Là-bas/Chapitre XVIII

Tresse & Stock (p. 348-364).


XVIII


Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieuses imprécations sur le tribunal, Gille de Rais comparut de nouveau devant ses juges.

Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, une fois de plus, bondi d’un excès à un autre ; quelques heures avaient suffi pour assagir l’énergumène qui déclara reconnaître les pouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages.

Ils lui affirmèrent que, pour l’amour de Notre-seigneur, ils oubliaient ses injures et, sur sa prière, l’évêque et l’inquisiteur rapportèrent la sentence d’excommunication dont ils l’avaient frappé, la veille. Cette audience, d’autres, furent occupées par la comparution de Prélati et de ses complices ; puis, s’appuyant sur le texte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession si elle est « dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa, » le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux, Gilles devait être soumis à la question canonique, c’est-à-dire à la torture.

Le Maréchal supplia l’Évêque d’attendre jusqu’au lendemain et réclama le droit de se confesser tout d’abord aux juges qu’il plairait au tribunal de désigner, jurant qu’il renouvellerait ensuite ses aveux devant le public et la Cour.

Jean de Malestroit accueillit cette requête et l’Évêque de Saint-Brieuc et Pierre de L’Hospital, Chancelier de Bretagne, furent chargés d’entendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut terminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ils ordonnèrent qu’on amenât Prélati.

À sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu’après l’interrogatoire, on s’apprêtait à reconduire l’italien dans sa geôle, il l’embrassa, disant : « Adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu’il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vous avez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nous entreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et je prierai pour vous. »

Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu’il devait avouer publiquement, à l’audience, le lendemain.

Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle où siégeait le Tribunal était comble et la multitude, refoulée dans les escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à la ronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dont le nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans les tremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.

Le Tribunal allait se réunir au grand complet. Tous les assesseurs qui, d’habitude, se suppléaient pendant les longues audiences, étaient présents.

La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans, se rajeunissait à mi-corps, s’effilait en ogive, élançait à des hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui se rejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en une pointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, au travers de leurs résilles de plomb, d’étroits carreaux. L’azur du plafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, à cette hauteur, que comme des têtes en acier d’épingles ; dans les ténèbres des voûtes, l’hermine des armes ducales apparaissait, confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands dés blancs, mouchetés de points noirs.

Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les Évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drap d’or, étaient cravatés d’un collier de flammes par le collet orfrazé, pavé d’escarboucles, de leurs robes. En une silencieuse procession, ils s’avançaient, alourdis par leurs rigides chapes qui tombaient, en s’évasant, de leurs épaules, pareilles à des cloches d’or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquelle pendait le manipule, une sorte de voile vert.

Ils flambaient, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâle soleil d’un pluvieux Octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de nouvelles flammes qu’il renvoyait, en les dispersant, à l’autre bout de la salle, jusqu’au peuple muet.

Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes des autres juges paraissaient plus discords et plus sombres ; les vêtements noirs des assesseurs et de l’Official, la robe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés de pelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis et grossiers.

Les Évêques s’assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles, Jean de Malestroit qui, d’un siège plus haut, dominait la salle.

Sous l’escorte d’hommes d’armes, Gilles entra.

Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Ses yeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses joues tremblaient.

Sur l’injonction qui lui fut adressée, il commença le récit de ses crimes.

D’une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts d’enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulations infernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols ; obsédé par la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralenties ou hâtées, leurs appels et leurs râles ; il avoua s’être vautré dans les élastiques tiédeurs des intestins ; il confessa qu’il avait arraché des cœurs par des plaies élargies, ouvertes, telles que des fruits mûrs.

Et d’un œil de somnambule, il regardait ses doigts qu’il secouait, comme pour en laisser égoutter le sang.

La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraient soudain quelques cris brefs ; et l’on emportait, en courant, des femmes évanouies, folles d’horreur.

Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait à dévider l’effrayante litanie de ses crimes.

Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusions sépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu’il cajolait afin de leur couper, dans un baiser, le cou.

Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellement formidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d’or, les évêques blêmirent ; ces prêtres, trempés aux feux des confessions, ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaient entendu les plus terrifiants des aveux ; ces prélats qu’aucun forfait, qu’aucune abjection des sens, qu’aucun purin d’âme n’étonnaient plus, se signèrent et Jean de Malestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ.

Puis, tous baissèrent le front et, sans qu’un mot eût été échangé, ils écoutèrent le Maréchal qui, la figure bouleversée, trempée de sueur, regardait le crucifix dont l’invisible tête soulevait le voile, avec sa couronne hérissée d’épines.

Gilles acheva son récit ; mais alors, une détente eut lieu ; jusqu’alors il était resté debout, parlant comme dans un brouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de ses impérissables crimes.

