dont le petit ennemi ne lui avait aucune gratitude : car il les trouvait enfantins et au-dessous de sa dignité. Mais rien ne pouvait ébranler la bonne volonté de Julien, fermement décidé à ne pas voir ce qui le gênait. Comme tous les esprits solitaires qui se méfient du monde, — dès l’instant qu’ils renoncent à la méfiance en faveur d’un élu, ils ne savent plus discerner, ils ne veulent plus : ils sont livrés. L’esprit de Julien, ingénieux à se duper, arrangeait à sa satisfaction les souvenirs qu’il rapportait de chacune de ses visites, tout ce qu’Annette avait dit, et tout ce qui l’environnait. (Lui-même, sans y penser, s’embellissait, par ricochet !) Les inattentions d’Annette, ses réponses distraites, jusqu’aux silences d’ennui que parfois il lui causait, tout la lui rendait plus belle et plus touchante. Et comme, à chaque fois, il découvrait pourtant de petits traits nouveaux, qui ne s’accordaient pas avec le portrait qu’il s’était fait, il refaisait le portrait, il le refit dix fois ; et quoique le portrait changeât et ne ressemblât presque plus à celui du début, Julien ne douta jamais qu’il ne lui restât fidèle : il était prêt à changer son idéal d’amour, autant de fois que l’objet aimé changerait.

Annette avait saisi l’amour qu’il avait pour elle. Elle en fut amusée d’abord, puis touchée, reconnaissante un peu, beaucoup, malgré tout, — ( « Le moins beau garçon du monde ne peut donner que ce qu’il a… Merci, mon bon Julien !… » ) — puis, un peu troublée. Elle se dit honnêtement qu’elle ne devait pas le laisser s’engager sur cette pente… Mais ça lui faisait tant de plaisir, à ce garçon ! Et à elle, ça ne faisait point de peine… Annette était sensible à l’affection ; elle l’était aux douces cajoleries, aux flatteries de la tendresse. Trop, peut-être. Elle l’avouait. L’amour, l’admiration qu’elle lisait dans les yeux lui étaient une caresse, qu’elle aimait à renouveler… Oui, elle en convenait, ce n’est peut-être pas très bien. Mais c’est si naturel ! Il lui fallait faire un petit effort pour s’en priver. Elle le fit. Mais elle n’eut pas de chance : tout ce qu’elle dit pour écarter Julien — (dit-elle tout, vraiment ?) — l’attira davantage… C’est une fatalité ! Il faut se résigner à la fatalité… Elle riait de soi, tandis que Julien, inquiet, se demandait si ce n’était pas de lui…

— « Hypocrite ! hypocrite ! Est-ce que tu n’as pas honte ?… »

Elle n’avait pas honte. Peut-on résister au plaisir d’un cœur qui vous est tout livré ? Cela éclaire vos journées. Et quel tort cela fait-il ? Quel danger ? Du moment qu’on est tranquille, maître de soi, et qu’on ne veut que le bien, le bien de l’autre !

Elle ne savait pas qu’un des chemins insinuants par où l’amour se glisse, est la tendre vanité de croire qu’on est nécessaire, — ce sentiment si fort au cœur d’une vraie femme, et où se satisfait son double besoin de bonté, qu’elle avoue, et d’orgueil, qu’elle n’avoue pas, — si fort qu’elle préfère souvent, quand elle a l’âme bien née, à celui qu’elle préfère, mais qui peut se passer d’elle, celui qu’elle aime moins, mais qu’elle peut protéger. Et n’est-ce pas l’essence de la maternité ? Si le grand fils, toute sa vie, restait le petit poussin !… La femme au cœur de mère, comme l’était Annette, prête volontiers à l’homme, dont l’affection l’implore, un charme qu’il n’a point ; son instinct la dispose à n’être plus attentive en lui qu’aux qualités. Julien n’en manquait point. Annette se réjouissait de voir sa timidité se fondre et sa nature vraie, comprimée, s’ouvrir au jour, avec un bonheur attendri de convalescent. Elle se disait que, jusqu’ici, nul ne connaissait cet homme, pas même cette mère, dont il parlait toujours, et qu’elle commençait à jalouser. Lui-même, le pauvre Julien, il ne se connaissait pas… Qui se fût douté que sous cette écorce rêche, il y eût une âme tendre, délicate… (elle exagérait !) Il lui fallait la confiance, et il en avait manqué : la confiance en les autres, la confiance en soi. Pour croire en lui, il avait besoin qu’un autre crût. Eh bien, elle croyait ! Elle croyait en Julien, pour le compte de Julien, si bien qu’elle finit par y croire, aussi pour le sien !… Il s’épanouissait à vue d’œil, comme une plante au soleil. Et c’est bon d’être pour un autre le soleil… « Épanouis-toi, mon cœur !… » Était-ce du cœur de Julien, ou du sien qu’elle parlait ? Elle ne savait déjà plus. Car du bien qu’elle faisait, elle s’épanouissait aussi. Une nature abondante meurt de ne pas nourrir de soi les affamés… « Me donner ! »…

Annette donnait trop. Elle était irrésistible. La passion de Julien ne se dissimula plus. Et Annette — un peu tard — reconnut qu’elle n’était pas à l’abri…

Quand elle vit l’amour près de venir en elle, elle esquissa une faible défense ; elle tâcha de ne pas prendre au sérieux les sentiments de Julien. Mais elle ne se croyait pas elle-même, et elle ne fit que rendre Julien plus pressant : il devint pathétique…

Alors, elle prit peur ; elle le supplia de ne pas l’aimer, de rester bons amis…

— Pourquoi ? demandait-il, pourquoi ?

Elle ne voulait pas dire… Elle avait la crainte instinctive de l’amour ; elle gardait le souvenir de ce qu’elle en avait souffert ; et une intuition l’avertissait de ce qu’elle en souffrirait encore. Elle l’appelait et le chassait ; elle le voulait et le fuyait. Aux instances de Julien, elle résistait sincèrement ; et dans le fond du cœur, elle faisait des vœux pour que son adversaire vainquît sa résistance…

Le combat se fût prolongé, sans un événement qui vint en hâter l’issue.


Annette avait avec le mari de sa sœur de francs rapports d’amitié. Ce brave homme, un peu vulgaire, ne manquait ni de droiture, ni de qualités de cœur. Annette l’estimait ; et Léopold lui témoignait une considération un peu cérémonieuse. Dès leurs premières rencontres, il l’avait jugée d’une autre espèce que lui et que Sylvie : elle l’intimidait. Il n’en eut que plus de gratitude, pour la bienveillance qu’elle lui montra. Au temps où il faisait sa cour à Sylvie, elle fut son alliée ; plus d’une fois, elle vint à son secours, quand il était en butte aux turlupinades de sa fiancée, trop sûre de son pouvoir pour ne pas en abuser. Elle s’était même interposée, depuis, discrètement, dans les malentendus de ménage, ou les brusques caprices, lubies et diableries, auxquelles Sylvie se livrait, par accès, pour se désennuyer, en ennuyant le mari. Léopold, qui n’y comprenait rien, venait conter ses peines à Annette, qui se chargeait de ramener Sylvie à la raison. Il en était arrivé à confier à sa belle-sœur plus d’une chose qu’il ne disait pas à sa femme. Sylvie ne l’ignorait point, et elle plaisantait Annette, qui le prenait gaiement. Rien que de naturel et de franc entre les trois. Léopold ne s’était jamais plaint de la place que tenaient à son foyer la sœur de sa femme et le petit garçon, souvent assez encombrant ; il eût trouvé plutôt que Sylvie ne faisait pas assez pour aider Annette, dont il admirait la vaillance ; et il gâtait l’enfant. Annette, qui savait par Sylvie ce que pensait Léopold, lui en était reconnaissante.

