Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 55

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 106-108).
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LV.

Ma sœur, je ne puis vous porter cette bonne nouvelle moi-même, mais réjouissez-vous, votre ami est sauvé, et désormais vous aurez facilement de ses nouvelles. Vous pourrez aussi me remettre vos lettres pour lui. Je pense qu’il vous sera doux de correspondre du fond de votre retraite avec cet homme respectable.

Oui, Lélia, il m’a frappé de tristesse et de respect, cet infortuné qui travaille pour la vertu et qui fuit la gloire avec autant de soin que les autres en mettent à la chercher. Il a voulu me dire son secret, me raconter sa jeunesse, son crime et son malheur. Admirable délicatesse d’un cœur qui ne veut point accepter l’intérêt d’autrui sans l’éprouver par d’austères aveux ! Étrange et magnifique destinée d’un pénitent qui confesse ce que tout autre voudrait tenir caché, et qui, au contraire de tous les hommes dégradés par la société, fait de tels aveux que nul ne se sent porté à les trahir ! Oui, cet homme cherche la honte, la souffrance, l’expiation avec une effrayante persévérance. Il n’est point chrétien, et il a toute la ferveur, toute l’abnégation, tout l’enthousiasme des premiers chrétiens. Il est un exemple vivant de la profonde et inépuisable source de divinité qui jaillit des profondeurs de l’âme humaine. Il est une énergique protestation contre la faiblesse et la grossièreté des jugements humains. Il a abdiqué sa propre vie, et il ne respire plus que dans l’humanité. Toutes ses pensées sont pour la grande famille des malheureux. Il lui consacre ses travaux, ses souffrances, ses veilles, ses désirs, tous les élans de son intelligence, toutes les pulsations de son cœur ; et la plus simple récompense l’effraie, la plus légitime marque d’approbation ou d’estime le trouble ! Au premier abord, on pourrait croire que c’est une manière habile d’opérer sa réhabilitation sociale ; quand on descend au fond de ses pensées, on voit que l’excès de son humilité est un excès d’orgueil. Mais quel orgueil noble et pieux ! Il connaît les hommes ; brisé cruellement par eux, il ne peut plus estimer leur suffrage, ni désirer leurs sympathies. Il les mépriserait s’il n’avait en lui un profond sentiment d’amour et de pitié qui le porte à les plaindre. Alors il se dévoue à les servir, parce qu’il trouve dans leur conduite à son égard la preuve de leur égarement et de leur ignorance ; et ce qu’ils ne peuvent plus faire pour lui, il voudrait qu’ils apprissent à le faire les uns pour les autres. — Eh bien ! me disait-il tandis que nous traversions rapidement les bois à la faveur des ténèbres, quand même tout le travail de ma vie ne servirait qu’à amener dans quelques siècles la réconciliation complète d’un criminel avec Dieu et avec la famille humaine, ne serais-je pas bien assez récompensé ? Dieu pèse dans une balance équitable les actions des hommes ; mais comme, dans les lois de sa perfection, l’idée de justice implique celle de pitié et de générosité, il a fait pour nos crimes un plateau infiniment plus léger que celui qui doit porter nos expiations. Un grain de blé pur jeté dans celui-là l’emporte donc sur des montagnes d’iniquités jetées dans l’autre, et ce grain béni, je l’ai semé. C’est peu de chose sur la terre, c’est beaucoup dans les cieux, parce que là est la source de vie qui fera germer, fructifier et centupler ce grain.

Ô Lélia ! l’exemple de cet homme m’a fait faire un singulier retour sur moi-même ; et moi, prince de la terre, moi qui bénis les hommes prosternés sur mon passage, moi qui élève l’hostie sur la tête inclinée des rois, moi qui vais par des chemins semés de fleurs, traînant l’or et la pourpre comme si j’étais d’un sang plus pur et d’une race plus excellente que le commun des hommes, je me suis trouvé bien petit, bien frivole et bien ridicule auprès de ce proscrit qui se traîne la nuit par les chemins, poursuivi, traqué comme un animal dangereux, toujours suspendu entre l’échafaud et le poignard stipendié du premier assassin qui reconnaîtra son visage. Et cet homme porte l’idéal dans son âme, l’humanité dans ses entrailles ! Et moi, je ne porte en mon sein que des sentiments d’orgueil, le tourment d’une ambition vulgaire et la souillure de mes vices !

