L'interprétation du répertoire - Molière à la Comédie-Française (Jules Truffier)

L'interprétation du répertoire - Molière à la Comédie-Française (Jules Truffier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 863-889).
INTERPRÉTATION DU RÉPERTOIRE

MOLIÈRE
Á LA COMÉDIE FRANÇAISE

Avant d’entrer dans le vif de nos remarques sur la tradition dans l’œuvre moliéresque, il nous faut dire un mot de la tradition en général et rappeler que le théâtre repose sur un fond de notions précises que l’acteur, à ses débuts, doit étudier comme une science. Les plus fameux artistes invoqués parfois pour n’avoir relevé que de la seule inspiration, s’être affranchis de la loi commune des études préparatoires et de la tradition, étaient, au contraire, des fervents de la méthode et du respect traditionaliste. Nous avons recueilli de la bouche même de Frederick Lemaitre vieux et désabusé, qu’il ne laissa jamais, dans son jeu, rien au hasard. Aujourd’hui, on nie, un peu partout, que l’apprenti comédien ait besoin d’apprendre à lire, à bien connaître la ponctuation, la quantité, le nombre, la cadence, quelques règles de la prosodie, afin d’arriver d’abord à cette science première du théâtre, qui est celle de la diction. Qu’on y prenne garde : cet art s’en va. On ne l’enseigne plus. On se demande même parfois quelle est la langue que l’on parle sur la plupart de nos scènes.

Bien dire, c’est la probité de l’Art dramatique.

Voici donc, d’abord, selon la formule de notre maître et ami Régnier, les quelques conseils préliminaires qu’il préconisait et que je ne cesse de répéter aux jeunes gens de mes classes du Conservatoire. C’est en étudiant les classiques qu’on apprend à bien jouer les auteurs modernes. L’ancien langage, avec ses tours différents des nôtres, ses fréquentes incises, exige une diction ferme, nette, dégagée de tout vice de prononciation Les habitudes nonchalantes du parler moderne ne tendent qu’à altérer la délicatesse et le caractère de l’émission, à dénaturer le son des voyelles, à amortir l’accentuation des consonnes. C’est avec les grands classiques, avec les poètes de toutes les époques, qu’il est bon de se former aux sonorités, tantôt viriles, tantôt délicates du verbe français. Une fois prises, ces saines habitudes ne se perdront jamais, et le comédien sera tout assoupli pour bien faire entendre tout ce qu’il devra dire. Le comédien, j’y insiste, ne peut acquérir de la netteté dans son articulation, de la correction dans sa manière de prosodier et se délivrer de cette affectation que donnent, au début, les exercices de prononciation, qu’en s’astreignant à une discipline rigoureuse, à une constante surveillance de soi-même. Pour arriver à bien parler, il faut que l’instrument de la parole soit « mécaniquement » au service de l’esprit, à toute heure. Il en est de même de la mémoire : il faut savoir son texte machinalement. Les mots doivent ne pas sembler compter pour l’acteur ; la situation domine tout. Rien de plus artificiel que ces « ralentissements » voulus de la diction actuelle. Il faut bien qu’on le sache : nos pères parlaient d’abondance ; Bossuet et La Rochefoucauld ne cherchaient pas leurs mots. Et c’est la première tradition concernant les textes du XVIIe siècle. Anonner est une « trouvaille » d’hier.

D’autre part, qu’on ne s’y trompe pas, la tradition à laquelle nous faisons allusion n’est aucunement celle qui consiste à former un acteur à l’empreinte d’un autre acteur, mais celle qui s’emploie à profiter de la science d’un artiste disparu pour en former un nouveau et perpétuer les acquisitions de chacun. La tradition à rechercher est celle qui dérive de la pensée même du poète communiquée à ses premiers interprètes : c’est celle qui explique le caractère, l’esprit du rôle et donne la connaissance des jeux de scène qui le colorent et le fortifient, alors que l’auteur n’a pu tout dire et qu’il a laissé au comédien le soin de compléter ses intentions par son jeu. Une longue succession de représentations a amené, d’âge en âge, des effets qui ont éclairé l’ouvrage ; il serait absurde de les dédaigner ; il faut toujours avoir l’esprit éveillé pour les recueillir, mais bien entendu, en les contrôlant avec un sévère esprit de discernement.

Quand on est à même d’interpréter magistralement les grands rôles classiques, on peut, — à la condition de rester dans son emploi, — traduire toutes les notations de « l’âme moderne. » Il n’est pas jusqu’à cette « familiarité » que l’on réclame aujourd’hui, et qui fut toujours le fond du génie des artistes supérieurs ; mais cette simplicité n’excluait ni le style, ni la grandeur. Cette « simplicité apparente » ne doit dégénérer ni en pauvreté, ni surtout en vulgarité. On ne nous entretient plus, dans le petit monde du théâtre, que de « libération. » Libération de quoi ?… Dans le Grand Répertoire, la jeunesse actuelle, sous ce prétexte de « libération, » s’habitue à ne plus rien donner du tout ! Je vois ainsi, chaque jour, quantité de rôles s’évanouir à cause d’une interprétation « simplifiée » au point de devenir inexistante. C’est à ce danger que devront veiller plus que jamais les excellents « meneurs de jeu. »


A chaque demi-siècle, il semble qu’on veuille introduire un esprit soi-disant nouveau dans l’interprétation des plus fameux ouvrages. En ce qui concerne la tradition de Molière, depuis Gœthe et ses « suivants » romantiques, on crut devoir infléchir l’œuvre du génial comique vers la « gravité, » voire le tragique ! Le poète des Cariatides protestait, à l’Odéon, en 1851, contre le mal à l’état latent :


Peuple, je suis la Comédie,
La Muse au sourire effronté
Que fuit la sottise, assourdie
Aux carillons de sa gaité.
Je fus sa première maîtresse,
Et si, pour le Peuple enchanté
Dans un souvenir d’allégresse
Molière doit être chanté,
C’est par Moi, c’est par mon délire ;
Car bohémienne du ciel,
Molière me doit son sourire
Et ce sourire est immortel !


La force vivifiante qui se dégageait de l’œuvre du grand comique s’est donc graduellement atténuée, et certains interprètes, invoquant une « profondeur de pensée » qu’ils s’imaginaient avoir découverte, se substituèrent aux personnages de l’auteur. Leur jeu lent, raisonneur, parfois lugubre, en vint à rendre plusieurs pièces méconnaissables. Peut-être le verra-t-on, au cours de ces remarques qui ne sont que le résumé d’une longue expérience. Aussi bien, l’occasion s’offre de revenir à quelques errements négligés, en l’honneur du tricentenaire de la naissance de Molière que l’on s’apprête à célébrer en 1922.