La période de grossesse de Sylvie ne fut pas pour ceux qui l’entouraient, surtout pour le mari, un temps de félicité. De fréquents désaccords écartèrent Léopold de sa compagne. Non pas que Sylvie prétendît se passer de lui. Elle avait peu de ménagements pour sa maternité, et ne voulait rien changer à sa manière de vivre. Mal lui en prit. Ces longs mois de gésine furent loin d’être pour elle ce qu’ils avaient été pour Annette : un rêve interminable, et trop vite fini, de bonheur engourdi. Sylvie n’était pas faite pour couver des rêves. Elle s’impatientait, et n’entendait renoncer à aucun de ses devoirs, de ses droits, et de ses plaisirs : elle se surmena. Sa santé se ressentit de son état nerveux, et son caractère n’y gagna point. Quand on est tourmentée, on est volontiers tourmenteuse. Sylvie, étant à la peine, trouvait indigne que son mari n’y fût pas ; et elle s’en chargea. Elle le harcelait de son humeur taquine, maligne, perpétuellement changeante, et même — (c’était inattendu !) — jalousement amoureuse : ce qui ne l’empêchait point de lui chanter pouilles ! Certains jours, il ne savait à quel saint se vouer.

Annette se trouvait là, pour recevoir ses doléances. Il montait geindre à son étage ; elle l’écoutait patiemment, et elle trouvait moyen de le faire rire de ses petites infortunes. Ces conciliabules, en se renouvelant, établissaient entre eux une complicité de secrets communs. Et parfois, devant Sylvie, ils échangeaient un coup d’œil malicieux. Honnêtes tous les deux, ils ne prenaient aucune précaution et s’abandonnaient à une familiarité qui, si elle était innocente, n’était pas inoffensive. Annette n’avait pas idée d’un risque, et elle s’amusait à d’amicales agaceries. Léopold s’y laissa prendre : il ne demandait qu’à l’être ; il l’était, depuis longtemps, par le rayonnement de cette force de joie, qui se dégageait d’elle. Annette était toute alors à la découverte de l’amour de Julien, qui la troublait délicieusement. Le reste du monde était dans la brume. Quand elle venait de voir Julien et que Léopold lui parlait, elle écoutait Léopold, et même elle lui répondait ; mais c’était à Julien qu’elle souriait. L’autre ne pouvait le deviner.

Il savait ce qu’il voulait. Il résistait, en brave homme. Mais un brave homme est un homme. Il ne doit pas jouer avec le feu.

Un dimanche de mai, ils allèrent tous les quatre, Sylvie, Annette, Léopold et le petit Marc, en promenade du côté de Sceaux. Après une heure de marche, Sylvie, un peu fatiguée, s’assit au bas d’un coteau, et dit :

— Allez, jeunesses, grimpez si vous voulez ! Vous nous retrouverez ici.

Elle resta avec le petit. Annette et Léopold continuèrent allègrement. Annette, animée, joyeuse, bon garçon… Léopold la reposait, par sa bonhomie, de la tension morale où la tenaient l’amour de Julien et ses entretiens intellectuels. Le sentier sinuait entre un long mur de grande propriété et un talus vêtu de buissons fleuris. Par les trous dans les haies, on voyait, en montant, les pentes des vergers, avec leurs touffes de neige et de rose. Ciel fantasque, où, sur le fin bleu pers les nuages affairés couraient. Le vent rieur mordait par boutades, comme un jeune chien. Annette allait devant, cueillant des fleurs, chantant. Léopold la suivait à la piste ; il la regardait courbée, et son torse robuste sous l’étoffe tendue, ses mains nues, son cou nu, rougis par l’air cinglant, et dans les cheveux en mousse le rouge coquillage de l’oreille, dont le bout paraissait une goutte de sang. Le talus se relevait à droite, et le chemin formait un couloir d’où le vent engouffré leur dévalait au nez. Annette, sans se retourner, interpella son compagnon. Il ne répondit pas. Elle continua, penchée, de cueillir et de parler. Et comme elle plaisantait Léopold qui se taisait, soudain elle perçut le danger de ce silence. Elle laissa tomber ses fleurs… Elle s’était redressée, mais n’avait pas eu le temps de se retourner, quand… Elle faillit tomber… Il l’avait étreinte. Brutalement empoignée, elle sentit sur sa nuque un souffle haletant, et une bouche avide lui baisait le cou, les joues. Raidie instantanément, s’arc-boutant, toutes ses forces inconnues de combat ramassées, du torse et de l’échine elle secoua avec fureur l’homme qui l’avait saisie ; elle brisa l’étreinte, et elle se retrouva face à face avec l’agresseur. Ses yeux flambaient de colère. Lui, ne lâchait point prise. Ils eurent une lutte rude de bêtes qui se haïssent. Rude et brève. Annette (l’instinct révolté lui prêtait une vigueur accrue) repoussa violemment l’homme, qui trébucha. Il resta devant elle, doublement humilié, soufflant, congestionné ; et ils s’observaient, le courroux dans les yeux. Pas un mot ne fut dit… Brusquement, Annette grimpa la pente du talus, par une brèche de la haie se coula de l’autre côté, et s’enfuit. Léopold, dégrisé, l’appelait. Elle se tint à vingt pas, et ne le laissa point approcher. Ils redescendirent le coteau, des deux côtés de la haie, conservant leurs distances, méfiants, hostiles, et honteux. Léopold, d’une voix altérée, suppliait Annette de revenir, lui demandait pardon. Annette faisait la sourde oreille ; elle entendait pourtant : la confusion de cette voix l’atteignait, à travers la barrière de sa rancune ; elle ralentit le pas…

— Annette ! suppliait-il, Annette ! ne vous sauvez pas !… Je ne veux pas vous poursuivre… Voyez, je reste ici, je ne m’approcherai pas… J’ai agi comme une brute. Je suis honteux, honteux… Injuriez-moi ! mais ne vous sauvez pas ! Je ne vous toucherai plus, même du bout du doigt… Je me dégoûte… Pardon, à genoux !

Il s’agenouilla gauchement sur les cailloux ; il avait l’air malheureux ; et il était ridicule.

Annette, qui l’écoutait durement, immobile, de profil, sans le regarder, jeta un coup d’œil de côté, vit cet homme humilié ; et elle fut pénétrée de cette humiliation : son cœur chaud avait la faculté de s’ouvrir aux émotions des autres, comme si elles étaient siennes ; et de la honte de Léopold, elle rougit. Elle fit un mouvement vers lui, et dit :

— Levez-vous !

Il se releva ; et elle, instinctivement, recula de quelques pas. Il dit :

— Vous avez peur encore. Vous ne me pardonnerez jamais.

Elle dit, sèchement :

— Ne parlons plus. C’est fini.

Ils redescendirent le chemin. Annette, muette et glacée. Il avait peine à garder le silence. Il était mortifié, et il cherchait à se justifier. Mais il n’était pas très éloquent, le cher homme ! Il n’avait pas le style noble. Il répétait, avec colère :

— Je suis un saligaud !

Annette, encore bouleversée, réprimait un sourire. Son esprit en tumulte avait peine à se calmer. Elle ressentait à la fois l’écœurement et le burlesque de la scène. Elle n’avait pas pardonné, et elle était près de plaindre l’homme qui s’accusait piteusement à ses côtés. Il continuait de patauger. Elle l’écoutait avec rancune, compassion, ironie. Il s’évertuait à expliquer « cette saleté de folie, qui vous passe par le corps »… Oui, cette folie, elle la connaissait… Mais il n’était pas utile qu’elle le lui dît. Et il avait l’air si malheureux que, malgré elle, elle lui dit :

— Je sais. On est fou, parfois. Ce qui est fait est fait.

