L’Âme bretonne série 3/Appendice


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 393-405).

APPENDICE



I. — Le factum de Joseph-Sébastien Barbier, marquis de Kerjean, expose d’abord les dissentiments existant entre son père, René Barbier, et sa mère, Françoise de Parcevaux, et nous mène jusqu’à l’action intentée par le premier pour obtenir l’annulation du mariage de son fils.

Celui-ci a expédié sa femme à Rennes, où, une fois rendue, au lieu de s’occuper du procès et « de travailler à assurer son estat », elle ne fait que passer et s’en vient « droit à Paris », accompagnée de ses trois valets, Laguillette, Vendosme et Laburthe, dit père Michelet, lesquels lui avaient mis « ce beau dessein en teste pour éviter l’exécution d’un décret qui avoit esté décerné contre eux à cause d’un vol qu’ils avoient fait au Suppliant ». Indigné de cette façon d’agir, Joseph Barbier saisit la justice ; mais bientôt sa femme, « soit par grimace ou autrement, faisant la réflexion de son peu de conduite, écrivit au Suppliant, luy demanda pardon, le conjura de ne la point perdre et d’avoir encore quelques bontés pour elle ». Toujours épris et partant indulgent, le jeune marquis lui répondit « qu’il avoit tout oublié et que toujours il vouloit vivre en bonne intelligence avec elle ». Il fit le voyage de Paris, retrouva sa femme au Palais-Royal et y vécut avec elle « en paix et en union » jusqu’à son départ pour l’armée.

Après une campagne sur laquelle il ne donne aucun détail, M. de Kerjean revint à Paris. Il ne retrouva plus sa femme au Palais-Royal ; elle s’était logée à l’hôtel de Soissons, « où, le Suppliant y estant allé pour la voir, elle voulut le faire maltraiter : ce fut la douce manière dont elle le receut et les marques de tendresse qu’elle luy donna ». En suite de quoi Joseph Barbier fit assigner sa femme, le 26 juin 1659, devant l’Officialité de Paris, pour l’obliger de revenir vivre avec lui. La sentence, rendue le 12 juillet, condamna Mme de Kerjean à retourner avec son mari et permit d’implorer le bras séculier.

Comme M. de Kerjean se disposait à faire exécuter l’arrêt, sa femme présenta de son côté requête pour être séparée de corps et de biens, alléguant contre son mari « plusieurs faits faux et supposez ». Le factum glisse prudemment sur ces « faits » qu’il eût été intéressant de connaître et se borne à ajouter que, « reconnoissant sa faute, quoique trop tard », le marquis se pourvut à l’Officialité et demanda la cassation de son mariage, qu’il obtint par sentence du 22 mai 1660.

Sur ces entrefaites, « voici la discorde qui se met entre les sieur et dame de Querjan père et mère » ; les créanciers viennent en foule ; toutes les affaires de la maison tombent en désordre ; M. de Kerjean père se démet de ses biens en faveur de son fils. Pendant que ce dernier se débattait parmi toutes ces difficultés, sa femme lui demanda une entrevue chez M. Paget, maître des Requêtes, où elle le pria de consentir à une séparation à l’amiable, lui jurant qu’à l’avenir il n’aurait plus à se plaindre d’elle et disant qu’elle ne désirait qu’une chose, garder les apparences, afin qu’on ne pût dire que c’était l’autorité qui les avait remis ensemble, « mais l’inclination et la bonne volonté que toujours elle vouloit avoir pour luy ».

Le marquis eut la faiblesse d’y consentir et « donna dans le piège ». L’arrêt de séparation fut rendu le 12 juin 1661. Aussitôt libre, la marquise de Kerjean, redevenue « la Laubardemont », refusa de retourner avec son mari et « se mit dans le grand monde, où elle ne fut pas longtemps sans faire plaisir à qui voulut la recevoir. Ses galanteries la rendirent bien-tost célèbre ». Le marquis était retourné en Bretagne pour tâcher de relever les affaires de sa maison. Il y dut demeurer fort longtemps. Ici se place l’attentat contre Jérôme Le Dall (1679 ?). Condamné à 10.000 livres d’amende (ailleurs il est dit 15.000) en raison de cette tentative de meurtre, Joseph fut arrêté et enfermé dans les prisons de Quimper-Corentin, d’où il s’évada avec effraction. Repris, on l’enferma au Petit-Châtelet de Paris, puis à la Conciergerie du Palais.