Ô Lélia ! vous m’avez confessé. Vous avez bien fait, je vous en remercie. Il me semble que je serai purifié de mes taches si je puis vous ouvrir mon âme tout entière. Voyez : nous nous mettons à genoux devant un simple prêtre, et nous lui racontons nos péchés ; mais nous ne nous confessons pas pour cela. Nous ne pouvons oublier, nous puissants, que si nous sommes là pliés sur nos genoux devant ce subalterne, il est, lui, prosterné en esprit devant l’éclat de nos titres. Il écoute en tremblant ce que nous lui disons avec arrogance ; il a peur d’entendre l’aveu de nos fautes, car il craint d’être forcé par son ministère à nous réprimander ; si bien que c’est le juge qui se trouble et s’effraie, tandis que le pénitent, souffrant de son angoisse, est le véritable juge et le contempteur superbe de l’humaine faiblesse. Ou bien, si nous nous confessons à nos égaux, nous ne sommes occupés qu’à écarter de nos aveux toute circonstance particulière qui pourrait servir d’aliment à l’intrigue ou d’arme à la jalousie. Au milieu de ces préoccupations étroites, quelle âme assez pieuse, quel repentir assez fervent pourraient s’élever vers Dieu, dégagés de toute pensée terrestre ? Non, Lélia, je ne me suis jamais confessé en esprit et en vérité ; et pourtant, nul plus que moi n’est pénétré de la grandeur et de la sublimité de ce sacrement, qui eût sauvé Trenmor de l’horreur du bagne si l’esprit de la pénitence chrétienne et la sainteté de l’absolution religieuse eussent porté quelque lumière dans les lois sociales. Oh ! oui, je comprenais l’importance et le bienfait de cette auguste institution ! J’eusse voulu pouvoir y retremper mes forces affaiblies, et renouveler mon âme dans les eaux salutaires de ce nouveau baptême ! Mais je ne le pouvais pas, car il m’eût fallu un confesseur digne de mon repentir, et je ne l’ai pas trouvé. J’ai toujours rencontré dans le clergé l’intelligence unie à l’orgueil ou à l’intrigue, la candeur jointe à la superstition ou à l’ignorance. Quand le pénitent est à la hauteur du sacrement, le confesseur n’y est pas ; et réciproquement, quand le confesseur est digne de délier l’âme de ces chaînes impures, le captif ne mérite pas sa délivrance. C’est que, pour consacrer le mystère sublime de l’absolution, il faudrait l’association de deux âmes également croyantes, également remplies du sentiment divin. Eh bien, Lélia, il me semble, qu’à défaut d’un prêtre, à défaut d’un homme saint, je puis invoquer une sœur, une mère, si vous voulez ; car, quoique vous soyez la plus jeune de beaucoup d’années, vous êtes la plus forte et la plus sage de nous deux, et je me sens, moi dont le front commence à se dévaster, tremblant et soumis comme un enfant devant vous. Confessez-moi. Puisque vous n’avez pas craint de me dire en face que j’étais un pécheur, consentez à descendre au fond de ma conscience, et si vous y trouvez une douleur et des remords sentis, absolvez-moi ! Il me semble que le ciel ratifiera votre sentence, et que pour la première fois mon âme sera purifiée.