Ils continuèrent leur route, sans parler, le cœur lourd, tristes et gênés. Sur le point d’arriver au lieu où ils avaient laissé Sylvie, Annette fit un geste comme pour tendre la main à Léopold ; mais elle ne la tendit pas, et dit :

— J’ai oublié.

Il était soulagé, inquiet encore. Il demanda, comme un gosse pris en faute :

— Vous ne direz rien ?

Annette eut un petit sourire de pitié.

Non, elle ne dit rien. Mais, du premier coup d’œil, le regard aigu de Sylvie avait lu. Elle ne posa aucune question. Ils parlèrent d’autres choses ; et tandis que tous trois, pour masquer leurs préoccupations, faisaient montre de paroles bruyantes, pendant tout le retour, Sylvie observa les deux autres.

À partir de ce jour, Annette et Léopold ne furent plus seuls ensemble. La jalouse veillait. Annette aussi se gardait. Elle laissait, malgré elle, percer une méfiance. Et Léopold, blessé, couvait sa rancune inavouée.


Les yeux d’Annette s’étaient ouvert. Il ne lui était plus permis de rester sans méfiance des autres et d’elle-même. Il ne lui était plus permis de passer en riant, comme elle faisait avant, insoucieuse des désirs qu’elle pouvait faire naître, puisqu’elle ne les cherchait pas. Dans l’actuelle société, avec les mœurs actuelles, sa situation de femme seule, jeune, et libre, non seulement l’exposait aux poursuites, mais les légitimait. Personne ne comprenait qu’elle se fût affranchie, d’audacieuse façon, pour s’enfermer après, dans un veuvage, dont la constance était sans objet. Elle-même se donnait le change avec la maternité. Et la maternité, sans doute, était une grande flamme ; mais une autre flamme brûlait toujours en elle. Elle tâchait de l’oublier, parce qu’elle en avait la crainte ; et elle s’imaginait que nul ne la voyait. Mais non ! le feu d’amour, malgré elle, se faisait jour. Et d’autres, sinon elle, risquaient d’en être victimes. L’aventure de Léopold venait de le lui montrer. Elle la trouvait hideuse. Elle en était révoltée. L’acte d’amour paraît, aux yeux sans mirage de celui qui n’aime point, une bestialité grotesque ou dégoûtante. La tentative de Léopold était l’une et l’autre aux yeux d’Annette. Mais Annette n’avait pas la conscience tranquille. Elle avait attisé ces désirs. Elle se rappelait ses coquetteries irréfléchies, ses jeux aguichants, ses ruses… Qui l’y avait poussée ? Cette force refoulée, ce feu intérieur, qu’il faut nourrir, ou étouffer. Étouffer, on ne peut pas, on ne doit pas ! C’est le soleil de la vie. Sans lui, tout est plongé dans l’ombre. Mais au moins, qu’il ne consume point ce qu’il doit animer, comme le char livré aux mains de Phaéton ! Qu’il suive dans le ciel sa route régulière ! … Le mariage alors ? Après l’avoir si longtemps écarté, la perception des dangers qui la menaçaient l’amenait à se dire qu’un mariage d’affection et d’estime, de calme sympathie, lui serait une digue contre les démons du cœur, et une protection contre les poursuites du dehors. À mesure qu’elle s’en convainquait — (tout conspirait à l’en convaincre : sa sécurité matérielle et morale, l’attrait du foyer, et les sollicitations de son cœur), — elle opposait moins de résistance aux supplications de Julien. Elle se donnait, pour y céder, toutes les raisons de l’aimer. Mais elle n’avait pas attendu de les avoir, pour l’aimer. Déjà avait commencé le travail de construction de l’esprit, qui de l’élu crée une vision exaltée. Julien l’y avait devancée. Comme elle était plus riche et plus passionnée, elle l’eut tôt dépassé. Ne se surveillant plus, se livrant à la fougue de sa franche nature, elle n’usa point de ces artifices, dont une femme plus habile masque sa défaite, lorsque son cœur est pris, et qu’elle laisse croire qu’elle en demeure maîtresse. Annette avait fait don du sien. Elle le dit à Julien. — Et, de cet instant précis, Julien commença de s’inquiéter.

Il connaissait mal les femmes. Elles le fascinaient et le déconcertaient. Plutôt que de les connaître, il préférait les juger. Il idéalisait les unes, il condamnait les autres. Quant à celles qui ne rentraient dans aucune des deux catégories, il s’en désintéressait. Les très jeunes hommes — (et Julien l’était resté, par son peu d’expérience) — sont, dans leurs jugements, toujours pressés. Comme ils sont pleins d’eux-mêmes et de leurs désirs, ils ne cherchent dans les autres que ce qu’ils en voudraient. Soit du côté moral, soit du côté charnel, les naïfs comme les roués, quand ils aiment, c’est toujours à eux qu’ils pensent, ce n’est jamais à la femme ; ils se refusent à voir qu’elle existe en dehors d’eux. L’amour est justement l’épreuve qui pourrait le leur apprendre : — il l’apprend au petit nombre de ceux qui sont capables d’apprendre, — mais, en général, à leurs dépens et à ceux de leur partenaire : car lorsque enfin ils savent, il est trop tard. Le naïf étonnement des siècles, gémissant de la dualité irréductible, qui est le fruit amer de l’amour, ce rêve d’unité, déçu, est caractéristique de la méconnaissance initiale. Car, que veut dire : « aimer », si ce n’est : « aimer un autre » ? Sans posséder l’égoïsme de Roger Brissot, Julien, par ignorance, n’avait pas moins de peine à sortir de soi ; et il avait une vue encore plus bornée de l’univers féminin. Il eût fallu l’y guider prudemment par la main.

Annette n’était rien moins que prudente, de nature. Et l’amour ne le lui enseignait pas. Il lui donnait un besoin de confiance généreuse. Maintenant qu’elle était sûre d’aimer et d’être aimée, elle ne cachait rien. Rien de celui qu’elle aimait n’aurait pu l’éloigner ; pourquoi eût-elle songé à se farder ? Saine de cœur, elle ne rougissait pas d’être ce qu’elle était. Que celui qui l’aimait la vît comme elle était ! Elle avait bien remarqué sa naïveté, son incompréhension, ses effarouchements. Elle y trouvait un plaisir tendre et malicieux. Elle aimait à lui révéler, la première, une âme féminine.

Elle alla le surprendre, un jour, dans son appartement. Ce fut la mère qui ouvrit. Une vieille dame, aux cheveux gris bien tirés, au front calme, qu’éclairait la lumière attentive des yeux sévères. Avec une politesse méfiante, elle inspecta Annette, et elle la fit entrer dans un petit salon, propre et froid, où les meubles avaient des housses.

De ternes photographies de famille et de musées achevaient de glacer l’atmosphère de la pièce. Annette attendit seule. Après un chuchotement dans les chambres voisines, Julien entra précipitamment. Il avait de la joie, et il était intimidé ; il ne savait que dire ; il répondait à côté. Ils étaient assis dans des sièges inconfortables, au dossier raide, qui entrave tout geste familier. Entre eux, une de ces tables de salon, sur quoi on ne peut s’appuyer ; et on se heurte les genoux à ses aspérités. Le froid luisant du plancher sans tapis et des figures mortes sous verre, comme des plantes d’herbier, figeait les mots sur les lèvres, faisait baisser la voix. Ce salon gelait Annette, décidément. Est-ce que Julien l’y laisserait, tout le temps de sa visite ? Elle lui demanda s’il ne voulait pas lui montrer la chambre où il travaillait. Il ne pouvait refuser ; et même il le souhaitait ; mais il avait l’air si hésitant qu’elle dit :

— Cela vous ennuie ?