C’est seulement en 1681, pendant son séjour au Châtelet, où, à l’en croire, sa mère le « retenait prisonnier depuis environ deux années », qu’il connut les débordements de la Laubardemont, jusque-là ignorés de lui. « Tout le monde sçavoit ses infamies ; le Suppliant seul les ignoroit, et peut-être qu’il la croyroit encor fidelle, sans l’interrogatoire que la dame marquise de Querjan mère fit prester au Suppliant au sujet de son mariage, que toujours elle vouloit faire déclarer abusif. Car, après luy avoir demandé s’il n’estoit pas vray que ce mariage a esté fait par cabale et par mauvaise voye, elle luy demanda s’il n’est pas vray que la Dame de Laubardemont, après sa belle esquipée de Bretagne à Paris, a mené une vie honteuse et pleine d’ordure ; s’il n’est pas vray qu’après avoir esté entretenue par un mousquetaire et par le nommé Duval, elle avoit passé entre les bras du sieur de Grandmont, avec qui elle demeuroit actuellement… Jamais surprise, continue le factum, ne fut pareille à celle du Suppliant : à la vérité, il connaissoit la Dame de Laubardemont pour une femme d’une humeur altière, d’un esprit léger et inconstant, mais il ne l’avoit jamais soupçonnée d’infidélité : puis, croyant les faits trop forts pour estre véritables, il les prit pour un conte, pour une pièce que la Dame sa mère luy faisoit, dont il se plaignit au concierge du petit Chastelet. Mais Parisy, c’est le nom du concierge, dit que ce n’estoit point un conte, que c’estoit une vérité, que le Maistre de l’Epée Royalle de Saint-Denis, qui est son amy, lui avoit dit qu’elle estoit la Dame des plaisirs de Monsieur le Grand-Maistre, que son compère Moreau et sa femme lui avoient confirmé cette vérité, qu’ils luy avoient dit que ce n’estoit pas la première galanterie, qu’avant de se divertir avec Monsieur le Grand-Maistre elle avoit esté à l’abbé de Parabelle et au sieur de Grandmont, que sa maison estoit un lieu de débauche, où tout le monde estoit bienvenu ; que sa plus sérieuse occupation estoit de débaucher des jeunes filles et de mettre leur pudeur à l’encan, et bien d’autres jolies choses, dont il seroit instruit à loisir… »

Quelque temps plus tard, une nommée la Plessy, qui connaissait le marquis « pour lui avoir vendu quelques petites curiositez », le vint voir et lui raconta un autre trait de sa femme : les nommés Horné, maître tourneur, et Le Maire, maître teinturier, étant entrés un matin dans la chambre de cette dame pour y rapporter des meubles, l’avaient trouvée couchée avec un homme et, « sur les chaises, un justaucorps, une culotte et un chapeau… »

