L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton I Le Passage



I

LE PASSAGE.


À moins d’emprunter la voie maritime et de gagner Plougastel par l’Auberlac’h ou l’anse du Teven, il n’est, du reste, qu’un moyen pratique de se rendre à Plougastel pour le voyageur qui arrive de Paris ou de Brest : c’est de s’arrêter à la station de Kerhuon et de descendre jusqu’à la cale du bac à vapeur qui fait communiquer la rive droite de l’Elorn avec le petit port du Passage.

L’Elorn, quoique resserré à cet endroit, y mesure encore près de 700 mètres. C’est un vrai fleuve ; mais comme tous les fleuves bretons, un fleuve très succinct : à deux lieues en amont, il n’était qu’un ruisseau ; la mer a brusquement élargi ses berges et le voilà qui prend des façons de Mississipi. Son flot d’un gris mauve, moiré par les courants, s’enveloppait d’une imperceptible buée le matin d’avril où nous le traversâmes. Le soleil riait à travers cette gaze qui ne cachait point l’horizon et en amortissait seulement les contours. Brest, au creux de sa rade, en paraissait tout argentée, comme une ville musulmane, une cité en burnous. Et, sur nos têtes, le vent balançait de minces et languissants stratus qui ressemblaient eux-mêmes à de grandes palmes d’argent. Fugitive impression d’exotisme, bien vite dissipée par la vue des blocs de roches accores qui bastionnent la rive gauche de l’Elorn, Roc’h-Nivelen, Coat-Pehen, Roc’h-Quilliou, et qui, dans cet épanouissement de la lumière, continuaient à se draper d’une ombre hargneuse. Des orfraies tournoyaient autour de leurs crêtes avec des cris aigus. Une tradition locale veut que ces romantiques cailloux n’aient pas toujours habité la rive plougastéloise : ils flanquaient la rive opposée du fleuve, quand le diable, certain jour, las d’entendre célébrer sur tous les tons la charité du peuple léonard et pour en avoir le cœur net, prit une besace et un bâton, s’habilla en « chercheur de pain » et se rendit, ainsi déguisé, dans les chaumières de Kerhuon. Par malheur, il avait négligé de changer aussi de figure ; les Léonards, qui ne sont point des sots, eurent vite fait de l’éventer. Repoussé de partout, vilipendé, houspillé, notre « Polik[1] » ne savait plus à quel confrère infernal se vouer. Cependant, avant de jeter le manche après la cognée, il voulut tenter une dernière expérience et se présenta chez la veuve d’un cultivateur qui ne fut pas plus dupe que les autres de son travestissement, mais qui, plus avisée, réfléchit qu’obliger le diable n’était peut-être pas faire une si mauvaise opération. Notre Polik se lamentait, criait famine.

— Entrez, pauvre homme, dit la veuve, et, qui que vous soyez, mangez et buvez à votre contentement.

Ce disant, elle plaça devant lui une chaudronnée de bouillie d’avoine et une pleine bassinée de lait doux que le gouliafre engloutit instantanément.

— Eh bien, demanda la veuve, quand il eut mangé et bu, êtes-vous satisfait ? En voulez-vous encore ?

— Merci, dit le diable, j’en ai jusque là (et il ponctua d’un rot sonore sa déclaration et son geste). Mais, par Belzébuth, j’estime qu’on a fort exagéré l’esprit de charité des Léonards. Puisque vous faites exception au commun, il ne sera pas dit que, moi non plus, je n’aurai pas fait une exception en votre faveur. Il n’est guère dans mes habitudes d’obliger les gens. Une fois n’est pas coutume. J’ai quelque vigueur dans les bras et, s’il vous convient, je la mets à votre disposition. Commandez : j’exécuterai.

— Et que voulez-vous que je vous commande ? dit la veuve d’un air détaché. Je n’ai pas de besoins ; j’ai de quoi élever mes enfants ; mes terres sont les meilleures de la paroisse… Ah ! pourtant si, puisque vous tenez tant à m’obliger, il y a un service que vous pourriez me rendre. Voyez-vous ces roches au milieu de mes champs ? Ce n’est pas qu’elles gâtent le paysage, mais elles tiennent bien de la place et j’aimerais autant les voir ailleurs.

— Rien de plus facile, dit Polik, qui mit bas incontinent sa chupenn et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, transporta de l’autre côté de l’Elorn les énormes roches qui hérissaient autrefois, la rive droite.

Ce sont ces roches que nous avons devant nous et qui sont comme suspendues sur les coquettes maisons du Passage. Un éboulement général n’est point à craindre sans doute ; encore arrive-t-il qu’un bloc se détache et roule dans la grève… Le bac accoste. Nous remettons nos tickets au contrôleur et prenons pied en terre plougastéloise. Du même coup, nous entrons en Cornouaille, que l’Elorn sépare du Léon.