Il protesta, s’excusant du désordre, et il la fit entrer. De désordre, il y en avait beaucoup moins que chez elle, à la première visite de Julien. Mais celui de Julien était sans gaieté. La pièce servait de cabinet de travail et de chambre à coucher. Des livres, une gravure connue qui représentait Pasteur, des papiers sur les chaises, une pipe sur la table, un lit d’étudiant. Elle remarqua au-dessus un petit crucifix, avec un rameau de buis. Installée dans le fauteuil mal rembourré, elle tâchait de mettre son hôte à l’aise, en lui rappelant gaiement leurs souvenirs d’étudiants. Elle parlait sans pruderie de ce qu’ils savaient tous deux. Mais il était distrait, gêné de sa présence et de son libre-parler ; il semblait préoccupé de ce qui se passait dans la chambre à côté. Annette, gênée par contagion, tint bon et réussit à lui faire oublier le « qu’en pensera-t-on ? » Il finit par s’animer, et ils rirent de bon cœur. Il retrouva sa gêne, au départ, en la reconduisant ; dans le couloir, ils passèrent devant la chambre de la mère ; la porte était entr’ouverte ; Mme Dumont affecta de ne pas les voir, par discrétion, ou pour ne pas saluer l’étrangère. Les deux femmes n’avaient échangé qu’un regard ; et déjà, elles étaient ennemies. Mme Dumont mère était choquée de la visite de cette fille hardie, de ses façons libres, de sa voix claire, de ses rires, de sa vie : elle flairait le danger. Et Annette qui, pendant la visite, avait perçu entre Julien et elle cette présence invisible, en gardait une animosité ; passant devant la chambre de la vieille dame qui lui tournait le dos, elle parla et rit plus haut. Et jalouse, elle pensait :

— Je te le prendrai.

Une semaine après, Julien vint à son tour, le soir, après dîner. Il avait eu, au sujet d’Annette, sa première discussion avec sa mère ; et il voulait affirmer sa volonté. Ils étaient seuls. Léopold avait emmené au cirque le petit Marc. Quand Julien la quitta, un peu avant onze heures, Annette lui proposa de le reconduire à pied, pour le plaisir de respirer ensemble l’air frais de la nuit. Mais, arrivés à sa porte, Julien s’inquiéta de laisser Annette rentrer seule. Elle s’amusa de sa crainte. Il n’en voulut pas moins la reconduire à son tour ; et elle se garda de protester : elle l’aurait plus longtemps ! Ils refirent donc le chemin, par le plus long ; et ils se trouvèrent sur une berge de la Seine, sans trop savoir comment. C’était une nuit de juin. Ils s’assirent sur un banc. Les peupliers bruissaient au-dessus de l’eau sombre, où s’étiraient les lueurs rouges et jaunes des fanaux sur les ponts. Le ciel était lointain, les étoiles exsangues, comme si la ventouse de la ville les eût sucées. La nuit était en haut, et la lumière en bas. Ils se taisaient. Les paroles ne pouvaient plus exprimer leurs pensées. Mais, sans se regarder, chacun lisait celles de l’autre. Le désir de Julien brûlait le cœur d’Annette ; mais sa timidité l’enchaînait immobile, et il n’osait même pas lever les yeux vers elle. Elle, sans tourner la tête, souriait, regardant les reflets rouges sur la rivière, et elle le voyait : il ne se déciderait pas !… Alors, elle se pencha vers lui, et l’embrassa…

Il revint, enivré d’amour et de reconnaissance, et l’insidieuse pointe d’une sourde inquiétude fichée dans la pensée… Une mauvaise parole de sa mère :

— « Ces filles pauvres et hardies, qui cherchent à se faire épouser… »

Il l’avait arrachée tout à l’heure avec colère ; mais le bout de l’aiguillon sous la peau était resté. Il eut honte. Il demanda pardon mentalement à Annette. Il savait qu’était faux l’injurieux soupçon. Il croyait en elle religieusement. Mais il était troublé. Et chaque nouvelle visite le troublait davantage. La liberté d’Annette, sa liberté de manières, sa liberté d’idées, ses libres opinions sur n’importe quel sujet, — surtout en morale sociale — son absence tranquille de préjugés, l’effaraient. Il était étriqué dans ses façons de penser, comme de s’habiller, un peu chagrin d’idées, enclin à la sévérité. Elle, au contraire, largement indulgente et riante. Il ne concevait pas qu’elle pût être aussi puritaine que lui, en ce qui la concernait, mais qu’aux autres elle appliquât une autre mesure, la leur, avec une tolérance ironique. Tolérance et ironie le décontenançaient. Elle s’en apercevait ; et quand sur une question, il s’exprimait avec un rigorisme injuste et excessif, elle n’essayait pas d’y opposer sa manière de voir ; elle souriait de cette naïve intransigeance, qui ne lui déplaisait pas. Son sourire inquiétait Julien plus encore que ses paroles. Il avait l’impression qu’elle en savait plus que lui. C’était vrai. Mais combien plus ? Et que savait-elle, au juste ? Quelle expérience avait-elle eue ?…

À son tour, comme sa mère, — (et certaines observations malveillantes de sa mère y avaient contribué) — cet homme de vitalité fine, mais appauvrie, était vaguement alarmé de l’éclatante santé, du rayonnement de cette femme. Il en avait le désir ardent, et il en avait peur. Dans les promenades qu’ils firent ensemble, il se sentait chétif. La parfaite aisance d’Annette, en quelque milieu qu’elle se trouvât, ajoutait à sa gêne. Et bien que cette gêne, si elle l’eût remarquée, elle l’aurait aimée, il en était humilié. Mais elle ne la remarquait pas. Elle était toute à son chant intérieur. Le tort d’Annette était qu’elle ne songeât point que ce chant, nul ne l’entendait qu’elle ; et elle ne voyait pas le regard anxieux de Julien, qui se demandait :

— À qui, à quoi rit-elle ?…

Elle semblait si loin !…

Il ne cessait pas de voir — il voyait mieux que jamais — ses grandes vertus d’esprit, son énergie morale. Et en même temps, elle lui restait une énigme dangereuse. Il était partagé entre deux sentiments opposés : attraction invincible, et méfiance obscure : comme un reste de cet instinct primitif qui rappelle à l’homme et à la femme d’aujourd’hui l’inimitié originelle des sexes, pour qui l’union charnelle était une forme de combat. Cet instinct soupçonneux de défense est peut-être plus fort chez l’homme, à la fois, comme Julien, d’intelligence aiguë, mais pauvre en expériences. Comme il lui est impossible de voir exactement la femme, il la voit tantôt trop simple, et tantôt remplie d’embûches. Annette prêtait à ces oscillations de pensée par ses alternatives de tout dire et de tout taire, de tout montrer et de tout cacher, ses mouvements d’expansion passionnée et ses silences hermétiques, quelquefois pendant une moitié de la promenade… Ces terribles silences — (quel homme n’en a souffert ?) — pendant lesquels la vie de la compagne qui marche à vos côtés s’en va dans des régions qu’on ne connaîtra jamais !… Ce n’est pas qu’à l’ordinaire, ils recouvrent des secrets bien profonds ! Il en est où, si l’on y entrait, la nappe ne monterait pas au-dessus du talon… Mais quelle qu’en soit l’épaisseur, la nappe de silence est opaque : l’œil n’y pénètre pas. Et l’esprit tortureur de l’homme a beau jeu pour se forger des mystères alarmants. L’idée ne viendrait jamais à un Julien qu’il en pût être l’auteur, et que si la femme se tait, c’est souvent qu’elle sent combien l’homme la comprend mal. Le silence d’Annette, certains jours, ironique, un peu las, tolérait une interprétation fausse de ses sentiments par celui qui l’aimait, puisqu’elle savait que c’était la fausse qu’il aimait, et qu’il n’aimerait pas la vraie…

— « Si tu veux… Comme tu veux !… C’est entendu. Je ne suis pas comme je suis. Je suis comme tu me vois… »

Mais ces silences d’acquiescement n’eurent qu’un temps. Du jour où Annette s’aperçut qu’il y aurait peut-être danger à de franches explications, — (car Julien n’était pas en état de les comprendre) — et qu’il serait plus politique de se taire, elle parla. Se taire, pour éviter à Julien un tracas inutile, oui. Mais pour l’abuser, non. Et s’il y avait danger à parler, justement ! C’est alors qu’on ne pouvait plus se dispenser de le faire. Plus le risque était grand, plus grand était l’orgueil qui voulait l’affronter. Cette épreuve de l’amour faisait battre son cœur. Si l’épreuve réussissait, elle en aimerait Julien davantage. Et si elle ne réussissait pas ?… Elle réussirait. Julien ne l’aimait-il point ?… Advienne que pourra !