On a publié la liste des pièces que compte remonter la Comédie-Française, et cette liste, établie par ordre de chronologie, commence avec la Jalousie du barbouillé et le Médecin volant, deux farces attribuées à Molière. Ces farces passent pour être précieuses en tant que « canevas » de George Dandin et du Médecin malgré lui ; mais nous savons ce qu’elles valent devant le public, pour avoir été témoins de l’effet qu’elles produisirent à l’épreuve de la scène. Il est très louable d’avoir l’intention de jouer toutes les pièces de l’auteur du Misanthrope ; reste à savoir si cette réalisation intégrale sert bien celui que l’on veut honorer. Les reprises de la Jalousie du barbouillé en 1833 et en 1914, celles du Médecin volant en 1833 et en 1888, bien que confiées à des artistes hors de pair, furent également sans effet. Pourquoi récidiver et ne pas s’en tenir à la sage opinion de J.-B. Rousseau : « Les plus grands hommes n’ont pas toujours été grands en tout ; ils n’ont même pas toujours voulu l’être ; et loin qu’on doive regarder comme précieux tout ce qui est sorti de leur plume, on devrait, au contraire, si on le pouvait, supprimer avec discrétion tout ce qui n’aurait pas dû en sortir. » Ces restrictions provoqueront peut-être la colère de quelques ardents, toujours prêts à nous affirmer que les esquisses sont supérieures aux tableaux ; mais elles allégeraient, en l’occurrence, les efforts et les dépenses de la Comédie. Si nous souhaitons que l’on mette tout le soin désirable aux réfections scéniques, aux distributions de George Dandin et du Médecin malgré lui, nous admettons l’espoir de laisser leur chrysalide, dans l’ombre où dorment : Gorgibus dans le sac, le Grand benêt de fils, la Cosaque, Plan-Plan, le Fin lourdaud, etc…

L’Étourdi n’a jamais, à aucune époque, quitté l’affiche. La langue poétique, disait Hugo, « y est étincelante d’esprit et d’imagination. L’Étourdi est la mieux écrite de toutes les pièces de Molière. L’éclat, la fraîcheur de style qui brillent encore, en partie, dans le Dépit amoureux, peu à peu s’effacent, à mesure que Molière, cédant malheureusement à d’autres inspirations que la sienne, s’engage de plus en plus dans une nouvelle voie. » C’était l’avis de Th. Gautier, et Th. de Banville m’a souvent exprimé la même opinion. Il y aurait pourtant bien à reprendre là-dessus. En tout cas, si le rôle de Mascarille est, pour l’acteur comique qui l’interprète, laborieux pendant le premier acte et la majeure partie du second, ce rôle est, dans la suite, un des plus variés, des plus pittoresques, des plus brillants qui soient dans ce genre de fantaisie poétique.

Lors de la reprise de 1871, la pièce fut donnée vingt-quatre fois ; l’année suivante, vingt-quatre fois encore ; onze fois en 1873. Bref, jusqu’à nos jours, l’Etourdi, — n’en déplaise à ceux qui nient la puissance de la tradition, — est resté l’une des pièces de Molière les mieux jouées, les plus applaudies, parce qu’on en a gardé le mouvement et les jeux de scène, sans chercher à moderniser ce qui n’est pas modernisable.


Les Précieuses ridicules conserveront toujours leur « actualité » de satire littéraire, car, à toutes les époques, les excentriques de la littérature prêteront à rire. Que les snobs provinciaux et parisiens soient épris de préciosité, de symbolisme, de futurisme ou de dadaïsme, ils seront toujours bons à nous donner la comédie. Il est pourtant assez curieux de noter que cette farce, si fréquemment affichée de nos jours, et souvent avec grand succès (quoiqu’une partie de la salle, au cours de chaque représentation, ne rie que du bout des lèvres), cette farce ne fut que peu jouée, peu goûtée, peu comprise pendant tout le dix-huitième siècle. Les comédiens eux-mêmes qui tentèrent de la rajeunir en l’habillant de « costumes de ville, » nous ont, par leur insuccès, fourni la preuve de ce qu’avait de dangereux leur tentative. N’est-ce point le cas ou jamais, en faveur de cette œuvre si spéciale, de « situer » les personnages, dans une « salle basse » de l’époque, au milieu de quelques accessoires évoquant « l’alcôve ? » J’ai tenté cette réalisation quelques années avant la guerre, et l’on avait bien voulu la signaler, l’encourager dans quelques journaux ; mais plusieurs de mes collègues ont prétendu qu’il fallait s’en tenir à l’ancien « salon » tout nu, et ramener les personnages à la « vérité. » ( ? ), c’est-à-dire, les éteindre. Verser Cathos et Madelon dans l’emploi des « coquettes » est une erreur. Il y faut des « comiques, » car la vérité vraie, en l’occurrence, est que ces « pecques provinciales » sont insupportables de niaise prétention et d’une incommensurable sottise, puisqu’elles se pâment devant un laquais de mardi-gras, leur débitant d’abracadabrantes idioties. Il faut donc en marquer le grotesque.

Il en va de même pour Mascarille qui devrait toujours être vêtu conformément à la description que Mlle des Jardins nous a laissée, Les détails du costume sont précis et d’une irrésistible drôlerie dans leur folle exagération. Pourquoi ai-je rencontré tant de critiques chez mes collègues ? Il me semble que M. Georges Berr, excellent dans ce rôle, devrait donner l’exemple sur ce point et renforcer ainsi la « bouffonnerie » voulue de cette satire à tous crins. Que certaines exagérations vestimentaires soient atténuées ou supprimées en d’autres œuvres plus solennelles, passe ; mais, ici, elles sont indispensables à la compréhension du texte dont beaucoup de gens, je le répète, n’entendent plus le moindre mot.


Emile Perrin avait en horreur la joyeuse comédie du Cocu imaginaire ; il en disait ouvertement autant de mal qu’on en écrivait au XVIIIe siècle et sous le premier Empire, bien que le sévère et sagace Geoffroy reconnût « le grand homme à l’excellence du dialogue, à la verve du style, à la naïveté des plaisanteries, etc.. » Perrin, lui, niait tout en bloc et trouvait la pièce aussi plate qu’ennuyeuse.

J’en suis à me demander, aujourd’hui, fort de mon expérience, si ce dégoût manifesté par Perrin n’influa point sur l’interprétation de Got, très timoré au fond. Got avait commencé par jouer Sganarelle avec une verve inouïe, avec un succès de rire dont j’ai gardé l’ineffaçable, le bienfaisant souvenir. Peu de « bouffes. » m’ont aussi franchement diverti ; et Got, dans ce rôle, était devenu pour moi le parangon du « comique. » Mais, depuis le règne de Perrin, Got ne retrouva plus jamais, — je dis : jamais, — cette furia joyeuse. Il éteignit le rôle, et la demi-teinte se prolongea sur l’interprétation de son successeur. Résultat magnétique provenant, sans doute, de l’hostilité de l’Administra leur envers ce genre de pièce ? Le phénomène est fréquent au théâtre où l’on est très moutonnier. Un mauvais public rend les plus excellents acteurs inférieurs à eux-mêmes ; en revanche, un bon public triple les forces des plus faibles comédiens.

Ce fut à propos de la reprise de 1885 que Sarcey lança son réquisitoire contre Emile Perrin qui avait, à la demande des abonnés, supprimé dans l’École des Femmes le terme gaulois et traditionnel, et négligé la reprise du Cocu imaginaire. Sarcey, dans son article, épiloguait scientifiquement sur le « mot propre et le mot cru » et concluait mordicus à son maintien, en tous les endroits du texte moliéresque. Eh bien ! n’en déplaise à notre vieux maître et ami, le public continue à bouder ce vocable. Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, est condamné de par son titre ! Je m’explique. Lorsque Sganarelle fut quasiment mis de côté de 1891 à 1900 (la pièce n’avait été jouée que deux fois), j’insistai auprès du moliériste fervent qui nous administrait, afin de procéder à une reprise. Jules Claretie me répondait invariablement en souriant : « A quoi bon nous donner du mal pour deux ou trois représentations ? La pièce est fort amusante, mais elle fait fuir le public rien que par son titre. » — « Changeons-le ! répliquais-je, avec mon accoutumée naïveté batailleuse ; reprenons le titre que l’on employait au XVIIIe siècle et sous le Premier Empire : le Mari qui se croit trompé. Ni le génie de Molière ni son comique ne sont inclus dans un mot. Il ne s’agit pas d’un mot, mais d’une pièce. » Claretie levait alors les bras au ciel avec conviction : « Et la Presse ! Que diraient les défenseurs attitrés des virgules de Molière ?… » Bref, rien n’y fit. Je ne pus jouer, ni même revoir à la scène Sganarelle. Eh bien ! si l’on prenait la résolution de laisser crier quelques intransigeants et de remettre, sous le titre adouci, réclamé par nos pères : le Mari qui se croit trompé, en ne laissant le mot que dans le texte où il est facilement atténuable par la finesse de l’acteur, cette pièce en un acte (car la pièce est en un acte, et non coupée en trois, telle qu’on la jouait de nos jours afin de permettre le fameux rappel après le monologue de Sganarelle), cette comédie, en un acte, — selon la volonté de son auteur, — serait l’une des plus acclamées et des plus souvent représentées. Il y aurait d’ailleurs un article curieux à écrire sur les pièces mortes de leur titre. Sganarelle serait une des premières en date.