Pour « arrêter le cours de tant d’emportement », le marquis présenta requête, le 20 juillet 1681, au lieutenant-criminel du Châtelet Dessita et demanda permission d’informer des excès de sa femme. Divers témoins déposèrent des « effronteries et dissolutions de la dame de Laubardemont », mais on n’en put entendre que six en tout ; « les menaces le crédit, l’autorité, empêchèrent les autres de satisfaire à l’assignation qui leur avoit été donnée pour venir déposer ». Telle quelle, cette information était suffisante pour faire déclarer la Laubardemont convaincue du crime d’adultère. Aussi elle et ses amis mirent-ils tout en œuvre pour la détruire. Les deux valets, La Chapelle et La Burthe, se chargèrent d’endoctriner les témoins. « Pour cela, on caresse les uns, on leur promet une meilleure fortune, si au recollement ils veulent se rétracter ; aux autres, on ne parle que de coups de bâton, de les tuer… « Prévenu de ces tentatives, Joseph adressa une seconde requête, le 2 mars 1682, au lieutenant-criminel et demanda permission d’informer de la subornation des témoins par la Laubardemont et ses valets. L’information complémentaire eut lieu le lendemain ; quatre témoins y déposèrent. Sachant que les officiers du grand-maître de l’Arsenal avaient reçu l’ordre de ne point déposer, le marquis pria la duchesse du Lude de lui faire obtenir la permission de les assigner. Refus de la duchesse. En outre, grâce à ses intrigues, la Laubardemont réussit à circonvenir le lieutenant-criminel. Le jour où elle devait être interrogée par ce magistrat, elle se rendit chez lui « avec une compagnie de syrènes auxquelles Ulysse lui-même n’auroit pas résisté ». Que pouvait faire un simple lieutenant-criminel qui s’appelait de surcroît Dessita ? Il dépêcha au suppliant le sieur curé de Saint-Cosme pour l’engager à se désister, le menaçant au cas contraire de se déclarer contre lui et de ne négliger rien pour le perdre. Et il tint parole. Comme Joseph ne voulait rien entendre, il se tourna vers les deux principaux témoins à charge, Horné et Le Maire, les fit enlever « par force et violence » et les obligea à se dédire ; puis leur fit faire leur procès pour faux témoignage et y enveloppa le malheureux marquis. « Par un renversement des choses humaines, d’accusateur il devient accusé », et le Châtelet rend contre lui, le 13e jour de may 1682, une rigoureuse sentence le déclarant « convaincu d’avoir suborné et fait suborner les nommez Horné et Le Maire et les avoir obligez à le soutenir lors du recollement et confrontation, pour réparation de quoy il assistera devant Nostre Dame à l’amende honorable, puis [sera] banny à perpétuité hors du Royaume, ses biens confisquez, etc. »

Tout étourdi encore de cette « catastrophe », qui le surprenait d’autant plus « qu’il attendoit avec toute confiance la protection de la justice » et que « les prostitutions honteuses de la dame de Laubardemont l’avoient rendu la fable et la risée du monde », Joseph en appela des juges du Châtelet à ceux de la Chambre des Tournelles du Parlement de Paris. Le factum, qui est un réquisitoire en règle contre les machinations du lieutenant-criminel, reprend une par une les dépositions des témoins et en cite deux particulièrement graves et qui n’ont point été controuvées : celles de demoiselle Catherine Guesdon et de son mari Michel Sauvage, qui déclarent que la dame de Laubardemont était en très mauvaise réputation dans le quartier de l’Arsenal, que sa maison était le rendez-vous des libertins, qu’elle servait d’entremetteuse au grand-maître, qu’elle avait auprès d’elle la nommée Faverolle, fille de débauche, etc…

Deux autres témoins, J.-B. Moreau et femme, après avoir déposé de faits identiques, se sont rétractés ensuite à l’instigation des dames de Montlévrier et de Vaubrun, dont ils avaient été domestiques et que la Laubardemont, accompagnée de M. le duc de Foye et de la dame de Roussereau, était parvenue à mettre dans son jeu. Ces témoins disent que, dans leur première déposition, ils n’ont pas entendu parler de la Laubardemont, mais d’une autre dame « à peine âgée de 20 ans… qui vient au Chastelet voir le Suppliant et qui se fait appeler la marquise de Querjan ». Le marquis n’en nie pas l’existence, ce qui prouve que, de son côté, il ne dédaignait pas les consolations, mais il trouve dans le fait d’entendre ces témoins parler « des douces nuits » qu’un nommé La Chapelle se vantait de passer avec la dame de Kerjean la preuve qu’il s’agit bien réellement de la Laubardemont, puisque ce La Chapelle était son valet de chambre.

Dans la discussion que le marquis institue des dépositions de trois autres témoins, il cite les dires de l’un d’eux qui a été chez la Laubardemont, y a déjeuné avec ce même La Chapelle et y a vu des filles danser « toutes nues » ; d’un autre qui rapporte que la Laubardemont a été chassée de l’Arsenal, où elle avait vécu douze ans, par la duchesse du Lude ; d’un autre qui dépose avoir été domestique chez la Laubardemont et avoir remarqué qu’elle se conduisait mal, que La Chapelle était son confident, qu’elle était entretenue par le duc du Lude, dont « elle recevait de bons présens », qu’une petite fille vivant avec elle « étoit libre et hardie en paroles sales et deshonnêtes « et qu’elle se targuait publiquement de pouvoir se défaire quand elle voudrait du marquis de Kerjean, son mari, etc…