Elle jouait loyalement. Mais il est des hommes qui préféreraient que leur partenaire trichât. Sylvie, mise au courant de l’amour de Julien et du projet de mariage, avait chapitré Annette : qu’elle ne s’avisât point, bon Dieu ! de dire toute la vérité ! Certes, il fallait bien qu’il en apprît une partie. Ne fût-ce qu’en se mariant, les actes de l’état civil se chargeraient de l’en instruire. Mais il y a toujours moyen d’accommoder le vrai. Puisque ce garçon l’aimait, il fermerait les yeux. Qu’elle ne les lui ouvrît pas ! Ce serait vraiment trop bête ! Plus tard, ils auraient le temps de tout se raconter… Sylvie parlait en honnête expérience. Elle voulait le bien de sa sœur ; — (elle voulait le sien aussi, et n’eût pas été fâchée de l’éloigner au plus tôt de son logis) ; — elle pensait qu’on ne doit pas la vérité à tous, surtout à son fiancé : c’est assez de l’aimer ! La vérité d’Annette, certes, était innocente ; mais les hommes sont débiles. Ils ne peuvent supporter aucune vérité. Il faut la leur doser…

Annette écoutait Sylvie tranquillement, et parlait d’autre chose. Inutile de répondre : elle n’en ferait qu’à sa tête. La morale de Sylvie n’était pas la sienne. Et elle préférait ne pas dire ce qu’elle en pensait. Sylvie était Sylvie. Elle l’aimait… Mais de quel regard elle eût toisé tout autre qui lui eût ainsi parlé !

— Cette pauvre Sylvie !… Elle juge des hommes d’après ceux qu’elle a connus. Mon Julien est d’une autre espèce. Il m’aime comme je suis. Il m’aimera comme je fus. Je n’ai rien à lui cacher. Jamais je ne lui fis tort. S’il y eut un tort commis, je ne l’ai fait qu’à moi-même…

Décidée à parler, envisageant les risques, mais faisant crédit au grand cœur de Julien, elle mit l’entretien sur sa vie passée. D’une commune pudeur, ils avaient toujours évité ce sujet. Mais plus d’une fois, Annette avait lu dans les yeux de Julien ce qu’il brûlait et tremblait de demander, ce qu’il eût voulu savoir et ignorer.

Elle mit tendrement la main sur la main de Julien et dit :

— Mon ami, vous avez toujours été avec moi d’une discrétion si chère !… Je vous remercie. Je vous aime… Mais je dois vous parler enfin de ce que vous ne savez pas de moi et de ce que j’ai été. Il faut que vous me connaissiez. Je ne suis pas sans reproches.

Il fit un geste craintif, qui protestait contre ce qu’elle allait dire, qui peut-être aurait voulu l’empêcher. Elle sourit :

— N’ayez pas peur ! Je n’ai pas de grands crimes. Il me semble, du moins. Mais peut-être que je suis trop indulgente pour moi. Car le monde en juge autrement.

C’est à vous d’apprécier. Je crois en votre arrêt. Je suis ce que vous déciderez.

Elle commença de raconter. Plus intimidée qu’elle ne voulait le paraître, elle avait préparé à l’avance ce qu’elle devait dire. Mais bien qu’à son jugement ce fût tout simple à dire, cela lui coûtait. Pour vaincre cette contrainte, elle sembla plus détachée d’émotion qu’elle n’était. Elle montrait même, par moments, une pointe d’ironie, qui s’adressait à elle, et qui ne répondait pas au trouble que ce récit remuait : elle s’en aidait pour se défendre… Julien ne comprit point. Il vit dans cette attitude une légèreté choquante, une inconscience.

Elle dit d’abord qu’elle n’était pas mariée. Julien en avait la crainte. Et même, pour être vrai, la muette certitude. Mais il espérait toujours qu’on lui prouverait le contraire. Et qu’Annette le lui dît, qu’il n’y eût plus de doute possible, il en fut consterné. Très catholique au fond, sous son libéralisme de surface, il n’était pas dégagé de l’idée de péché. Sur-le-champ, il pensa à sa mère : elle n’accepterait jamais ! Et il prévit les luttes. Il était très épris. Malgré le chagrin que lui faisait l’aveu d’Annette et malgré la réelle déchéance que signifiait pour lui la faiblesse passée, la « faute » de celle qu’il aimait, il l’aimait, il était prêt, pour l’avoir, à lutter contre l’opposition de sa mère. Mais il fallait qu’on l’aidât, qu’Annette le secondât. Il était faible ; pour soutenir le combat, il avait besoin de faire appel à toutes ses forces, dont la moindre n’était pas la force d’illusion. Il avait besoin d’idéaliser Annette ; et si Annette eût été habile, elle s’y fût prêtée.

Elle vit le chagrin que produisaient ses paroles. Elle s’y attendait ; elle en était attristée ; mais elle ne pouvait le lui épargner : puisqu’ils vivraient ensemble, chacun devait prendre sa part des épreuves et même des erreurs de l’autre. Mais elle ne se doutait pas du conflit engagé en lui ; et si elle l’eût pensé, elle fût restée confiante en la victoire de l’amour.

— Mon pauvre Julien, dit-elle, je vous fais de la peine ! Pardonnez-moi. J’en ai aussi… Vous me croyiez meilleure. Vous me mettiez plus haut, trop haut dans votre esprit… Je suis femme. Je suis faible… Du moins, si je me suis trompée, je n’ai jamais trompé. J’étais de bonne foi. Je l’ai toujours été…

— Oui, dit-il hâtivement, j’en suis sûr, n’est-ce pas ? Il vous a abusée ?

— Qui ? demanda Annette.

— Ce misérable… Pardon !… Cet homme qui vous a laissée…

— Non, ne l’accusez pas ! dit-elle. C’est moi qui suis coupable.

Elle n’attachait à ce mot de « coupable » que le sens d’un affectueux regret de la peine qu’elle lui faisait ; mais il s’en saisit avidement. Il voulait, dans son désarroi, se rattraper à l’idée qu’Annette était une victime séduite, et qu’elle se repentait… Il avait un extrême besoin de cette notion de « repentir » : ce lui était une sorte de compensation pour le dommage qui lui était causé, un baume sur la blessure, qui ne la guérissait pas, mais qui la rendait supportable ; ce lui attribuait sur Annette une supériorité morale, dont — pour être juste — il n’eût pas fait emploi. Et enfin, comme il n’avait pas de doute sur le péché d’Annette, il n’en avait pas non plus sur l’obligation du repentir. De l’un et de l’autre sa nature chrétienne était imbue. Les plus libres chrétiens ne s’en délivrent jamais.