Cornouaille et Léon formaient jadis deux diocèses distincts. La Révolution les a fondus en un, avec Quimper pour siège ; mais, si elle les a fondus administrativement, elle n’a pu les fondre moralement et intellectuellement. Le Léon et la Cornouaille ont gardé leurs mœurs, dialectes et costumes respectifs. Quoi de plus différent, par exemple, des Plougastéloises aux coiffes blanches et aux vêtements bariolés que ces pêcheuses de Kerhorre, dont une demi-douzaine, qui ont pris place avec nous sur le bac, s’en vont pêcher les palourdes et les praires dans les anses de Saint-Adrien et de Saint-Gwénolé ? En noir des pieds à la tête, elles aggravent la sévérité de ce costume par le grand béguin de couleur sombre dont les pans retombent sur leurs épaules et qui leur donne un air monacal. Rudes femmes au demeurant, ces Kerhorraises, et qui ne boudaient pas à la besogne du temps où elles embarquaient pour la pêche du merlus et du maquereau. Bien qu’elles ne fussent pas inscrites sur les rôles, l’Administration tolérait leur présence à bord ; elles maniaient l’aviron et levaient les filets aussi dextrement que les hommes ; elles passaient avec eux toute la semaine en mer, rentrant le samedi et repartant le dimanche soir. « J’ai fait ce métier-là pendant quinze ans, me disait l’une d’elles. Il n’y avait pas d’offense entre honnêtes gens. La nuit venue, on mouillait, on abattait les mâts, on tendait une voile par dessus et l’on repartait à l’aube. » Aujourd’hui, les bateaux de Kerhorre, ces habitations flottantes que Pol de Courcy comparait à des jonques chinoises, n’ont plus que des équipages masculins, et le silence des beaux soirs d’été n’est plus interrompu par les chants alternés qui s’élevaient de leurs tentes.

Nous quittons nos pêcheuses au haut de la cale : le havenet sur l’épaule, elles embouquent lestement un sentier de traverse qui mène à Saint-Adrien.

— Le bonjour pour moi à saint Languy, nous jette la plus vieille qui n’est pas la moins alerte.

Ce petit saint d’allure inoffensive et que Rome a négligé d’inscrire dans son calendrier paraît être pour les Bretons un des synonymes du Destin. Il n’a de chapelle qu’au Passage[2] et l’on vient l’y consulter de très loin pour les enfants atteints de « langueur ». Dans sa fontaine, que la mer emplit deux fois par jour, on pose la chemise du malade : si elle flotte, c’est que l’enfant vivra ; si elle s’enfonce, c’est que l’enfant est condamné. D’où le surnom de Tu-Pe-Tu (littéralement : d’un côté ou de l’autre) donné à saint Languy. Sa chapelle est fort modeste, d’ailleurs, au dedans comme au dehors. Cambry a bien parlé aussi d’un puits extraordinaire qui se voit près de là et dont les eaux baissent quand la mer monte, et montent quand la mer baisse. Mais on me dit que tous les puits publics et privés sont dans le même cas sur les rives de l’Elorn. Biffons le puits. Aussi bien une demi-heure de marche nous sépare encore du bourg de Plougastel, premier, mais non le seul de mes « objectifs » et d’où je compte rayonner en divers sens à travers la péninsule. Parvenus sur la crête du plateau, nous nous arrêterons un moment pour contempler du haut de la Roche de l’Impératrice (elle porte ce nom depuis la visite que lui rendit, en 1858, l’impératrice Eugénie ) le magnifique panorama de l’Elorn et de la rade de Brest. Nous voici maintenant sur une grande route nue, bordée de friches et de maigres boquetaux. La flèche du clocher de Plougastel pointe entre les arbres ; la petite ville détache vers nous un de ses faubourgs. Nous avons fait trois quarts de lieue ; nous avons embrassé du regard cinq ou six kilomètres carrés de pays, et nous n’avons pas encore aperçu un seul champ de fraises !

La fraisiculture plougastéloise serait-elle un mythe, un bluff, une « galéjade » de ces Marseillais du nord qu’on prétend que sont quelquefois les Bretons ? Je commence sérieusement à me le demander.

  1. Surnom du diable en Bretagne. On y ajoute quelquefois une épithète : Pol gornek (Paul le cornu).
  2. Je me trompais, et l’Envoûté de François Ménez m’apprend qu’il en avait au moins une autre au Boulc’h en Quemper-Guézennec (Côtes-du-Nord).