Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 47

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 83-85).
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XLVII.

CLAUDIA.

Lorsque Sténio reprit connaissance, il reçut avec dédain les soins empressés de son ami.

« Pourquoi sommes-nous seuls ici ? lui dit-il. Pourquoi nous a-t-on mis dehors comme des lépreux ?

— Vous ne devez plus retourner parmi les compagnons de l’orgie, lui dit Trenmor, car ceux-là même vous méprisent et vous rejettent. Vous avez tout perdu, tout gâté ; vous avez abandonné Dieu, vous avez usé et mené à bout toutes les choses humaines. Il ne vous reste plus que l’amitié dans le sein de laquelle un refuge vous est toujours ouvert.

— Et que fera pour moi l’amitié ? dit Sténio avec amertume ; n’est-ce pas elle qui, la première, s’est lassée de moi et s’est déclarée impuissante pour mon bonheur ?

— C’est vous qui l’avez repoussée, c’est vous qui avez méconnu et renié ses bienfaits. Malheureux enfant ! revenez à nous, revenez à vous-même. Lélia vous rappelle ; si vous abjurez vos erreurs, Lélia les oubliera…

— Laissez-moi, dit Sténio avec colère, ne prononcez jamais devant moi le nom de cette femme. C’est son influence maudite qui a corrompu ma confiante jeunesse ; c’est son infernale ironie qui m’a ouvert les yeux et m’a montré la vie dans sa nudité, dans sa laideur. Ne me parlez pas de cette Lélia ; je ne la connais plus, j’ai oublié ses traits. Je sais à peine si je l’ai aimée jadis. Cent ans se sont écoulés depuis que je l’ai quittée. Si je la voyais maintenant, je rirais de pitié en songeant que j’ai possédé cent femmes plus belles, plus jeunes, plus naïves, plus ardentes, et qui m’ont rassasié de plaisir. Pourquoi irais-je désormais plier le genou devant cette idole aux flancs de marbre ? Quand j’aurais le regard embrasé de Pygmalion et le bon vouloir des dieux pour l’animer, qu’en ferais-je ? Que me donnerait-elle de plus que les autres ? Il fut un temps où je croyais à des joies infinies, à des ravissements célestes. C’est dans ses bras que je rêvais la béatitude suprême, l’extase des anges aux pieds du Très-Saint. Mais aujourd’hui, je ne crois plus ni aux cieux, ni aux anges, ni à Dieu, ni à Lélia. Je connais les joies humaines ; je ne peux plus m’en exagérer la valeur. C’est Lélia elle-même qui a pris soin de m’éclairer. J’en sais assez désormais ; j’en sais plus qu’elle ! Qu’elle ne me rappelle donc pas, car je lui rendrais tout le mal qu’elle m’a fait, et je serais trop vengé !

— Ton amertume me rassure, ta colère me plaît, dit Trenmor. Je craignais de te trouver insensible au souvenir du passé. Je vois qu’il t’irrite profondément, et que la résistance de Lélia est restée dans ta mémoire comme une incurable blessure. Dieu soit béni ! Sténio n’a perdu que la santé physique ; son âme est encore pleine d’énergie et d’avenir.

— Philosophe superbe, railleur stoïque, s’écria Sténio avec fureur, êtes-vous venu ici pour insulter à mon agonie, ou prenez-vous un plaisir imbécile à déployer votre calme impassible devant mes tourments ? Retournez d’où vous venez, et laissez-moi mourir au sein du bruit et de l’ivresse. Ne venez pas mépriser les derniers efforts d’une âme flétrie peut-être par ses égarements, mais non pas avilie par la compassion d’autrui. »

Trenmor baissa la tête et garda le silence. Il cherchait des mots qui pussent adoucir l’aigreur de cette fierté sauvage, et son cœur était abreuvé de tristesse. Son austère visage perdit sa sérénité habituelle, et des larmes vinrent mouiller ses paupières.