Mais Annette était issue d’une autre race d’âme. Les Rivière pouvaient être purs ou impurs, au sens que la morale chrétienne assigne à ce mot ; mais s’ils étaient purs, ce n’était pas par obéissance à un Dieu invisible ou à ses représentants trop visibles et à leurs Tables de la Loi ; c’est parce qu’ils aimaient la pureté comme une propreté morale, comme une beauté. Et s’ils étaient impurs, ils estimaient que c’était là une affaire entre eux et leur conscience, non la conscience des autres. Annette ne se reconnaissait de comptes à rendre envers personne. Si elle se confessait à Julien, c’était un don d’amour qu’elle lui faisait. Elle ne lui devait, honnêtement, que l’exposé de sa vie. Mais sa vie intérieure, elle ne la lui devait point. Elle la lui livrait volontairement. Elle voyait maintenant que Julien eût préféré qu’elle embellit la vérité. Mais elle était trop fière pour profiter d’une excuse mensongère, dont elle ne sentait nullement le besoin. Elle s’appliqua, au contraire, quand elle comprit ce qu’il voulait lui faire dire, à ce qu’il sût que c’était elle qui s’était donnée à l’amant.

Julien, atterré, ne voulait pas entendre.

— Non, non, je ne vous crois pas, disait-il. Vous êtes trop généreuse ! Pour défendre cet homme, qui ne mérite que le mépris, ne vous accusez pas !

— Mais je n’accuse personne, dit-elle, avec simplicité. Le mot le frappa dans sa conscience ; mais il se refusa à comprendre.

— Vous tâchez de le disculper.

— Je n’ai pas à disculper. Il n’y a pas de coupable. Julien se débattait.

— Annette, je vous en conjure, ne parlez pas ainsi !

— Pourquoi ?

— Vous savez bien que c’est mal !

— Mais non, je ne le sais pas.

— Quoi ? Vous ne regrettez rien ?

— Je regrette de vous attrister. Mais, mon ami, je ne vous connaissais pas alors ; j’étais libre de moi, je n’avais de devoirs qu’envers moi.

Il pensait :

— N’est-ce rien ?

Il n’osa point le lui dire.

— Mais vous le regrettez pourtant ? fit-il avec instance.

Vous reconnaissez bien que vous vous êtes trompée ? Il ne voulait pas l’accuser. Mais il eût tant voulu qu’elle, elle s’accusât !

— Peut-être, dit-elle.

— Peut-être ? reprit-il, accablé.

— Je ne sais pas, dit Annette.

Elle voyait où Julien voulait la faire venir… Peut-être elle s’était trompée, si c’était se tromper que céder à un élan d’amour et de pitié sincères. Peut-être. Oui… « Mais si je puis regretter, dans mon cœur, une erreur sincère, je n’ai pas à m’en excuser. Mon cœur est resté seul avec sa douleur, seul à s’entretenir avec elle, dans le silence. C’est à lui seul, maintenant, de s’entretenir avec ses regrets. Ils ne regardent personne… Ses regrets ?… Soyons vraie jusqu’au bout ! Point de regrets !… » Après avoir réfléchi, elle dit :

— Je ne crois pas.

Peut-être exagérait-elle, par réaction contre le pharisaïsme inconscient de Julien.. (Pauvre Julien !…) Mais même aux instants où elle l’aimait le plus, elle ne parvint pas à dire ce mot de regret, qu’il attendait… « Je voudrais tant le dire !.. Mais je ne peux pas. Ce n’est pas vrai… » Regretter quoi ? Elle avait agi, non seulement selon son droit, mais selon son bonheur. Car, si cher qu’elle l’eût acheté, elle l’avait eu : l’enfant. Et elle savait (elle seule) que ce don de l’enfant, loin d’être déshonorant, comme le veut une stupide opinion publique, l’avait purifiée, délivrée pour longtemps de ses troubles, qu’il avait mis en elle l’ordre et la paix… Non, elle ne commettrait jamais la vilenie, pour assurer l’amour futur, de calomnier l’amour passé. Elle gardait même, maintenant, une reconnaissance à ce Roger, qui n’avait été qu’un agent de sa destinée, si inférieur à l’amour et à la flamme de vie qu’il avait allumés.. Julien le sentit jalousement.

— Ah, cet homme, dit-il, vous l’aimez toujours !

— Non, mon ami.

— Mais vous ne lui en voulez pas !

— Pourquoi lui en voudrais-je ?

— Et vous pensez à lui ?

— Je pense à vous, Julien !

— Mais vous ne l’oubliez pas !

— Je ne sais pas oublier ce qui fut bon pour moi, même s’il cessa de l’être. Ne me le reprochez pas, vous qui m’êtes le meilleur !

Julien avait assez de droiture pour estimer la franchise d’Annette et pour en reconnaître secrètement la noblesse. C’était pour lui un spectacle inattendu, dont la dignité inusitée lui révélait un Nouveau Monde, — la femme nouvelle. — Mais une autre partie de sa nature se révoltait. Il était blessé dans ses instincts de mâle. Il était horrifié dans ses préjugés catholiques et bourgeois. L’idée qu’il avait, qu’il continuait d’avoir d’Annette, était empoisonnée de soupçons dégradants. Au lieu d’être plus sûr d’une femme qui lui livrait son secret avec une entière loyauté, il était moins sûr d’une femme dont la faiblesse passée lui était révélée. Il doutait de sa fidélité à venir. Il pensait à cet autre homme vivant, qui l’avait eue, dont il aurait l’enfant. Il avait peur d’être dupe. Il avait peur d’être ridicule. Il était mortifié, et ne pouvait pardonner.

Dès qu’Annette se rendit compte du dangereux combat qui se livrait dans l’esprit de Julien et qu’elle vit menacé l’espoir qu’elle avait formé, elle trembla. Elle était prise à fond par l’amour qu’elle avait amorcé. Toute sa force d’aimer, toute sa capacité de bonheur, elle les avait placés sur ce Julien. Et en vérité, elle se trompait à moitié. Mais elle ne se trompait qu’à moitié. Julien n’était pas indigne d’elle, ses qualités étaient réelles, elles méritaient l’amour. Si différents qu’ils fussent, ils auraient pu vivre ensemble, avec un peu d’efforts mutuels pour se comprendre et pour se tolérer, — sans doute en souffrant un peu ; mais était-ce trop payer de ce peu de souffrance une solide tendresse ? Annette lui eût fait du bien, elle l’eût revigoré, elle eût été le grand souffle de confiante en la vie, qui eût gonflé ses voiles, et qui l’aurait poussé où jamais il n’aborderait sans elle. Et la tendresse délicate de Julien, son respect pour la femme, sa pureté morale, même cette candide foi religieuse, qu’Annette ne partageait pas, lui eussent été sains, ils eussent mis dans sa nature passionnée un fond de sécurité, la paix du home et de l’âme dont on est sûr…

Ah ! misère des cœurs qui, par un malentendu que leur passion exagère, gâchent leur destinée, et le savent, et se le reprochent, et se le reprocheront toujours, mais ne céderont jamais sur ce qui les sépare : justement parce qu’ils s’aiment trop pour se faire une concession morale, que dédaigneusement ils consentiraient à des indifférents !…

Annette se tourmentait maintenant des inquiétudes qu’elle avait fait lever dans l’esprit de Julien. Julien avait-il raison ?… Elle n’était pas infatuée de son propre jugement. Elle cherchait à comprendre les autres façons de juger. Son caractère n’était pas tout à fait formé ; son instinct moral était fort, mais ses idées pas encore fixées ; elle s’accordait le droit de les réviser. Toute jeune, elle avait reconnu factice la morale de son entourage ; et elle n’avait trouvé rien sur quoi s’appuyer, rien que sa raison, qui l’avait souvent abusée. Elle cherchait toujours ; elle cherchait d’autres pensées, où elle pût respirer. Et quand elle rencontrait une conscience sincère, comme celle de Julien, elle la scrutait avidement : cette voix répondrait-elle à l’appel de son cœur ? Elle aspirait à croire, la révoltée ! Elle cherchait, elle cherchait sa patrie morale Qu’elle eût souhaité d’entrer dans celle de Julien, de souscrire à ses lois, même si elles la condamnaient ! Mais il ne suffit pas de souhaiter. Elle ne le pouvait pas. Ce que voulait Julien, non, ce n’était pas humain !