Quand ce fut terminé, les forces l’abandonnèrent. Il tomba sur les genoux et, secoué par d’affreux sanglots, il cria : « ô Dieu, mon Rédempteur, je vous demande miséricorde et pardon ! » — Puis ce farouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute, s’humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : « Vous, les parents de ceux que j’ai si cruellement mis à mort, donnez, ah, donnez-moi le secours de vos pieuses prières ! »

Alors, en sa blanche splendeur, l’âme du Moyen Âge rayonna dans cette salle.

Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé qui frappait de son front désespéré les dalles ; le juge disparut en lui, le prêtre seul resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute.

Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean de Malestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine : Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut se taise ; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en folie de ton être !

Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin.

Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d’affolement et de trouble. Exténuée d’horreur, excédée de pitié, la foule houlait ; le Tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.

D’un geste, le Promoteur arrêta les discussions, balaya les larmes.

Il dit que les crimes étaient « clairs et apperts, » que les preuves étaient manifestes, que la Cour pouvait maintenant, en son âme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l’on fixât le jour du jugement. Le Tribunal désigna le surlendemain.

Et ce jour-là, l’Official de l’Église de Nantes Jacques de Pentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences ; la première rendue par l’Évêque et l’Inquisiteur sur les faits relevant de leur commune juridiction, commençait ainsi :

« Le Saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, Évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier en nos Saintes Écritures, de l’ordre des frères prêcheurs de Nantes et délégué de l’Inquisiteur de l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance du Tribunal et n’ayant sous les yeux que Dieu seul… »

Et, après l’énumération des crimes, il concluait :

« Nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupable d’hérésie, d’apostasie, d’évocation des démons ; que pour ces crimes, tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines déterminées par le droit. »

La seconde sentence, rendue par l’Évêque seul, sur les crimes de sodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l’Église, qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait aux mêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presque identique, la même peine.

Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quand elle fut terminée, l’Évêque et l’Inquisiteur lui dirent : — Voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, être réincorporé à l’Église, notre mère ?

Et, sur les ardentes prières du Maréchal, ils le relevèrent de toute excommunication et l’admirent à participer aux sacrements. La justice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni, mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humaine demeurait seule.

L’Évêque et l’Inquisiteur remirent le coupable à la Cour séculière qui, retenant les captures d’enfants et les meurtres, prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati, les autres complices, furent en même temps condamnés à être pendus et brûlés vifs.

— Criez à Dieu merci, dit Pierre de L’Hospital qui présidait les débats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grand repentir d’avoir commis de tels crimes !

Cette recommandation était inutile.

Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il espérait, humblement, avidement, en la miséricorde du Sauveur ; l’expiation terrestre, le bûcher, il l’appelait de toutes se forces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort.

Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s’était ouvert et il avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ces effrayantes boues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie, il s’était subitement renversé l’âme ; il l’avait lavée de ses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de Sodome s’était renié, le compagnon de Jeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essorait jusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots de larmes !

Puis il pensa à ses amis, voulut qu’eux aussi mourussent en état de grâce. Il demanda à l’Évêque de Nantes qu’ils ne fussent pas exécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoir qu’il était le plus coupable, qu’il devait les avertir de leur salut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.

Jean de Malestroit accueillit cette supplique.

— Ce qui est curieux, se dit Durtal, en s’interrompant d’écrire pour allumer une cigarette, c’est que…

On sonna doucement ; Mme  Chantelouve entra.

Elle déclara qu’elle ne restait que deux minutes, qu’elle avait une voiture en bas. — C’est pour ce soir, dit-elle ; je viendrai vous prendre à neuf heures. Écrivez-moi d’abord une lettre à peu près conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu’il déplia.

Il contenait simplement cette attestation : j’avoue que tout ce que j’ai dit et écrit sur la Messe Noire, sur le prêtre qui la célèbre, sur le lieu où j’ai prétendu y assister, sur les soi-disant personnes que j’y trouvai, est de pure invention. J’affirme que j’ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent, tout ce que j’ai raconté est faux.

— C’est de Docre ? dit-il, regardant une petite écriture, pointue et retorse, presque agressive.

— Oui ; et il veut, en outre, que cette déclaration non datée soit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vous aurait consulté à ce sujet.

— Il se défie donc bien de moi, votre chanoine !

— Dame, vous faites des livres !

— Ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal. Et si je refuse ?

— Vous n’assisterez pas à la Messe Noire.

La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea et signa la lettre que Mme  Chantelouve mit dans son porte-carte.

— Et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle ?

— Dans la rue Olivier de Serres.

— Où est-ce ?

— Près de la rue de Vaugirard, tout en haut.

— Et c’est là que demeure Docre ?

— Non ; nous allons dans une maison particulière qui appartient à l’une de ses amies. — Sur ce, si vous le voulez bien, vous reprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suis pressée et je me sauve. À neuf heures, n’est-ce pas, soyez prêt.

Il eut à peine le temps de l’embrasser, elle était partie.