Dites-moi toute votre pensée, et condamnez-moi suivant la rigueur de votre justice. Parce que je cède à des entraînements dont je rougis comme homme, et que, comme prêtre, je suis forcé de cacher, suis-je donc un hypocrite ? Si je le croyais, je me ferais horreur à moi-même ; mais, en vérité, il ne me semble pas que ce rôle odieux puisse m’être attribué. Au temps où nous vivons, cette conduite que je tiens et que je suis loin de vouloir justifier en elle-même, est-elle celle de Tartufe au dix-septième siècle ? Non, je ne puis le croire ! Le faux dévot des siècles passés était un athée, et moi je ne le suis pas. Il se raillait de Dieu et des hommes : moi, pour n’avoir peur ni de l’un, ni des autres, je n’en révère pas moins l’Éternel, je n’en aime pas moins mes semblables. Seulement, j’ai examiné le fond, j’ai analysé l’essence de la religion chrétienne, et je crois l’avoir mieux comprise que tous ceux qui s’en disent les apôtres. Je la crois progressive, perfectible, par la permission, par la volonté même de son divin auteur ; et, quoique je sache bien que je suis hérétique au point de vue de l’Église actuelle, je suis pénétré, dans ma conscience, de la pureté de ma foi et de l’orthodoxie de mes principes. Je ne suis donc pas athée quand je viole les commandements de l’Église ; car ces commandements me paraissent insuffisants pour les temps où nous vivons, et l’Église a le droit et le pouvoir de les réformer. Elle a mission de conformer ses institutions aux droits et aux besoins progressifs des hommes. Elle l’a fait de siècle en siècle depuis qu’elle s’est constituée ; pourquoi s’est-elle arrêtée dans sa marche providentielle ? Pourquoi, elle qui fut l’expression des perfectionnements successifs de l’humanité, et qui marcha si glorieusement à la tête de la civilisation, s’est-elle endormie à la fin de sa journée, sans songer qu’elle avait un lendemain ? Se croit-elle donc finie ? Est-ce le vertige de l’orgueil ou l’épuisement de la lassitude qui l’entrave ainsi ? Ah ! je vous l’ai dit souvent, je songe à son réveil, je le pressens, j’y crois, j’y travaille, je l’attends avec impatience, je l’appelle de tous mes vœux ! Aussi, je ne veux pas sortir de son sein, je ne veux pas être exclu de sa communion, parce que je ne pense pas qu’un schisme sorti d’elle et arborant un nouvel étendard puisse être dans la véritable voie du progrès religieux. Pour faire schisme ouvertement, il faut se séparer du corps de l’Église, faire scission avec son passé comme avec son présent, conséquemment perdre tous les bénéfices, tous les avantages, tous les fruits de ce passé riche, glorieux et puissant. L’humanité, habituée à marcher dans la voie large et droite de l’Église, ne peut se détourner dans les sentiers que par fractions et par intervalles. Toujours elle sentira, dans ses institutions religieuses comme dans ses institutions civiles, le besoin irrésistible de l’unité. Il faut un culte à la société, un seul et indivisible culte. L’Église catholique est le seul temple assez vaste, assez antique, assez solide pour contenir et protéger l’humanité. Pour toutes ces nations éparses sur la face de la terre, qui n’ont encore qu’une foi incertaine et des rites grossiers, le catholicisme est la seule morale assez nettement rédigée et assez simplement formulée dans sa sublimité, pour adoucir des mœurs farouches et illuminer les ténèbres de l’entendement. Aucune philosophie moderne, que je sache, ne s’est constituée au point où est l’Église, et n’est en droit de porter sur l’enfance des nations une lumière aussi pure. Je crois donc à l’avenir et à l’éternelle vie de l’Église catholique, et je ne veux pas me séparer des conciles (quoique je regarde ce qu’ils ont fait comme insuffisant et inachevé), parce que nulle autorité nouvelle ne pourra jamais revêtir un caractère aussi sacré. Malgré mon admiration pour Luther et ma sympathie pour les idées de réforme, je ne me serais point enrôlé sous cette bannière, eussé-je vécu à la grande époque de cette insurrection généreuse. Il me semble que j’aurais compris dès lors qu’en consommant son divorce avec ces grands pouvoirs consacrés par les siècles, le protestantisme signait son arrêt de mort dès le jour de sa naissance. Oui, je crois que l’Église, décrépite et agonisante en apparence, cache sous ses cendres attiédies une étincelle d’éternelle vie, et je veux que tous les travaux et tous les efforts de la foi et de l’intelligence tendent à ranimer cette étincelle et à faire de nouveau éclater la flamme sur l’autel. Je veux conserver l’omnipotence du pape et l’infaillibilité du concile, afin que de nouveaux conciles se rassemblent, revisent l’œuvre des conciles précédents et rajustent le vêtement du culte à la taille des hommes grandis et fortifiés.

Entre autres réformes que je voudrais voir discuter et consacrer, je vous citerai une de celles qui m’a le plus occupé depuis que je suis prêtre : c’est l’abolition du célibat pour le clergé. Et ne croyez pas, Lélia, que j’aie été influencé par mes passions individuelles, ou par les sourdes réclamations du jeune clergé. Nous ne gardons pas assez fidèlement notre vœu, nous autres, qui le trouvons difficile et terrible, pour que nous ayons absolument besoin d’une sanction publique à nos infidélités. J’ai cherché plus haut la cause des dangers et des inconvénients funestes attachés au célibat des prêtres, et je l’ai trouvée dans l’histoire. J’ai vu la puissance, l’intelligence et les lumières se conserver dans les castes sacerdotales des antiques religions, à cause du mariage des prêtres et de l’éducation particulière qui créait aux pères de dignes successeurs dans la personne de leurs fils. J’ai vu l’Église chrétienne garder la royauté intellectuelle au-dessus de celle des monarques de la terre, tant qu’elle s’est recrutée dans son propre sein ; mais, en prononçant l’arrêt du célibat pour ses membres, elle a mis son existence en un danger où il est merveilleux qu’elle n’ait pas déjà succombé, mais où elle succombera si elle ne se hâte de retirer cette loi fatale. Elle le fera, je n’en doute pas ; elle comprendra qu’en recrutant ses lévites indistinctement dans toutes les classes, elle introduit dans son sein les éléments les plus divers, les plus hétérogènes, les plus inconciliables : partant, plus d’esprit de corps, plus d’unité, plus d’Église. L’Église n’est plus une patrie où l’héritage enchaîne les âmes et baptise les initiations ; c’est un atelier où chaque mercenaire vient recevoir le paiement de son travail, sauf à mépriser secrètement ses engagements. Et de là, l’hypocrisie, ce vice abominable dont la seule idée répugne à toute âme honnête, mais sans lequel le clergé n’eût pu se maintenir jusqu’ici comme il l’a fait tant bien que mal, à travers mille désordres, mille mensonges et mille bassesses dont l’Église a été forcée de garder le secret, au lieu de rechercher et de punir : grand témoignage de faiblesse et de dissolution !

