Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 23

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 22-27).
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DEUXIÈME PARTIE.

XXIII.

MAGNUS.

Sténio descendait un matin les versants boisés du Monte Rosa. Après avoir erré au hasard dans un sentier couvert d’épaisses végétations, il arriva devant une clairière ouverte par la chute des avalanches. C’était un lieu sauvage et grandiose. La verdure sombre et vigoureuse couronnait les ruines de la montagne crevassée. De longues clématites enlaçaient de leurs bras parfumés les vieilles roches noires et poudreuses qui gisaient éparses dans le ravin. De chaque côté s’élevaient en murailles gigantesques les flancs entr’ouverts de la montagne, bordés de sombres sapins et tapissés de vignes vierges. Au plus profond de la gorge, le torrent roulait ses eaux claires et bruyantes sur un lit de cailloux richement colorés. Si vous n’avez pas vu courir un torrent épuré par ses mille cataractes, sur les entrailles nues de la montagne, vous ne savez pas ce que c’est que la beauté de l’eau et ses pures harmonies.

Sténio aimait à passer les nuits, enveloppé de son manteau, au bord des cascades, sous l’abri religieux des grands cyprès sauvages, dont les muets et immobiles rameaux étouffent l’haleine des brises. Sur leur cime épaisse s’arrêtent les voix errantes de l’air, tandis que les notes profondes et mystérieuses de l’eau qui s’écoule sortent du sein de la terre, et s’exhalent comme des chœurs religieux du fond des caves funèbres. Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia ; car, à cet âge, tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. Le cœur de celui qui aime est si riche de poésie, qu’il lui faut du recueillement et de la solitude pour savourer tout ce qu’il croit voir dans l’objet de sa passion, tout ce qui n’est réellement qu’en lui-même.

Sténio passa bien des nuits dans l’extase. Les touffes empourprées de la bruyère cachèrent sa tête agitée de rêves brûlants. La rosée du matin sema ses fins cheveux de larmes embaumées. Les grands pins de la forêt secouèrent sur lui les parfums qu’ils exhalent au lever du jour, et le martin-pêcheur, le bel oiseau solitaire des torrents, vint jeter son cri mélancolique au milieu des pierres noirâtres et de la blanche écume du torrent que le poëte aimait. Ce fut une belle vie d’amour et de jeunesse, une vie qui résuma le bonheur de cent vies, et qui pourtant passa rapide comme l’eau bouillonnante et l’oiseau fugitif des cataractes.

Il y a dans la chute et dans la course de l’eau mille voix diverses et mélodieuses, mille couleurs sombres ou brillantes. Tantôt, furtive et discrète, elle passe avec un nerveux frémissement contre des pans de marbre qui la couvrent de leur reflet d’un noir bleuâtre ; tantôt, blanche comme le lait, elle mousse et bondit sur les rochers avec une voix qui semble entrecoupée par la colère ; tantôt verte comme l’herbe qu’elle couche à peine sur son passage, tantôt bleue comme le ciel paisible qu’elle réfléchit, elle siffle dans les roseaux comme une vipère amoureuse, ou bien elle dort au soleil, et s’éveille avec de faibles soupirs au moindre souffle de l’air qui la caresse. D’autres fois elle mugit comme une génisse perdue dans les ravins, et tombe, monotone et solennelle, au fond d’un gouffre qui l’étreint, la cache et l’étouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il n’est point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour l’imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n’est aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir : le plus grand poëte est alors celui qui invente le moins.