Si la mode était encore aux petits questionnaires littéraires, et que l’on demandât : « De qui, dans quoi sont les vers suivants ? » il est à présumer que plus d’un amateur de théâtre se trouverait embarrassé d’attribuer source ou paternité à la gracieuse définition de l’expression, vraie ou affectée, des sentiments d’amour, qui s’épanouit dans le premier acte du Prince jaloux :


Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence est assez pour expliquer un cœur ;
Tout parle dans l’amour ; et sur cette matière
Le moindre jour doit être une grande lumière.
Puisque chez notre sexe, où l’honneur est puissant,
On ne montre jamais tout ce que l’on ressent,
J’ai voulu, je l’avoue, ajuster ma conduite,
Et voir d’un œil égal l’un et l’autre mérite ;
Mais que contre ses vœux on combat vainement,
Et que la différence est connue aisément
De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude,
A celles où du cœur fait pencher l’habitude !
Dans les unes toujours on paraît se forcer ;
Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,
Semblables à ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort des sources naturelles…


Plusieurs scènes de cette pièce sont belles, et je comprends que son échec indiscutable ait été rude à Molière nouvellement installé au Palais-Royal, qu’il pensait inaugurer par un succès. L’œuvre n’est pourtant pas inférieure à certaines comédies héroïques acclamées de Thomas Corneille, de Quinault, voire à la Veuve, de Pierre Corneille. La lecture est loin d’en être aussi rebutante que celle de beaucoup d’autres pièces du même temps, Ce qui ressort de plus clair, lorsqu’on juge documents en mains, c’est que l’insuffisance de l’interprétation de Molière et de ses camarades fut flagrante. Ce n’est point par injustice que le public refuse généralement aux acteurs comiques le don du pathétique et de l’éloquence, c’est par instinct ; l’acteur habitué aux périodes comiques, eussent-elles des prétentions lyriques, — Coquelin nous en a donné des exemples, — ne peut tendre « l’arc d’Ulysse » des sentiments héroïques. Ce précepte exaspère bon nombre d’acteurs et de critiques, je le sais ; mais c’est un fait. Coquelin n’a jamais pu jouer Napoléon, pas plus que MM. Antoine et Gémier, malgré leurs révoltes contre les « aristocraties » de l’art, n’ont pu jouer les héros de l’antiquité ou de Shakspeare. Les théories, les manifestes n’y pourront jamais rien ! La preuve est tangible. Eh bien ! Molière fut au-dessous de sa tâche dans Don Garcie, qu’il se chargea d’ « exécuter » lui-même. Ayant à se mesurer avec des vers dramatico-lyriques, tour à tour dans la grâce et dans la force, il se trouva aux prises avec son système de « débit simplifié, » dont l’insuffisance éclata, dès qu’il fallut l’adapter à son texte « héroïque. » On nie ou l’on ridiculise volontiers ce qu’on est incapable de réaliser ; or, Molière,


… La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel séparant ses paroles…


Molière, avec sa courte haleine, sa « fluxion » chronique dont il s’excuse fréquemment, devait compromettre son œuvre, comme ses camarades firent chavirer la Thébaïde de Racine. Eternel débat sur les « deux dictions, » si facile à vider pourtant : à savoir, laisser à chaque texte son interprétation adéquate. Quand Molière, deux ans plus tard, fit la charge des acteurs, ses confrères de la troupe rivale, dans l’Impromptu de Versailles, on ne manqua pas de lui répondre assez justement : « Les raisins sont trop verts ! » — car enfin, malgré les exagérations condamnables de quelques-uns des acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, à qui fera-t-on croire que les comédiens préférés par Corneille, par Racine, par tous les poètes du temps, fussent aussi grotesques que Molière-Mascarille s’ingénie à nous les montrer ? Il n’osa pas d’ailleurs attaquer Floridor parce qu’il eût déplu en haut lieu ; il ne bafoua guère que les « minores. » Ulcéré par son échec d’acteur tragique, on comprend qu’il s’en soit pris surtout à ses rivaux et à leur manière de « dire. » Il les ridiculisa sur son théâtre, à la manière de MM. tel et tel, directeurs-auteurs de nos libres scènes, qui nous attaquent volontiers soit par leur plume, soit par celle de leurs adeptes, soit par la voix de leurs conférenciers. Tout se recommence ! Ne faisait-on pas la charge de Mounot-Sully dans nombre de revues ? Cela n’empêche que Mounet-Sully seul pouvait donner l’impression d’Œdipe-Roi !

Averti par l’insuccès de sa tentative dans le « genre noble » et se gardant bien de commettre une seconde, fois la même erreur, Molière, dans une pièce similaire, infléchit le même personnage, dans le sens de la comédie, et se rattrapa, cinq ans plus tard, dans le Misanthrope, avec Alceste, l’atrabilaire amoureux. Molière transposa Don Garcie en Alceste dont Boileau riait encore quelques années après la mort de son ami. Dans cette seconde édition de son Don Garcie, Molière ne craignait plus de faire rire.

Il serait fort intéressant d’extraire quelques scènes du 2e et du 4e acte de Don Garcie ; elles réserveraient, je, crois, une agréable surprise, si la distribution était « supérieure » et que les interprètes fussent choisis parmi les rares « lyriques » qui nous restent encore.


L’un de mes plus chers souvenirs moliéresques se rapporte à la reprise si chaudement accueillie de l’École des Maris, en décembre. 1911, avec Mme Piérat. Angélique du Malade, Isabelle de l’Ecole des Maris, compteront autant dans la carrière de l’exquise comédienne que l’inoubliable Grâce de Plessans, de la Marche Nuptiale. C’est avec ces trois rôles quelle conquit sa première « maîtrise » aux yeux des connaisseurs. Enjouée, coquette, malicieuse, sentimentale, rouée, tour à tour ingénue et amoureuse, — femme éternelle ! — c’est ainsi que, dans Isabelle, Mme Piérat sut réaliser cette synthèse de charme pervers et de beauté juvénile.

Nous insistâmes, en cette reprise, sur l’aspect de « jeunesse » que doit donner Sganarelle. Si Sganarelle, — par un contresens que j’ai vu commettre à tous les acteurs, — s’affuble de cheveux gris, s’il a la pesanteur d’un barbon, la pièce n’a plus sa signification, puisque Sganarelle, plus jeune de vingt ans que son frère Ariste, doit déplaire par son agitation tatillonne et son humeur sévère, tandis que l’aîné se fait aimer par son indulgence souriante et libérale. On fut ravi de la plantation du décor pris un peu dans tous les services ; nous ne dépensâmes pas 1 500 francs et n’eûmes nul besoin d’avoir recours à des novateurs en détrempe. D’ailleurs, les crédits me furent toujours très chichement dispensés. Ce n’était pas encore la mode de dépenser 30 000 francs pour monter un acte !

