Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 349-360).


UNE ÂME DÉFLEURIE















Cette apathie terrible, cette funeste résignation pénétrait mon âme de je ne sais quelle épouvante et me glaçait le cœur.

Ballanche.

II


— Pierre, disait une des femmes à son enfant, va dire à ton père de venir dîner ; il s’en va midi.

Les sonores et lointaines volées de l’angelus tombaient en vibrantes cascades du vieux clocher de la Rivière-Ouelle, et versaient leurs joyeuses ondulations entre les deux rives de la vallée pour annoncer l’heure de midi, quand le laboureur arriva au milieu de sa famille.

— L’angelus ! mes enfants, dit-il d’un ton grave en se tournant vers l’église et en ôtant son bonnet de laine.

Puis, les yeux au ciel, il récita lentement la pieuse invocation.

Nulle part le rayon de la divinité n’est plus visible que sur la figure simple et sereine de l’homme des champs, quand l’ange de la piété vient ainsi le toucher de son aile.



— Papa ! s’écria le petit Pierre en terminant son signe de croix, il y a deux hommes, là-bas, qui viennent de débarquer d’un canot au bout de la Pointe.

— Quelques bourgeois de la compagnie de la pêche à marsouin qui viennent faire leur tournée[1]… Pourtant non, ils ne sont rien que deux…

As-tu de quoi leur donner à dîner, ma femme ?

Nous allons les inviter.



— Bonjour, messieurs, — ajoutait-il, un instant après, à l’arrivée des deux voyageurs qui s’étaient dirigés en droite ligne vers le rocher comme s’ils eussent parfaitement connu les lieux qu’ils parcouraient.

Souhaitez-vous prendre quelque chose ?

Vous avez encore joliment loin avant d’arriver aux maisons…

Un morceau de pain ne fait pas dommage quand on a ramé une demi-journée de temps.

— Puisque vous êtes si obligeant, nous ne vous refuserons pas,… d’autant plus que nous n’allons pas plus loin qu’ici.

— Comment ? Est-ce que vous ne descendez pas aux maisons, — fit le brave habitant tout intrigué, jetant vainement les yeux autour de lui pour chercher quel pouvait être le but de leur visite à ce rocher isolé ?

Les voyageurs se regardèrent sans répondre, et l’un d’eux, à l’air triste et abattu, ne put réprimer un soupir.



Pendant le frugal repas, ils répondirent poliment aux questions qui leur étaient faites ; mais furent peu communicatifs.

Le plus âgé était un grand vieillard chauve qui semblait entourer son compagnon de cette respectueuse protection qu’autorise chez un inférieur un long dévouement.

Des manières aisées et un air de dignité décelaient, dans celui qui l’accompagnait, une origine plus relevée ; et, sous la simplicité de ses vêtements, perçait une éducation soignée.

La fraîcheur de sa figure indiquait un homme dans la vigueur de l’âge, et cependant, ses cheveux étaient entièrement blancs.

Mais, pour un œil observateur, il était facile de voir que le malheur plus que l’âge avait neigé sur son front.

On remarquait aussi, sur sa physionomie, cet affaissement particulier des muscles qui se produit à la longue, quand au fond de l’âme se reflète sans cesse une image toujours triste ; et, dans son regard, ce voile mélancolique dont enveloppe et ternit la prunelle une douloureuse pensée qui monte incessamment du cœur aux yeux.

Ce regard attristé donnait froid, et glaçait le sourire sur toutes les lèvres.

Cependant l’incarnation de la tristesse sur cette figure n’avait rien de répulsif ; au contraire, cette douleur toute sympathique n’excitait que la compatissance.

C’était le crêpe d’un noble deuil, et non le sinistre nuage du remord.



Peu à peu les bruyantes causeries des enfants s’étaient évanouies devant cette paupière qui se soulevait lentement sur eux, triste et morne comme le couvercle entr’ouvert d’un cercueil ; et d’où s’échappait un rayon qui se posait sur leurs lèvres comme le doigt d’un mort.

Les traits de l’étranger paraissaient s’être encore visiblement rembrunis depuis son arrivée, et son œil hagard se fixait avec une telle âpreté sur le sol autour de lui, qu’on eût dit que chaque parcelle de ce terrain lui rappelait quelque navrant souvenir.

Un silence gênant avait succédé à la gaieté naguère si vive de la famille.

Le brave laboureur avait grandement envie de connaître l’objet de leur voyage ; mais les deux inconnus ne paraissaient pas vouloir aborder volontiers ce sujet.

Enfin il se hasarda à leur faire quelques questions.

— Vous allez me trouver peut-être un peu curieux, dit-il en se tournant vers le vieillard ; mais me permettriez-vous de vous demander votre nom ?

— Il vous serait à peu près inutile de le savoir ; car on me connaît à peine sous mon nom de famille.

Mes oreilles mêmes l’ont oublié.

Depuis bien des années, je n’ai jamais été nommé autrement que le Canotier.

C’était, en effet, notre fidèle guide.

Mais le brave chasseur avait bien vieilli depuis le jour où il avait couché dans la tombe une part de lui-même avec le cadavre de celui qu’il avait aimé plus que la vie.

Le vent des jours mauvais avait dépouillé sa tête, et n’avait laissé sur ses tempes que de rares touffes de cheveux blancs.

Hélas ! le front perd bien vite sa couronne quand sur le cœur pèse le poids d’un cercueil ! Les rides, qui vieillissent la figure, ne sont pas toujours creusées par le sillage des années ; plus souvent elles sont les tombes de ceux qui nous furent chers !



Le lecteur soupçonne maintenant le nom du second personnage.

Ce n’était autre que le fils de Madame Houel, arrivé au sommet de la vie.

— Serais-je indiscret en vous demandant le motif de votre visite en ce lieu, continua le laboureur en s’adressant toujours au Canotier ?

Celui-ci ne répondit pas, et se contenta de jeter un coup d’œil interrogateur sur son compagnon.

— Un bien triste devoir, — reprit enfin le fils de Madame Houel d’une voix dont le timbre mélancolique était en harmonie avec la tristesse de son regard.

N’avez-vous jamais entendu parler d’un événement tragique qui s’est passé ici autrefois ?

— J’ai bien entendu parler de quelque chose ; mais il faut vous dire qu’il n’y a pas longtemps que j’ai acheté une terre par ici, et je n’ai jamais eu l’occasion de me faire raconter cette histoire.

Cédant alors aux instances de ses hôtes, le fils de Madame Houel fit le récit des événements que le lecteur connaît déjà.



  1. Autrefois la pêche à marsouin de la Rivière-Ouelle était exploitée par une société de riches commerçants de Québec.