L’Âme bretonne série 4/Le monument de Narcisse Quellien


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 196-204).

LE MONUMENT
DE NARCISSE QUELLIEN[1]


À Madame Dussane.


La Bretagne fut bien inspirée d’honorer d’une stèle et d’un médaillon le barde Narcisse Quellien : ce fut un poète charmant, qui la chanta sur tous les tons, qui ne connut qu’elle, n’aima qu’elle et, pour n’avoir point à souffrir d’atteinte dans l’affection qu’il lui portait, se tint prudemment à distance et ne bougea pas de Paris.

Le fait est qu’on le connaissait beaucoup plus sur le boulevard qu’à Tréguier ou à Landerneau. Le Dîner celtique, qu’il avait fondé dans un restaurant de la rive gauche, était une des « curiosités » de la capitale et figurait au programme de la tournée des grands-ducs entre la visite aux assommoirs de la place Maub et le bock traditionnel chez Salis. D’une simple réunion de linguistes qu’était d’abord ce dîner, Quellien avait fait une manière de gigantesque Table-Ronde des Lettres contemporaines où ne dédaignèrent pas de s’asseoir, autour de Renan, président perpétuel, les convives les plus illustres et les plus inattendus, Paul Bourget et Jean Richepin, Maurice Barrès et François Coppée, André Theuriet et le prince Roland Bonaparte. On peut dire que le Tout-Paris de l’intelligence y reçut le baptême celtique. Et Quellien ne se montrait pas médiocrement fier d’avoir été le grand ouvrier de cette conversion. S’il se trouvait quelque ignorant pour lui dire : « Comment vous, Quellien, le Celte pur, la Bretagne faite homme, pouvez-vous habiter Paris ? » il protestait au nom de la géographie et affirmait que, depuis l’ouverture de la ligne de l’Ouest, le quartier Montparnasse tout au moins n’est qu’une rallonge de la Bretagne, une « marche » armoricaine. Le Dîner celtique avait sanctionné officiellement cette prise de possession : Paris, la France, la « terre d’exil » commençaient seulement de l’autre côté de la Seine. À l’abri de cette fiction, l’excellent barde se sentait la conscience en repos ; vivant au milieu des Parisiens, il pouvait se croire encore chez des Cimmériens un peu plus dégrossis. Et, pour connaître les amertumes du déracinement, il lui suffisait de descendre jusqu’au pont des Arts et de passer sur la rive droite.

C’était là le grand avantage de la combinaison. En vingt poèmes de la plus délicate beauté, Quellien a dit les tristesses de l’exil, du foyer quitté, de la lande sombrée sous l’horizon avec son clocher à jour, ses roches grises et son ciel en haillons. La nostalgie est un des thèmes préférés du romantisme, et les Celtes sont tous des romantiques, si même ce n’est pas l’un d’eux qui a inventé le romantisme. Leur royaume est le rêve. Ces idéalistes assez mal nommés font, en réalité, très bon marché des idées et ne sont à l’aise que dans le sentiment. Mais quels effets ils en tirent ! Vous le verrez dans les poésies bretonnes de Quellien. Ce n’est pas assez dire qu’il vivait avec sa nostalgie : il en vivait. On voulut, à diverses reprises, le nommer archiviste en Bretagne. Il refusa, presque avec indignation. Il avait raison. « Eh quoi ! s’écrie un personnage de Gondinet, vous aviez un volcan, et vous l’avez laissé s’éteindre ! » Quellien n’était point si sot : il entretenait sa nostalgie avec autant de zèle que d’autres, en apportent à s’en guérir. L’un des mots les plus profonds qu’on ait dits de la race celtique, c’est que cette race a su faire un charme de sa souffrance. L’explication du mystère est là. Les Celtes eurent toujours le goût des larmes. Au fond cette nostalgie de l’excellent barde lui était une jouissance supérieure : on était vraiment mal venu à lui demander d’y renoncer.



Un autre thème de Quellien et dont il jouait en grand virtuose, c’était le pressentiment de sa fin prochaine et du déclin de la race celtique elle-même.

Sur le premier point, il ne se trompait guère, hélas ! puisqu’il mourut relativement jeune et de la plus horrible des morts, écrasé par une automobile que montait M. Agamemnon Schliemann. Mais il s’abusait un peu sur la gravité des dangers qui menacent la race celtique et qui ne sont ni si grands ni si imminents surtout que le donnait à croire Quellien.

