Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 7/Chapitre 2

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 129-145).


CHAPITRE II


LES AUTRES TRAVAUX PÉDAGOGIQUES



Dans la deuxième période de son activité pédagogique, Tolstoï ne se borna pas à faire paraître son Syllabaire. Ayant créé un système d’enseignement, il voulut le mettre en pratique et le répandre. L’école qu’il avait installée dans sa maison ne lui suffisant pas, il invita chez lui des instituteurs et, dans ce même pavillon qui avait abrité la première école de Iasnaïa-Poliana au courant de l’automne 1873, eurent lieu leurs réunions. Tolstoï leur expliquait sa méthode, qui était expérimentée séance tenante sur des enfants des villages voisins.

À ce propos, la comtesse S. A. Tolstoï écrit à sa sœur, le 16 octobre 1872 :

« … Chez nous, il y a actuellement beaucoup d’instituteurs, une douzaine sont venus et se sont installés pour une semaine. Léon leur apprend sa méthode, comment il faut enseigner aux enfants à lire et écrire, et ils discutent ensemble. On a amené des villages Taleatinki et Groumoï des enfants qui ne sont encore jamais allés à l’école, et maintenant, il s’agit de voir en combien de temps ils apprendront à lire par la méthode de Léon. Le roman est complètement abandonné, et cela m’attriste. »

Pour toutes ses œuvres pédagogiques, Tolstoï s’était posé comme critérium que le peuple les comprît. Cette idée, il l’exprime avec une clarté particulière dans une lettre à Mme P… qui, en 1873, lui avait demandé ses conseils et son aide pour une revue : l’Ouvrier russe, qu’elle pensait éditer.

Voici ce que lui répondit Tolstoï :

« Je suis peu favorable à une revue pour le peuple, précisément parce que j’ai trop de sympathie pour lui et suis convaincu que ceux qui se chargeront de l’éditer seront à cent lieues de ce qui est nécessaire au peuple. Je me flatte de cette espérance, que mes exigences sont les mêmes que celles du peuple : la revue doit être compréhensible. Et ce ne sera pas le cas de la vôtre. L’accessibilité n’est pas seulement une condition nécessaire pour que le peuple lise volontiers, selon moi. C’est encore la condition pour qu’il n’y entre rien de stupide, de déplacé, d’inutile. Si j’étais l’éditeur d’une revue pour le peuple, je dirais à mes collaborateurs : Pensez ce que vous voudrez, propagez le communisme, la religion des Khlisti, le protestantisme, tout ce qu’il vous plaira, mais de telle façon que chaque mot puisse être compris du charretier qui conduira la voiture emportant les exemplaires de la typographie. Et je suis convaincu que dans une telle revue il n’entrerait rien que d’honnête, de sain et de bon. Je ne plaisante pas et ne veux pas faire de paradoxe ; mais je sais indubitablement, par expérience, qu’on ne peut écrire rien de mauvais dans une langue tout à fait claire et simple. Tout ce qu’il y aura d’immoral paraîtra tellement hideux, tout ce qu’il y aura de sectaire paraîtra si faux, exprimé sans phrases embrouillées, toute cette science, soi-disant populaire, paraîtra si stupide étant exprimée dans une langue claire, que bien vite on effacera tout cela. Si une revue veut sérieusement s’adresser au peuple, elle ne doit que s’efforcer d’être compréhensible. Et il n’est pas difficile d’y parvenir.

« D’un côté il suffit de faire passer tous les articles par la censure des portiers, des cochers, des cuisinières. Si le lecteur n’est arrêté par aucun mot, l’article est bon ; s’il ne peut raconter ce qu’il a lu, l’article ne vaut rien.