Mais Sténio avait au fond du cœur la source de toute poésie, l’amour ; et, grâce à l’amour, il couronnait les plus belles scènes de la nature avec une grande pensée, avec une grande image, celle de Lélia. Qu’elle était belle, reflétée dans les eaux de la montagne et dans l’âme du poëte ! Comme elle lui apparaissait grave et sublime dans l’éclat argenté de la lune ! Comme sa voix s’élevait, pleine et inspirée, dans la plainte du vent, dans les accords aériens de la cascade, dans la respiration magnétique des plantes qui se cherchent, s’appellent et s’embrassent à l’ombre de la nuit, à l’heure des mystères sacrés et des divines révélations ! Alors Lélia était partout, dans l’air, dans le ciel, dans les eaux, dans les fleurs, dans le sein de Dieu. Dans le reflet des étoiles, Sténio voyait son regard mobile et pénétrant ; dans le souffle des brises, il saisissait ses paroles incertaines ; dans le murmure de l’onde, ses chants sacrés, ses larmes prophétiques ; dans le bleu pur du firmament, il croyait voir planer sa pensée, tantôt comme un spectre ailé, pâle, incertain et triste, tantôt comme un ange éclatant de lumière, tantôt comme un démon haineux et moqueur : car Lélia avait toujours quelque chose d’effrayant au fond de ses rêveries, et la peur pressait de son âpre aiguillon les désirs passionnés du jeune homme.

Dans le délire de ses nuits errantes, dans le silence des vallées désertes, il l’appelait à grands cris ; et quand sa voix éveillait, les échos endormis, il lui semblait entendre la voix lointaine de Lélia qui lui répondait tristement du sein des nuées. Quand le bruit de ses pas effrayait quelque biche tapie sous les genêts, et qu’il l’entendait raser en fuyant les feuilles sèches éparses dans le sentier, il s’imaginait entendre les pas légers de Lélia et le frôlement de sa robe effeuillant les fleurs du buisson. Et puis, si quelque bel oiseau de ces contrées, le lagopède au sein argenté, le grimpereau couleur de rose et gris de perle, ou le francolin d’un noir sombre et sans reflets, venait se poser près de lui et le regarder d’un air calme et fier, prêt à déployer ses ailes vers le ciel, Sténio pensait que c’était peut-être Lélia qui s’envolait sous cette forme vers de plus libres régions.

« Peut-être, se disait-il en redescendant vers la vallée avec la crédule terreur d’un enfant, peut-être ne retrouverai-je plus Lélia parmi les hommes. »

Et il se reprochait avec effroi d’avoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiqu’il l’eût entraînée partout avec lui dans ses courses, quoiqu’il eût rempli d’elle les monts et les nuages, quoiqu’il eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de l’homme, les espaces les plus insaisissables à son espérance.

Ce jour-là il s’arrêta à l’entrée de la clairière profonde, et s’apprêta à retourner sur ses pas ; car il vit devant lui un homme, et le plus beau site perd son charme quand celui qui vient y rêver ne s’y trouve plus seul.

Mais l’homme était beau et sévère comme le site. Son regard brillait comme le soleil levant, et les premiers feux du jour, qui coloraient le glacier, embrasaient aussi d’un reflet splendide le visage imposant du prêtre. C’était Magnus. Il semblait livré à de vives impressions. La douleur et la joie se peignaient tour à tour en lui. Cet homme semblait rajeuni par l’enthousiasme.

Dès qu’il aperçut Sténio, il accourut vers lui.

« Eh bien ! jeune homme, lui dit-il d’un air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu ! La femme n’est plus !

— La femme ! dit Sténio. Il n’en est pour moi qu’une seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous ?

— De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia ! Dites, jeune homme, est-elle bien morte ? A-t-elle renié Dieu en rendant son âme au démon ? Avez-vous vu la noire phalange des esprits de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie ? Avez-vous vu sortir son âme maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés ? Ah ! maintenant, respirons ! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée s’ouvrent fraîches et vermeilles ! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse ! Tout renaît, tout espère, tout va vivre : Lélia est morte !

— Malheureux ! s’écria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres ? Quelle pensée de délire et de mort vous agite ? D’où venez-vous ? où avez-vous passé la nuit ? D’où savez-vous ce que vous osez dire ? Depuis quand avez-vous quitté Lélia ?

— J’ai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait d’une voix aigre ; sa voix s’élevait dans le silence et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de l’archange, qui s’élève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement l’archange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et j’entendis sa voix qui disait : Lélia n’est pas morte encore ! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta d’un ton amer : Lélia n’est pas morte ! Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de l’est, poussa un profond soupir et dit : Encore ! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je m’arrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour m’assurer que je n’étais pas sous la puissance des rêves.

— Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous ? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées ?