Nous reverrons enfin ces trois actes que Geoffroy mettait au premier rang dans l’œuvre de Molière. Le nombre des représentations de cette pièce, notées sur nos registres, donne, jusqu’en 1900 : 1211 ; chiffre comparable à celui des plus populaires chefs-d’œuvre : Tartuffe (2058), le Médecin malgré lui (1592), l’Avare (1503), le Misanthrope (1206), l’École des Femmes (1203), les Femmes savantes (1189), le Malade imaginaire (1074).

Peut-être joindra-t-on à l’École des Maris sur un même programme, comme au temps de Molière, chez Monsieur, le 26 novembre 1661, « quelques scènes » des Fâcheux ? Je dis : « quelques scènes, » car cette « revue » compte surtout à nos yeux par le. souvenir de la disgrâce du surintendant Fouquet, par la jolie lettre documentaire de La Fontaine a Maucroix, et par la Préface qui nous fournit un précieux document sur le mélange de la musique et de la danse dans les comédies de Molière, mélange inédit si pleinement goûté par le public et par Louis XIV, que la nouveauté de cette combinaison fut le premier et le plus sûr titre de Molière à la faveur royale.

Mes impressions d’acteur, lors de la reprise des Fâcheux, en 1883, correspondirent exactement à celles du jeune spectateur que j’étais en 1869. Seules, la scène du chanteur danseur de courante, Lysandre (qui me valut une exquise épitre de Banville), celle du chasseur Dorante (jouée par Coquelin aîné, et que Sarcey célébra d’enthousiasme), seules ces scènes furent applaudies ; le reste tomba non seulement à plat, mais fut, à la fin de la pièce, fortement « égayé. » Le rôle de Damis, le tuteur d’Orphise, était interprété par notre regretté Laugier. De haute stature, quand Laugier tira une toute petite épée Louis XIV pour charger le spadassin La Rivière et ses acolytes armés de longues rapières Louis XIII, et qu’il les eut mis en fuite, après quelques parades dans le vide, ce fut le signal de rires inextinguibles, d’exclamations carnavalesques qui persistèrent jusqu’à la chute du rideau. Sarcey, par piété envers Molière, ne signala pas cette fin lamentable, orchestrée de quelques sifflets. On pourrait donc donner la scène du commencement, la scène de Lysandre ; celle des « deux manières d’aimer ; » celle du chasseur Dorante, et terminer par la fuite d’Eraste vers son rendez-vous d’amour retardé ; ce serait suffisant et l’on éviterait ainsi de « fâcheuses » surprises.


Quelle joie de pouvoir rassembler ses forces et ses soins sur un chef-d’œuvre ! Il n’en est pas de plus complet que l’École des Femmes qui fut le plus grand succès de Molière. On ne fera jamais trop en faveur de cette merveille dont Balzac, — me disait le vieux Verteuil, — ne manquait jamais une représentation, jouât-on la pièce à six heures du soir. Si cette pièce unique ameuta contre Molière la foule des rivaux, des mécontents, et jusques à Pierre Corneille, elle valut à son auteur la « pension royale des beaux esprits » et consacra sa grandeur « comique. » Retenons ce mot « comique » qui sonne, à cette date, à tous les échos. Le gazetier Loret note que le samedi 6 janvier 1663, au Louvre :


On joua l’École des Femmes
Qui fit rire leurs Majestés
Jusqu’à s’en tenir les côtés :
Pièce aucunement instructive
Et tout à fait récréative
Quant à moi, ce que j’en puis dire,
C’est que, pour extrêmement rire,
Faut voir avec attention
Cette représentation,
Qui peut, dans son genre comique,
Charmer les plus mélancoliques…


Tous les contemporains constatent le comique étincelant de cette œuvre que l’on prétend, aujourd’hui, devoir être interprétée en mélodrame. Quel attentat contre l’esprit français ! La lettre de de Visé, malgré ses critiques, est probante : « Si l’on court à tous les ouvrages comiques, c’est parce que l’on y trouve toujours quelque chose qui fait rire, et que ce qui est méchant et même hors de la vraisemblance est quelquefois ce qui divertit le plus. Les postures contribuent à la réussite de ces sortes de pièces, et elles doivent ordinairement tous leurs succès aux grimaces d’un acteur. Nous en avons un exemple dans l’École des Femmes, où les grimaces d’Arnolphe, le visage d’Alain et la judicieuse scène du notaire, ont fait rire bien des gens… etc. »

Cette réponse à la Critique de l’Ecole des Femmes, ne fit que fortifier le succès de la pièce, et Molière ne manqua pas, à l’occasion, de se raccommoder avec de Visé dont il joua les œuvres sur son théâtre.

Vers 1839, ce fut Provost qui, le premier, s’avisa « de monter Arnolphe à la hauteur d’Alceste, » ( ? ) selon l’expression d’Edouard Thierry sur la tombe de Provost. Est-ce parce que Provost avait longtemps tenu les traîtres au boulevard ? Est-ce à cause de son physique plutôt hostile, de ses lèvres pincées ? Toujours est-il que cette interprétation « dramatique » lui sembla plus « facile ; » car, on ne saurait trop le répéter, il est beaucoup plus facile, il est plus à la portée de tout le monde de jouer hostile, triste et en dedans, que de jouer comique et en dehors. Les comiques fatigués nous en donnent des exemples ! Samson, lui, restait intraitable sur le rôle d’Arnolphe (Becque, Sarcey et tous les connaisseurs devaient, dans la suite, être de son avis). Samson avait judicieusement écrit dans son Art théâtral, à propos d’Arnolphe :


… Quelques esprits, séduits par son titre d’amant,
Ont réclamé pour lui notre attendrissement…
Par quels soins délicats, quelle noble tendresse
Arnolphe d’un rival combat-il la jeunesse ?…
Par quelle précieuse et rare qualité
Rachète-t-il le tort de sa maturité ?
Est-il esprit plus faux, amant plus égoïste ?…


On ne saurait mieux qualifier ce quadragénaire, que le charmant et optimiste Chrysale

… Tient fou de toutes les manières !

Arnolphe serait digne des galères s’il ne nous faisait rire en osant nous confier :


… Un air deux et posé, parmi d’autres enfans,
M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans ! ! !

… Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emplotroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit


Et l’on prétend nous « émouvoir » avec un imbécile de cette envergure ! Non, cent fois non ! Arnolphe serait un maniaque à bâtonner, s’il ne nous faisait rire ; et je comprends la véhémence de Samson, qui provoqua quelques sourires sacrilèges aux obsèques de Provost. L’anecdote est bien « de théâtre : » Samson exaltait sincèrement, au cimetière, le dévouement de son collègue envers, la Comédie-Française, ses succès dans nombre de rôles ; puis, s’arrêtant tout à coup, le front empourpré, les « temporales » gonflées, il s’écria : « Et pourtant… Provost ne comprit jamais rien au rôle d’Arnolphe ! » Cela jeta un froid ; mais Samson ne se connaissait plus, lorsqu’il discutait sur Molière.

Grâces soient rendues d’avance au grand comédien classique qui nous réincarnera le truculent égoïste et non le vague sacristain pleurnichard que nous montrèrent quelques-uns de ses derniers interprètes, — toujours sous le même prétexte. — « Humanité, » que d’hérésies on commet en, ton nom !