« Je sympathise très sincèrement à une revue populaire, et j’espère que vous serez en partie d’accord avec moi ; c’est pourquoi je dis tout cela. Mais je sais aussi que quatre-vingt-dix-neuf sur cent verront dans mes paroles ou la bêtise ou le désir de paraître original. Pour moi, au contraire, dans le fait que ces dames veulent éditer une revue pour le peuple russe, tandis qu’elles ne parlent ni ne pensent en russe et ne se soucient pas de savoir si le peuple les comprend ou non, je vois la plaisanterie la plus drôle et la plus amusante.

« J’ai dit : il est très facile, d’un côté, d’être accessible, il faut seulement faire lire le manuscrit à quelqu’un du peuple. Mais, d’un autre côté, il est très difficile d’éditer une revue compréhensible. C’est difficile parce qu’il y a peu de matériaux. Tel article trouvé exquis dans le cercle de la rédaction, lu à la cuisine paraîtra insensé, et sur dix feuilles imprimées, il n’y aura que dix lignes valant quelque chose[1]. »

En même temps qu’il s’occupait de l’école, Tolstoï travaillait beaucoup à la réforme de la langue russe, qu’il voulait rapprocher de celle du peuple. Au mois de mars 1872, il écrit à ce propos à N. N. Strakov :

« Vous m’avez touché au vif, mon cher Nicolas Nicolaievitch. Je suis devenu triste après vous avoir lu. Comme toujours vous êtes tombé juste sur le nœud de la question. Vous avez raison : nous n’avons pas la liberté, ni pour la science ni pour la littérature. Mais vous voyez en cela un malheur, moi pas. Il est vrai que pas un seul Français, Allemand, ou Anglais, à moins d’être fou, n’aura l’idée de se demander, comme je le fais, si la langue dans lequelle nous écrivons, dans laquelle j’écris, n’est pas fausse, si elle est russe ? S’il n’est pas fou, il doit se demander : Faut-il continuer à écrire le plus vite possible ses précieuses pensées, les sténographier, ou se rappeler que même « La pauvre Lise » était lue avec enthousiasme par quelques-uns, était vantée, et chercher d’autres procédés de la langue ? Ce n’est pas que j’aie raisonné ainsi ; mais notre langue actuelle, nos procédés littéraires me dégoûtent, et le rêve, malgré moi, m’attire à une autre langue et à d’autres procédés. L’observation de Danilevsky est très juste, surtout envers la science et la littérature. Mais le poète ne peut pas ne point être libre, même se trouvât-il sous les coups de fusil.


MAISON DE TOLSTOÏ À IASNAÏA POLIANA
après reconstruction de la salle

« Chaque homme est aussi libre de se lever du lit, en sécurité, dans sa chambre que sous la fusillade. On peut rester tranquillement sous la fusillade, on peut s’en aller ; on peut se défendre, on peut attaquer. On ne peut pas construire sous la fusillade. Il faut aller où l’on peut construire. Remarquez une chose : nous sommes sous les coups de fusil. Mais y sommes-nous tous ? Si nous y étions tous, la vie serait aussi indécise, misérable, que les sciences et la littérature, tandis que la vie est ferme et majestueuse, suit sa voie et ne connaît personne. Alors les coups n’atteignent que la tour de notre stupide littérature, et il en faut descendre et aller là-bas, on y sera libre. Et de nouveau, par hasard, là-bas, c’est le peuple. « La pauvre Lise » arrachait les larmes et on la louait, mais personne ne la lit plus, tandis que les chansons, les contes, les bylines vivront tant qu’existera la langue russe. J’ai changé le procédé de ma langue et de mon écriture, mais, je le répète, non que j’aie raisonné qu’il le faut ainsi, mais parce que Pouschkine lui-même me paraît ridicule. La langue du peuple, au contraire, a des sons pour exprimer tout ce que peut dire le poète, et elle m’est très chère. Cette langue, —

sauf cela, — est le meilleur régulateur poétique. Veut-on dire quelque chose de trop, d’emphatique, de faux, la langue ne le supporte pas, tandis que notre langue littéraire est sans squelette, on peut la tirailler comme on veut, tout ressemble à de la littérature. Le populisme des slavophiles et le populisme vrai sont deux choses aussi différentes que l’éther sulfurique et l’éther cosmique. Je hais tous ces troupeaux et ces communes, et ces frères slaves, inventés par quelqu’un. J’aime tout simplement les choses claires, simples, belles. Et je trouve tout cela dans la poésie du peuple, dans sa langue, dans sa vie ; et juste le contraire dans notre littérature[2]. »