— Depuis ce temps, dit Magnus, j’ai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia n’est plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie s’écouler pure et nonchalante comme le ruisseau de la colline. Mon âme est sauvée…

— Vous avez perdu l’esprit, Dieu soit loué ! dit le jeune homme. Vous parlez de la maladie funeste qui faillit nous enlever Lélia, il y a un mois. Je vois, en effet, à vos cheveux et à votre barbe, que vous êtes depuis longtemps sur la montagne. Venez avec moi, homme malheureux ; j’essaierai de vous soulager en écoutant le récit de vos douleurs.

— Mes douleurs ne sont plus, dit le prêtre avec un sourire qu’on eût pris pour une céleste inspiration, tant il était doux et calme. Je vis : Lélia est morte. Écoutez le récit de ma joie. Quand j’arrivai au logis de la femme, je sentis la terre trembler ; et quand je voulus monter l’escalier, l’escalier recula par trois fois avant que je pusse y poser le pied. Mais quand les portes se furent ouvertes, je vis beaucoup de monde, et je me rappelai aussitôt quelle contenance un prêtre doit avoir devant le monde pour faire respecter Dieu et le prêtre. J’oubliai absolument Lélia. Je traversai les appartements sans trouble et sans crainte. Quand j’entrai dans le dernier, je ne me souvenais plus du tout du nom de la personne que j’allais voir ; car, je vous le dis, il y avait là du monde, et je sentais le regard des hommes qui était sur moi tout entier. Connaissez-vous la pesanteur du regard des hommes ? Vous est-il jamais arrivé d’essayer de le soulever ? Oh ! cela pèse plus que la montagne que voici ; mais, pour le savoir au juste, il faut être prêtre et porter l’habit que vous voyez… Je m’en souviens, c’était un cabinet tout tendu de blanc, et tout rempli de piéges et d’embûches. D’abord je crus que je marchais sur la laine douce et fine d’un tapis ; je crus voir des roses blanches dans des vases d’albâtre, et des lumières douces et blanches dans des globes de verre mat. Je crus aussi voir une femme vêtue de blanc et couchée sur un lit de satin blanc ; mais quand elle tourna vers moi sa face livide, quand je rencontrai son regard d’airain, le charme qui pesait sur moi s’évanouit ; je vis clair autour de moi, et je reconnus le lieu où l’on m’avait amené. Les roses se changèrent en couleuvres, et se tordirent sur leurs tiges en dressant vers moi leurs têtes menaçantes. Les murs se teignirent de sang, les vases de parfums se remplirent de larmes, et je vis que mes pieds ne touchaient plus la terre. Les lampes vomissaient des flammes rouges qui montaient vers la voûte en ardentes spirales, et qui m’étouffaient comme des remords. Je tournai encore les yeux vers le canapé : c’était toujours Lélia, mais elle était sur un réchaud embrasé, elle expirait dans d’atroces douleurs. Elle me demanda de la sauver, je m’en souviens bien ; mais alors je me souvenais aussi des vaines prières que je lui avais faites en d’autres temps, des larmes inutiles que j’avais versées à ses pieds, et le ressentiment était dans mon cœur. Elle avait perdu mon âme, elle m’avait enlevé Dieu : j’étais content de me venger et de perdre son âme, et de lui enlever Dieu à mon tour. C’est pourquoi je l’ai maudite et j’ai été sauvé ; et Dieu a récompensé mon courage, car aussitôt un nuage s’est répandu sur ma vue. Lélia a disparu, et les couleuvres aussi ; et les langues de feu, et le sang, et les larmes ont disparu, et je me suis trouvé seul au pied des arceaux de la cathédrale. Le jour naissait, les vapeurs se dissipaient un peu ; l’archange de pierre porta alors à ses lèvres la trompette que sa main tient immobile depuis plusieurs siècles : il en tira une fanfare éclatante dans laquelle je distinguai ce cri sauveur : Lélia n’est plus ! La chouette rentra sous le chapiteau qui lui sert de retraite, en répétant : Lélia n’est plus ! Alors la vierge de marbre blanc, cette vierge que je n’osais pas regarder quand je passais à ses pieds, parce qu’elle ressemblait à Lélia, cette vierge si pâle et si belle, qui avait sept glaives dans le sein et toutes les douleurs de l’âme sur le front tomba, brisée sur les marches de l’église. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cela. Dites-moi, avez-vous vu les débris ?