Elle lui dit tendrement :

— Je comprends que vous me jugiez, comme jugerait le monde. Je ne vous le reproche pas. J’admire les forces conservatrices et le rigorisme de leurs lois. Elles ont leur place dans l’ensemble, et, je le sais, leurs racines sont profondes dans votre race. Il est naturel que vous y obéissiez. Je les respecte en vous… Mais je ne saurais, mon ami, par tous les efforts de ma volonté, renier une action, même blâmée par tous, qui m’a donné mon enfant… Cher Julien, comment renier ce qui fut ma seule consolation, la joie la plus pure, peut-être, que le ciel m’accordera, de ma vie ?… Ne cherchez pas à la flétrir, mais plutôt, si vous m’aimez, partagez mon bonheur ! Il n’a rien qui vous fasse injure !…

Elle sentait, en parlant, qu’il ne comprenait pas ; elle l’irritait davantage. Et elle était navrée. Que faire cependant ? Lui mentir ? C’était trop déjà qu’elle eût examiné cette ressource humiliante… Mais laisser la lézarde s’élargir dans l’affection si chère ?… C’était comme si la déchirure s’étendait dans son cœur. — Elle était dans les transes, chaque fois qu’elle se retrouvait en face de Julien : qu’allait-elle aujourd’hui lire sur son visage ?…

Et lui, avec cette lâcheté des hommes qui sont certains d’être aimés, il en abusait ; il savait qu’il lui faisait du mal, et il le lui faisait. À son tour, il éprouvait son pouvoir. Et il tenait moins à elle, maintenant qu’il était sûr qu’elle tenait à lui…

Tout, elle comprenait tout ! Elle se désolait d’avoir livré sa faiblesse. Et elle continuait. Elle s’abandonnait à un sentiment superstitieux : si le destin voulait qu’elle fût la femme de Julien, elle le serait, quoi qu’elle dît ; quoi qu’elle dît, elle le perdrait, si c’était son destin… Mais secrètement, elle voulait croire qu’en échange de sa soumission, le destin la favoriserait, Julien serait touché…

— Je me mets dans tes mains. Pour cela, m’aimeras-tu moins ?…


Il se faisait un travail singulier dans l’esprit de Julien. Il l’aimait — non, il la désirait toujours autant, — et qui sait ?… (Mais il ne voulait pas savoir…) — Bref, il la voulait toujours. Mais il était sûr maintenant que non seulement sa mère ne consentirait jamais à ce qu’il l’épousât, mais que lui-même ne s’y résoudrait pas. Pour beaucoup de raisons : rancune, vanité blessée, blâme moral, qu’en-dira-t-on, répulsion jalouse… Toutefois, il préférait ne pas insister sur ces raisons… « C’est bon, on vous connaît ! Mais ne vous montrez pas !.. » Son esprit arrangeait des expédients pour satisfaire à la fois ses raisons cachées et ses désirs… — Annette, dans le passé, s’était affirmée, en amour, femme libre. Il ne l’approuvait pas. Non ; mais enfin, puisqu’elle était ainsi, pourquoi ne le serait-elle pas encore, avec lui qu’elle aimait ?

Il ne le lui dit pas aussi crûment. Il allégua les impossibilités du mariage — (il en naissait de nouvelles, à mesure qu’elle les réfutait) : — obstacles insurmontables, opposition de sa mère, nécessité de vivre avec sa mère, sa situation gênée, Annette habituée à la richesse, au monde… (La pauvre Annette, réduite depuis deux ans à courir le cachet !..) la différence d’esprit et de tempérament… (Ce dernier argument surgit tout à la fin, à l’effroi découragé d’Annette, quand elle croyait avoir surmonté les autres…) Avec une mauvaise foi obstinée, Julien se dépréciait, pour mieux se différencier. Il y avait de quoi rire et pleurer ! C’était pitoyable, de le voir chercher tous les mauvais prétextes pour s’esquiver ; et elle, oubliant sa fierté, feignait de ne pas comprendre, s’épuisait à trouver des réponses, luttait fiévreusement pour qu’il ne s’éloignât pas. Il ne s’éloignait pas. Il ne refusait pas de prendre. Il refusait de donner…

Lorsque Annette aperçut le but de ses travaux de contrevallations et ce qu’il voulait d’elle, elle en eut moins de révolte encore que d’abattement. Il ne lui restait plus la force de s’indigner. Lutter, ce n’est plus la peine… Voilà ce qu’il voulait !… Lui !… Le malheureux !… Il ne se connaissait donc pas ? Il ne savait donc pas ce qu’il représentait à ses yeux ? S’il était l’aimé, c’était pour son sérieux moral. Cela ne lui allait pas du tout, mais pas du tout, de faire le don Juan, le coureur d’amour, l’amant libre ! (Car, malgré son chagrin, l’esprit d’Annette gardait sa clarté ironique, et il n’oubliait pas de saisir le comique mêlé au tragique de la vie).

— Mon ami, pensait-elle, avec tendresse, pitié, dégoût, je t’aimais mieux, lorsque tu me condamnais. Ton idée, un peu étroite, mais haute, de l’amour t’en donnait le droit. Tu ne l’as plus, maintenant. Qu’ai-je à faire de ce moindre amour que tu me proposes aujourd’hui, de cet amour sans confiance ? Si la confiance manque, il n’y a plus rien entre nous…

Chaque amour a son essence : où l’un fleurit, l’autre se flétrit. L’amour charnel se passe d’estime. L’amour d’estime ne peut se ravaler à la simple jouissance.

— Mais, s’écriait dans son cœur Annette, soulevée de révolte, je serais plutôt la maîtresse du premier passant qui me plaise, que de toi, de toi que j’aime !…

Car, de lui, c’eût été dégradant. Tout ou rien !

Aux suggestions de Julien, elle opposa donc un refus tendre et ferme, qui le froissa. Ils continuaient cependant de s’aimer, en se jugeant sévèrement ; et aucun des deux ne pouvait se résigner à la perte du bonheur. Ils étaient là, s’appelant, se désirant, s’offrant même, — incapables de prononcer la parole qui réunit : — l’un par faiblesse intime, cette débilité morale, qui, à de rares exceptions, (qu’un homme ose le dire !) est le propre de l’homme, et qu’il ne reconnaît pas, — l’autre, par cet orgueil foncier, qui est le propre de la femme, et qu’elle n’avoue pas davantage : car les deux sexes ont été tellement déformés par les conventions morales d’une société bâtie sur la victoire de l’homme qu’ils ont tous deux oublié leur vrai caractère. Le plus faible des deux n’est pas toujours dans la nature celui qu’on nomme ainsi. La femme est bien plus riche en forces de la terre ; et si elle est sous les rets que l’homme a jetés sur elle, elle demeure une captive, qui n’a pas renoncé…

Julien entrevoyait les justes raisons d’Annette, et il n’avait aucun doute sur leur droiture ; mais il ne pouvait pas faire violence à sa timidité de cœur ; il suivait l’opinion du monde, qu’il estimait moins qu’Annette. Seul, il eût accepté le passé d’Annette ; mais il ne l’acceptait pas, sous le regard du monde ; et il se persuadait que c’était sous le regard de sa conscience. Il n’avait pas la bravoure de prendre pour femme celle qu’il voulait ; et il nommait dignité sa pusillanimité. Il n’arrivait pas à se faire complètement illusion ; et il en voulait à Annette de ce qu’il ne lui en faisait pas non plus. Du moins, il aurait dû rompre ; mais il n’y consentait point. Et lorsque Annette parlait de s’éloigner, il la retenait, hésitait, souffrait, faisait souffrir. Il ne voulait pas plus accepter que renoncer. Il jouait le jeu cruel d’entretenir l’espoir, qu’ensuite il faisait saigner. Il se dérobait, quand elle était le plus aimante, et se faisait plus aimant, quand elle se résignait. Annette avait des cris douloureux de tendresse blessée. Elle se rongeait. Sylvie s’en aperçut et finit par lui arracher la vérité. Elle avait vu Julien, et elle l’avait jugé :

— Il est de ceux qui ne se décident que lorsqu’on les y force. Les moyens ne manquent pas : prends-lui son consentement ! Il t’en saura gré, plus tard.