Rendons pourtant justice à Got ; il s’efforça d’accentuer le rôle dans le sens « bon vivant » d’un conteur de haute graisse, généreux à l’occasion, uniquement buté sur le chapitre de l’infortune conjugale. C’est du moins ce qu’il tenta dès qu’il fut moins préoccupé de sa mémoire ; car, le soir de sa première prise de possession, il se démonta et joua quasiment au souffleur. Ce même soir, nous représentions, Jeanne Samary et moi, le couple Georgette-Alain ; le trouble de Got dut gagner Samary, car, au deuxième acte, lorsque, bousculée par Arnolphe, Georgette tombe à genoux, ahurie, en s’exclamant :


Eh ! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure !

tandis qu’Alain lui fait écho, en exécutant le même jeu :

Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure !…


Jeanne Samary lança de toutes ses forces :


Eh ! ne me mangez pas, monsieur, je vous supplie !


Got sursauta, plein d’inquiétude ; puis il roula ses gros yeux étonnés quand il m’entendit répondre du tac au tac :


Quelque chien enragé l’a mordu, je parie !


Personne ne s’aperçut de rien, pas même Sarcey, qui ne broncha pas, au balcon où il nous écoutait, la tête penchée et les deux mains croisées sur son épigastre. En sortant de scène, Got, me désignant aux camarades présents, dit avec le ton saccadé qui donnait un accent si particulier à ses boutades :

— Il vient de nous montrer l’utilité des comédiens-poètes qui ne bronchent pas à la rime.

Je m’inclinai, très flatté, bien que je trouvasse la rime improvisée fort mauvaise et le verbe peu XVIIe siècle, bien qu’on le rencontre dans Pascal.



La Critique de l’École des Femmes, remontée par Perrin, retrouvera toujours son succès de dialogue et de pittoresque. Quant à l’Impromptu de Versailles, laborieusement interprète par Samson, puis par Coquelin, il ne put fournir plus de trois représentations de 1831 à 1840, et neuf (au prix de quelle insistance ! ) en 1880. Je souhaite un réel courage au vaillant collègue à qui incombera le faux « bon rôle » du loquace Molière. Les allusions et discussions n’y sont plus, comme dans la Critique, d’intérêt général ; ce sont querelles personnelles qui n’intéressent plus le public d’aujourd’hui.


L’heureuse reprise de l’Amour médecin a mis en goût M. Fabre à qui nous devons ces « cadres » d’avant-scène percés de portes servant d’issues aux acteurs des intermèdes. Nous devons aussi à l’administrateur actuel l’usage de ces tentures stylisées, — dans Esther par exemple, — grâce à quoi les changements de décors, abrégés, rendent possible l’exécution plus rapide de certaines œuvres.

La Princesse d’Élide profitera de ces innovations. Une simple tapisserie de chasse en forêt suffirait à situer les lieux chers à la fille d’Iphitas :


… Oui, j’aime à demeurer dans ces aimables lieux,
On n’y découvre rien qui n’enchante les yeux ;
Et de tous nos palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu’y forme la nature…


On songe, me dit-on, à mettre l’orchestre en vue du public ; cette idée, — contre laquelle on protesta bruyamment quand je la proposai, en 1900, — facilitera la restitution de la partie musicale de cette musique de scène que Molière dut à plusieurs compositeurs, et qui, disons-le sans amoindrir son génie, est ici nécessaire. Théophile Gautier avait raison sur ce point. Dans son excellente étude sur les Comédies-Ballets de Molière, un professeur de l’Université, M. Maurice Polisson, a fait œuvre de moliériste clairvoyant en affirmant que, lorsqu’on dédaigne cette partie du théâtre de notre grand comique, on ne peut être en état de rendre à Molière toute la justice qui lui est due sur maints détails artistiques.

Molière aimait la musique ; il aimait la danse ! Sans cesse, au cours de sa carrière, dans ses comédies si diverses, il parle en connaisseur, en professionnel, de ces deux arts universels. Dans le milieu moliéresque, ils étaient tous plus ou moins musiciens. Armande Béjart, dès sa jeunesse, chantait souvent en italien, en s’accompagnant sur la guitare ; elle dansait à ravir ; nous en avons la preuve par les comptes rendus des Plaisirs de l’Ile Enchantée ; et plus tard, la fille de Molière, cette mystérieuse et mélancolique Madau-Madeleine, devait, naturellement, épouser un musicien, le sieur de Montalan, gentilhomme, qui fut, pendant quelque temps, organiste de Saint-André-des-Arcs.

N’empêche que le chapitre « Musique » des budgets de la Comédie-Française, donne encore lieu, aux assemblées générales, à des réclamations toujours vives. Les protestations sont moins ardentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient du temps de Molière. La Grange et La Thorillière nous révèlent, par leur registre, que lesdits frais de musique représentaient déjà, dans la troupe de notre aïeul, un luxe de « bruit coûtant fort cher, » et dont l’exécution n’était pas toujours facile. On en eut la preuve lors des représentations de Psyché et des agissements peu confraternels du Florentin, ce diable de Lulli.

Une réédition du Ballet des Muses serait aussi vaine qu’impossible. Mélicerte, dont une seule scène est à garder, ne fut jamais terminée par Molière, le roi s’étant contenté de cette comédie pastorale héroïque inachevée et qui faisait partie du dit ballet, dansé par Louis XIV, au château de Saint-Germain-en-Laye, le 2 décembre 1666. Cette pastorale fut suivie d’une autre Pastorale Comique, sorte d’impromptu môle de scènes récitées et de scènes en musique, avec divertissements et entrées de ballet. Il y a de tout dans cette pastorale, même un « triolet, » chanté par Filène :

Je t’étranglerai, mangerai,
Si tu nommes jamais ma belle !

Ce que je dis, je le ferai,
Je t’étranglerai, mangerai :
Il suffit que j’en ai juré !
Quand les dieux prendraient ta querelle,
Je t’étranglerai, mangerai,
Si tu nommes jamais ma belle !

L’une des « entrées » contenait déjà des vers à la gloire de Molière. Ces vers de Benserade nous renseignent sur la faveur, la haute « situation » dont jouissait l’auteur de Tartuffe !


POUR MOLIERE

Le célèbre Molière est dans un grand éclat :
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome.
Il est avantageux partout d’être honnête homme,
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat.

Qu’on vienne nous dire après cela que Molière fut méconnu ! Lorsqu’au commencement de l’année 1667, on reprit ce ballet des Muses, Molière y ajouta une quatorzième « entrée » : Le Sicilien ou l’Amour Peintre :

Ce Sicilien que Molière
Représente d’une manière
Qui fait rire de tout le cœur

et qui trouvera sa place au numéro d’ordre des galas musicaux du Grand divertissement royal dont on n’extraira sans doute que ce fragment.

On doit remonter aussi la farce magistrale de Pourceaugnac, conçue à Chambord, en septembre 1669, et dont le succès fut lui que Robinet put dire, après avoir vu deux représentations de la pièce de Molière :

Tout est, dans ce sujet follet
De comédie et de ballet
Digne de son rare génie…

Je ne désespère pourtant pas, au train où nous allons, de voir, un jour, cette folie jouée en mélodrame ; cardes esthètes réformateurs voient aussi dans le bouffon « Limosin » un pauvre persécuté ! (Sic.) Pour certains, — je les pourrais nommer, puisque je suis en lutte avec eux, — Pourceaugnac devrait faire pleurer !!! Heureusement, il suffit de lire la pièce pour se convaincre de l’insanité de ces déformations systématiques. La course des apothicaires est un de mes plus joyeux souvenirs d’enfance.

Il est peu probable, et même peu désirable, que l’on s’efforce à remettre cet autre divertissement royal, ce « ballet en comédie » attribué d’abord, par erreur, à Benserade : Les amants magnifiques, dont le sujet fut donné par Louis XIV. « Deux princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des Jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. » Certaine tirade du général Sostrate, amant d’Ériphile, contre le magnétisme et les sciences occultes, prouve que ces questions préoccupaient déjà les esprits, et le dernier intermède pourrait passionner les restaurateurs de Jeux Olympiques ; mais tous ces détails ne sont guère suffisants pour l’attrait d’une reprise forcément coûteuse.