— Je suis passé hier soir devant elle, répondit Sténio, et je vous assure qu’elle est toujours fort belle, et qu’elle est debout.

— Ne blasphémez pas, jeune homme, dit le prêtre avec un sérieux effrayant. Dieu vous frapperait de sa malédiction, il vous rendrait fou ; je crains que vous ne le soyez déjà, car vous parlez comme un être privé de raison. Savez-vous ce que c’est que l’homme ? Savez-vous ce que c’est que Dieu ? Connaissez-vous la terre, connaissez-vous le ciel ?

— Prêtre, laissez-moi vous quitter, dit Sténio, que l’aliéné voulait entraîner vers sa grotte. Je ne saurais écouter vos paroles sans terreur. Vous maudissez Lélia, vous la condamnez au néant, et vous osez parler de Dieu, et vous osez porter l’habit de ses ministres ?

— Enfant, dit le prêtre, c’est parce que je crains Dieu, c’est parce que je respecte l’habit que je porte, que je maudis Lélia. Lélia ! ma perte, ma séduction, ma ruine ! Lélia ! qu’il m’était défendu de posséder, de désirer même ! Lélia ! l’atroce et l’infâme qui est venue me chercher au fond du sanctuaire, qui a violé la sainteté de l’autel pour m’enivrer de ses infernales caresses !…



Alors passa une chouette qui… (Page 23.)

— Vous mentez ! s’écria Sténio avec fureur. Lélia ne vous a jamais poursuivi, jamais aimé !…

— Eh ! je le sais, dit tranquillement le prêtre. Vous ne me comprenez pas : écoutez, asseyez-vous avec moi sur le tronc de ce mélèze qui sert de pont au-dessus de l’abîme. Là, plus près de moi, votre main dans la mienne, ne craignez rien. L’arbre ploie, le torrent gronde, le gouffre écume là-bas, dans cette noire profondeur, juste au-dessous de nous : cela est beau ! c’est l’image de la vie. »

En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio de ses bras crispés par la fièvre. Il était plus grand que lui de toute la tête, et le délire augmentait horriblement sa force musculaire. Son regard morne plongeait dans le gouffre et en mesurait la profondeur, tandis que ses mains distraites et convulsives semblaient toutes prêtes à y précipiter le jeune homme. Malgré le péril de cette situation, Sténio était si avide de ce qu’il allait entendre, le secret qui était entre Lélia et le prêtre torturait depuis si longtemps son âme jalouse, qu’il resta tranquillement assis sur l’unique solive qui tremblait au-dessus du précipice. Cela s’appelle le pont d’enfer. Chaque gorge, chaque torrent a son passage périlleux décoré du même nom emphatique, et praticable seulement aux chamois, aux hardis chasseurs et aux sveltes filles de la montagne.