J’ai dû vous donner ces explications pour me justifier sous un certain rapport. Je ne crois pas à la sainteté absolue du célibat. Notre Seigneur le Christ en a prêché l’excellence, sans en consacrer l’obligation ; et il en a prêché l’excellence aux hommes abrutis par l’abus des jouissances grossières, aux hommes qu’il est venu instruire et civiliser. S’il a investi ses apôtres d’une éternelle autorité, c’est que, dans les prévisions de sa sagesse infinie, il savait qu’un jour viendrait où le célibat serait dangereux à son œuvre divine, et où les successeurs des apôtres auraient mission de l’abolir. Ce jour est venu, j’en suis certain, et l’Église ne tardera pas à le proclamer. En attendant, nous manquons à nos vœux. Sommes-nous excusables ? Non, sans doute ; car notre doctrine sainte est la doctrine d’une perfection idéale vers laquelle nous devons tendre sans cesse, quoi qu’il nous en coûte ; et ici la vertu, la perfection consisteraient, dans la position difficile où nous sommes, à sacrifier nos penchants et à vivre irréprochables dans l’attente d’une sanction à nos instincts légitimes. Cette faiblesse misérable qui m’empêche d’agir ainsi, je la réprouve, je m’en accuse. Condamnez-la, ma sainte ! mais, ô mon Dieu ! ne me confondez pas avec ces impudents vulgaires qui s’en vantent, ou avec ces lâches menteurs qui s’en défendent. Cette sorte de fourberie n’est plus possible aujourd’hui qu’aux derniers des hommes. Pour peu que nous nous sentions quelque chose dans l’âme, nous savons bien que la partie importante de notre œuvre en ce monde n’est pas de promener par les rues une face pâle et des regards abaissés vers la terre, afin de frapper les hommes de terreur et de respect, comme les fanatiques de l’Inde ou les moines du moyen âge. Nous faisons bon marché de ces austérités, et surtout de la crédule vénération dont elles étaient jadis l’objet. Nous avons d’autres travaux à accomplir, d’autres enseignements à donner, un nouveau développement à imprimer. Nous sommes, ou du moins nous devons être les instigateurs à la vie, et non pas les gardiens de la tombe.

Et cependant nous taisons nos faiblesses, direz-vous ! Nous n’avons pas le courage de proclamer ce droit que nous nous arrogeons individuellement et dont l’exercice hardi serait un énergique appel à de nouvelles institutions. Mais cela, nous ne pouvons pas le faire, puisque nous ne voulons pas nous séparer du corps de l’Église, et perdre nos droits de citoyens dans les assemblées de la cité sainte. Nous subissons la souffrance et la gêne de cette position fausse où nous place l’obstination ou l’incurie de notre législation. Et nous ne sommes pas des fourbes pour cela ; car nous trouverions aujourd’hui plus d’encouragement à nos désordres que nous ne rencontrions jadis d’antipathie et d’intolérance pour nos faiblesses. Oui, je vous l’assure, moi qui connais bien le monde et les hommes dispensateurs des arrêts de l’opinion, on aime mieux chez nous les mœurs faciles, dissolues même, que l’austérité farouche ; parce que nos égarements marquent l’ivresse du progrès, tandis que leur vertu ne témoigne qu’une opiniâtreté rétrograde.

Ne m’accusez donc pas de lâcheté, au nom du ciel ! ma sœur, car il faut plus de courage aujourd’hui pour se taire que pour se dévoiler. Accusez-moi de faiblesse sous d’autres rapports, j’y consens. Oh ! oui, blâmez-moi de n’être pas le disciple pratique de l’idéal, et de vivre ainsi en contradiction avec moi-même. Il me semble que vous pouvez me ramener à la vertu ; car vous me la faites chérir chaque jour davantage, ô noble pécheresse, retirée à la thébaïde pour contempler et pour prophétiser ! Hélas ! parlez-moi, donnez-moi du courage et priez pour moi, vous que Dieu chérit !

Adieu ! Je reçois à l’instant même l’autorisation de vous proposer pour abbesse à votre communauté. Cette proposition équivaut à un ordre. Vous voilà donc princesse de l’Église, Madame. Il faut maintenant servir l’Église. Vous le pouvez, vous le devez. Tout votre sexe a les yeux sur vous !