L’Avare et le Bourgeois Gentilhomme, qui sont donnés couramment et font salle comble, sont, de nos jours, parmi les pièces de Molière les mieux « distribuées » qui soient. Nous eûmes l’intention, lorsque la paix fut signée, de terminer le Bourgeois par le joyeux dialogue des gens qui demandent, en musique, au marchand de programmes, les « livrets du ballet. » Deux bourgeois du quartier du Palais-Royal se plaignent d’être négligés, et des importuns de toutes les nations gigotent et battent des mains en cadence, suivant les conseils de trois chanteurs espagnols :

Alegria ! Alegria ! Alegria !
Que esto de dolor es fantasia…

Je n’ai jamais assisté aux extravagances du Muphti sans me remémorer l’anecdote de Lulli. On sait que Lulli divertit énormément Louis XIV dans ce personnage. Or, ce triomphe, lorsque Lulli voulut être reçu secrétaire du Roi, devint pour lui un titre d’exclusion ; cette illustre compagnie déclara qu’elle ne voulait point d’un farceur. Lulli porta ses plaintes à Louvois, qui ne put s’empêcher d’approuver la délicatesse de messieurs les secrétaires du Roi. « Comment ! s’écria le musicien, si le Roi vous ordonnait de danser, pourriez-vous refuser ? » Le ministre, écrasé par cet argument, fit entendre à messieurs du grand collège qu’un farceur qui divertissait le Roi était un artiste qui ne pouvait qu’honorer la compagnie ; et Lulli fut nommé.


En tant que drame et pièce musicale « à machines, » Psyché a ruiné tous ceux qui en ont généreusement tenté la résurrection. À part les fragments, tour à tour exquis et magnifiques, que j’ai religieusement groupés dans « l’acte » que l’on applaudit très souvent rue de Richelieu, l’œuvre, dans son ensemble, est indigeste. Les dernières tentatives, réalisées à grands frais, soit en costumes à l’antique, soit en costumes Louis XIV, en des décors olympiens ou dans les rocailles de Versailles, n’ont pu, malgré les efforts de la Presse, galvaniser le public. J’ai suivi toutes ces représentations et noté l’attitude et l’impression des spectateurs. Ils m’ont toujours paru témoigner, au début, d’un grand désir d’acclamer la pièce, sans pouvoir, hélas ! s’intéresser longtemps au texte de Molière et de Corneille.

Le premier acte, en entier de Molière, est traité en vers spirituels, mais prosaïques ; la fin de cet acte, lorsque les deux sœurs se réjouissent in petto de l’oracle condamnant à mort leur benjamine, passe quasiment inaperçue ; les « princes amants » Agénor et Cléomène sont parfaitement inexistants ; l’intérêt décroît d’acte en acte, de telle sorte que les morceaux même les plus vraiment admirables, les plaintes du Roi, père de Psyché, les scènes de l’Amour, etc… ne font plus, quand ils arrivent, aucun effet. On ne les « retrouve » plus. Quant à la musique, elle est soporifique, et les subterfuges de mise en scène quels qu’ils soient ne rendront jamais ces cinq actes intéressants.

Cette œuvre fut, de notre temps, « distribuée » en général à contre-sens. On s’obstinait à voir dans le rôle de Psyché une frêle ingénue, lorsqu’il y faut une sorte d’Iphigénie, un « jeune-premier-rôle-femme » à poumons amples, à voix sonore, enchanteresse ; quant à l’Amour, qu’un Mounet-Sully jeune pourrait tout juste mettre à son plan, au cinquième acte, nous dûmes en supporter longtemps l’interprétation par de petites demoiselles frétillantes. Il en était de même pour le Zéphire créé par Molière quinquagénaire, et que j’ai eu tant de mal à faire interpréter enfin par un homme. On y voulait toujours voir une fillette lilliputienne, sautillant avec des ailes dans le dos !

Le spécimen le plus génial des farces « à ballets » foncièrement moliéresques, c’est le Malade Imaginaire, bien que l’intermède intempestif et médiocre du 1er acte : Polichinelle et les archers, fit toujours long feu, malgré Got, Vauthier, Grivot, ou telle chanteuse de café-concert qui s’avisa de nous montrer le « roquentin » bossu avec de petits pantalons de dentelle qui firent pâmer d’aise les courriéristes de théâtres.

Pour ce qui est de la cérémonie que je vois, depuis ma plus tendre enfance, donner avec le défilé des artistes, si cher au public des habitués, va-t-elle, aux prochaines représentations, être enfin rendue plus compréhensible ? Je confiais à Georges Berr que je ne me consolerais jamais d’avoir pu rester, pendant toute ma carrière, le témoin impuissant de l’inexplicable contre-sens, qui consiste à faire assister les Diafoirus, père et fils, ces importants et convaincus professionnels, à la parodie bouffonne de leur sacerdoce, et non seulement y assister, mais encore y prendre part ! D’où peut venir cette faute de logique ? Le texte est formel ; tout ce divertissement de mardi-gras se doit passer en famille, grâce au concours des « comédiens et tapissiers » amenés par Béralde. L’immixtion des deux Diafoirus dans cette folie est donc erronée. Les documents ne manquent pourtant pas ; ils sont précis dans le texte… Eh bien ! jamais, au grand jamais, je n’ai pu convaincre mes « anciens » et les faire revenir de cette aberration scénique. Ni mon vénéré maître Régnier, si beau moliériste (mais il tenait à faire rire avec le couplet latin de Thomas dont il était l’auteur !), ni Émile Perrin, ni Got, ni Coquelin, ni personne… ne voulurent jamais convenir de cette erreur, ni laisser toucher à la « distribution » arbitraire et falote des cinq « doctors. »

Verra-t-on aussi, quelque jour, abolir cette autre « tradition » aussi contraire au texte de Molière que peu en accord avec le caractère de Thomas Diafoirus ? Je veux parler de ce manque de mémoire au milieu du second compliment. Jamais Diafoirus ne resterait court en pareille circonstance. Thomas est un fort en thème « qui s’est rendu redoutable » dans les controverses… « Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. » Donc, infléchir ce crétin redoutable, qui portera quelque jour l’hermine, vers une timidité peureuse ; le rendre piteux et racorni, c’est, non seulement rapetisser le rôle, mais se rendre coupable d’un grave contre-sens. Cette sotte tradition vient d’un accident survenu à certain comique du Châtelet, 3e régisseur, de mon temps, à l’Odéon. Ce malheureux, ne sachant même pas son texte, s’arrêta court au second compliment ; on fut obligé de lui souffler, et les grimaces dont il accompagna son absence de mémoire furent le seul effet qu’il sut tirer du personnage. C’est ainsi que se propagea (jusque sur les planches de Molière !) cet abominable jeu de scène, que je ne pus extirper malgré d’ardentes supplications. Jamais nos aînés, — Régnier entre autres, qui fut un si solennel et si magnifique Thomas, — ne s’abaissèrent à cette absurdité que Molière eût condamnée.