Sténio s’en aperçut, et, malgré lui, se sentit ému. Leurs regards se rencontrèrent ; ceux de Trenmor exprimaient tant de douleur, que Sténio vaincu s’abandonna à un sentiment de pitié envers lui-même. La raillerie et l’indifférence au sein desquelles il vivait depuis longtemps l’avaient habitué à rougir de ses souffrances. Quand il sentit l’amitié amollir son cœur, il fut comme surpris et subjugué un instant, et se jeta dans les bras de Trenmor avec effusion. Mais bientôt il eut honte de ce mouvement, et, se levant tout à coup, il aperçut une femme enveloppée d’une longue mante vénitienne qui s’enfonçait dans l’ombre des berceaux. C’était la princesse Claudia, suivie de sa gouvernante affidée, qui se dirigeait vers un des pavillons du jardin.

«Décidément, dit Sténio en rajustant le col de sa chemise de batiste et en l’attachant avec son agrafe de diamant, je ne puis pas laisser cette pauvre enfant languir pour moi sans prendre pitié d’elle. La Zinzolina a probablement oublié qu’elle devait venir. Il y va de mon honneur d’être le premier au rendez-vous. »

En même temps Sténio tourna la tête vers le côté où marchait Claudia. Un éclair de jeunesse brilla sur son front dévasté. Sa poitrine sembla se gonfler de désirs. Il retira sa main de la main de son ami, et se mit à courir légèrement vers le pavillon pour y devancer Claudia ; mais, au bout de quelques pas, il se ralentit et gagna le but avec nonchalance.

Il arriva en même temps qu’elle à l’entrée du casino, et, tout haletant de fatigue, il s’appuya contre la rampe du perron. La jeune duchesse, rouge de honte et palpitante de joie, crut que le poëte, objet de son amour, était saisi d’émotion et de trouble comme elle. Mais Sténio, un peu ravivé par l’éclat de ses yeux noirs, lui offrit la main pour monter, avec l’assurance d’un héraut d’armes et la grâce obséquieuse d’un chambellan.

Lorsqu’ils furent seuls et qu’elle se fut assise tremblante et le visage en feu, Sténio la contempla quelque temps en silence. La princesse Claudia était à peine sortie de l’enfance ; sa taille, déjà formée, n’avait pas encore acquis tout son développement ; la longueur excessive de ses paupières noires, le ton bilieux de sa peau prématurément lisse et satinée, de légères teintes bleues répandues autour de ses yeux languissants, son attitude maladive et brisée, tout annonçait en elle une puberté précoce, une imagination dévorante. Malgré ces indices d’une constitution fougueuse et d’un avenir plein d’orages, Claudia devait à son extrême jeunesse d’être encore revêtue de tout le charme de la pudeur. Ses agitations se trahissaient et ne se révélaient pas. Sa bouche frémissante semblait appeler le baiser ; mais ses yeux étaient humides de larmes ; sa voix mal assurée semblait demander grâce et protection ; le désir et l’effroi bouleversaient tout cet être fragile, toute cette virginité brûlante et timide.

Sténio, saisi d’admiration, s’étonna d’abord intérieurement d’avoir à sa disposition un si riche trésor. C’était la première fois qu’il voyait la princesse d’aussi près et qu’il lui accordait autant d’attention. Elle était beaucoup plus belle et plus désirable qu’il ne se l’était imaginé. Mais ses sens éteints et blasés ne donnaient plus le change à son esprit désormais sceptique et froid. Dans un seul coup d’oeil, il examina et posséda Claudia tout entière, depuis sa riche chevelure enfermée dans une résille de perles, jusqu’à son petit pied serré dans le satin. Dans une pensée, il prévit et contempla toute sa vie future, depuis cette première folie qui l’amenait dans les bras d’un pauvre poëte jusqu’aux hideuses galanteries d’une vieillesse princière et débauchée. Attristé, effrayé, dégoûté surtout, Sténio la regardait d’un air étrange et sans lui parler. Lorsqu’il s’aperçut de la situation ridicule où le plaçait sa préoccupation, il essaya de s’approcher d’elle et de lui adresser la parole. Mais il ne put jamais feindre l’amour qu’il n’éprouvait pas, et il lui dit d’un ton de curiosité presque sévère en lui prenant la main d’une façon toute paternelle :

« Quel âge avez-vous donc ?