Peu après, Tolstoï écrit encore au même :

« Avez-vous remarqué dans le monde de la poésie russe le lien qui existe actuellement entre deux phénomènes qui sont entre eux dans un rapport inverse : l’affaiblissement de la création poétique sous toutes ses formes : musique, peinture, poésie, et l’aspiration à l’étude de la poésie populaire russe, également sous toutes ses formes ? Il me semble que ce n’est pas même l’affaiblissement mais la mort avec le gage de la résurrection dans le populisme. La dernière onde poétique était une parabole dont Pouschkine occupait le point culminant, ensuite Lermontov, Gogol, nous autres. Avec les écrivains actuels, la courbe s’est enfoncée sous terre, elle est allée à l’étude du peuple et reparaîtra un jour, tandis que la poésie de Pouschkine a disparu dans le néant.

« Vous comprenez sans doute ce que je veux dire. Heureux ceux qui participeront à l’exhumation. J’espère[3]. »

Dans ses fonctions de maître d’école, Tolstoï eut l’occasion de remarquer chez certains de ses élèves le désir de poursuivre leurs études. Aidé par son beau-frère S. A. Bers, il commença à faire étudier l’algèbre à quelques-uns de se élèves. Cet essai fut couronné de succès. C’est alors que Tolstoï eut l’idée de fonder une école supérieure pour le peuple ; mais les élèves admis à cette école ne devraient pas pour cela changer les conditions de leur vie. « Que ce soit l’Université en lapti », disait Tolstoï. Les mathématiques et une langue étrangère devaient faire l’objet principal de l’enseignement. On élabora le programme et les principaux articles du règlement. Il ne restait plus qu’à trouver le moyen de réaliser le projet. Le maréchal de la noblesse de la province, un ami de Tolstoï, D. F. Samarine, ayant eu connaissance des projets de Tolstoï, et les approuvant, lui raconta que le zemstvo avait en caisse 30.000 roubles destinés à l’instruclion populaire. Il proposa à Tolstoï d’adresser la demande de cette somme, à la prochaine réunion du zemstvo, pour la fondation d’une école supérieure populaire. Lui-même promettait son appui. Tolstoï, qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart de toute fonction administrative publique, cette fois sollicita les voix. Il fut élu membre du zemstvo, et, à l’unanimité, fut nommé membre du bureau de l’enseignement.

Cependant le projet de Tolstoï ne se réalisa point. Le rapport fut présenté ; mais au moment de discuter cette question, un respectable vieillard se leva et rappela que, cette année, on devait fêter, à Toula, le centenaire de la loi promulguée par Catherine ii sur la division de la Russie en provinces, avec de grands privilèges pour la noblesse, et il demanda que le crédit disponible fût alloué à l’érection d’un monument à la mémoire de la grande Impératrice. Cette proposition remporta les suffrages.