Quant aux témoins Horné et Le Maire, qui n’avaient pas voulu se rétracter, on leur offrit de l’argent ainsi qu’à leurs femmes, on les menaça, on tenta même de faire « enrôler » Le Maire pour se débarrasser de lui. La Laubardemont leur avait dépêché trois de ses valets, La Burthe, La Chapelle et Chocquet. Horné ayant persisté à la confrontation, le lieutenant-criminel le décréta de prise de corps ; cela effraya Le Maire, qui crut prudent de se rétracter complètement pour éviter le même sort : il n’en fut pas moins arrêté comme l’autre et on leur commença leur procès à tous deux pour faux témoignage, mais en leur donnant à croire qu’on ne le faisait que « pour garder les dehors » et pour arriver à bout de se défaire, par ce moyen, du marquis de Kerjean. Ils tombèrent dans le panneau et reconnurent dès lors tout ce qu’on voulait, notamment qu’ils avaient été voir le suppliant au Châtelet et qu’ils s’étaient entendus avec lui pour faire une fausse déposition…

En terminant, le marquis de Kerjean exprime l’espoir que la Cour des Tournelles « le vengera de toutes ces persécutions », qu’elle sera sensible à ses malheurs, « qu’elle ne permettra pas que la Dame de Laubardemont triomphe davantage de ses impudences si énormes et si monstrueuses » ; il produit un grand nombre de pièces justificatives de l’exposé fait ci-dessus et supplie ses juges de le « renvoyer quitte et absous » en déclarant l’accusation « fausse et calomnieuse » et de condamner la Laubardemont et ses complices aux dépens, dommages et intérêts, sauf au procureur général à prendre telles conclusions qu’il avisera contre ladite de Laubardemont, etc., etc.

Nous n’avons pas, malheureusement, le factum de cette dame, si tant est qu’elle ait pris la peine de répondre aux accusations de son mari. La Cour, d’ailleurs, on le sait, confirma purement et simplement la sentence du Châtelet.


II. — Après la condamnation au bannissement perpétuel qui le frappa en 1682, Joseph-Sébastien Barbier, marquis de Kerjean, s’efforça de conserver ses droits sur la succession de son père et intervint dans le procès pendant entre la dame de Coatanscour[1] et divers créanciers, mais un arrêt contradictoire en date du 2 décembre 1686 le déclara incapable d’ester en justice.

En 1688, après la mort de sa mère, il revint à la charge pour réclamer la succession ; mais un nouvel arrêt du Parlement de Bretagne du 1er juin 1688, confirmé par autre arrêt du 1er juillet 1689, fit défense au marquis de troubler sa nièce dans la possession des successions de René Barbier et de sa femme.

En 1689, M. de Kerjean, ayant reparu à Paris, y fut arrêté. Sa nièce dit que cette arrestation eut lieu d’ordre du procureur général et à la requête d’un créancier, mais, dans un factum, le marquis accuse cette « niepce cruelle » de l’avoir attiré à Paris sous prétexte d’un accommodement et de l’avoir fait emprisonner afin qu’il fût condamné à mort pour rupture de ban. Elle fut désavouée, au reste, par le procureur général, et le Parlement mit le marquis en liberté, « d’autant plus indigné de la perfidie barbare de la dame de Coatanscourt que, n’ayant aucune part dans le procès criminel, elle n’avoit recherché la mort de son oncle qu’afin de devenir son héritière ».

Dès la condamnation de Joseph Barbier, la dame de Coatanscour et le marquis de Pontcallec, cousin germain des parties, avaient présenté requête pour que sa succession fût déclarée vacante, en raison de sa mort civile. Le marquis soutenait au contraire qu’en vertu des articles 658, 659, 660 de la coutume de Bretagne, le condamné au bannissement perpétuel ne perd pas ses droits, et il demandait une provision de 2.000 livres en attendant le partage. Par cinq arrêts des 11 juillet, 11 août et 4 novembre 1683, 12 mai 1684 et 14 juin 1685, le Parlement de Bretagne débouta la dame de Coatanscour de sa requête et accorda la provision demandée.