— Quatorze ans, répondit la jeune princesse éperdue et presque égarée de surprise, de chagrin, de colère et de peur.

— Eh bien ! mon enfant, dit Sténio, allez dire à votre confesseur qu’il vous donne l’absolution pour être venue ici, et remerciez bien Dieu, surtout, de vous avoir envoyée un an, c’est-à-dire un siècle, trop tard dans la destinée de Sténio. »

Comme il achevait cette phrase, la gouvernante de la princesse, qui était restée dans l’embrasure d’une croisée pour observer la conduite des deux amants, s’élança vers eux, et, recevant dans ses bras la pauvre Claudia toute en pleurs, elle interpella Sténio avec indignation.

« Insolent ! lui dit-elle, est-ce ainsi que vous reconnaissez la grâce que vous accorde votre illustre souveraine, en descendant jusqu’à vous honorer de ses regards ? À genoux, vassal, à genoux ! Si votre âme brutale n’est pas touchée de la plus excellente beauté de l’univers, que votre audace ploie du moins devant le respect que vous devez à la fille des Bambucci.

— Si la fille des Bambucci a daigné descendre jusqu’à moi, répondit Sténio, elle a dû se résigner d’avance à être traitée par moi comme une égale. Si elle s’en repent à cette heure, tant mieux pour elle. C’est d’ailleurs le seul châtiment qu’elle recevra de son imprudence ; mais elle pourra se vanter d’être protégée par la Vierge, qui l’a conduite ici le lendemain et non la veille d’une orgie. Écoutez, vous deux, femmes, écoutez la voix d’un homme que les approches de la mort rendent sage. Écoutez, vous, vieille duègne à l’âme sordide, aux voies infâmes ; et vous, jeune fille aux passions précoces, à la beauté fatale et dangereuse, écoutez. Vous d’abord, courtisane titrée, marquise dont le cœur recèle autant de vices que le visage montre de rides, vous pouvez rendre grâce à l’insouciance qui effacera de la mémoire de Sténio le souvenir de cette aventure avant qu’une heure se soit écoulée ; sans cela, vous seriez démasquée aux yeux de cette cour, et chassée, comme vous le méritez, d’une famille dont vous voulez flétrir le frêle rejeton. Sortez d’ici, vice et cupidité, courtisanerie, servilité, trahison, lèpre des nations, lie et opprobre de la race humaine ! — Et toi, ma pauvre enfant, ajouta-t-il en arrachant Claudia des bras de sa gouvernante et en l’attirant au grand jour, toute vermeille et toute désolée qu’elle était, écoute bien, et si, un jour, emportée au gré du destin et des passions, tu viens à jeter avec effroi un regard en arrière sur tes belles années perdues, sur ta pureté ternie, souviens-toi de Sténio, et arrête-toi au bord de l’abîme. Regarde-moi, Claudia, regarde en face, sans crainte et sans trouble, cet homme dont tu te crois éprise et que tu n’as sans doute jamais regardé. À ton âge, le cœur s’agite et s’impatiente. Il appelle un cœur qui lui réponde, il se hasarde, il se confie, il se livre. Mais malheur à ceux qui abusent de l’ignorance et de la candeur ! Pour toi, Claudia, tu as entendu chanter les poésies d’un homme que tu as cru jeune, beau, passionné ; regarde-le donc, pauvre Claudia, et vois quel fantôme tu as aimé ; vois sa tête chauve, ses mains décharnées, ses yeux éteints, ses lèvres flétries. Mets ta main sur son cœur épuisé, compte les pulsations lentes et moribondes de ce vieillard de vingt ans. Regarde ces cheveux