L’insuccès de cette tentative n’arrêta pas Tolstoï dans son activité pédagogique. Il s’y intéressait tellement qu’il négligeait tout le reste. À cette époque, il écrit à sa parente, la comtesse A. Tolstoï :

« L’œuvre de l’enseignement est très importante. Je ne pense qu’à cela. Je suis de nouveau dans la pédagogie comme il y a quatorze ans. J’écris un roman. Mais souvent je ne puis me détacher des hommes vivants pour des héros imaginaires. »

Tolstoï voulait intéresser à son œuvre un grand nombre de pédagogues, c’est pourquoi il se décida à défendre publiquement sa méthode devant la « Société pour l’enseignement du peuple » à Moscou. Dans la séance du 15 janvier 1876, Tolstoï défendit sa méthode d’enseignement de la lecture et de l’écriture et critiqua vivement la méthode phonétique. Un reporter écrivit après cette séance. « On peut dire que cette séance fut extraordinaire, sous tous les rapports. La très grande salle des séances était littéralement envahie par le public, de sorte qu’un grand nombre de personnes durent rester debout, chose fort rare[4]. »

À l’appui de ses raisonnements, Tolstoï proposa d’expérimenter sa méthode dans une des écoles de fabriques, voisines de Moscou. Après cette expérience, on décida d’en refaire une autre, sur une plus grande échelle ; et l’on choisit à cet effet deux écoles de Moscou ; l’une, celle de M. Protopopov, où la méthode phonétique était en usage ; l’autre, celle de P. V. Morosov, qui enseignait d’après la méthode de Tolstoï. Au bout de sept semaines d’expérience, une commission spéciale devait venir examiner les résultats obtenus et conclure pour l’une ou l’autre méthode. Mais il se trouva que les avis furent partagés, et la question resta pendante.

Devant ce désaccord, et l’impossibilité d’obtenir une conclusion, Tolstoï décida d’exposer ses opinions dans la presse, et, après entente avec le président du comité, J. N. Chatilov, il lui adressa une « Lettre ouverte » qui fut publiée par les Otetchestvennia Zapiski, no 9, 1874.

La première partie de cet article remarquable relate l’expérience faite dans les deux écoles et indique les causes de son insuccès.

La seconde partie de cet article est entrée dans les œuvres complètes de Tolstoï ; nous la rappellerons brièvement.

Tolstoï estime que l’un des obstacles principaux à l’instruction, c’est la conception « culture », « développement », inventée par les intellectuels et imposée par eux au peuple. Le développement suppose le mouvement, sa condition principale est donc la direction, le but que le mouvement doit atteindre. Cette direction, pour que le mouvement soit sensé, doit être nettement connue et définie ; or, elle n’existe pas. Tolstoï cite les extraits des méthodes de Bounakov et Evtouchevski et critique leur exposé. La critique principale, c’est qu’elles sont basées sur les théories et les principes empruntés à l’Occident et qu’on les applique à l’instruction du peuple sans savoir si elles s’adaptent à ses conceptions, à ses coutumes, à ses conditions économiques, au degré de son développement. De cette ignorance du peuple, de l’indifférence pour ses besoins, de ce désir de lui imposer sa science proviennent, selon Tolstoï, la plupart des vices des récents systèmes pédagogiques.

« La pédagogie, écrivait Tolstoï, se trouve dans une situation semblable à celle où se trouverait la science qui rechercherait comment l’homme doit marcher, qui se mettrait à formuler des règles pour la marche, et à les enseigner aux enfants, leur prescrivant de contracter certains muscles, d’en relâcher certains autres, etc. Cette nouvelle situation de la pédagogie provient directement de ces deux propositions fondamentales : 1o que le but de l’école est le développement et non la science ; 2o que le développement et les moyens de l’atteindre peuvent être définis théoriquement. De là résulte cette situation misérable et souvent triste où se trouve l’école. Les forces sont dépensées en vain. En ce moment, le peuple qui cherche l’instruction, qui l’attend comme l’herbe sèche attend la pluie, qui est prêt à l’accepter, qui l’implore, au lieu de ce pain reçoit une pierre, et il est tout étonné ; ne s’est-il pas trompé en attendant l’instruction comme un bien, ou y a-t-il quelque chose d’erroné dans ce qu’on lui propose ? Que les choses soient ainsi, quiconque se donne la peine d’étudier la théorie actuelle de l’enseignement scolaire et connaît l’opinion réelle qu’en a le peuple n’en peut douter. Mais involontairement se pose une question : Comment des hommes honnêtes, instruits, qui aiment franchement leur œuvre et désirent le bien — je regarde comme tels la majorité de mes contradicteurs — comment peuvent-ils se mettre dans une situation si étrange et se tromper si profondément. »

Pour Tolstoï, la cause principale de ce fait, c’est la critique des anciennes méthodes et l’invention de nouvelles, le plus possible contraires aux anciennes, alors qu’il faudrait établir de nouvelles bases pédagogiques d’où pourraient sortir de nouveaux procédés.