Nous reverrons aussi Don Juan, dont la reprise décorative, avec intermèdes musicaux, en janvier 1917, ne put donner que 13 représentations sans rester au répertoire. La reprise d’avril 1868, qui n’eut point de lendemains après 7 soirées de maigres recettes, m’avait laissé, — j’étais bien jeune, — un souvenir assez lumineux. C’est que Bressant éclairait le rôle d’un sourire plein de vie pendant toute la représentation ; il riait jusqu’au moment de descendre dans la trappe aux feux de Bengale. Or, la pièce, aux dernières représentations, a paru « triste. » On ne gagne rien à donner au personnage des allures byroniennes. Quand on veut nous faire un grand philosophe de Tenorio, je me suis toujours demandé : où l’amour de l’humanité va-t-il se nicher en l’occurrence avec ce Don Juan voluptueux, égoïste, conquérant sans choix, escroc à l’occasion et méprisant à l’égard de tous ?… On ne peut prendre autrement qu’en « riant » cette formule solennelle dans la bouche d’un drôle qui ne trouve à répondre à son père, honnête homme exaspéré, que : « Monsieur, vous parleriez mieux si vous étiez assis. » Où va-t-on, dans cette pièce, chercher ces « replis du cœur humain » dont on nous rebat les oreilles ? Don Juan doit rester le plus possible, le burlador, le conteur de bourles, le railleur méchant de tous les « conviés de pierre » de cette époque : jetant un louis d’or au « pauvre » qui ne veut pas « jurer, » il doit lui jeter cette aumône « pour l’amour de l’humanité, » en riant, et non pas en prêchi-prêcha de réunion publique. Et, à ce propos, je suis surpris que pas un exégète, jusqu’à ce jour, n’ait encore signalé cette « formule » comme étant celle de l’initiation à la secte des Rose-Croix, secte datant du XIVe siècle français, accaparée, développée plus tard par les Allemands, puis revenue en France au XVIIe siècle. Or, les Rose-Croix, en 1665, redoublaient leur propagande et faisaient « bruire leurs fuseaux » tout autant que les propagateurs du « vin émétique ; » et Molière, qui tapait à droite comme à gauche, fait railler « l’amour de l’humanité » autant que le ciel et… le reste, par son rieur impénitent.

Sarcey a eu le courage de dire que Don Juan est une pièce « bâclée » qu’il faut enlever brillamment. On ne saurait trop y insister. D’ailleurs, le Don Juan philosophico-moderne, bien renté, pour pensionnaires excentriques et bas-bleus sur le retour ; le phraseur au front pâle, à la mèche ondulée, à la moustache impertinente, et qui se regarde dans la glace après l’émission lyrique de chacun de ses blasphèmes ; ce personnage exotique est bien caduc. Notre Don Juan, « méchant homme » de la cour, est, répétons-le avec Molière, un Parisien de Paris qui rit de tout !

Son valet Sganarelle doit, lui aussi, nous divertir par ses réparties plébéiennes. Il reste le joyeux Sancho, mangeant fort et buvant sec ; ce symbole éternel et simpliste du bon « populaire » plein de santé et de bon sens. S’il s’est, autrefois, retiré, peureux, devant les colichemardes de Don Carlos et de Don Alonso, frères d’Elvire, le bon Sganarelle nous a, depuis août 1914, donné ses nombreux enfants dans les tranchées, tout en y séjournant lui-même. Il est toujours le robuste serviteur de la vieille France, bien qu’il demeure subjugué, de temps à autre, par les hâbleries du « méchant homme » lui détenant ses « gages ; » et qu’il se redise encore, à part soi : « … La crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste… »

Si Molière eût vécu de nos jours, il eût certainement campé le Tartuffe de la libre pensée. Je suis assuré qu’il l’eût montré « comique » tout ainsi que son Imposteur, faux dévot dont le public doit rire. Le spectacle de son triomphe constant sur l’obtus Orgon doit « faire rire. » Molière, qui s’était chargé du rôle d’Orgon, avait fait interpréter Panulphe-Tartuffe par Du Croisy, rude gaillard « à l’oreille rouge, » « au teint bien fleuri… » susceptible « d’amour brutal et emporté, » entraîné à « manger deux perdrix et quelque rôti, » à « boire, le matin, avant que de sortir, quatre coups de vin pur… » « Tout cela le fait connoître pour un homme très sensuel et fort gourmand…, » etc.

Émile Ollivier, qui se plaisait à causer avec nous des maîtres classiques, reprochait à tous les interprètes du rôle de Tartuffe (quelle que fût d’ailleurs leur interprétation comique ou dramatique du personnage), de ne pas extérioriser suffisamment l’effet théâtral voulu par Molière et qui doit résulter du contraste perpétuel provoqué par les élans sincères d’un homme grossièrement amoureux, en lutte avec des manifestations réflexes de sa « seconde nature, » la bigoterie. Les fougueux élans de Tartuffe sont constamment retenus, transposés au besoin (cela explique le suave langage de quelques répliques du troisième acte) par les hypocrisies habituelles devenues, répétons-le, chez lui, une « seconde nature. » Tartuffe joue, du matin au soir, un rôle auquel il s’est habitué. Il s’oublie, se reprend, se relâche, se reprend encore…, etc., jusqu’à ce que, aveuglé lui aussi par la passion, il se laisse inconsidérément prendre comme un sot.

De tous les Tartuffe que j’ai vus, Leroux, abbé blond, gras et rose, faisait grand effet. Geffroy le jouait comme il jouait Don Salluste ; il le rendait sinistre jusqu’au contre-sens. Bressant me semblait quelconque. Febvre n’y donnait pas grand relief, malgré ses lettres aux journaux. Worms, petit inquisiteur blême, le jouait, rageur, frénétique. Got, tel un bedeau somnolent, etc. De tous ces Tartuffe, dis-je, M. Silvain me semble avoir le mieux rendu « la synthèse » du papelard cauteleux et grassement « opportuniste. » C’est la perfection moliéresque dont on garde un souvenir trouble, mais comique.

Il faudra revenir à la tradition, si caractéristique, de faire tenir le rôle de Mme Pernelle par un homme (M. Denis d’Inès serait admirable de « force » et de compréhension dans ce personnage créé par Hubert) ; ce rôle réclame des poumons d’homme. Les femmes n’ont jamais imprimé le vrai mouvement, le brillant paroxysme auxquels doivent atteindre les deux scènes de cette entêtée. Si elle glapit au lieu de « parler ferme, » il n’y a plus d’accent.

Je puis affirmer que la pièce ne fait plus le quart de « l’effet » qu’elle produisait jadis ; en revanche, elle dure près de vingt minutes de plus qu’autrefois. Pourquoi ? Parce que, sous prétexte de « pensée, » les acteurs traînent péniblement le texte au lieu de se laisser emporter par la passion. Il faut appeler l’attention de tous sur ce ralentissement dans l’interprétation des œuvres de Molière.

Cette critique serait aussi bien à formuler pour le Misanthrope. La pièce dure actuellement, elle aussi, près d’une demi-heure de plus que de raison. Lorsque Delaunay (le père) « s’essaya, » — comme on dit rue de Richelieu, — dans Alceste, on fut, pour son interprétation, d’une révoltante injustice. Delaunay fut le seul (je n’excepte pas Worms qui jouait certes remarquablement le rôle, très sympathique « amoureux, » mais « triste » et sans « furia »), Delaunay est le seul, dis-je, qui ait évoqué les interprétations éblouissantes de nos anciens.

Je retrouvai quelques bons souvenirs des interprétations d’antan, lorsque, — malgré quelques reproches justifiés, le soir de la reprise, par la nervosité du débutant, — je pus assister M. Georges Le Roy, le dernier interprète d’Alceste, dans un travail passionné. Ce lettré compréhensif sera de premier ordre lorsqu’on le pourra voir, à son tour, en possession moins intermittente du terrible rôle. Le sentiment directeur de nos efforts nous guida, cette fois, vers l’observance la plus étroite de ce qui nous est parvenu des intentions de Molière, car les excellents artistes qui furent applaudis dans Alceste ont tous (à part Delaunay, bien que resté trop jeune amoureux, de l’avis général), inconsciemment ou volontairement, négligé de profiter des quelques détails connus de l’interprétation de Baron, que Molière désigna de son vivant pour lui succéder. Le texte précis de la fameuse Lettre sur le Misanthrope attribuée à Donneau de Visé est si sagace, si probant, que nous sommes en droit de nous demander si Molière n’a pas approuvé la rédaction de ce texte, bien qu’il ait, dit-on, protesté pour la forme contre sa publication ? Cette lettre constitue le document capital d’où se dégage la lumière qui rayonna sur le théâtre lors des premières représentations de la pièce immortelle.