« Écoute, écoute, dit le prêtre, il y avait deux Lélia : tu n’as pas su cela, jeune homme, parce que tu n’étais pas prêtre, parce que tu n’avais ni révélations, ni visions, ni pressentiments. Tu vivais naturellement, et d’une grosse vie facile et commune ; moi j’étais prêtre, je connaissais les choses du ciel et de la terre, je voyais Lélia double et complète, femme et idée, espoir et réalité, corps et âme, don et promesse ; je voyais Lélia telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge ; me comprenez-vous ? Oh ! ceci est bien clair pourtant, et, si tous les hommes n’étaient pas fous, ils écouteraient la parole d’un homme sage, ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi. C’était mon ennemi, à moi, il était double, il s’asseyait le soir dans la galerie de la nef ; je le voyais bien, je ne connaissais que trop la place où il avait l’habitude de paraître. C’était dans une riche travée toute drapée de velours bleu pâle ; je la vois encore cette place maudite ! C’était entre deux colonnes élancées qui la portaient suspendue entre la voûte et le sol, sur leurs frêles guirlandes de pierre. Il y avait deux anges sculptés, blancs comme la neige, beaux comme l’espoir, qui entrelaçaient leurs blanches mains et croisaient leurs ailes de marbre sur l’écusson de la balustrade. C’était justement là qu’elle venait s’asseoir. Elle se penchait avec un calme impie, elle appuyait son coude insolent sur les fronts inclinés de ces deux beaux anges ; elle jouait avec la frange d’argent des draperies, elle dérangeait les boucles de sa chevelure, elle promenait son regard audacieux sur le temple, au lieu de courber la tête et d’adorer l’Éternel. Oh non ! elle ne venait pas là pour prier ! Elle venait pour se désennuyer, se faire voir comme en spectacle, se délasser des fêtes et des mascarades, en écoutant pendant une heure les accents de l’orgue et la poésie des cantiques. Et vous tous, vous étiez là, jeunes et vieux, riches et nobles, suivant des yeux chacun de ses mouvements, épiant ses moindres regards, vous efforçant de saisir sa pensée dans la profondeur impénétrable de ses orbites, et vous agitant comme des damnés dans leur tombe à l’heure de minuit pour attirer sur vous l’attention enviée de la femme. Mais elle ! mais Lélia ! Oh ! qu’elle était grande, qu’elle était imposante ! Comme elle planait avec dédain sur les hommes ! Comme je l’aimais alors, comme je la bénissais pour son orgueil ! Comme je la voyais belle sous le reflet mat des bougies, pâle et grave, fière et douce pourtant ! Oh ! vous ne la possédiez pas, vous autres ! Vous ne saviez pas ce qui se passait dans son cœur, son regard ne vous le révélait jamais, vous n’étiez pas plus heureux que moi ! Comme cette pensée m’attachait à elle ! Dites, dites ! avez-vous jamais saisi son âme ? Avez-vous deviné l’idée qui fermentait dans son grand front ? Avez vous creusé son cerveau et fouillé dans les trésors de sa pensée ? Non ! vous ne l’avez pas fait. Lélia ne vous a pas appartenu non plus. Vous ne savez ce que c’est que Lélia. Vous l’avez vue sourire tristement, ou rêver d’un air ennuyé ; vous n’avez pas vu son sein se gonfler, ses larmes couler ; sa colère, sa haine ou son amour, vous ne les avez pas vus se répandre ! Dites, jeune homme, vous n’êtes pas plus heureux que moi ! Si vous disiez le contraire, entendez-vous, cet abîme ne serait pas assez profond pour vous recevoir !



En parlant ainsi, l'insensé entourait Sténio… (Page 24.)

— Et l’autre Lélia, qu’est-ce donc ? reprit le jeune homme sans s’effrayer le moins du monde de l’exaspération de Magnus.

— L’autre Lélia ! s’écria Magnus en se frappant le front comme si une atroce douleur s’y fût réveillée. L’autre ! c’était un monstre hideux, une harpie, un spectre ; et pourtant c’était bien la même Lélia, c’était seulement son autre moitié !

— Mais où la rencontriez-vous ? dit Sténio avec inquiétude.

— Oh ! partout, dit le prêtre ; le soir, quand l’office était fini, quand les cierges venaient de s’éteindre et que la foule s’écoulait par les portes de l’église, pressée sur les traces de la femme qu’on appelait Lélia, et qui s’en allait lente et blême, enveloppée dans son manteau de velours noir, traînant à sa suite un cortége à qui elle ne daignait pas jeter un regard… je la suivais aussi avec mes yeux, avec mon âme, et je sentais que j’étais prêtre ; j’étais enchaîné au pied de l’autel ; je ne pouvais pas courir sous le porche, me mêler à la foule, ramasser son gant, dérober une feuille de rose échappée à son bouquet. Je ne pouvais pas lui offrir l’eau du bénitier et toucher ses grandes mains effilées, si molles et si belles !

— Et si froides ! dit Sténio entraîné par l’attention. Ce granit, incessamment lavé par l’eau qui s’échappe du glacier, n’est pas plus froid que la main de Lélia, à quelque heure qu’on la saisisse.

— Vous l’avez donc touchée ? » dit le prêtre en l’étreignant avec rage.

Sténio le domina par un de ces regards magnétiques où la volonté de l’homme se concentre au point de subjuguer la volonté même des animaux féroces.