qui grisonnent autour d’un visage où le duvet viril n’a pas encore poussé ; et dis-moi, est-ce là le Sténio que tu avais rêvé ? est-ce le poëte religieux, est-ce le sylphe embrasé que tu as cru voir passer dans tes visions célestes, lorsque tu chantais ses hymnes sur ta harpe au coucher du soleil ? Si tu avais jeté alors un coup d’œil vers les marches de ton palais, tu aurais pu voir le pâle spectre qui te parle maintenant assis sur un des lions de marbre qui gardent ta porte. Tu l’aurais vu, comme aujourd’hui, flétri, exténué, indifférent à ta beauté d’ange, à ta voix mélodieuse, curieux seulement d’entendre comment une princesse de quinze ans phrasait les mélodies inspirées par l’ivresse, écrites dans la débauche. Mais tu ne le voyais pas, Claudia ; heureusement pour toi, tes yeux le cherchaient dans le ciel où il n’était pas. Ta foi lui prêtait des ailes lorsqu’il rampait sous tes pieds, parmi les lazzaroni qui dorment au seuil de ta villa. Eh bien ! jeune fille, il en sera ainsi de toutes tes illusions, de tous tes amours. Retiens le souvenir de cette déception si tu veux conserver ta jeunesse, ta beauté et la puissance de ton âme ; ou bien, si tu peux encore après ceci espérer et croire, ne te hâte pas de réaliser ton impatience ; conserve et refrène le désir de ton âme ardente, prolonge de tout ton pouvoir cet aveuglement de l’espoir, cette enfance du cœur qui n’a qu’un jour et qui ne revient plus. Gouverne sagement, garde avec vigilance, dépense avec parcimonie le trésor de tes illusions ; car le jour où tu voudras obéir à la fougue de ta pensée, à la souffrance inquiète de tes sens, tu verras ton idole d’or et de diamant se changer en argile grossière ; tu ne presseras plus dans tes bras qu’un fantôme sans chaleur et sans vie. Tu poursuivras en vain le rêve de ta jeunesse ; dans ta course haletante et funeste, tu n’atteindras jamais qu’une ombre, et tu tomberas bientôt épuisée, seule au milieu de la foule de tes remords, affamée au sein de la satiété, décrépite et morte comme Sténio, sans avoir vécu tout un jour. »

Après avoir parlé ainsi, il sortit du casino et s’apprêta à rejoindre Trenmor. Mais celui-ci lui prit le bras comme il atteignait le bas du perron. Il avait tout vu, tout entendu par la fenêtre entr’ouverte.

« Sténio, lui dit-il, les larmes que je répandais tout à l’heure étaient une insulte, ma douleur était un blasphème. Vous êtes malheureux et désolé, mais vous êtes, mon fils, encore jeune et pur.

— Trenmor, dit Sténio avec un dédain profond et un rire amer, je vois bien que vous êtes fou. Ne voyez-vous pas que toute cette moralité dont je viens de faire étalage n’est que la misérable comédie d’un vieux soldat tombé en enfance, qui construit des forteresses avec des grains de sable, et se croit retranché contre des ennemis imaginaires ? Ne comprenez-vous pas que j’aime la vertu comme les vieillards libertins aiment les jeunes vierges, et que je vante les attraits dont j’ai perdu la jouissance ? Croyez-vous, homme puéril, rêveur niaisement vertueux, que j’eusse respecté cette fille si l’abus du plaisir ne m’eût rendu impuissant ? »

En achevant ces mots d’un ton amer et cynique, Sténio tomba dans une profonde rêverie, et Trenmor l’entraîna loin de la villa, sans qu’il parût s’inquiéter du lieu où on le conduisait.