Survient la mort de Françoise de Parcevaux, marquise douairière de Kerjean : la dame de Coatanscour est actionnée par les créanciers de la succession qui saisissent les biens. Joseph intervient dans l’instance et, de Paris, où il se trouvait encore en 1690, fait appel contre cette saisie, laquelle, dit-il, devait s’exercer sur lui et non sur la dame de Coatanscour, attendu que, d’après la coutume de Bretagne, le bannissement ne prive pas le banni de la faculté d’hériter. Suit une longue discussion juridique, sans grand intérêt pour nous. De son côté, la dame de Coatanscour argue d’une consultation donnée par les avocats généraux du Parlement de Bretagne, d’après laquelle le bannissement entraîne la mort civile ; mais le marquis réplique que deux de ces magistrats, MM. de Francheville et le Lièvre de la Villeguerin, sont les créanciers de la dame de Coatanscour et du marquis de Pontcallec et que, conséquemment, ils attestent en leur propre cause.

Joseph se plaint en finissant des « prétentions odieuses de la Dame de Coetanscour, sa nièce et sa plus cruelle ennemie. » Il espère qu’elle « n’incitera plus à le persécuter et qu’elle abandonnera son injuste et dénaturée prétention, pour laisser mourir paisiblement cet oncle infortuné, plutost par son propre malheur que par aucun crime qu’il ayt commis, ni envers le Roy, ni envers le public, ni envers les particuliers, espérant se justifier dans peu de celuy imaginaire qu’on luy a imputé faussement à l’égard de sa vicieuse femme, qui l’a sacrifié à son ressentiment de ce qu’il s’estoit mis en devoir de corriger sa mauvaise conduite à la vive instance et aux fortes sollicitations de toute la famille. »

Les deux dernières pages du factum sont intéressantes et à citer. Le marquis s’élève encore contre son « inhumaine nièce » et dit que, « nonobstant son fatal malheur, il n’en est pas moins l’oncle de la dame de Coetanscour, c’est le même sang qui coulle toujours dans les veines, c’est en cette qualité qu’elle prétend ravir la totalité des biens de son oncle, mais l’humanité et les voyes indirectes et odieuses par lesquelles elle les a envahis, profitant de la fâcheuse nécessité de son absence, le refus de lui donner des alimens, les empeschements malicieux et affectez qu’elle a fournis à ce qu’il n’obtînt des provisions, toutes les traverses qu’elle lui a suscitées… la rendoient dans toutes les autres coutumes indigne de profiter des biens de son oncle, qui espère que les conclusions qu’il a prises en ce procès luy seront par la bonne justice et équité du Conseil faites et adjugées, avec dépens. »

Cette requête n’eut sans doute pas de succès, puisque le marquis ne put hériter et que le château de Kerjean et dépendances passèrent à la dame de Coatanscour. Joseph n’obtint qu’une pension de 2.500 livres. On ignore si, après sa réhabilitation en 1715, il essaya de rentrer en possession des biens que sa nièce lui avait soustraits. Il est plus probable qu’un arrangement secret intervint et que la renonciation du marquis fut le prix dont il paya sa grâce.


III. — Voici les principaux passages de la lettre de M. Camille Vallaux (2 septembre 1909), à laquelle il est fait allusion plus haut :

« Depuis Brizeux s’est peu à peu cristallisée dans la littérature française une idée du type moral et social armoricain, qui est tout de convention. Personne n’a réagi, pas même Renan. Chacun, de Souvestre à Le Braz, a ajouté quelque chose au type dessiné par Brizeux, mais ce quelque chose était toujours en rapport avec un certain idéal fixé une fois pour toutes.

« Je ne crois pas me tromper en résumant les traits essentiels du type littéraire breton de la manière suivante : inaptitude pratique, — tendance au rêve imprécis et, dans certains cas, à une sorte de mysticisme exalté, — conscience très vive du passé, — délicatesse morale, « quant à soi » un peu ombrageux, en rapport avec l’isolement linguistique de la race, — amour extrêmement vif du sol natal, grande difficulté de déracinement et en même temps (je ne sais pas comment concilier le tout, mais ce n’est pas mon affaire), aspiration vers les horizons lointains, goût des longs voyages et des randonnées aventureuses…

« De l’inaptitude pratique chez les Bretons » ? Oui, tant qu’ils sont ignorants, ils sont routiniers. Et, comme la terre leur est dure, comme ils sont loin de tout, comme ils parlent une langue sans expansion et sans avenir, l’ignorance et la routine persistent chez eux plus qu’ailleurs… Mais dès qu’ils savent, il n’y a pas de plus madrés qu’eux, pas de plus retors en affaires… Il faut aller, pour le voir, chez les éleveurs de chevaux du Léon et chez les maraîchers de Roscofif ou de Plougastel ou chez les éleveurs de bestiaux de Carhaix. Grâce à ceux-là et à beaucoup d’autres, la Bretagne regagne le temps perdu[2].