Les écrivains bretons ont toujours aimé à porter de ces pronostics funèbres sur leur pays. Il y a une douceur secrète et mêlée d’orgueil à se dire qu’on est le dernier représentant, la fleur suprême, d’une race vouée à une disparition prochaine. Chateaubriand annonçait déjà, sous Louis-Philippe, la fin de la Bretagne, où il n’avait pas remis le pied depuis l’émigration ; Souvestre, vers 1860, intitulait ses curieuses monographies : Les Derniers Bretons ; un peu plus tard, Paul Féval donnait comme sous-titre à son Châteaupauvre : « Voyage au dernier pays breton ». Et je ne parle pas de Renan qui, dans ses Souvenirs d’enfance, enterre avec l’onction et l’élégance qu’on sait la Bretagne et la foi bretonne. Ici donc encore, Quellien ne faisait que se conformer à une tradition presque constante chez ses prédécesseurs et qui n’est pas près d’être abandonnée. Ce rôle d’appariteur funèbre pour nationalité agonisante, avec toutes les belles phrases et la hautaine mélancolie d’attitude qu’il comporte, est un des plus tentants qui soient. Mais il est rassurant de penser, pour l’avenir de la race bretonne, que Chateaubriand, Souvestre, Féval, Renan et Quellien lui-même sont morts — et qu’il y a toujours une Bretagne.

L’illusion cependant était permise à Quellien plus qu’à tout autre, parce qu’il vivait loin de son pays ou n’y faisait que de très rares visites estivales. Il pouvait s’abuser ainsi en toute sincérité sur le déclin de la race celtique ; étranger au mouvement de renaissance littéraire qui commençait à travailler la péninsule, il aimait à se dire et à signer « le dernier des bardes ». Gabriel Vicaire, qui fut son ami, lui envoya un jour un de ses recueils avec cette dédicace : Au dernier des bardes, l’avant-dernier. Je doute que Quellien ait senti l’ironie du trait. Comme il se croyait le dernier des bardes, il croyait aussi qu’il était le dernier homme à savoir le breton. Il avait fait partager cette conviction aux Parisiens. Il provoquait sur le boulevard le même sentiment d’admiration badaude que ce perroquet centenaire retrouvé par Humboldt et qui était le dernier être vivant qui connut encore quelques mots de la langue des Apures. Et il est vrai du moins que le savant Arbois de Jubainville, quand il avait un texte armoricain à commenter devant ses auditeurs du Collège de France, l’empruntait toujours aux recueils de Quellien.



Car, beaucoup plus justement que le dernier des bardes, il aurait pu s’appeler le premier des bardes ou, comme nous disons aujourd’hui et ce qui revient d’ailleurs au même, le prince des bardes bretons. La Bretagne de langue bretonnante eut en lui son Tibulle et son Properce. Elégiaque, il le reste jusque dans cette Messe Blanche [Ann ofern wenn) qu’une page de Renan — une des plus belles pages des Souvenirs d’enfance — a rendue célèbre et qui aurait dû lui fermer à jamais le cœur de son maître, si ce cœur n’avait été un abîme de contradictions. Je me suis toujours demandé comment Quellien avait osé, non pas écrire la Messe Blanche, mais la présenter à l’auteur de la Vie de Jésus : c’était, sous une forme populaire et dans un mythe de la plus grande beauté, la réprobation et la condamnation la plus nette des doctrines de Renan et de ce qu’on appelait crûment en Bretagne son « apostasie ». C’était même quelque chose de pis ou de mieux, comme on voudra : car, devançant l’arrêt du tribunal suprême, Quellien, interprète du sentiment public qui avait alors le nom de Renan en exécration — et restait si indulgent à Lamennais — imaginait déjà le genre de châtiment posthume qui attendait le célèbre « renégat »[2]

Cette Messe Blanche fut en quelque sorte son Vase Brisé. On prit l’habitude de l’accoler au nom de l’auteur, comme si elle avait été son unique réussite et que, dans Annaïk et dans Breiz, il n’y eût pas dix petits chefs-d’œuvre d’égale valeur. Faisons bon marché, si vous voulez, et je n’ai pas été le dernier à le faire, de l’historien (?) d’Une compagne de Jeanne d’Arc et de la Bretagne armoricaine (malgré certaine « dédicace » à ses deux fils, Georges et Allain, qui est une merveilleuse cantilène en prose, et en prose française de surcroît). En général, sauf peut-être dans ses Contes du pays de Tréguier, où il est soutenu et comme porté par son sujet, Quellien n’est pas à l’aise dans la langue de Voltaire, qui fut pourtant aussi celle de Chateaubriand. Oh ! non pas qu’il écrive mal ! Sa phrase au contraire est jolie, quoique un peu obscure et recherchée ; elle est souvent fine de pensée et de trait, et elle garde cependant je ne sais quoi de gauche, d’étriqué, de souffreteux. On sent que le français lui était un costume d’emprunt, qu’il ne respirait bien, n’était vraiment lui-même que sous la « chuppen » flottante des Trégorrois.

Aussi bien n’est-ce pas à l’écrivain de langue française, mais au Breton bretonnant que la Roche-Derrien dédie aujourd’hui un médaillon. Il n’y a pas de villette plus curieuse que cette Roche-Derrien qui fut une des bastilles de l’Anglais en Bretagne et que Duguesclin lui ravit : sur les berges vaseuses de son fleuve, de grandes maisons branlantes en torchis et en planches losangées abritaient sous leurs toits pointus des tribus entières de chiffonniers nomades, vivant pêle-mêle avec leurs chiens, leurs chats, leur volaille et leur vermine. On avait dû fabriquer ces demeures préhistoriques avec les épaves de l’arche de Noé. Mais les stoupers qui campaient là avaient beaucoup vu au cours de leurs pérégrinations et pas mal retenu. C’étaient des conteurs et des chanteurs incomparables, bien que d’une verve un peu gauloise. Ils furent les premiers maîtres du barde, qui se souvint toujours de leurs leçons.

