Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Préface

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 2-3).
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I.  ►

PRÉFACE.


Il est rare qu’une œuvre d’art soulève quelque animosité sans exciter d’autre part quelque sympathie ; et si, longtemps après ces manifestations diverses du blâme et de la bienveillance, l’auteur, mûri par la réflexion et par les années, veut retoucher son œuvre, il court risque de déplaire également à ceux qui l’ont condamnée et à ceux qui l’ont défendue : à ceux-ci, parce qu’il ne va pas aussi loin dans ses corrections que leur système le comporterait ; à ceux-là, parce qu’il retranche parfois ce qu’ils avaient préféré. Entre ces deux écueils, l’auteur doit agir d’après sa propre conscience, sans chercher à adoucir ses adversaires ni à conserver ses défenseurs.

Quoique certaines critiques de Lélia aient revêtu un ton de déclamation et d’amertume singulières, je les ai toutes acceptées comme sincères et partant des cœurs les plus vertueux. À ce point de vue, j’ai eu lieu de me réjouir, et de penser que j’avais mal jugé les hommes de mon temps en les contemplant à travers un douloureux scepticisme. Tant d’indignation attestait sans doute de la part des journalistes la plus haute moralité jointe à la plus religieuse philanthropie. J’avoue cependant, à ma honte, que si j’ai guéri de la maladie du doute, ce n’est pas absolument à cette considération que je le dois.

On ne m’attribuera pas, je l’espère, la pensée de vouloir désarmer l’austérité d’une critique aussi farouche ; on ne m’attribuera pas non plus celle de vouloir entrer en discussion avec les derniers champions de la foi catholique ; de telles entreprises sont au-dessus de mes forces. Lélia a été et reste dans ma pensée un essai poétique, un roman fantasque où les personnages ne sont ni complètement réels, comme l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mœurs, ni complètement allégoriques, comme l’ont jugé quelques esprits synthétiques, mais où ils représentent chacun une fraction de l’intelligence philosophique du xixe siècle : Pulchérie, l’épicuréisme héritier des sophismes du siècle dernier ; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps où l’intelligence monte très-haut entraînée par l’imagination, et tombe très-bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur ; Magnus, le débris d’un clergé corrompu ou abruti ; et ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer que cette figure m’est apparue au travers d’une fiction plus saisissante que celles qui l’entourent. Je me souviens de m’être complu à en faire la personnification encore plus que l’avocat du spiritualisme de ces temps-ci ; spiritualisme qui n’est plus chez l’homme à l’état de vertu, puisqu’il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l’état de besoin et d’aspiration sublime, puisqu’il est l’essence même des intelligences élevées.

Cette prédiction pour le personnage fier et souffrant de Lélia m’a conduit à une erreur grave au point de vue de l’art : c’est de lui donner une existence tout à fait impossible et qui, à cause de la demi-réalité des autres personnages, semble choquante de réalité, à force de vouloir être abstraite et symbolique. Ce défaut n’est pas le seul de l’ouvrage qui m’ait frappé, lorsqu’après l’avoir oublié durant des années, je l’ai relu froidement. Trenmor m’a paru conçu vaguement, et, en conséquence, manqué dans son exécution. Le dénoûment, ainsi que de nombreux détails de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m’ont choqué comme péchant contre le goût. J’ai senti le besoin de corriger, d’après mes idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. C’est un droit que mes lecteurs bienveillants ou hostiles ne pouvaient me contester.

Mais si, comme artiste, j’ai usé de mon droit sur la forme de mon œuvre, ce n’est pas à dire que comme homme j’aie pu m’arroger celui d’altérer le fond des idées émises dans ce livre, bien que mes idées aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l’ai écrit. Ceci soulève une question plus grave, et sans laquelle je n’aurais pas pris le soin puéril d’écrire une préface en tête de cette seconde édition. Après avoir examiné cette question, les esprits sérieux me pardonneront de les avoir entretenus de moi un instant.

