Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 5-16).


PRÉFACE.



« Les légendes sont la poésie de l’histoire.

« Sans elles, l’histoire chemine tristement, comme les prières boiteuses d’Homère.

« Quand, voyageur solitaire à travers les siècles, je parcours les solitudes mornes et silencieuses du passé, où chaque monument, chaque ondulation du terrain est un tombeau, mon cœur a froid, mon âme est triste jusqu’à la mort.

« J’ai besoin, au milieu de cette nuit, qu’un rayon de soleil, qu’une fleur au bord du chemin vienne consoler mon œil attristé. Il faut, à mon oreille effrayée de tant de silence, un peu de bruit, un murmure de fontaines, un gazouillement d’oiseaux.

« Ce murmure, ce rayon de soleil, cette fleur au bord du chemin, c’est la merveilleuse légende, fée mystérieuse qui change le désert en agréable solitude.

« Ah ! ne profanons donc pas tant de tombes en les dépouillant du peu de verdure qui les recouvre. Jetons plutôt quelques fleurs sur ces monuments funèbres, un peu de vie sur tant d’ossements.

« L’histoire, si poétique, de notre pays est pleine de ces délicieuses légendes, de ces anecdotes curieuses qui lui donnent tout l’intérêt du drame.

« Il en est encore une foule d’autres qui sommeillent au sein de nos bonnes familles canadiennes et dont le récit fait souvent le charme des longues soirées d’hiver.

« Mais, si nous n’y prenons garde, elles s’en iront bien vite s’altérant, se perdant, tant enfin qu’à peine pourrons-nous peut-être, dans quelques années d’ici, en recueillir quelques lambeaux épars.

« Ne serait-ce pas une œuvre patriotique de réunir toutes ces diverses anecdotes, et de conserver ainsi cette noble part de notre héritage historique ?

« Nous avons la ferme conviction qu’une plume plus vigoureuse mènerait à bonne fin cette entreprise ; et c’est afin d’inspirer cette heureuse idée à quelques-uns de nos compatriotes que nous avons recueilli la légende qu’on va lire. »

Tel est le vœu que nous émettions en publiant notre première légende.

Nous sommes heureux aujourd’hui de voir notre désir accompli, car le but principal des Soirées Canadiennes est de « soustraire nos belles légendes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, de perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs, et de vulgariser la connaissance de certains épisodes peu connus de l’histoire de notre pays. »


En réunissant en volume les légendes que nous avons publiées à diverses époques, nous croyons devoir renouveler ce que nous avons déjà dit à leur apparition :

Ce ne sont pas des histoires imaginaires ; nous pouvons, au contraire, en garantir l’authenticité.

Si nous y sommes pour quelque chose, ce n’est qu’en ce qui regarde la couleur, les détails et la disposition du récit.

Quant à l’épisode des Pionniers Canadiens en particulier, loin d’être une fiction romanesque, il est de la plus rigoureuse vérité historique.

D’ailleurs, afin d’enlever tout doute à cet égard, nous avons eu le soin, dans cette édition, d’indiquer les noms des personnages.

Les circonstances particulières où se trouve l’auteur lui ont rendu très-facile la connaissance de tous ces détails, puisque l’événement a eu lieu dans la demeure même de son aïeul, et que la jeune personne, qui joue un rôle dans ce récit, est sa grande tante maternelle.

L’auteur s’est, aussi, bien donné garde de retrancher de cette anecdote, le songe, où quelques-uns n’ont vu qu’une pure invention, mais qui est un exemple frappant du phénomène inexplicable des pressentiments.

Il n’a été que l’historien fidèle d’un de ces drames qui font époque dans les souvenirs d’une famille.

La Légende de la Jongleuse est une vieille histoire du temps passé, que l’auteur a recueillie, il y a bien des années, sur les lèvres des anciens conteurs de sa paroisse natale.

Elle retrace un de ces actes d’atrocité incroyable que les sauvages d’Amérique commirent si souvent contre les Pionniers de la Foi et de la Civilisation, et qui semblent avoir attiré sur toutes les races indiennes cette malédiction qui plane encore sur leur tête.

Le sauvage, a dit le comte de Maistre, n’est et ne peut être que le descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque.[1]

Cette hypothèse expliquerait la disparition si prompte des nations indiennes à l’approche des peuples civilisés.

Mais, sans recourir à ce problème, nous n’hésitons pas à attribuer leur anéantissement à ces inqualifiables barbaries dont ils se rendirent tant de fois coupables envers les Missionnaires et les premiers colons qui venaient leur apporter le flambeau de la Vérité.