Mais Annette eût trop souffert de la pensée que Julien pût un jour lui reprocher (même s’il ne le disait pas) de l’avoir épousée. Quand il ne lui fut plus possible de ne pas voir la faiblesse irrémédiable du caractère de cet homme et l’inutile espoir d’une décision durable sur laquelle cet esprit inquiet ne cherchât plus à revenir, elle trancha dans le vif. Elle écrivit à Julien de ne plus prolonger un stérile tourment. Elle souffrait, il souffrait ; et il leur fallait vivre. Elle devait travailler pour son enfant ; et lui, avait sa tâche. Elle l’en avait trop longtemps détourné. Ils s’étaient pris, l’un à l’autre, leurs forces. Ils n’en avaient pas de trop ! Puisqu’ils ne pouvaient pas se faire le bien qu’ils avaient souhaité, qu’ils ne se fassent pas de mal ! Qu’ils ne se revoient plus ! Elle le remerciait de tout ce qu’il avait été.

Julien ne répondit pas. — Et ce fut le silence…

Au fond, se débattaient la rancune, le regret, et la passion blessée…


Leur amour n’était resté un secret pour aucun de ceux qui les entouraient. Léopold l’avait remarqué, avec une irritation qu’il n’avait pu dissimuler à Sylvie. Le souvenir pénible qu’il gardait de sa peu reluisante aventure avait laissé en lui un ressentiment involontaire, qui ne devint pas moins vif, quelques mois après : au contraire ! Car il pouvait feindre avec lui qu’il en avait oublié les motifs. Sylvie, déjà en éveil, fut frappée de ses allures bizarres : elle l’observa, et elle ne douta plus : il était jaloux. Selon la logique admirable du cœur, ce fut contre Annette qu’elle en eut : elle la prit en grippe. Son état de santé expliquait, dans une certaine mesure, ces réactions excessives. Mais le malheur est que leur retentissement se prolonge au delà de l’état qui les a causées.

Sylvie accoucha, en octobre, d’une petite fille. Joie pour tous. Annette se montra aussi passionnée pour l’enfant que s’il était le sien. Sylvie n’avait aucun plaisir à le lui voir dans les mains ; et son hostilité, jusque-là comprimée, n’essaya plus de se voiler. Annette qui, depuis quelques semaines, avait eu de sa sœur des mots blessants, mais qui les attribuait au malaise passager, n’eut plus moyen de douter de la désaffection de Sylvie. Elle se tut, évitant toute occasion de la contrarier. Elle espérait un retour de l’ancienne tendresse.

Sylvie se rétablit. Les rapports entre les deux sœurs restaient apparemment les mêmes ; et un indifférent n’y eût rien trouvé de changé. Mais Annette distinguait en Sylvie une froideur hostile, qui lui faisait mal. Elle eût voulu lui prendre les mains, lui demander :

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as contre moi ? Ma chérie, dis-le-moi !

Mais le regard de Sylvie la glaçait. Elle n’osait pas. Elle avait l’intuition que Sylvie, si elle parlait, ce serait pour dire des choses irréparables. Mieux valait se taire. Annette sentait chez sa sœur une volonté d’injustice, contre laquelle on ne pouvait rien.

Un jour, Sylvie dit à Annette qu’elle voulait avoir un entretien avec elle. Annette, le cœur battant, se demandait :

— Que va-t-elle me dire ?

Sylvie ne dit rien qui pût offenser Annette, pas un mot de ses griefs. Elle lui parla de mariage.

Annette, doucement, écarta le sujet. Mais Sylvie, insistant, proposait un parti : un ami de Léopold, une sorte de courtier d’affaires, vaguement journaliste, qui avait un certain chic, des manières d’homme du monde, des ressources variées, (trop variées), qui vendait des autos et de la publicité, servait d’intermédiaire entre des industriels et la clientèle des cercles et des salons, et touchait des commissions des deux côtés. Il fallait que Sylvie eût bien changé à l’égard de sa sœur, pour lui offrir un tel choix ; et Annette fut sensible au manque d’affection que marquait cette méconnaissance voulue. Elle arrêta d’un geste l’exposé de la candidature. Sylvie le prit mal, demandant si Annette trouvait le parti au-dessous de ses prétentions. Annette dit qu’elle ne prétendait à rien qu’à vivre seule. Sylvie répliqua que c’est facile à dire ; mais quand on veut vivre seule, il faut d’abord le pouvoir.

— Est-ce que je ne le puis pas ?

— Toi ! je t’en défie bien !

— Tu es injuste. Je puis gagner ma vie !

— Avec le secours des autres !

Il y avait dans le ton, plus encore que dans les mots, une intention blessante. Annette rougit, mais elle ne la releva pas ; elle ne voulait pas en venir à la brouille.

Dans les semaines suivantes, la mauvaise humeur de Sylvie s’afficha : tous les prétextes lui étaient bons, le moindre désaccord dans la conversation, un détail d’habillement, un retard d’Annette au dîner, le bruit que faisait le petit Marc dans l’escalier. Plus de sorties ensemble. Si l’on avait convenu d’une promenade pour le dimanche, elle partait, sans prévenir, avec Léopold, prétextant, l’inexactitude d’Annette. Ou, au dernier moment, elle décommandait la réunion projetée.

Annette voyait que sa présence était à charge. Elle parla timidement de chercher un logement dans un autre quartier, moins éloigné de ses leçons. Elle espérait qu’on allait se récrier, la prier de rester. On fît semblant de ne pas avoir entendu.

Elle fut lâche, elle resta. Elle s’accrochait à cette affection, qu’elle sentait lui échapper. Ce n’était pas seulement Sylvie qu’elle ne voulait point quitter. Elle s’était attachée à la petite Odette. Elle supporta plus d’un froissement pénible, sans paraître les remarquer. Elle espaça ses visites.

C’était encore trop souvent pour Sylvie. Elle n’était certes pas revenue à son état normal. Une jalousie maladive la travaillait. Une fois qu’Annette innocemment jouait avec Odette, sans tenir compte d’un sec avertissement, que Sylvie lui avait intimé de cesser, Sylvie se leva irritée et lui arracha des bras la fillette. Et elle dit :

— Va-t’en !

Il y avait dans ses yeux une telle animosité qu’Annette, saisie, lui dit :

— Enfin, qu’est-ce que je t’ai fait ? Ne me regarde pas ainsi ! je ne peux pas le supporter. Tu veux que je m’en aille ? Tu veux que je ne revienne plus ?

— Tu as fini par comprendre, dit Sylvie, méchamment.

Annette pâlit. Elle cria :

— Sylvie !

Avec une rage froide. Sylvie continua :

— Tu vis à mes dépens. C’est bien. C’est bien, mais c’est assez. Mon mari et ma fille sont à moi. Bas les mains !

Annette, les lèvres blanches, répétait :

— Sylvie !… Sylvie !…
d’un accent angoissé.

Puis soudain, elle aussi, un emportement la prit. Elle cria :

— Malheureuse !… Tu ne me reverras jamais !

Elle courut à la porte, et partit.

Honteuse de sa violence, Sylvie affectait de ricaner :

— On la reverra, ce soir.