Dans le temps où nous vivons, les éléments d’une nouvelle unité sociale et religieuse flottent épars dans un grand conflit d’efforts et de vœux dont le but commence à être compris et le lien à être forgé par quelques esprits supérieurs seulement ; et encore ceux-là ne sont pas arrivés d’emblée à l’espérance qui les soutient maintenant. Leur foi a passé par mille épreuves ; elle a échappé à mille dangers ; elle a surmonté mille souffrances ; elle a été aux prises avec tous les éléments de dissolution au milieu desquels elle a pris naissance ; et encore aujourd’hui, combattue et refoulée par l’égoïsme, la corruption et la cupidité des temps, elle subit une sorte de martyre, et sort lentement du sein des ruines, qui s’efforcent de l’ensevelir. Si les grandes intelligences et les grandes âmes de ce siècle ont eu à lutter contre de telles épreuves, combien les êtres d’une condition plus humble et d’une trempe plus commune n’ont-ils pas dû douter et trembler en traversant cette ère d’athéisme et de désespoir !

Lorsque nous avons entendu s’élever au-dessus de cet enfer de plaintes et de malédictions les grandes voix de nos poëtes sceptiquement religieux, ou religieusement sceptiques, Gœthe, Chateaubriand, Byron, Miçkiewicz ; expressions puissantes et sublimes de l’effroi, de l’ennui et de la douleur dont cette génération est frappée, ne nous sommes-nous pas attribué avec raison le droit d’exhaler aussi notre plainte, et de crier comme les disciples de Jésus : « Seigneur, Seigneur, nous périssons ! » Combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes blessures dont nos âmes sont atteintes et pour reprocher à l’humanité contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche où nous puissions nous réfugier dans la tempête ? Au-dessus de nous, n’avions-nous pas encore des exemples parmi les poëtes qui semblaient plus liés au mouvement hardi du siècle par la couleur énergique de leur génie ? Hugo n’écrivait-il pas au frontispice de son plus beau roman ἀναγϰή ? Dumas ne traçait-il pas dans Antony une belle et grande figure au désespoir ? Joseph Delorme n’exhalait-il pas un chant de désolation ? Barbier ne jetait-il pas un regard sombre sur ce monde, qui ne lui apparaissait qu’à travers les terreurs de l’enfer dantesque ? Et nous autres artistes inexpérimentés, qui venions sur leurs traces, n’étions-nous pas nourris de cette manne amère répandue par eux sur le désert des hommes ? Nos premiers essais ne furent-ils pas des chants plaintifs ? N’avons-nous pas tenté d’accorder notre lyre timide au ton de leur lyre éclatante ? Combien sommes-nous, je le répète, qui leur avons répondu de loin par un chœur de gémissements ? Nous étions tant qu’on ne pourrait pas nous compter. Et beaucoup d’entre nous, qui se sont rattachés à la vie du siècle, beaucoup d’autres qui ont trouvé dans des convictions feintes ou sincères une contenance ou une consolation, regardent aujourd’hui en arrière, et s’effraient de voir que si peu d’années, si peu de mois peut-être les séparent de leur âge de doute, de leur temps d’affliction ! Suivant l’expression poétique de l’un d’entre nous, qui est resté, lui du moins, fidèle à sa religieuse douleur, nous avons tous doublé le cap des Tempêtes autour duquel l’orage nous a tenus si longtemps errants et demi-brisés ; nous sommes tous entrés dans l’océan Pacifique, dans la résignation de l’âge mûr, quelques-uns voguant à pleines voiles, remplis d’espérance et de force, la plupart haletants et délabrés pour avoir trop souffert. Eh bien ! quel que soit le phare qui nous ait éclairés, quel que soit le port qui nous ait donné asile, aurons-nous l’orgueil ou la lâcheté, aurons-nous la mauvaise foi de nier nos fatigues, nos revers et l’imminence de nos naufrages ? Un puéril amour-propre, rêve d’une fausse grandeur, nous fera-t-il désirer d’effacer le souvenir des frayeurs ressenties et des cris poussés dans la tourmente ? Pouvons-nous, devons-nous le tenter ? Quant à moi, je pense que non. Plus nous avons la prétention d’être sincèrement et loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de juger nos doutes et nos erreurs passées. C’est à cette condition seulement qu’ils pourront connaître et apprécier nos croyances actuelles ; car, quelque peu qu’il soit, chacun de nous tient une place dans l’histoire du siècle. La postérité n’enregistrera que les grands noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le silence de l’éternelle nuit ; elle aura éveillé des échos ; elle aura soulevé des controverses ; elle aura suscité des esprits intolérants pour en étouffer l’essor, et des intelligences généreuses pour en adoucir l’amertume ; elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien qu’il était dans sa mission providentielle de produire ; car le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme redoutable. Mais, mon Dieu ! ce désespoir est une grande chose ! Il est le plus ardent appel de l’âme vers vous, il est le plus irrécusable témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, pleine de terreurs et d’angoisses mortelles. Je n’hésite pas à le croire, la Divinité a de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de la nier dans l’enivrement du vice, la pleurent dans l’horreur de la solitude ; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poëme des Dziady, le Konrad de Miçkiewicz est soutenu par les anges au moment où il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui l’abandonne, et le Manfred de Byron refuse à l’esprit du mal cette âme que le démon a si longtemps torturée, mais qui lui échappe à l’heure de la mort.