Enfin, se dit-il, lorsqu’il fut seul, j’avais déjà des renseignements sur l’incubat et l’envoûtement ; il ne me restait plus à connaître que la Messe Noire pour être tout à fait au courant du Satanisme, tel qu’il se pratique de nos jours et je vais la voir ! Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Paris recélât des dessous pareils ! Et comme les choses s’attirent et se lient ; il fallait que je m’occupasse de Gilles de Rais et du Diabolisme au Moyen Âge, pour que le diabolisme contemporain me fût montré !

Et il repensa à Docre et il se dit : — quelle finaude crapule que ce prêtre ! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillent aujourd’hui dans la décomposition des idées d’un temps, celui-là est le seul qui m’intéresse.

Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, les spirites, les hermétistes, les Rose-Croix, me font l’effet, lorsqu’ils ne sont pas de simples larrons, d’enfants qui jouent et se chamaillent, en trébuchant, dans une cave ; et si l’on descend plus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyantes et des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitution et de chantage ? Tous ces soi-disant débitants d’avenir sont fort malpropres ; c’est la seule chose dans l’occulte, dont on soit sûr !

Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions. Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu’ils devaient dîner ensemble, le surlendemain, chez Carhaix.

— Sa bronchite est donc guérie ?

— Oui, complètement.

Préoccupé de l’idée de la Messe Noire, Durtal ne put se taire et il avoua que, le soir même, il devait y assister ; — et devant la mine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu’il avait promis le secret et qu’il ne pouvait, pour l’instant, lui en raconter davantage.

— Mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies. Est-ce indiscret de te demander le nom de l’abbé qui présidera à cet office ?

— Non, c’est le chanoine Docre.

— Ah ! — Et l’autre se tut ; il cherchait évidemment à deviner à l’aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ce prêtre.

— Tu m’as autrefois narré, reprit Durtal, qu’au Moyen Âge, la Messe Noire se disait sur la croupe nue d’une femme, qu’au xviie siècle, elle se célébrait sur le ventre, et maintenant ?

— Je crois qu’elle a lieu comme à l’Église, devant un autel. Du reste, à la fin du xve siècle, elle s’est quelquefois débitée ainsi, dans les Biscayes. Il est vrai que le diable opérait alors en personne. Revêtu d’habits épiscopaux, déchirés et souillés, il communiait avec des rondelles de savate, criant : ceci est mon corps ! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. J’espère que tu ne seras pas obligé de rendre d’aussi bas hommages à ton chanoine.

Durtal se mit à rire. — Non, je ne pense pas qu’il exige de telles prébendes ; mais, voyons, tu ne juges point que décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ?

— Fous ! et pourquoi ? — Le culte du Démon n’est pas plus insane que celui de Dieu ; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout ; à ce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraient déments ! Non, les affiliés du Satanisme sont des mystiques d’un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il est fort probable que leurs élans vers l’au-delà du Mal coïncident avec les tribulations enragées des sens, car la Luxure est la goutte-mère du Démonisme. La médecine classe tant bien que mal cette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la Névrose ; et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois, au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par les journaux, sur l’exécution des condamnés à mort ; ils nous révèlent que le bourreau travaille avec timidité, qu’il est sur le point de s’évanouir, qu’il a mal aux nerfs, lorsqu’il décapite un homme. Quelle misère ! lorsqu’on le compare aux invincibles tortionnaires du vieux temps ! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas de parchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyait doucement les chairs ; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dans les cuisses et brisaient les os ; ils vous cassaient les pouces des mains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanières d’épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier la peau du ventre ; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vous rôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une face impassible, des nerfs tranquilles, qu’aucun cri, qu’aucune plainte n’ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaient seulement, après l’opération, bonne soif et grande faim. C’étaient des sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant ! Mais, pour en revenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s’ils ne sont pas des fous, ce sont, à n’en point douter, de très répugnants paillards. Observe-les. Je suis sûr qu’en invoquant Belzébuth, ils pensent aux prélibations charnelles. N’aie pas peur, va, il n’y a point, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dont parle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paul l’Ermite. Tu connais cette légende ?

— Non.

— Eh bien, pour te rafraîchir l’âme, je vais te la conter. Ce martyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, sur un lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulut forcer. Comme il ardait et qu’il allait pécher, il se coupa la langue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme ; et « ainsi la douleur enchassa la tentation », dit le bon de Voragine.

— Mon héroïsme n’irait pas jusque-là, je l’avoue ; mais… tu t’en vas déjà ?

— Oui, je suis attendu.

— Quelle bizarre époque ! reprit Durtal, en le reconduisant. C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent.

— Mais il en a toujours été ainsi ; les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que le matérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tous les cent ans. Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin du dernier siècle. À côté des rationalistes et des athées, tu trouves Saint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, les sociétés des Rose-Croix, les cercles infernaux, comme maintenant ! — Sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.

— Oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostro avaient du moins une certaine allure et probablement aussi une certaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliborons et quels camelots !