« Continuez ! lui dit-il ; je vous ordonne de continuer votre récit, ou, avec mon regard, je vous fais tomber dans le gouffre. »

Le fou pâlit et reprit son récit avec la sotte frayeur d’un enfant.

« Eh bien ! dit-il d’une voix tremblante et avec un regard timide, sachez ce qui m’arrivait alors : je reniais Dieu, je maudissais mon destin, je déchirais avec mes ongles les dentelles de l’aube sans tache dont j’étais revêtu. Oh ! je perdais mon âme, et pourtant je luttais… Alors… ô mon Dieu, par quelles épreuves vous me faisiez passer !… Je voyais du fond de la nef assombrie venir une ombre qui semblait fendre la pierre des cercueils. Et cette ombre, insaisissable et flottante d’abord, grandissait avec mon épouvante et venait me saisir dans ses bras livides. C’était une horrible apparition : je me débattais contre elle, je l’implorais en vain, je me jetais à genoux devant elle comme devant Dieu.

« Lélia, Lélia ! lui disais-je, que me demandes-tu ? que veux-tu de moi ? Ne t’ai-je pas offert un culte profane dans mon cœur ? Ton nom ne s’est-il pas mêlé sur mes lèvres aux noms sacrés de la Vierge et des anges ? N’est-ce pas vers toi que ma main lançait des flots d’encens ? Ne t’ai-je placée dans le ciel à côté de Dieu même, demandeuse insatiable ? Que n’ai-je pas fait pour toi ! À quelles pensées terribles et impies n’ai-je pas ouvert mon sein ! Oh ! laisse-moi, laisse-moi prier Dieu, afin que ce soir il me pardonne et que je puisse aller dormir sans que la damnation pèse sur moi ! Mais elle ne m’écoutait pas, elle m’enlaçait de ses cheveux noirs, de ses yeux noirs, de son étrange sourire, et je me battais avec cette ombre impitoyable jusqu’à tomber épuisé, mourant, sur les marches du sanctuaire.

« Eh bien ! parfois, à force de m’humilier devant Dieu, à force d’arroser le marbre de mes larmes, il m’arrivait de retrouver un peu de calme. Je rentrais consolé, je regagnais ma cellule silencieuse, accablé de fatigue et de sommeil. Mais savez-vous ce que faisait Lélia, ce qu’elle imaginait, la radieuse impie, pour me désespérer et me perdre ? Elle entrait dans ma cellule avant moi, elle se blottissait maligne et souple dans le tapis de mon prie-Dieu ou dans le sable de ma pendule, ou bien dans les jasmins de ma fenêtre ; et à peine avais-je commencé ma dernière oraison, qu’elle surgissait tout à coup devant moi, et posait sa froide main sur mon épaule en disant : Me voici ! Alors il fallait soulever mes paupières appesanties, et lutter de nouveau avec mon cœur troublé, et redire l’exorcisme jusqu’à ce que le fantôme fût dissipé. Parfois même il se couchait sur mon lit, sur mon pauvre lit solitaire et froid ; il s’étendait sur ce grabat, l’horrible spectre ; et quand j’entr’ouvrais les rideaux de serge pour m’approcher de ma couche, je le trouvais là qui me tendait les bras et qui riait de mon épouvante ! Ô mon Dieu ! que j’ai souffert ! Ô femme, ô rêve, ô désir ! que tu m’as fait de mal ! Que de formes tu as prises pour entrer chez moi ! Que de mensonges tu m’as faits ! Que de piéges tu m’as tendus !

— Magnus, dit Sténio avec amertume, taisez-vous ! vos paroles me font monter le sang au visage. Il n’y a que l’imagination d’un prêtre qui soit assez impudique pour flétrir ainsi Lélia.