Après avoir fait la critique du système pédagogique allemand, Tolstoï, de nouveau, expose sa méthode, avec les arguments donnés déjà en 1862, dans sa revue Iasnaïa Poliana.

Avec sa méthode, la première question qui se pose est celle-ci : Que faut-il enseigner et comment l’enseigner ? Dans le monde pédagogique savant, cette question reste sans réponse : « Et cependant, dit Tolstoï, cette question n’est pas tellement ardue, si seulement nous renonçons entièrement aux théories préconçues. J’ai tâché d’expliquer cette question et de la résoudre et, sans répéter les arguments que peuvent lire dans mon article ceux qui le désirent, j’exposerai les résultats auxquels j’ai été amené : Le seul critérium de la pédagogie c’est la liberté, la seule méthode, l’expérience. »

Puis Tolstoï examine la situation des écoles depuis dix ans que s’en occupent les zemstvos (1864-1874), et il constate que l’enseignement, qui commençait à se développer après l’émancipation, est en plein recul. Au point de vue administratif et économique la tutelle des zemstvos et du ministère est nuisible et n’aide, point au développement de l’instruction du peuple. Les dépenses trop grandes pour les traitements des instituteurs et l’installation des écoles ne permettent point d’augmenter le nombre des écoles ; à cause des trop grandes distances, beaucoup d’enfants ne peuvent profiter de celles qui existent, de sorte que le lourd impôt scolaire se transforme en une contrainte directe, stupide pour toute une partie de la population.

Ceci constaté, Tolstoï expose son plan de la création d’une série de petites écoles, dont les maîtres seraient payés directement par le peuple lui-même. Il estime qu’on pourrait ainsi entretenir jusqu’à quatre cents écoles, au lieu de vingt entretenues par les zemstvos. Puis Tolstoï termine ainsi son article :

« Si ce que je viens d’exposer ne convainc personne, c’est que je n’ai pas su exprimer ce que je voulais, et je ne discuterai point. Je sais qu’il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Je sais ce qu’il arrive avec les propriétaires fonciers : on a acheté une nouvelle machine à battre, on l’a payée cher. Elle est installée et commence à fonctionner. Elle bat mal. On a beau arranger les planches, serrer les vis, elle ne marche pas bien et les grains tombent dans la paille. C’est une perte, et il serait plus avantageux de mettre la machine au rebut et de battre autrement. Mais l’argent est dépensé, la machine installée : « Qu’elle batte », dit le propriétaire. Ce sera la même chose avec les écoles. Je sais que longtemps encore fleuriront les méthodes visuelles, les petits cubes, les sifflements pour enseigner les lettres, et vingt écoles allemandes onéreuses au lieu des quatre cents écoles bon marché nécessaires au peuple. Mais j’ai aussi la ferme conviction que le bon sens du peuple russe ne lui permettra pas d’accepter ce système d’enseignement faux et artificiel qu’on lui veut imposer.

« Le peuple, le principal intéressé, est juge. Présentement il ne veut rien entendre de nos propositions plus ou moins spirituelles pour lui préparer au mieux les mets de l’instruction.