Reconnaissons donc que nous n’avons pas le droit de reprendre et de transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de l’édifice de sa vie, est une sorte d’apostasie non moins coupable, et plus digne de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et d’autel suivant le caprice ou l’intérêt des hommes ; si les hommes se trompent, qu’ils avouent leur égarement ; mais qu’ils ne fassent point à la déesse nue l’outrage de la revêtir du manteau rapiécé qu’ils ont traîné par le chemin.

Pénétré de l’inviolabilité du passé, je n’ai donc usé du droit de corriger mon œuvre que quant à la forme. J’ai usé de celui-là très-largement, et Lélia n’en reste pas moins l’œuvre du doute, la plainte du scepticisme. Quelques personnes m’ont dit que ce livre leur avait fait du mal ; je crois qu’il en est un plus grand nombre à qui ce livre a pu faire quelque bien ; car, après l’avoir lu, tout esprit sympathique aux douleurs qu’il exprime a dû sentir le besoin de chercher sa voie vers la vérité avec plus d’ardeur et de courage ; et quant aux esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute conviction, n’ont jamais souffert rien de semblable, cette lecture n’a pu leur faire ni bien ni mal. Il est possible que quelques personnes, plongées dans l’indifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la lecture d’ouvrages de ce genre s’éveiller en elles une tristesse et un effroi jusqu’alors inconnus. Après tant d’œuvres du génie sceptique que j’ai mentionnés plus haut, Lélia ne peut avoir qu’une bien faible part dans l’effet de ces manifestations du doute. D’ailleurs l’effet est salutaire, et, pourvu qu’une âme sorte de l’inertie, qui équivaut au néant, peu importe qu’elle tende à s’élever par la tristesse ou par la joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle particulièrement, n’est pas de nous endormir dans de vains amusements et de fermer notre cœur à la grande infortune du doute ; nous avons quelque chose de mieux à faire : c’est de combattre cette infortune et d’en sortir, non-seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Oberman, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume ; elles ont été écrites avec le sang de leurs cœurs ; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes ; elles appartiennent plus encore à l’histoire philosophique du genre humain qu’à ses annales poétiques. Ne rougissons pas d’avoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche d’une foi nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.

Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière de leurs pas, respectons dans nos œuvres le pâle reflet que leur ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce sens, corrigeons nos fautes humblement ; essayons surtout de progresser comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans hypocrite sagesse : souvenons-nous bien que nous avons erré dans les ténèbres, et que nous y avons reçu plus d’une blessure dont la cicatrice est ineffaçable.