— Non ! dit le prêtre, je ne l’ai pas profanée même en rêve. Dieu me voit et m’entend, qu’il me précipite dans ce gouffre si je mens ! J’ai courageusement résisté, j’ai usé mon âme, j’ai épuisé ma vie à ce combat, et je n’ai jamais cédé, et l’ombre de Lélia est toujours sortie vierge de ces nuits terribles. Est-ce ma faute si la tentation fut grande ? Pourquoi l’esprit de cette femme s’attachait-il à tous mes pas ? Pourquoi venait-il me chercher partout ? Tantôt, assis au tribunal sacré de la confession, j’écoutais avec recueillement les tristes aveux d’une femme sillonnée de rides et couverte de haillons ; et, s’il m’arrivait de jeter les yeux sur elle en lui répondant, savez-vous quelle figure m’apparaissait aux barreaux du confessionnal, au lieu de la face jaune et flétrie de la vieille ? La figure pâle et le regard méchant et froid de Lélia. Alors ma parole restait paralysée sur mes lèvres ; une sueur pénible inondait mon front, un nuage passait sur mes yeux ; il me semblait que j’allais mourir. Ma langue cherchait vainement une formule d’exorcisme, j’oubliais jusqu’au nom du Très-Haut ; je ne pouvais invoquer aucune puissance céleste, et cette hallucination ne cessait qu’à la voix rauque et cassée de la vieille qui me demandait l’absolution. Moi absoudre, moi délier les âmes, moi dont l’âme était enchaînée par un pouvoir infernal ! Mais heureusement Lélia n’est plus, elle s’est damnée ; et moi je vis, je serai sauvé ! Car, je l’avoue, tant qu’elle a vécu, j’étais en proie à d’horribles tentations ; des pensées bien plus destructives que tout ce que je vous ai dit fermentaient dans mon cerveau, et s’y tenaient victorieuses pendant des jours entiers. Ces pensées, c’était le doute, c’était l’athéisme qui pénétrait en moi comme un venin. Il y avait des jours où j’étais si las de combattre, où l’espoir du salut me luisait si faible et si lointain, que je me rejetais de toute ma force dans la vie présente. Eh bien ! me disais-je, soyons heureux au moins un jour, soyons homme, puisque nous ne pouvons être ange. Pourquoi une loi de mort pèserait-elle sur moi ? Pourquoi consentirais-je à être retranché de la vie des hommes, en échange d’une chimère d’avenir ? Ils sont heureux, ils sont libres, les autres ! Ils respirent à l’aise, ils marchent, ils commandent, ils aiment, ils vivent ; et moi je suis un cadavre étendu sur un cercueil, la dépouille d’un homme attaché à un débris de religion ! Ils placent leur espoir en cette vie ; ils peuvent le réaliser, car ils peuvent agir. Et d’ailleurs les choses que nous voyons existent ; la femme qu’on peut étreindre dans ses bras n’est pas une ombre. Moi je n’ai que l’espoir d’une autre vie, et qui m’en répondra ? Mon Dieu, vous n’existez donc pas, puisque vous me laissez en proie à ces affreuses incertitudes ? Il fut un temps, dit-on, où vous faisiez des miracles pour soutenir la foi chancelante des hommes : vous avez envoyé un ange pour toucher d’un charbon embrasé la lèvre muette d’Isaïe ; vous êtes apparu dans le buisson ardent, dans la nuée d’or, dans la brise des nuits ; et maintenant vous êtes sourd, vous restez indifférent à nos erreurs et à nos fautes. Vous avez abandonné votre peuple, vous ne tendez plus la main à celui qui s’égare, vous n’adressez plus une parole d’encouragement et de force à celui qui souffre et combat pour vous. Oh ! vous n’êtes que mensonge et vain orgueil de l’homme, vous n’êtes rien, vous n’êtes pas !…

« Ainsi je blasphémais et je me laissais emporter à la fougue des désirs. Oh ! si j’avais osé m’y livrer tout à fait !… si j’avais osé revendiquer ma part de vie et posséder Lélia seulement par la volonté !… Mais cela même je ne l’osais pas. Il y avait toujours au fond de moi une crainte morne et stupide qui glaçait mon sang au plus fort de la fièvre. Satan ne voulait ni me prendre ni me lâcher. Dieu ne daignait ni m’appeler ni me repousser. Mais tous mes maux sont finis, car Lélia est morte, et je reviens à la foi ; elle est bien morte, n’est-ce pas ? »

Le prêtre pencha sa tête sur son sein et tomba dans une profonde rêverie. Sténio le quitta sans qu’il s’en aperçût.