« Tout l’indiffère parce qu’il sait bien que, dans la grande œuvre de son développement intellectuel, il ne fera pas un faux pas, n’acceptera pas ce qui est mauvais, et les tentatives de l’instruire et de l’éduquer à l’allemande seront repoussées comme la balle frappant le mur. »

Cet article ne laissa indifférent ni le monde littéraire ni le monde pédagogique. N. A. Nekrassov, qui était alors directeur des Otetchestvennia Zapiski, écrivit à Tolstoï à propos de cet article :

« Pétersbourg, 12 octobre 1874. Cher monsieur. J’ai publié votre article. Tous nos collaborateurs en parlent élogieusement, et avec sympathie. Le public de Pétersbourg ne lit pas, et s’il lit il se tait.

« Quant à moi, je trouve votre article très bien, et j’estime que l’œuvre de l’instruction du peuple, dont vous vous occupez, est actuellement ce qu’il y a de plus utile pour le peuple russe. N. K. Mikhailovsky n’a pas abandonné le désir d’écrire dans les Otetchestvennia Zapiski sur la question pédagogique, et il le fera dès que l’occasion s’en présentera. Je suis très heureux d’avoir enrichi la revue d’un bon article et de votre nom. Bien cordialement. N. Nekrassov[5]. »

Dans les revues et les journaux, les critiques étaient nombreuses et naturellement variées de ton. Bounakov, dans la revue la Famille et l’École, no  10, 1874, accuse ouvertement Tolstoï de mensonge, d’ignorance, de vanité, etc. V. Avséenko, dans le Monde russe, no  227, 1874, approuve l’opinion de Tolstoï sur l’école allemande, mais craint le trop de liberté et l’absence de contrôle dans les écoles du peuple. Le critique de la revue Niédiéla, no  12, 1874, est d’accord avec Tolstoï en ce qui concerne Bounakov, Evtouchevsky, etc., mais lui reproche de confondre ces représentants malheureux de la pédagogie allemande avec la science elle-même. M. Sémenutov, dans les Bulletins d’Odessa, constate avec étonnement et indignation l’accueil fait par la critique à l’article de Tolstoï et conseille à celui-ci de se taire plutôt que de dire de pareilles insanités. C. M. K., dans la Famille et l’École, no  12, 1874, raille l’article de Tolstoï, ses expériences à Moscou, son discours à la Société de l’instruction du peuple, mais constate la grande influence de son article. Dans le Grajdanine, nos 48-50, 1874, Strakov en parle longuement et avec la plus grande bienveillance. Novoié Vrémia publie un article remarquable de franchise et de vérités signé : « Le maître d’école. » L’auteur, sans conclure, exprime seulement l’impression qu’a produite cet article sur lui et sur ses collègues : « Après avoir lu les articles du comte Tolstoï, on respire plus librement. On se sent délivré d’un fardeau pénible, qui pesait depuis un certain temps. »

Skabitchevsky, dans les Bulletins de la Bourse, parle avec une grande sympathie de l’article de Tolstoï, et établit un parallèle entre ses opinions et celles d’Ouchinsky, leur trouvant ce trait commun, que tous deux font de la pédagogie un art et non une science.

Enfin, pour défendre les opinions de Tolstoï contre la pédagogie allemande, parut dans les Otetchestvennia Zapisky, une série d’articles remarquables de N. K. Mikhailovsky.


Dans sa famille Tolstoï ne rencontrait pas une très grande sympathie pour son activité pédagogique. La comtesse Tolstoï s’occupait volontiers d’instruire les enfants des paysans, mais elle ne pouvait s’empêcher de regretter que son mari négligeât la littérature. Ainsi le 20 novembre 1874, elle écrit à son frère S. A. Bers :

« Notre vie sérieuse, la vie d’hiver, s’organise. Léon est tout plongé dans l’instruction du peuple. Les écoles pour les enfants et des écoles où l’on formera les futurs instituteurs, tout cela l’occupe du matin au soir. Moi je regarde, étonnée ; je regrette les forces dépensées à ces occupations au lieu de les employer à écrire des romans, et je ne comprends pas jusqu’à quel point tout cela est utile, puisque tous ces efforts ne profitent qu’à un tout petit coin de la Russie, le district de Krapivna[6]. »