La Légende de la Jongleuse se mêle aux premiers souvenirs d’enfance de l’auteur ; et il se rappellera toujours l’effet prodigieux que produisit sur sa jeune imagination le récit de ce drame que l’amour du merveilleux, inné dans le peuple, enveloppait de tout le prestige de l’inconnu.

Aussi a-t-il essayé, dans sa narration, de faire ressortir, en le poétisant, ce caractère fantastique, afin de conserver à la légende toute son originalité.


Ne vous êtes-vous pas extasié parfois devant le sublime panorama de notre Grand Fleuve, quand, par un beau soir d’été, bien calme, il reflète, dans le miroir limpide de ses grandes eaux, le superbe turban des Laurentides ?

Telle est l’idée que nous nous formons de la Légende :

C’est le mirage du passé dans le flot impressionnable de l’imagination populaire ; les grandes ombres de l’histoire n’apparaissent dans toute leur richesse qu’ainsi répercutées dans la naïve mémoire du peuple.

Telle est aussi l’idée que nous avons essayé d’exploiter en esquissant la Légende de la Jongleuse : — d’un côté, le tableau historique, conservé sur des monuments encore existants, — de l’autre l’image féerique, reflétée dans l’onde populaire.

Comme preuve historique, — outre le nom de la paroisse de la Rivière-Ouelle[2] qui tire son origine du nom des deux principaux personnages de ce drame, — nous indiquerons les traces évidentes, laissées sur les lieux même de l’événement, dans les noms qui les désignent encore aujourd’hui.

Quant à la partie légendaire, il suffira d’un seul coup d’œil du lecteur pour faire la part du merveilleux.



Avant de terminer cette préface, l’auteur croit devoir répondre à certaines objections qui lui ont été faites par des personnes dont il prise trop haut l’estime et la prudence pour se croire dispensé d’y satisfaire.

— Ce genre de littérature, dit-on, indique une étude de la littérature romantique moderne.

— À cette objection, nous répondons que ce qu’il y a de plus caractéristique et de plus original, dans l’école romantique, a été recueilli par des écrivains d’une parfaite orthodoxie, que l’auteur croit avoir étudiés à fond. Il suffit de citer entre autres M. Louis Veuillot, le cardinal Wiseman (Fabiola), Victor de la Prade, Hyppolite Violeau, le savant et pieux légendaire Collin de Plancy, etc., etc.

Ne serait-il donc pas permis, dans notre état, de consacrer quelques-uns de ses moments de loisir, ou de se retrancher quelques instants de récréation pour une étude agréable et utile ?

Est-ce à une époque comme la nôtre, où l’on ne cesse de jeter à la face du clergé les épithètes de rétrogrades, d’obscurantistes, qu’on lui ferait un reproche de ne pas se tenir en dehors du mouvement littéraire, le plus grand levier peut-être du monde moderne ?

— Mais, ajoute-t-on, ce genre de littérature ne convient pas à notre pays. C’est un genre tout nouveau.

— Eh ! tous les genres nous sont nouveaux, car notre littérature est encore à créer, pour ainsi dire. D’ailleurs, en essayant de conserver nos traditions légendaires, l’auteur ne croit pas avoir fait une œuvre inutile.

Malheur à nous si nous tournons le dos à notre passé.

Notre aurore a été si pure !

Et, le présent n’est pas sans nuage…

Que sera notre avenir ?

Essayons donc de réunir en faisceaux les purs rayons de notre matin pour en illuminer les ans qui viennent.

Du reste, il ne faut pas se le dissimuler, les écrits modernes, même les plus dangereux, sont plus en circulation parmi nos populations canadiennes qu’on ne le pense bien souvent.

Où vont ces avalanches de livres de littérature française et autre qui pleuvent, chaque mois, dans plusieurs librairies de nos grandes villes ?

Puisqu’il nous est impossible d’arrêter le torrent, hâtons-nous, du moins, d’imprimer aux lettres canadiennes une saine impulsion, en exploitant surtout nos admirables traditions, et en les revêtant d’une forme originale et attrayante.

Essayons de photographier notre littérature sur les admirables écrits des Louis Veuillot, des cardinal Wiseman, des Victor de la Prade, etc., etc., en leur donnant le coloris local.

Que chacun apporte sa pierre à l’édifice commun.

Voici notre grain de sable.

Nous laissons à des plumes plus savantes et plus exercées, telles que celles de M. l’abbé Ferland, de M. Crémazie, etc., etc., de cueillir d’abondantes moissons dans les champs de l’histoire et de la poésie.

Qu’on nous permette seulement de glaner les épis qui tombent de leurs gerbes.


Québec, mai, 1861.

  1. Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Vol. 1. Deuxième Entretien, page 75.
  2. On écrivait autrefois : Rivière-Houel.