Il en reçut d’autres, plus tard, à Paris, qui ne les valaient pas, bien qu’elles tombassent d’une bouche plus raffinée. Professeur dans une petite institution de la rive gauche, Quellien y avait connu Bourget et Brunetière et, par eux peut-être, était entré dans l’intimité de Renan. L’illustre philosophe, à l’apogée de sa gloire, accepta de présenter au public les vers bretons de son jeune compatriote.

Ainsi, grâce à vous, lui écrivait-il, dans une Lettre-Préface, notre cher pays de Tréguier aura son poète ; et les chants que avez au cœur, c’est dans notre vieille langue bretonne que vous voulez les dire d’abord. Vous avez bien raison. La poésie est chose du passé ; il est des temps où mieux valent les morts que les vivants, et ceux qui ont un pied dans la tombe que ceux qui naissent. Un idiome a toujours assez vécu quand il a été aimé et que de bonnes études philologiques ont fixé son image pour la science, comme un fait désormais indestructible de l’histoire de l’humanité. Les poètes et les philologues m’apparaissent comme des embaumeurs de langues. Leur approche paraît de funèbre augure ; mais ils conservent pour l’éternité. Chantez donc, cher Monsieur Quellien, chantez harmonieusement dans notre dialecte celtique, pour qu’un jour on dise de lui : « Il disparut selon la loi de toute chose ; mais comme il eut de doux accents avant de mourir ! »

La page était belle assurément, mais quel ton désabusé ! Et quelles théories surtout ! C’est de ces théories-là, reprises et développées, qu’une certaine Sorbonne s’inspirera un peu plus tard pour décider que la critique n’est qu’une dépendance de la grammaire et que l’histoire littéraire doit rentrer dans l’histoire générale et se faire scientifique sous peine de ne pas être.

On a vu où menaient ces élégants paradoxes. Ils furent du moins sans effet sur Quellien, qui n’était qu’un poète et ne toucha qu’accidentellement à la philologie dans son étude sur l’« argot » des nomades de la Roche-Derrien. Mais en retour, on ne le sait que trop, l’excellent barde partagea longtemps le pessimisme de son maître sur l’avenir des races celtiques ; il crut sérieusement avec lui qu’elles étaient condamnées et que leur disparition n’était plus qu’une affaire d’années, peut-être de jours. C’est seulement vers la fin de sa vie, me disait son fils Georges, qu’il se reprit à espérer dans un renouveau breton.

Lui-même, par ses conférences, ses articles, ses livres, surtout par l’action efficace de ses vers, les plus purs et les plus profonds sans conteste qui soient sortis d’une lèvre de Celte, avait puissamment, quoique inconsciemment, aidé à ce renouveau. La Bretagne lui paye aujourd’hui sa dette de reconnaissance. Il avait toujours souhaité dormir son dernier sommeil en terre bretonne. L’épouse accomplie et les fils pieux qu’il laissait et qui portent si dignement un nom auquel le temps ne touchera que pour en dégager la secrète noblesse ont exaucé son dernier vœu, et les fêtes de la Roche-Derrien coïncidèrent justement avec la translation de ses restes dans le petit cimetière de sa paroisse.

Il y oubliera Paris — le sceptique Paris qui ne lui fut pas toujours très indulgent et qu’il rêva peut-être de conquérir — et il se satisfera d’une immortalité plus restreinte, mais plus douce, dans la mémoire de ses compatriotes.




  1. V. dans la 1re Série de l’Âme bretonne l’article : Le barde du Dîner Celtique. Sur l’initiative de François Menez, La Roche-Derrien, patrie de Quellien, venait de lui dédier un médaillon dû au ciseau inspiré de Paul Le Goff, un des espoirs de la sculpture bretonne d’avant la guerre. L’œuvre a beaucoup de charme : la fine tête du barde, encadrée de chêne, qui est l’arbre celtique par excellence, se détache sur le fond rose d’un menhir en pierre de Ploumanac’h. Un an plus tard, Paul Le Goff, entre temps lauréat de la Bourse de Voyage, tombait sur les champs de bataille des Flandres (1914) ; le second fils du barde, Allain Quellien, élève de l’École coloniale, était fauché à son tour en 1915. L’aîné Georges Quellien, sous-préfet dans les régions envahies, puis co-directeur, avec Gémier, de la Comédie des Champs-Elysées, est mort cette année même (1923).
  2. V. une analyse et des extraits de cette gwerz fameuse dans la 1re Série de l’Âme bretonne (art. cit.).