Un peu plus tard, le 12 décembre de la même année, elle écrit à sa sœur T. A. Kouzminsky :

« Léon a encore imaginé d’écrire un Syllabaire pour les enfants, sur le modèle du First, second, and third reader américain. Tu as probablement vu chez nous ce First reader qui commence par des mots très courts, et se complique ensuite. Cela se vendra huit ou dix kopeks. Il n’écrit pas de romans, et de toutes les rédactions affluent des lettres. On propose 10.000 roubles d’avance et 500 roubles la feuille. Léon ne parle même pas de cela, comme si cette affaire ne l’intéressait pas. Ce n’est pas l’argent que je regrette, mais, le principal, c’est que j’aime son œuvre littéraire, je l’apprécie, et elle m’émeut. Tandis que ce syllabaire, cette arithmétique, cette grammaire, je les méprise et ne puis faire semblant de m’y intéresser. Et maintenant, quelque chose me manque dans la vie, quelque chose que j’ai aimé, et c’est précisément le travail de Léon qui me manque, ce travail qui m’a toujours donné tant de plaisir et inspiré le respect. Vois-tu, Tania, je suis une véritable femme d’écrivain, tellement je prends à cœur son œuvre[7]. »

Disons maintenant quelques mots de ce nouveau Syllabaire. Ayant reconnu quelques défauts dans son premier Syllabaire, Tolstoï le corrigea, le modifia, et y ajouta une partie nouvelle de lectures graduées. Le Nouveau Syllabaire parut en 1875. Dans la préface de cette nouvelle édition, l’auteur définit ainsi le but qu’il s’est proposé :

« Ce Syllabaire a pour but de donner aux élèves, pour le prix le plus minime, la plus grande quantité de choses compréhensibles, disposées graduellement depuis les plus simples et les plus faciles, jusqu’aux plus compliquées, afin que cette gradation serve de moyen principal pour apprendre à lire et à écrire, par n’importe quelle méthode… »

L’auteur atteignit brillamment le but qu’il s’était proposé, car le Nouveau Syllabaire en est à sa vingt-cinquième édition, et chacune des cinq dernières fut tirée à cent mille exemplaires. Même succès et même popularité ont eu les quatre livres de lecture qui font suite au Syllabaire.

Après avoir édité son Nouveau Syllabaire, Tolstoï reprit son idée de la création d’une sorte d’école normale pour les futurs instituteurs ; et en octobre 1876, la comtesse S. A. Tolstoï écrivait à sa sœur.

« Léon ne s’est pas remis à écrire des romans, et cela m’attriste beaucoup. Il a également abandonné la musique, mais il lit beaucoup, se promène et réfléchit. Il se prépare à écrire. Il songe aussi à fonder son séminaire d’instituteurs, et dans ce but il a déjà engagé un jeune homme qui vient de terminer l’Université. Ce jeune homme arrive aujourd’hui ; il sera le professeur de Serge. Dans l’autre corps de bâtiment, on a construit des bancs, des tables, posé les châssis et les vitres, et au lieu de vous, mes chers amis, ce seront des visages étrangers, des paysans, des séminaristes, etc…[8]. »

Ce projet de Tolstoï ne se réalisa point, et nous n’en trouvons plus traces dans ses lettres,

  1. Bulletin officiel du Gouvernement de Tobolsk, 1898, no 26.
  2. Archives de V. G. Tchertkov.
  3. Archives de V. G. Tchertkov.
  4. Compte rendu sténographique, publié dans les Bulletins du clergé de Moscou, 1874, no 10. Rousskia Viedomosti, no 31.
  5. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  6. S. A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï.
  7. Archives de T. A. Kouzminsky.
  8. Archives des T. A. Kouzminsky.