« Le rêve ? Le mysticisme ?… Voir le curieux travail d’Austin de Croze, la Bretagne païenne, 1900[3].

« Délicatesse morale, timidité en rapport avec l’isolement linguistique de la race ? Oui, cet isolement linguistique rend les Bas-Bretons passablement renfermés et taciturnes vis-à-vis de tout ce qui n’est pas Breton. Mais, d’abord, il diminue vite, cet isolement ! On peut affirmer que la très grande majorité des quinze cent mille habitants de la Basse-Bretagne est aujourd’hui bilingue, française et bretonnante — française pour toutes les relations économiques et administratives, bretonnante pour les relations familiales. Au reste, les mœurs ne sont point délicates[4] : elles sont comme chez tous les paysans et chez tous les marins… Il n’y a pas lieu d’en vouloir aux Bas-Bretons, puisque telle est partout en France la tenue morale des gens qui vivent près de la terre.

« Quant à l’amour du sol natal, je ne nie point qu’il ne soit très vif ; mais il ne l’est pas assez pour empêcher cet exode torrentiel des Bretons et des Bretonnes vers les grandes villes… Ces émigrants, pour la plupart, disent adieu pour toujours à leur pays, à leur costume, à leurs mœurs et à leurs croyances. Et ce déplacement d’hommes, amené par la surpopulation, n’est point du tout la manifestation d’un instinct d’aventures et de longues randonnées. Car, à de rares exceptions près, c’est en France que le Breton émigre[5]. Et le marin, l’homme de la côte, est particulièrement casanier…

« Tous les faits qui précèdent, et que je vous présente en raccourci, résultent de patientes enquêtes poursuivies sur place. Ils sont vérifiés. Ils ne laissent presque rien subsister du type littéraire breton.

« Comment donc ce type s’est-il établi au point de s’imposer à de grands esprits et à de brillants talents ? Il faudrait un volume pour le dire. Peut-être la suggestion infiniment prenante de cette terre de brumes, de roches rongées, aux formes bizarres, de landes monotones et mélancoliques, de rivières gonflées par la marée et changées en vasières à mer basse, — peut-être cette suggestion a-t-elle entraîné nombre d’écrivains à concevoir un type humain breton en rapport avec la mélancolie et la grisaille de la terre bretonne[6]. »

FIN
  1. Le nom est écrit de plusieurs manières dans les actes : Coatanscour, Coatanscoure, Coantscourt, Coëtanscoure, Coetanscours, etc.
  2. Mais Cambry, Souvestre, Baudrillart, dix autres avaient noté cela. Le type paysan, le type marin, le type commerçant, etc., ont partout les mêmes traits généraux. Mais ils ont en outre, dans chaque pays, des traits particuliers, dont M. Vallaux ne tient pas compte pour la Bretagne.
  3. En vérité, M. Austin de Croze est-il une référence à laquelle on puisse renvoyer sérieusement ?
  4. Comment M. Vallaux a-t-il pu le savoir, puisqu’il ignore le breton, seul usité, reconnaît-il, « pour les relations familiales » ?
  5. Parce qu’on ne lui fournissait pas jusqu’ici les moyens d’émigrer ailleurs. L’émigration actuelle vers le Canada témoigne que le Breton ne craint pas de s’expatrier.
  6. Où serait le mal, même si c’était là une conception a priori, et la Bretagne serait-elle le premier pays où le sol eût façonné à la longue l’habitant ? Le phénomène du mimétisme ne s’observe pas seulement chez les plantes et les animaux. Mais, en fait, toute l’histoire de ce peuple, sa littérature, ses mœurs, son tour d’esprit témoignent en Bretagne du complet accord entre la terre et l’homme