Pourquoi néglige-t-on le côté fantasque d’Alceste qui ressort de la description même de son costume ? Cette description figure à l’inventaire de la garde-robe de Molière, et, depuis cent ans et plus, tous les interprètes l’ont dédaignée : « Item. Une autre boîte où sont les habits de la représentation du Misanthrope, consistant en haut-de-chausses et juste-au-corps de brocart rayé or et soie gris, doublé de tabis, garni de ruban vert ; la veste de brocart d’or, les bas de soie et jarretières ; prisé trente livres. » Cette estimation de trente livres est assez considérable, eu égard au prix des autres costumes éclatants figurant à l’inventaire. C’est qu’en effet Alceste n’est pas le Paysan du Danube. J.-J. Rousseau en a gémi, mais Molière l’a voulu « honnête homme du monde. » L’amant de Célimène a de la fortune et ne s’habille pas sans une certaine élégance, mais il brave ouvertement la mode et se présente en gris un jour de réception chez la coquette mondaine. En gris !… Que l’on relise certains passages de Saint-Simon, et l’on constatera quelle faute contre l’étiquette Molière a voulu que commît son héros qui, par surcroît, se « larde » de rubans verts !

Une tradition s’est introduite qui s’est peu à peu substituée à la vraie. Après avoir joué Alceste en poudre (habits Louis XV et Louis XVI), on l’a joué en habit carré ; puis, revenant au costume Jeunesse Louis XIV, on l’a vêtu de noir ou de vert sombre, « afin que les rubans verts ne surprissent point. » (?) Et pourtant, la volonté expresse du Molière nous a été transmise : « Brocart rayé or et gris, » sur lequel les rubans verts font une tache voulue. Quant à la « perruque blonde, » elle ne saurait orner le chef d’Alceste, qui s’acharne avec ironie sur « le mérite éclatant de la perruque blonde » de Clitandre.

Nous convenons que l’interprétation générale du rôle devait, particulièrement dans sa dernière partie, être tendre et dramatique, si l’on songe au goût persistant de Molière acteur pour le « pathétique, » qui lui avait si mal réussi dans Don Garcie, ainsi que nous le disions plus haut ; mais Molière fut, à coup sûr, comique dans la première partie du rôle. Un détail topique nous est parvenu au sujet de l’apostrophe du deuxième acte :

Par la sambleu, messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis…

À propos de quoi Brossette rapporte que Boileau aimait à reproduire, en l’imitant, « le rire amer si piquant » dont Molière attaquait la riposte aux petits marquis.

On ne saurait non plus terminer cette comédie satirique en mélo romantique soi-disant humanitaire ; car Alceste n’est point un « Christ, » ainsi que certains l’ont proclamé ; ce n’est qu’un homme comme les autres, — et c’est ce qui fait la grandeur de l’œuvre. Alceste devrait s’en aller en proférant ses grands mots de trahison, d’injustice, etc. dans une sorte de folie atrabilaire, et non sombre, et ronronnant comme Obermann.

Le sagace critique Geoffroy, dont l’admiration pour Molière était si totale et si haute, tenait pour le Misanthrope « ridicule ; » ses pointes contre J.-J. Rousseau contempteur d’Alceste, en font foi : « Il (J.-J. Rousseau) jouait lui-même avec assez de succès dans le monde le rôle du Misanthrope, pour être fâché que Molière eût rendu ce personnage ridicule. Si l’on en veut croire Rousseau, « c’est le ridicule de la vertu que Molière a joué… » Comment un philosophe qui se pique si fort de dialectique a-t-il pu se permettre une subtilité aussi puérile ?… Molière a joué le ridicule d’un homme estimable par quelques vertus. » C’est la voix de la raison. Ne laissons pas déformer l’œuvre de Molière par des acteurs « politiciens. » Voilà le devoir cher à ceux qui ne tiennent pas à la facile « popularité, » le devoir d’un « directeur d’études » digne de ce nom.

À la dernière reprise d’Amphitryon, la pièce, longuement répétée, fut « détaillée » avec une subtilité méritoire, mais dans un rythme beaucoup trop lent, au sein d’un luxe de « luminaire » multicolore dont l’effet ne favorisa pas toujours le texte difficile. Il provoqua, dans le détail, quelques petites discussions. L’obscurité complète du décor du Prologue ne contribua pas peu à contrarier le public, qui n’écoute point les acteurs quand il ne les voit pas. L’œuvre fut un peu perdue dans un trop grand décor. Quand « il ne se passe rien » dans une pièce, il faut concentrer toute l’attention du public sur les personnages « rapprochés. »

Pour les Femmes savantes, sauf encore la vastitude excessive du décor qui nuit à l’intimité de certaines scènes, à l’« accent » de certains morceaux, on ne peut qu’applaudir à l’essai rationnel de mise en scène nouvelle qu’on doit à M. Albert Carré. Les Femmes savantes, ce chef-d’œuvre d’un génie dans toute sa maîtrise, en dépit des protestations qu’elles provoquent parmi les « intellectuels » de chaque siècle, des indignations même qu’elles soulèveront toujours parmi quelques féministes en rébellion et quelques charlatans littéraires, les Femmes savantes restent, aux yeux de l’étranger, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Molière. J’ai pu consulter les plus fervents moliéristes d’Europe : Allemands, Anglais, Autrichiens, Italiens, Roumains, Grecs (ces étrangers que M. Fabre se propose d’interroger à l’heure du tricentenaire), eh bien ! la plupart, — tout en me surprenant parfois par leur « incompréhension » de l’œuvre moliéresque, — mettent au premier rang les Femmes savantes. Les étrangers s’expriment à peu près tous sur le génie de Molière ainsi que le cordial critique du Times s’exprimait dernièrement, à propos de récents spectacles moliéresques donnés à Londres. Les étrangers n’approuvent pas cet esprit de sagesse étroite, qui finit par inspirer le goût immodéré de la satire, et qui porte le Français à se moquer de tout ; si bien que « nous semblons nous donner le ridicule de la poursuite excessive du ridicule. » Or, les Femmes savantes, grâce au personnage idéal (sic) de Clitandre, dans lequel on nous fait l’insigne et charmant honneur de voir un modèle français d’élégance de pensée, de tolérance aimable, de courtoisie non dénuée de franchise, de générosité familière, demeurent, je le répète, la pièce synthétiquement représentative de Molière.

Soyons fiers de cette préférence que nous devons à ce rôle si bellement français ; rôle qu’il faut bien se garder de « distribuer » à de petits amoureux sautillants ! Clitandre, tendancieusement qualifié d’« homme de cour, » est le contraire d’un « courtisan. » Clitandre, c’est l’« honnête homme » qui consent parfaitement à ce qu’une femme « ait des clartés de tout, » sans se laisser séduire par aucun sophisme ; c’est l’homme de cœur qui donne, sans phrases, « son peu de bien » aux amis en détresse ; c’est, en un mot, le type accompli de ce que devrait être le « représentant » de notre beau pays de France qu’illumine à jamais de ses clartés le bon sens de Molière.

Jules Truffier.